Jacques BRAZEAU
“L'émergence d'une nouvelle classe moyenne
au Québec”
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 325-333. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article tiré de Canadian Business, XXXVI, 3, March 1963, 30-40.]
- Introduction
-
- Une définition du Canadien français
- Les carrières chez les Canadiens français
- Transformation de la classe moyenne
- Niveaux de changement social
- Rajeunir le leadership
Introduction
Avant d'aborder la question de savoir si une nouvelle classe moyenne canadienne-française est en voie de formation, demandons-nous ce qu'il faut entendre par « classe moyenne » dans le contexte du Canada français. Nous pourrons ensuite nous attaquer à un problème encore plus difficile, celui de l'émergence d'une classe moyenne à la faveur du changement social.
J'emploie ici par euphémisme l'expression « classe moyenne ». J'englobe dans cette catégorie sociale des consommateurs ayant une aisance quelque peu supérieure à la moyenne, des hommes de profession et des individus qui occupent des postes de direction dans de grandes ou de moyennes entreprises. C'est de ces milliers de gens et de leurs familles que nous traiterons dans la présente étude. Ce groupe comprend les deux strates supérieures d'une échelle des occupations définie sur la base du revenu et du degré d'instruction. À toutes fins pratiques, la classe moyenne dont il s'agira dans cet article comprend la classe sociale supérieure et l'élite économique. On sait que ces catégories ne forment qu'une infime proportion de la population canadienne en général comme de la population canadienne-française en particulier. On ne me tiendra donc pas rigueur de ne pas considérer à part les cinquante et un Canadiens français que le professeur Porter a classés parmi l'élite économique et les quelques centaines ou milliers d'autres qui s'en rapprochaient. [1]
Une définition du Canadien français
Après avoir défini la classe moyenne comme une catégorie comprenant les hommes de profession et les dirigeants d'entreprises, nous pouvons maintenant chercher à nous donner une définition du Canadien français. Comme nous aurons à nous référer à des données statistiques sur les Canadiens français, notre définition sera la suivante : nous entendrons par Canadiens français les Canadiens d'origine française qui habitent une région où l'on trouve une concentration de Canadiens d'origine française et de leurs institutions. (je m'excuse du caractère restrictif de ma définition auprès de ceux qui sont Canadiens français par adoption.) Dans les endroits qui correspondent aux concentrations dont j'ai parlé, le français est la langue maternelle d'une très forte proportion des Canadiens d'origine française ; on peut donc utiliser en ce qui les concerne des statistiques ventilées d'après l'origine ethnique. Ainsi, on dispose de données statistiques réparties selon l'origine ethnique, plutôt que selon la langue maternelle, en ce qui a trait au degré d'instruction, à l'occupation et au revenu, par exemple, pour chaque province, région ou localité. [2] Étant donné que toute étude portant sur les Canadiens français doit accorder à la langue une place primordiale, il est impossible d'utiliser les statistiques disponibles s'il s'agit des Canadiens d'origine française qui vivent hors des régions où le français est la langue dominante. On ne pourrait pas connaître, par exemple, la répartition des revenus parmi la population du Manitoba dont la langue maternelle est le français ; le recensement ne fournit tout simplement pas les renseignements nécessaires. C'est pour cette raison qu'on doit généralement se contenter d'une définition des Canadiens français comme celle que j'ai proposée.
Tenant compte à la fois de notre définition de la classe moyenne et de notre définition des Canadiens français, nous pouvons nous faire une idée de la dimension actuelle du groupe qui nous intéresse. Il y a quelques années, le professeur Blishen a établi une échelle de stratification sociale basée sur la statistique des occupations tirée du recensement de 1951. [3] Si l'on prend pour acquis que la classe moyenne canadienne-française se compose des familles de ceux qui, parmi les Canadiens d'origine française, exercent une profession se rattachant à l'une des deux catégories supérieures d'occupations, on est ainsi en mesure d'établir l'importance numérique de cette catégorie sociale. En 1951, 13 pour cent des Anglo-Saxons se retrouvaient dans les deux catégories supérieures d'occupations, tandis que la proportion n'était que de 10 pour cent chez les Canadiens d'origine française ou d'autres origines.
