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La justice ? Quelle justice ?
Postface
Je me suis évidemment posé l'éternelle question de la réserve judiciaire, qui oblige tout juge, à tous moments, à une retenue qui se voudrait exemplaire et qui me soumet toujours à d'angoissants tourments. Faut-il dire ou ne pas dire ? Et comment dire pour n'être pas trop ennuyant sans être inutilement provocant ? Je n'arrive pas toujours - dois-je l'avouer ? - à résoudre convenablement ce dilemme. J'espère qu'on ne m'en tiendra pas rigueur.
S'il est une question d'intérêt public, c'est bien celle de la justice et de la façon dont elle est administrée. Les juges devraient-ils être absents de ces nécessaires débats ? Plusieurs le pensent. Il est mal vu de critiquer la loi, d'en déplorer les lacunes, d'en dénoncer les contradictions. On tolère mal que le juge ose se préoccuper de la bonne administration de la justice. Ainsi voudrait-on limiter aux seules questions de rémunération et de pension les débats de la Conférence des juges, toute autre question relevant du domaine politique.
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Si le juge devait rester dans sa tour d'ivoire ou vivre en serre chaude, la justice serait la première à en être dévalorisée, par asphyxie et par son propre éloignement de la réalité vécue. La justice ne peut s'exercer sans une forme de participation constante à la vie de la société pour demeurer sensible à son évolution, sous peine de s'emmurer dans les rigueurs abstraites de la loi.
La justice doit s'exercer dans la mouvance du droit, non dans la rigidité des lois, sous peine d'injustice.
C'est beaucoup exiger d'un homme, fût-il fait juge, qu'il soit à la fois éloigné de l'activité politique et proche des réalités politiques, qu'il soit impartial et sensible, qu'il dise et fasse le droit, sans caprice personnel mais avec conviction. Et pourtant, c'est ainsi qu'il doit en être pour que la justice soit apte à rendre la justice, une justice qu'il vaille la peine de rendre.
C'est pourquoi il faut être à la fois très exigeant et très libéral envers les juges. Sinon, aucun n'osera plus, par crainte de porter atteinte à l'honneur, à la dignité et à l'intégrité de sa charge, rien faire qui ne soit de prudence, voire d'extrême prudence ; en définitive, nul n'osera plus rien faire du tout, même pas du droit, sauf judiciairement, encore moins le droit.
Si le devoir du juge n'est pas dans l'ostentation, encore moins dans l'exhibitionnisme, il n'est pas non plus dans l'absolue retraite et dans le silence.
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La justice doit pouvoir s'accommoder - que dis-je ? - s'enrichir de tempéraments judiciaires variés. Le juge activiste m'apparaît tout aussi nécessaire à la justice que le juge ordinaire. L'un et l'autre font honneur à la magistrature. Condamner l'un pour protéger (ou rassurer ?) l'autre serait de mauvaise politique, puisque la justice en serait appauvrie. Qui ne risque rien n'a rien, ni honneur, ni dignité ; il ne lui reste peut-être que l'assurance de son intégrité.
La réserve est donc un devoir, un devoir essentiel, mais un devoir de style, un devoir de forme plus que de fond. Certes, la manière, le ton ne sont pas matières sans importance. Le style, c'est l'homme, a-t-on dit ; il définit aussi les sociétés. Mais, si la forme devait l'emporter sur le fond, je crois humblement que la justice y perdrait quelque chose.
Ces propos dans la bouche d'un juge peuvent avoir un air de prétention, voire d'orgueil. Mais ce n'est pas parce qu'on a une conception très haute de la justice et qu'on est juge qu'il faut éviter de le dire par un souci excessif de modestie. C'est une chose de tendre vers un idéal et c'en est une autre de prétendre l'incarner.
Ce n'est pas l'expression d'une opinion controversée qu'il faut éviter, car tous nos jugements, aussi bien que les articles, ouvrages ou conférences que l'on peut faire sur des questions de droit, sont susceptibles de controverse. C'est, me semble-t-il, la participation à une controverse qui [158] serait généralement perçue comme incompatible avec la fonction de juge. Et encore, ce n'est pas toute forme de controverse qui serait interdite au juge, puisque la controverse scientifique semble devoir être admise. À quoi servirait une liberté d'expression dont le titulaire ne pourrait faire usage que sur des sujets dépourvus de tout intérêt et donc peu susceptibles de controverse ? C'est plutôt la polémique : « débat vif ou agressif », qui serait incompatible avec la sérénité judiciaire, non la controverse elle-même, ainsi définie : « discussion suivie sur une question, une opinion ».
