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Gilles Bourque
Sociologue, professeur émérite de l’UQAM
“La nation et l'historicité
chez Maurice Séguin.”
COMMENÇONS PAR UN RAPPEL : la nation représente pour Maurice Séguin l'acteur central de l'historicité. Cherchons ailleurs, cependant, l'originalité de son œuvre puisqu’on peut faire le même constat à propos de toutes les pratiques historiennes dans l'ensemble des sciences sociales, à tout le moins depuis Garneau jusqu’au début des années 1980 du dernier siècle. Et si l'on s'en tenait à la seule référence empirique à la nation canadienne-française dans ses analyses de l'histoire du Québec, il faudrait conclure que Séguin ne réitère somme toute que la vieille conception ethnique de la communauté nationale, celle de la race canadienne-française et catholique si chère à Lionel Groulx, à peine décapée de son vernis traditionaliste.
Ce serait négliger le fait que, dans l'œuvre de l'historien, la notion de nation fonctionne comme concept au cœur d'une théorie que contribuera de façon décisive à la réécriture de l'histoire du Québec et à l'hégémonie d'une conception de l'historicité qui dominera dans toutes les sciences sociales, des années 1950 à la fin des années 1970 [1]. Voilà pourquoi, pour rendre compte de la conception séguiniste de la nation et plus encore de la rupture que contribuent à produire ses travaux dans l'épistémè des sciences sociales québécoises après la Deuxième Guerre mondiale, il importe de rendre compte de l'ensemble de l'architecture conceptuelle pensée dans les Normes [2], seule démarche permettant de faire ressortir non seulement ce qu’il imaginait de la nation, mais aussi ce qu’il saisissait de l'histoire.
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Les Normes
Dans l'œuvre de Maurice Séguin, aussi bien dans les Normes que dans l'ensemble de ses travaux d'historien, la nation fonctionne comme concept. Voilà un premier indice d'une écriture pleinement moderne de l'histoire. L’idée que la communauté nationale soit une donnée empirique à lire et à penser en fonction d'une destinée héritée d'un plan divin lui est radicalement étrangère. Pour faire ressortir pleinement l'importance de la rupture dans la conception de la nation entre Groulx et Séguin, on doit cependant commencer par rendre compte de l'ensemble de l'approche normative que propose ce dernier dans les Normes.
Pour Séguin « toute reconstruction historique, toute présentation (même la plus impersonnelle en apparence) est une interprétation [3] ». Interprétation qui s'appuie sur « tout un ensemble de normes très vaste et jamais totalement maîtrisé [4] ». Les Normes commencent donc par un appel à la nécessité de la théorie. « Ignorer cet aspect du métier d'historien, ou le mépriser sous prétexte de rester libre, ce serait donner libre cours à la fantaisie ou obéir aveuglément à un système empirique, bâti spontanément, inconsciemment et au hasard [5] ». Sur le plan épistémologique, l'historien rejette donc toute forme d'empirisme qui ne saurait selon lui donner libre cours qu’au subjectivisme. Plus encore, les Normes « dépassent et déclassent les procédés méthodologiques [6] ». Bref, Séguin conçoit le métier d'historien de la même manière que Bourdieu pense celui du sociologue à la fin des années 1960 : les faits sociaux, soulignait ce dernier, sont « conquis, construits, constatés [7] ». Il défend la nécessité et l'autonomie du travail théorique. En rendant ses Normes explicites, l'historien permet au lecteur « de les contrôler et de les critiquer, au même titre que les faits bruts et les indications de provenance [8] ».