Un premier fait est donc bien établi : chez les Canadiens français, le groupe de ceux qui jouissent d'un revenu élevé et d'une instruction supérieure est proportionnellement moins nombreux que chez les Canadiens anglais. Dans l'ensemble du Canada, le groupe français qui nous intéresse ici comprend plus de 100,000 familles, c'est-à-dire, de 400,000 à 500,000 individus, dont les trois quarts au moins - 300,000 personnes ou plus - habitent la province de Québec. Dans le cadre des définitions proposées plus haut, disons que quelque 90,000 familles de la classe moyenne du Canada français sont dans la province de Québec. Aux fins de la présente étude, nous laisserons de côté à peu près 10,000 familles habitant l'est de l'Ontario ou l'ouest du Nouveau-Brunswick.
Pouvons-nous considérer cette catégorie de la population, ces 90,000 familles du Québec, comme une classe moyenne en voie de formation ? Non, à mon avis, si nous mettons l'accent sur l'expression « en voie de formation » et si nous considérons ce groupe comme un groupe nouveau. Cette catégorie existe depuis plusieurs décennies. Chez les Canadiens français du Québec, la classe des hommes de profession et des administrateurs a connu une augmentation, en nombre absolu, entre 1931 et 1951. [4] Toutefois, cette augmentation a été moins marquée que dans les autres catégories d'occupations chez les Canadiens français de la province ; elle a été plus faible aussi que la croissance observée chez les hommes de profession et administrateurs de langue anglaise. Les progrès de l'industrialisation ont, de dix ans en dix ans, entraîné vers les emplois de bureau de même que vers les occupations qualifiées, semi-qualifiées et non-qualifiées une proportion de Canadiens français de plus en plus forte, contrairement à ce qui s'est produit dans la catégorie des occupations administratives ou professionnelles. Au cours de la période que nous permettent de considérer les données disponibles, la classe moyenne canadienne-française n'a connu qu'une faible expansion.
Tandis qu'en 1951, les Canadiens d'origine française formaient 79.6 pour cent de la population active masculine du Québec, ils ne constituaient que 65.5 pour cent du groupe des propriétaires et administrateurs d'entreprises et 63.4 pour cent du groupe des hommes de profession dans la province. [5] Le nombre de Canadiens français dans les catégories supérieures d'occupations était alors à peu près égal à celui de 1941. C'est ce que montre le professeur Keyfitz dans un chapitre de La dualité canadienne, ouvrage publié sous la direction de Mason Wade ; un étudiant de McGill, Douglas Rennie, avait aussi souligné ce fait dans sa thèse de doctorat, en 1953. [6] Ceux qui s'intéressent à l'étude du Canada français attendent maintenant les résultats d'analyses exploitant les données du recensement de 1961. Ces analyses démontreront peut-être que la situation s'est modifiée, mais je doute qu'il y ait eu d'importants changements (j'espère qu'on prouvera que je fais erreur sur ce point).
Les carrières chez les Canadiens français
Le fait que les transformations sont généralement lentes dans la composition ethnique du groupe des hommes de profession et administrateurs nous autorise à nous référer à une étude effectuée il y a quelque vingt-cinq ans pour éclairer une analyse des carrières au sein de la classe moyenne canadienne-française d'aujourd'hui. Sous la direction du professeur Hughes, Stuart Jamieson a procédé en 1934, à McGill, à une analyse fouillée de la division du travail entre Français, Anglais et autre groupes ethniques, au Québec. [7]
Jamieson a mis en relief certains faits intéressants à propos des hommes de profession, des propriétaires et des administrateurs canadiens-français. L'élite française se composait, notait-il, de membres des professions libérales : prêtres, médecins et avocats surtout, puis, mais à un moindre degré, ingénieurs et comptables. Son étude lui révéla que les hommes de profession canadiens-français étaient moins spécialisés que leurs collègues d'origine anglaise, qu'ils faisaient partie de bureaux moins importants et qu'ils pratiquaient leur profession principalement auprès de clients de langue française, soit dans des entreprises canadiennes-françaises, soit à titre d'assistants dans des entreprises anglaises. De la même façon, c'est surtout dans de petites et moyennes entreprises canadiennes-françaises que l'on trouvait les propriétaires et administrateurs d'origine française. Jamieson et Hughes définissaient, vers 1935, le rôle des Canadiens français par rapport à l'administration des grandes entreprises du Québec comme celui d'intermédiaires entre les dirigeants de langue anglaise et une clientèle mixte formée en grande partie de Canadiens français ou encore comme celui d'intermédiaires entre la direction et un effectif ouvrier totalement français depuis l'assistant contremaître jusqu'au dernier employé. [8]