Dans l'affaire Ruffo [1], le Conseil de la magistrature traitait ainsi cette question :
- « Le juge est-il ainsi condamné au silence ? Nous ne le croyons pas.
-
- « Par ses études, ses réflexions et sa vie professionnelle, le juge a acquis une expertise dont il peut faire largement bénéficier la société, par-delà le champ clos de ses jugements. Non seulement la cité ne saurait lui être interdite mais celle-ci, par une évolution constante, s'est faite, à son égard, de plus en plus accueillante.
-
- « Témoins, les propos de l'éminent sociologue Léon Dion à ce sujet :
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- « S'il est vrai, en effet, que l'autonomie du judiciaire par rapport à l'exécutif et au législatif, [159] constitue une condition essentielle d'une justice équitable, il est impossible de démontrer qu'elle est mieux assurée par le silence des juges que par des interventions sagaces et prudentes.
- (…)
- En effet, le silence des juges apparaît à plusieurs comme une manifestation de partialité, une preuve de conservatisme, une option en faveur des idéologies dominantes et un aveu de complicité avec les régimes politiques en place. À tort ou à raison, la magistrature présente d'elle-même une image publique l'associant avec les forces du statu quo et, dans certaines circonstances, ça ne peut être que par des interventions actives, pouvant même sembler osées, que les juges pourraient parvenir à dissiper ces impressions.
- (…)
- Et c'est bien plutôt par l'étude, l'application au travail, l'esprit d'équipe, la transparence publique et par la participation active au mouvement des idées que par l'opacité de l'isolement et du silence que cette pratique de la compétence et de l'intégrité est possible et qu'elle peut être observée aussi bien qu'appréciée [2].
-
- « De son côté, l'honorable jules Deschênes, ancien juge en chef de la Cour supérieure du Québec, s'exprimait ainsi au sujet des juges :
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- « Ils peuvent contribuer dans d'autres domaines que la jurisprudence au mûrissement de la pensée sociale dans un esprit de total désintéressement. La société se rendrait un bien mauvais service en voulant leur imposer partout et toujours silence [3].
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- « Le juge devra garder contact avec la réalité du milieu où il vit. Ainsi doit-il écouter sa voix mais aussi parfois communiquer avec lui. Au risque de devenir un être falot ou désincarné, le juge ne saurait se détacher complètement de son milieu social. L'un et l'autre y trouveront leur profit. Comme l'exprimait encore l'honorable juge Deschênes :
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- « Pour affronter avec succès le second millénaire de notre ère, il faudra conscrire toutes les énergies de notre société ; parmi ces immenses ressources, il faut compter les valeurs trop souvent méconnues de la magistrature... et l'on se mutile soi-même en prétendant imposer à ceux qui président les tribunaux un silence contraignant sur tous les sujets dont ils sont les témoins privilégiés et qui touchent souvent la fibre la plus intime de la vie individuelle et sociale. »
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Si le Conseil de la magistrature, d'accord avec le juge John Sopinka de la Cour suprême du Canada, reconnaît qu'un juge peut et doit parler sur le fonctionnement de la cour - car les procédures [161] judiciaires doivent être démystifiées -, il invite cependant les juges à faire connaître leurs vues par le ministère de leur juge en chef ou par l'intervention de la Conférence des juges, car :
- « Il est évident que de trop nombreuses interventions publiques par les juges, à temps et à contretemps, risqueraient d'aboutir à une cacophonie d'opinions, aussi diverses que contradictoires, ce qui ne servirait ni le bien public ni l'image de la justice et de la magistrature. »
Avec tout le respect dû aux auteurs de cette opinion, tout en reconnaissant qu'il est préférable d'éviter la cacophonie - qui, pour l'instant, ne menace guère d'éclater -, je crois que le choc respectueux des idées, loin de desservir la société et la justice, contribuerait à son mieux-être. Et ce débat doit nécessairement être public. C'est toute l'administration de la justice qu'il faut démystifier, en commençant par le juge lui-même. La réserve judiciaire n'est pas un tchador et les juges n'ont pas à porter le voile.
Au moment de remettre mon manuscrit à l'éditeur, j'ai pu prendre connaissance d'un rapport récent [4] d'un comité du barreau du Québec sur le [162] fonctionnement des tribunaux judiciaires. J'y trouve une confirmation éloquente de mon propos.