À ce premier titre, Ronald Rudin méconnaît manifestement l'importance de l'apport de Maurice Séguin à l'historiographie québécoise, lui qui considère l'École de Montréal comme un courant marginal [9]. Certes, comme il le souligne, Groulx s'intéressait au développement des techniques et des méthodes de recherches dans le domaine de l'histoire. Il n’en reste pas moins que son œuvre demeure jusqu'à la fin dominée par une vision théologique du déroulement historique. Chez Séguin, au contraire, la [76] théorie remplace la théologie. Certes, son approche normative, comme d'ailleurs toutes les autres en sciences sociales, n’exclut nullement la référence aux valeurs mais ces dernières demeurent entièrement soumises à la discussion. Dans un passage faisant clairement référence à l'écriture traditionaliste de l'histoire, il avance « L’attitude de l'historien diffère de celle du moraliste (légiste ou théologien). L’histoire, avant tout, constate la réalité. Le moraliste, après avoir constaté, approuve, condamne, cherche à affirmer les lois morales de l'agir humain [10] ». Ne voit-on pas se profiler en arrière-scène l'image de ce Groulx, grand interprète de la vocation providentielle de la race canadienne-française et catholique qui n'eut de cesse de déplorer la trahison d'élites qui paraissaient faire peu de cas des intentions divines.
La théorie de l'histoire esquissée par Maurice Séguin ne saurait donc être que d'inspiration intramondaine. Elle propose une approche structurale. « L’histoire des structures est aussi légitime, écrit-il, que l'histoire événementielle [11] ». Séguin privilégie le déroulement des « grands phénomènes d'ordre politique, économique, culturel ou social [12] » au détriment de cet acharnement des historiens qui « écrivent des volumes pour débrouiller des faits de deuxième et de troisième ordre [13] ». On sait que Séguin s'inspira de l'histoire économique développée au Canada anglais par des historiens comme Innis et Creighton lors de l'écriture de sa thèse de doctorat. Il serait par ailleurs fort étonnant qu’il ait ignoré le développement de l'école des Annales d'abord et, par la suite, la montée du structuralisme en France durant les années 1950. Dans un autre texte de ce recueil, Éric Méchoulan retrace l'inspiration de Marrou, de Aron et surtout de Maritain [14]. Quoi qu'il en soit de ses inspirations on doit constater que l'écriture des Normes s'inscrit pleinement dans la mouvance du développement des sciences sociales de l'après-guerre jusqu’aux années 1960.
Dans l'analyse de la « dynamique intégrale de la société », il était selon lui possible de dégager « des constantes, des lois démographiques, politiques, économiques [15]. » « De tout temps, écrit-il, la société obéit à des lois dont on peut retracer certains éléments permanents [16] ». C'est dans l'interaction des « facteurs » (des instances diront les althussériens) économiques, politiques et culturels qu’il invitait à découvrir ces lois et cette dynamique. Maurice Séguin se donne ainsi comme un penseur de la modernité et de cette première société fondée sur la séparation et l'autonomisation des sphères de l'organisation sociale. Et, il faut le souligner, c'est à partir de là qu’il entendait faire l'histoire du Canada français. L’approche normative de l'historien paraît ici en très nette rupture avec la problématique de la survivance. On note d'ailleurs à plusieurs reprises dans les Normes l'utilisation du qualificatif « progressive » qui, avec la critique de l'agriculturisme, du corporatisme et du libéralisme (au sens d'anti-interventionnisme d'État), témoignent de la distance que l'auteur entendait prendre face au traditionalisme.
La société entre l'individu et la nation
L’approche structurale que nous venons de présenter est cependant subsumée sous une problématique organiciste qui peut paraître contradictoire. À partir d'une analogie entre l'individu et la société, cette dernière est d'abord pensée comme un organisme vivant qui se confondra bientôt avec la nation.
La comparaison entre l'individu et la société permet d'abord à Séguin de fonder le concept central d'oppression essentielle dans sa compréhension de l'histoire du Canada français. Si pour l'individu comme pour la société vivre c'est agir (par soi-même) tout empêchement de le faire sous l'effet des rapports de force et de domination condamnera à « l'oppression essentielle : dès qu'une collectivité remplace, par son agir collectif, l'agir d'une autre société, cette substitution... est ipso facto, diminution ou privation d'être [17] ». Dit autrement, la société est ici pensée comme un être (vivant) collectif qui, au risque d'être opprimée dans son essence, doit agir par elle-même.