Il a été démontré que, pour l'essentiel, la situation n'a guère changé. La classe moyenne canadienne-française n'est pas encore constituée, du moins dans une proportion un peu importante, de technocrates de la finance et de l'industrie engagés dans des activités économiques à l'échelle de l'ensemble du pays. Les membres de cette classe qui sont engagés dans de telles activités ne représentent qu'une faible minorité parmi leurs collègues anglo-saxons et ils sont surtout affectés à la vente, aux relations publiques et à la direction du personnel plutôt qu'à la production et à l'administration générale des entreprises. Sauf exceptions qui pourront se faire de plus en plus nombreuses avec le temps, je crois que la classe moyenne canadienne-française joue encore un rôle relativement peu important dans la gestion des entreprises. (Mais, je tiendrais beaucoup à poursuivre des recherches qui seraient de nature à montrer que mon appréciation de la situation est inexacte.) jusqu'à présent, il ne me semble pas qu'il y ait une véritable nouvelle classe moyenne canadienne-française qui soit associée au développement industriel du Québec.
Une nouvelle classe moyenne est-elle en voie de se former parmi les générations récemment entrées dans le monde du travail ? Certains indices font voir qu'une préférence subsiste en faveur des Canadiens de langue anglaise. Après avoir analysé la statistique des mariages au Québec en 1954 afin de comparer les occupations des fils à celles de leurs pères, Yves de Jocas et Guy Rocher en arrivent aux conclusions suivantes sur la mobilité intergénérations chez les Canadiens français :
- - les fils de cultivateurs deviennent des ouvriers non qualifiés ;
- - les fils d'ouvriers non qualifiés deviennent des ouvriers qualifiés ou s'engagent dans des occupations qui relèvent du secteur des services personnels ;
- - les fils d'ouvriers qualifiés deviennent commis ou vendeurs ;
- - les fils de commis ou de vendeurs accèdent à des occupations de rang supérieur, dans les professions libérales ou l'administration. [9]
Telles étaient les caractéristiques générales de la mobilité en 1954, si tant est que l'on puisse parler de mobilité alors que la plupart des fils appartenaient en fait à la même catégorie d'occupations que leur père. Les auteurs constatèrent que les Canadiens de langue anglaise du Québec qui s'étaient mariés en 1954 se dirigeaient plus rapidement que les Canadiens français de la même génération vers les catégories supérieures d'occupations. Au point de départ, les pères canadiens-anglais et leurs fils se trouvaient dans la catégorie des hommes de profession, des propriétaires et des administrateurs en nombre relativement plus grand que les pères et fils canadiens-français. Parmi ceux qui ne possédaient pas cet avantage au départ, les tendances observées montraient que les fils de langue anglaise passaient d'emplois manuels à des occupations non manuelles en nombre plus grand et plus rapidement que les fils de Canadiens français. Ces constatations font supposer que c'est parmi les jeunes Canadiens anglais accédant au marché du travail que l'entreprise cherche à recruter le groupe des collets blancs. Les dirigeants d'entreprise choisissent le groupe qui bénéficiera d'une mobilité verticale, qui pourra gravir l'échelle de promotion.
Transformation de la classe moyenne
L'aperçu général qui précède ne permet pas de conclure à l'émergence, dans le passé, chez les Canadiens français, d'une classe moyenne jouant un rôle nouveau dans la direction des entreprises. Sous ce rapport, la classe moyenne canadienne-anglaise occupe une place de beaucoup plus importante. Parmi les 90,000 familles précédemment mentionnées, il y a sûrement davantage qui tirent leurs revenus d'activités caractéristiques de la bourgeoisie préindustrielle qu'il n'y en aurait dans un nombre égal de familles de la même catégorie au Canada anglais. Pourquoi alors avons-nous l'impression qu'il s'est produit un important changement dans la classe moyenne canadienne-française ?
Pour répondre à cette question, on peut invoquer trois ordres de faits.