L’approche structurale que nous avons évoquée plus haut demeure donc entièrement soumise à une conception organiciste de la société dès lors identifiable à une ethnie. Séguin écrit en introduction à son chapitre sur la dynamique interne de la société : « Le propos de ce chapitre est de décrire brièvement, d'abord et avant tout les forces politiques, économiques et culturelles A- prises isolément comme forces dans une ethnie B- et dans leur interaction comme facteurs agissant sur d'autres facteurs à l'intérieur (dans la mesure du possible) d'une collectivité [18] ».
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Ce périple de l'individu, à la société, à l'ethnie conduira finalement à la nation et à la sociologie du national : « Ce chapitre, écrit Séguin, le plus long et le plus important des Normes traite... des rapports entre les sociétés (civiles) ou ethnies [19] ». Nous sommes donc face à une conception ethnique de la nation considérée en même temps comme société. Au sens le plus général, écrit-il, « La nation ou nationalité est un groupe humain qui en est arrivé à se reconnaître distinct pour de multiples raisons, très variables, pas toutes nécessaires à la fois [20] ». Il insiste surtout, encore une fois sur la nécessité de « L’agir (par soi) collectif [21] » à défaut de laquelle la nation subira l'oppression essentielle. Suit une typologie (les nations indépendante, satellite, annexée et l'ex-nation assimilée) q1iil serait trop long d'exposer extensivement. Insistons surtout sur le fait que Séguin propose une conception transhistorique de la communauté nationale : « le nationalisme, avance-t-il, est un phénomène constant, lié à la nature même de la vie organisée de l'ethnie [22] ». Et il s'empresse d'ajouter que l'on « retrace cette tendance dès les débuts de l'histoire [23] ». Le phénomène ne serait ni un « phénomène du XIXe siècle », ni un besoin récent, non connu au moment du triomphe de la féodalité », ni « une mode issue de la Révolution française [24] ». Ainsi donc le nationalisme qui fonde la nation puisqu’il lui permet de « se reconnaître distinct(e) » serait constitutif de toute « vie organisée » aussi loin que l'on puisse la retracer.
L’écriture des Normes s'inspire donc d'une double approche : l'une structurale liée à l'interaction des facteurs (instances, sphères ou niveaux), l'autre organiciste centrée sur les notions de vie, d'agir par soi et d'oppression essentielle. Elle amalgame en conséquence une définition transhistorique de la nation et un concept de société qui ne saurait être opérant que dans la modernité, première période de l'histoire à propos de laquelle on peut penser l'interaction entre des facteurs ou des sphères dotés d'une autonomie relative.
Or, la cheville ouvrière de cet amalgame ou de cette superposition paraît être le concept de société civile. Rappelons-le, la sociologie du national entend traiter « des rapports entre les sociétés (civiles) ou ethnies [25] ». Or pour Séguin, « Une société civile, une collectivité est un organisme “un" où l'on distingue des aspects intimement liés les uns aux autres. [79] C'est un tout complexe, un réseau d'habitudes (expérience, initiative), de traditions, de capitaux, de techniques politiques, [de facteurs] sociaux, économiques et culturels [26] ». On passe donc de l'individu, à la société, à la société civile, à la nation sans que ne soient clairement distingués les trois derniers concepts. Cette sorte de confusion résulte, me semble-t-il, d'une utilisation pour le moins hétérodoxe des concepts de société et de société civile.
Le concept de société civile, d'abord, aussi bien dans la tradition philosophique que dans l'histoire de la sociologie, ne saurait englober ni l'ensemble de la nation, ni la totalité de la société conçue comme un regroupement d'acteurs sociaux historiquement constitué dans un territoire particulier. Chez Hegel, cette catégorie permet de penser la constitution du marché et de la famille bourgeoise en un lieu autonome, soustrait à l'intervention directe de l'État. La société civile se démarque ici de la société politique, dans le même sens que l'on a pu délimiter les espaces public et privé en des lieux séparés. De la même manière, le renouveau d'intérêt pour le concept de société civile depuis les années 1980 ne conduit nullement à le définir comme un équivalent sémantique de la société ou de la nation. Il vise l'ensemble des organisations et des associations qui, au niveau national ou mondial, participent à la production du lien social et peuvent devenir des interlocuteurs du pouvoir politique. La société civile apparaît ainsi plus ou moins clairement comme un contre-pouvoir dans l'État, dans la nation ou dans la « société mondiale ».
Par ailleurs, dans la tradition sociologique, le concept de société a été forgé pour comprendre le passage à la modernité. La célèbre distinction entre communauté et société permit ainsi de différencier les systèmes sociaux pré-modernes au sein desquels l'organisation sociale se confondait avec la communauté, alors que depuis l'avènement de la modernité la société apparaît certes comme « un tout complexe », comme l'écrit lui-même Séguin, mais qui plus est comme une totalité multiculturelle (ou multiethnique) et souvent plurinationale. En ce sens, société et nation québécoises ne sauraient en aucune manière être considérées comme des synonymes, puisque cette société est constituée de plus d'une nation.
La discussion de ce problème théorique nécessiterait des développements beaucoup plus longs. Je me limiterai ici à un seul exemple supplémentaire. Dans la production sociologique, on utilise quelquefois le concept de société nationale pour caractériser la société moderne. Il faut comprendre qu'il s'agit d'un concept d'inspiration essentiellement structural qui vise le procès de constitution de la communauté politique à [80] travers lequel la société moderne trouve son unité. L’État moderne exerce le pouvoir au nom d'une seule et même nation. Il n’en reste pas moins que ce processus voile le plus souvent l'oppression des minorités nationales au sein de cette seule et même société. En d'autres termes, la société nationale saisie d'un point de vue structural est en même temps, du moins très souvent, dans une perspective actancielle, une société de nations.
Actuellement en sociologie, le concept de société est employé pour distinguer les différents modes de production des systèmes sociaux (les sociétés archaïque, traditionnelle, féodale, moderne, postmoderne...) ou, dans une perspective strictement empirique en référence à une formation sociale particulière (les sociétés française, américaine, canadienne, québécoise...). Nulle part, à ma connaissance, la société ne devient société civile, ethnie, puis nation.
Or, avec le recul, l'un des très grands mérites des Normes est de permettre d'identifier clairement le lieu de ce problème théorique qui hantera l'ensemble des sciences sociales de l'après-guerre aux années 1970, soit précisément celui des rapports entre société et nation au Québec [27]. On pense, bien sûr, aux heures de gloire de ce concept « confus... mais de plus en plus nécessaire » (Fernand Dumont) que fut celui de la société globale [28]. D'abord développé par Marcel Rioux dans le cadre des débats sur la folk society, la nation canadienne-française devint une société éponyme aux traits résolument ethniques. Mais, très rapidement, le concept se déplaça pour devenir celui de société québécoise. Dans leur préface à La société canadienne-française, Rioux et Martin écrivent : « On se rendra compte qu'il est question ici beaucoup plus du Québec que du Canada français. Déjà il y a quelques années nous considérions le Québec comme une société globale qu’il faut étudier en elle-même [29] ».
Dans la même perspective, Jacques Dofny et Marcel Rioux identifieront le Canada français « comme une société globale et une minorité à l'intérieur du Canada [30] ». Quelques années plus tard, Marcel Rioux considère cette fois le Québec comme une classe ethnique à l'intérieur du Canada qui [81] peut « vouloir représenter la société globale [31] ». De façon beaucoup moins claire et articulée sur le plan théorique, on constate ici la même démarche qui, chez Séguin, conduit à amalgamer les concepts de société, d'ethnie et de nation.
Une conception nouvelle de l'historicité
Les Normes inspirent une écriture de l'histoire qui transfigure le sujet national : la race canadienne-française devient une société-nation. Il ne s'agira plus d'appeler à la survivance (Groulx), ou de penser les conditions de son adaptation au capitalisme (Gérin), mais de procéder à la radioscopie la plus précise possible de son « essence » à la lumière de sa capacité à « agir par soi ». À ce titre, Maurice Séguin sera l'un des principaux fondateurs de ce que j'appellerai l'historicité du manque.