En premier lieu, tout en gardant à peu de chose près sa place traditionnelle dans la structure des relations entre les deux groupes ethniques sur le marché du travail, la classe moyenne canadienne-française est devenue plus à l'aise, ayant tiré profit indirectement de l'industrialisation.
En second lieu, la classe moyenne canadienne-française est devenue moins attachée à la tradition.
Enfin, les membres de cette classe pressentent que la jeune génération qui leur succédera tiendra une place plus marquante dans la grande entreprise.
Jetons d'abord un coup d'oeil sur le niveau de vie dont on jouit à l'heure actuelle. Les années d'après-guerre ont été une période de prospérité pour les régions industrielles du Canada. Or, cette prospérité a directement favorisé les travailleurs d'expression française du Québec dans les domaines, de la fabrication, de la construction, des transports et de l'exploitation minière. Chez les Canadiens français, la main-d'oeuvre industrielle a vu accroître ses revenus en même temps qu'augmentaient ceux des hommes de profession et des commerçants de leur milieu. Le Canada français, à l'instar du Canada tout entier, a également pu développer ses institutions - églises, écoles, hôpitaux, organismes de bien-être social à mesure qu'augmentait sa main-d'oeuvre industrielle. Grâce à ces progrès, les secteurs non industriels ont bénéficié de salaires égaux à ceux du secteur de l'industrie. La population française réclamant les services et les biens que le milieu urbain considère comme des nécessités, le Canada français est devenu un marché plus intéressant : ce fait a particulièrement retenu l'attention d'entreprises qui offrent des biens et des services aux milieux à l'aise du Québec. La richesse est évidemment un avantage, mais, malheureusement sous certains rapports, elle ne vient pas toujours seule ni sans entraîner des conséquences qui peuvent avoir leurs côtés embarrassants.
Niveaux de changement social
Si l'on évoque ainsi des changements, il paraît opportun de distinguer entre divers niveaux de transformation sociale. La prospérité s'est accompagnée de changements qui ont atteint tous les Québécois sans pour autant modifier les aspects fondamentaux de la relation d'interdépendance entre Français et Anglais dont j'ai parlé. Il y a eu, dans les institutions canadiennes-françaises elles-mêmes, des changements qui, de prime abord, paraissaient être pour le mieux. Mais voilà que tout récemment se sont manifestées de nouvelles aspirations qui pourraient conduire à une réévaluation des relations entre Canadiens d'expression française et Canadiens d'expression anglaise au Québec. De nouvelles manifestations de nationalisme sont apparues en même temps que trouvaient audience des idées neuves sur des questions comme les droits civils, les privilèges, la moralité publique et l'instruction publique. Ce réveil, cette « prise de conscience », c'est à une portion de la classe moyenne canadienne-française qu'on en attribue aujourd'hui le mérite. Nombre d'indices nous portent à croire que la classe moyenne canadienne-française n'est plus orientée, avec une belle unanimité, vers la possession tranquille de la vérité et du bonheur.
Nous sommes témoins d'une transformation sociale, nous assure-t-on. Pour ma part, j'ai le sentiment que les changements dont nous avons pu observer les effets sont, dans une large mesure, la conséquence des deux premières causes auxquelles j'ai fait allusion : la prospérité industrielle et les efforts réalisés par les Canadiens français pour assurer le développement de leurs institutions propres. J'estime toutefois que ces progrès « internes » auront bientôt des effets « externes » et même des conséquences sur la nature des relations entre Français et Anglais au Québec. je ne crois pas que cette évolution se fasse dans un sens ethnocentrique, du moins c'est ce que je souhaite, étant bien conscient que nous devons dès maintenant nous préparer en conséquence. je vois là une grande tâche à accomplir qui exige que nous ne soyons ni aveugles ni pusillanimes.
Au risque de paraître alarmiste, je m'interroge sur le sort des Canadiens français jouissant d'une éducation supérieure qui, au cours des prochaines années, pourront avoir du mal à accéder au statut social auquel ils sont censés aspirer. Car j'anticipe pour bientôt l'émergence d'une nouvelle classe moyenne canadienne-française et il ne me semble pas que cette évolution se fera sans difficulté.
En 1931, la proportion des jeunes Québécois qui fréquentaient des cours supérieurs à la huitième année représentaient 29 pour cent du groupe d'âge de 15 à 24 ans [10], comparativement à 59 pour cent en Colombie-Britannique, à 51 pour cent en Ontario, à 49 Pour cent dans les provinces des Prairies, à 43 pour cent dans l'ensemble du Canada et à 38 pour cent dans les Maritimes. Le Québec industriel qui, depuis 1871, s'est urbanisé à peu près au même rythme que l'Ontario et beaucoup plus rapidement que le reste du pays, venait au tout dernier rang. Le taux de scolarisation chez les Canadiens anglais du Québec étant alors très certainement supérieur à la moyenne pour l'ensemble du pays, on se rend compte non sans honte du niveau incroyablement bas de la scolarisation des jeunes Canadiens français du Québec au niveau secondaire. Traditionnellement, au Canada français, l'accès à l'enseignement secondaire a été réservé à un petit groupe de privilégiés.
Entre 1950 et 1960, cette situation s'est grandement modifiée. En dix ans, la proportion des jeunes de 5 à 24 ans qui fréquentent l'école est passée de 53 à 62 pour cent. Au niveau de la 9e à la 12e année, la fréquentation scolaire a plus que doublé et elle s'est accrue de 50 pour cent aux niveaux supérieurs à la 12e année. Ce processus ne fait que s'amorcer. L'explosion scolaire au Québec se poursuivra parce qu'elle tient non seulement à une augmentation de la population d'âge scolaire mais aussi et surtout à une prolongation de la fréquentation scolaire par suite d'une démocratisation du système d'enseignement.
L'an dernier, j'ai dirigé une recherche sur l'origine sociale des étudiants qui fréquentent les universités du Québec [11]. Les résultats obtenus sont significatifs, 85 pour cent des longs questionnaires distribués à 20 pour cent des étudiants nous ayant été retournés. Nous avons découvert que 17 pour cent seulement appartenaient à des familles rattachées à ce que j'appelle la classe moyenne ; « 36 pour cent venaient de familles dont le chef occupait un emploi semi-professionnel, dans une petite entreprise (25 pour cent) ou comme collet-blanc ; 31 pour cent des étudiants étaient fils d'ouvriers et il pour cent, fils d'agriculteurs. Près de la moitié des pères de ces étudiants n'avaient pas fréquenté l'école au-delà de la 7e année et seulement 12 pour cent d'entre eux avaient complété le cours secondaire.
Notre recherche met en évidence le fait que les Canadiens français cherchent aujourd'hui à assurer par la voie de l'éducation leur ascension personnelle dans l'échelle sociale. On peut prévoir, par ailleurs, que les réformes qui s'effectuent actuellement dans le secteur français du système d'enseignement vont grossir les rangs des jeunes bénéficiant d'une éducation supérieure. Conséquence indirecte de la prospérité de la période d'après-guerre, un tel progrès ne peut être qu'excellent dans la mesure où ces jeunes ; trouveront à se placer dans la vie de façon satisfaisante.
Les jeunes qui fréquentent actuellement les écoles, les collèges et les universités et leurs frères moins âgés formeront-ils une nouvelle classe moyenne au Québec ? Grâce aux ressources, humaines présentement réunies dans nos institutions d'enseignement et à l'aide que nous apportent des éducateurs de l'extérieur, nos étudiants auront reçu une éducation qui, sur le plan technique, sera comparable à celle qui est dispensée ailleurs au Canada. Nos diplômés vont-ils cependant s'engager dans des fonctions techniques et administratives ouvrant des carrières dans la grande entreprise ? Ils ne pourront pas tous se diriger vers les administrations provinciales ou municipales, vers le secteur social groupant au Canada français les professions traditionnelles ou vers des postes d'intermédiaires au sein des grandes entreprises établies au Québec. Nous serions sans doute tous portés à répondre que la société utilisera chacun selon ses aptitudes, mais ce disant peut-être négligerions-nous un point important.