J'entends par historicité une lecture de l'histoire inspirée d'une interprétation rétroactive, actuelle ou future de la transformation sociale et, en conséquence, dominée par l'évaluation de ce qui aurait dû être, de ce qui devrait être ou de ce qui doit advenir. L’historicité du manque pose l'existence d'une nation handicapée et cherche à comprendre les raisons ou les causes de sa déficience [32]. Les débats entre Maurice Séguin et Fernand Ouellet et plus largement entre l'École de Montréal et l'École de Québec structurent ce que l'on peut considérer comme l'épistémè ou le paradigme de l'historicité du manque. Ainsi, aussi bien dans l'interprétation de la Conquête que dans les débats sur l'existence d'une bourgeoisie en Nouvelle-France se profile un acteur central, la nation canadienne-française, atteinte d'un manque constitutif qu’il s'agit de comprendre ou d'expliquer. Or, l'existence de cette déficience ne saurait être repérée qu’en fonction de la valorisation inconditionnelle de ce modèle que représente le développement des instances économique, politique et culturelle de la modernité. Que l'on invoque l'absence d'esprit du capitalisme (Ouellet) ou l'oppression essentielle qui résulterait de la Conquête (Séguin), il s'agira toujours de mesurer l'écart entièrement négatif entre ce que fut l'histoire effective de la nation-société canadienne-française et ce qu'elle aurait dû être.
L’importance de la rupture qu’opère l'historicité du manque dans l'historiographie québécoise (au sens le plus large qui englobe toutes les [82] sciences sociales) ne saurait donc être sous-estimée. Ils s'en trouvent aussi bien invalidés l'idéologie de la survivance et le traditionalisme (Groulx) que le projet d'adaptation au capitalisme, malgré tout toujours empreint de conservatisme social (l’inspiration leplaysienne, le corporatisme ...) chez Gérin, Montpetit ou Minville [33]. On retrouve chez Séguin comme chez Ouellet une vision progressiste ou moderniste de l'histoire qui rejette le traditionalisme, le conservatisme social (agriculturisme et corporatisme) voire même le libéralisme classique.
De l'après-guerre jusqu’au milieu des années 1960, les autres sciences sociales partagent la même conception de l'historicité. Les débats sur la folk society et l'opposition entre société paysanne et société urbaine sont dominés par le projet de passage à la modernité posée comme horizon inéluctable et non questionné. De la même manière, les thèmes spécifiques de l'infériorité économique des Canadiens français, du retard du Québec et de la nécessité du rattrapage ne souffrent d'aucune compromission possible avec le traditionalisme.
Ce que j'ai appelé l'historicité du manque domine les pratiques historiennes des années 1950 à la fin des années 1970. Durant une première phase, elle prend la figure d'une historicité déficiente durant laquelle l'accent est mis sur ce qu’aurait dû être le passé et sur les possibilités d'adaptation pleine et entière à ce qui est (la société moderne). D'une part, Maurice Séguin et l'École de Montréal proposent cette « histoire noire » d'un peuple assuré d'une impossible assimilation, mais condamné à une impossible indépendance, voué en conséquence à subir « l'oppression essentielle ». D'autre part, Fernand Ouellet, l'Êcole de Québec et une très large partie des autres sciences appellent nécessairement à la conformité au capitalisme et à la modernité.
Du milieu des années 1960 à la fin de la décennie 1970, le regard sur l'histoire du Québec demeure dominé par le constat d'un manque. Plutôt que de rompre avec le paradigme issu de l'après-guerre, l'historicité de l'émancipation opère un déplacement à partir des thèmes et des problématiques développés durant la période précédente. L’histoire noire se transmue en quête d'indépendance en même temps que la nation canadienne-française devient québécoise. La volonté de conformité devient plutôt appel à la rupture plus ou moins radicale avec le capitalisme et souhait de l'avènement d'un socialisme démocratique aux contours relativement flous.
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Conclusion
C'est avec cette conception de l'historicité que le révisionnisme a voulu rompre à partir des années 1980 : celle de l'anormalité d'un destin marqué par l'exceptionnalisme et la déficience, celle aussi du retard dans l'accès à la modernité. Sur le plan théorique, le révisionnisme voulut aussi dépasser cette approche qui confondait société et nation. Or, il faut bien le constater, l'opération risqua de noyer le bébé avec l'eau du bain, soit que la nation fut congédiée au nom de la société (Linteau et al., Létourneau), soit que l'on cherche à englober l'entièreté des citoyens du Québec dans la nation québécoise (Bariteau, Bouchard, Seymour).
Quoique difficile à mesurer, puisque l'historien a peu publié, l'influence de Maurice Séguin fut énorme dans l'historiographie québécoise ne serait-ce que par l'intermédiaire de ses disciples, de ses étudiants et de tous ceux qui, dans le domaine des sciences sociales, ont retraduit ses thèses sans trop le savoir, peut-être par ouï-dire. C'est l'évidence même dans le domaine de la question nationale. Il est, cependant, une autre dimension de la conception de l'histoire de Maurice Séguin sur lequel j'aurais dû insister dans ma relecture des Normes. À trop cibler la centralité de la nation, on a oublié de constater comment, chez lui, la dynamique historique est mue par l'existence de rapports de force et de domination, comme en témoigne d'ailleurs son concept central d'oppression essentielle. Rapports de force, insistait-il dans les Normes comme dans son enseignement, qui ne résultaient pas d'abord avant tout de la volonté des acteurs, mais plutôt de la structuration des rapports sociaux, de « l'interaction des facteurs » et de « lois » qu'il importait de découvrir. Cet autre visage de l'historien n'a pas manqué d'influencer plusieurs tenants de l'historicité de l'émancipation qui durant les années 1960 et 1970 ont contribué au développement d'un savoir de la division sociale avec des concepts comme ceux d'oppression nationale, de colonialisme, de lutte de classes et rapports de sexes.
[1] Sur la question des transformations de l'historicité dans les sciences sociales quand elles prennent pour objet l'histoire du Québec voir Gilles Bourque « Histoire, nation québécoise et démocratie » in E. Martin Meunier, J.Y. Thériault, Les impasses de la mémoire, à paraître à l'automne 2006.
[2] La référence à l'ouvrage de Maurice Séguin Les Normes et les citations qui en sont tirées dans cet article proviennent de la version qui fut publiée dans Robert Comeau (dir), Maurice Séguin, historien du pays québécois vu par ses contemporains, Montréal, VLB, 1987.
[7] P. Bourdieu, C. Passeron, J.-C. Chambordon, Le métier de sociologue, Paris, Mouton-Bordas, 1968.
[9] Ronald Rudin, Faire de l'histoire au Québec, Québec, Septentrion, 1998.
[10] Maurice Séguin, op. cit., p. 99.
[14] Voir l'excellent article publié dans cet ouvrage par Éric Méchoulan, « Un historien sans histoire. Maurice Séguin et Les Normes ».
[15] Maurice Séguin, op. cit., p. 119.
[27] Sur cette question voir Gilles Bourque, « Société traditionnelle, société politique et sociologie québécoise », Cahiers de recherche sociologique, numéro 20, 1993 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] et G. Bourque, J. Duchastel, J. Beauchemin, La société libérale duplessiste, Presses de l'Université de Montréal, 1994. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[28] Fernand Dumont, « l’étude systématique de la société globale » dans M. Rioux, Y. Martin (éd.), La société canadienne-française, Montréal, Hurtubise HMH, 1991. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[29] Marcel Rioux, Yves Martin, op. cit., p. 9.
[32] Voir à ce propos Gilles Bourque, « Histoire, nation québécoise et démocratie », op. cit., à paraître.
[33] Voir à ce propos Jean-Philippe Warren, L’engagement sociologique. Les traditions sociologiques du Québec : 1886-1955, Montréal, Boréal, 2003.
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