Le fait est que ces diplômés seront de langue française et qu'ils auront reçu leur formation en français, alors qu'encore maintenant, l'anglais est la langue de communication dans la grande entreprise au Québec. Pour beaucoup d'entre eux, cette situation constituera un sérieux handicap. [12] Néanmoins, si ces jeunes doivent être intégrés en masse à la société industrielle, il faudra bien que les entreprises du Québec adoptent rapidement de nouveaux modes de travail et de nouvelles attitudes. [13]
Rajeunir le leadership
C'est à l'égard de la jeunesse actuellement aux études que la classe moyenne canadienne-française doit exercer un leadership. Les parents, les gouvernants, le clergé, les éducateurs, les hommes d'affaires, les industriels et les conseillers en orientation deviendront de plus en plus clairement conscients de ce devoir qui leur incombe. Il ne s'agit pas d'une responsabilité facile à assumer. Ses exigences pourraient fort bien contribuer à un rapide mûrissement de la classe moyenne actuelle et l'éloigner de son traditionalisme. Mais le dialogue entre groupes ethniques est essentiel, en vue d'analyser des problèmes tels que ceux qui se rattachent à la question linguistique. Il incombe à la fois aux Canadiens anglais et aux Canadiens français de résoudre adéquatement les problèmes réels qui résultent chez nous du pluralisme linguistique et ethnique.
Plusieurs indices montrent que les dirigeants du Canada français n'ont plus tendance à espérer un retour au passé et qu'ils ne se satisferaient plus de voir se maintenir au Québec une petite aristocratie de langue française. Un nouveau nationalisme se fait jour. Y souscrivent des gens qui n'avaient naguère rien à voir avec des mouvements politiques fanatiques. Ils cherchent des solutions pratiques aux problèmes du Canada français, car ils estiment que la période de transition vers un nouveau type de société industrielle a duré assez longtemps.
[1] John Porter, « The Economic Elite and the Social Structure in Canada », dans B.R. Blishen, F.E. Jones, K.D. Naegele, John Porter, eds., Canadian Society, Toronto, Macmillan, 1961, 486-500.
[2] Bureau fédéral de la statistique, Neuvième recensement du Canada, 1951, vol. I, II, IV et X.
[3] Bernard Blishen, « The Construction and Use of an Occupational Class Scale », dans B.R. Blishen et al., op. cit., 477-485.
[4] Voir Nathan Keyfitz, « Some Demographic Aspects of French-English Relations in Canada », dans Mason Wade (sous la direction de), Canadian Dualism - La dualité canadienne, Toronto, University of Toronto Press ; Québec, les Presses Universitaires Laval, 1960, 140-141, tableau 4.
[5] Ibid. ; et E. Jacques Brazeau, « The Training of French-Canadian Groundcrew Personnel in the Royal Canadian Air Force (1953-1957) ». Thèse de doctorat en sociologie, University of Chicago, 1961, 248, tableau 14.
[6] Nathan Keyfitz, op. cil. ; et D.C.L. Rennie, 4 The Ethnic Division of Labour in Montreal from 1931 to 1951 ». Thèse de maîtrise en sociologie, McGill University, 1953.
[7] Stuart M. Jamieson, « French and English in the Institutional Structure of Montreal ». Thèse de maîtrise en sociologie, McGill University, 1935.
[8] Ibid. ; et Everett C. Hughes, « French and English Canadians in the Industrial Hierarchy of Quebec », dans B.R. Blishen et al., op. cit., 466-477.
[9] Yves de Jocas and Guy Rocher, « Inter-generation Occupational Mobility in the Province of Quebec », dans B.R. Blishen et al., op. cil., 466-477.
[10] Canada, Bureau fédéral de la statistique, Annuaire du Canada, 1961, 360-361 et Neuvième recensement du Canada, 1951, vol. I, tableau 31. Voir aussi : Province de Québec, Annuaire statistique, 1961, 221 et 236.
[11] Jacques Brazeau, Jacques Dofny, Gérald Fortin, Robert Sevigny, Les résultats d'une enquête auprès des étudiants dans les universités de langue française du Québec, Université de Montréal, Département de sociologie, 1962. (Miméographié.)
[12] Jacques Brazeau, « Différences linguistiques et carrières » (dans le présent ouvrage, 303-314).
[13] Sur l'inégalité au plan de la répartition des fonctions et des avantages, on pourra se reporter à l'étude de Jacques Dofny et Marcel Rioux, « Les classes sociales au Canada français » (dans le présent ouvrage, 315-325).
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