Ainsi, sans compter les juges québécois de la Cour fédérale et les juges municipaux, le rapport constate que le Québec est « une société très jugée » avec ses 438 juges, 279 à la Cour du Québec, 140 à la Cour supérieure et 19 à la Cour d'appel. Cela représente à peu près 1 juge judiciaire par 12 000 habitants ; cette proportion est encore plus grande si l'on ajoute les 275 juges administratifs de : la Régie du logement, la Commission des transports, la Commission des affaires sociales, la Commission d'appel en matière de lésion professionnelle, le Bureau du commissaire général du travail, la Commission d'accès à l'information, la Régie des permis d'alcool, etc. Cela donne alors environ 1 juge par 7 500 habitants.
Le rapport explique ce phénomène de judiciarisation de la société québécoise par les facteurs suivants :
- « (...) le flot sans cesse croissant des textes législatifs et réglementaires, parfois rédigés à la hâte, qui risquent de noyer le justiciable, l'augmentation du nombre des avocats, l'établissement du programme d'aide juridique, une population plus informée de ses droits. »
Puis le rapport décrit la législation attribuant à la Cour d'appel sa compétence actuelle comme « une mosaïque législative dont l'incohérence dépasse l'imagination » et faite « au hasard du caprice des rédacteurs », pour conclure :
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- « Il est clair que ce fouillis législatif a d'abord besoin d'un grand ménage, notamment dans le cas des appels de plano [5] de droit administratif. »
Le rapport déplore que l'État québécois consacre à l'administration de la justice moins de 0,7 % de son budget, soit 450 millions sur 30 milliards de dollars (en 1988-1989, le budget du ministère de la justice était de 381 538 000 $). Il n'est pas étonnant que, ainsi privée de ressources, « la justice se porte mal au Québec » :
- « Bien sûr, dans une société démocratique, il appartient aux élus de décider si l'idéal est une nécessité, niais comment peut-on songer à économiser sur la justice, qui dispose de la dignité et de la liberté des personnes ? Nous croyons cependant qu'une société juridiquement développée doit fournir a sa magistrature tous les instruments de travail, recherchistes, bibliothèque, etc., nécessaires pour que la justice des années quatre-vingt-dix soit de la plus haute qualité. »
La pauvreté du système judiciaire serait largement responsable des délais de cour qui « déconsidè(rent) l'administration de la justice québécoise ». Cette pauvreté du système engendre aussi une moins bonne qualité des jugements : débordés, les juges n'auraient plus la faculté de consacrer le temps requis à l'étude de dossiers de plus en plus complexes.
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Il en résulte un appauvrissement de la jurisprudence dans sa fonction de direction, une atrophie de sa fonction créatrice, une instabilité dans ses dispositions :
- « Lorsque des collèges différents d'une même cour rendent des arrêts qui apparaissent contradictoires ou incompatibles sans s'en expliquer en faisant les distinctions appropriées, ce sont la confusion et le désordre qui en résultent ; c'est aussi l'autorité de l'appareil judiciaire qui est compromise et l'étonnement des profanes se transforme rapidement en suspicion. Mise en présence de courants jurisprudentiels contradictoires dans le monde des juridictions arbitrales, la cour elle-même a reconnu qu'il était d'intérêt public de clarifier la situation.
-
- « De même, lorsqu'un collège de plusieurs juges rend un jugement fondé sur des motifs fondamentalement différents, l'arrêt permet tout au plus de fermer un dossier, mais il ne livre aucune ligne directrice aux cours d'instance et au monde juridique et peut même ajouter à la confusion. »
Puis les auteurs du rapport font le constat suivant :
- « L'appareil judiciaire des années quatre-vingt-dix ne pourra pas fonctionner avec la procédure et les méthodes de travail du siècle dernier. Alors que les législateurs s'efforcent, à leur rythme, de faire évoluer le droit en faisant notamment adopter un nouveau Code civil et des chartes des droits et libertés de la personne, bien peu de personnes [165] s'intéressent à la réforme de la procédure, à la manière de juger et à l'administration judiciaire. Comme tout autre service public, l'appareil judiciaire n'est généralement pas empressé de remettre en question ses méthodes de travail ni de réformer ses structures. Alors que le monde québécois des affaires fait montre d'un dynamisme sans précédent, que les progrès de la technologie font un peu partout améliorer la productivité et les performances, c'est tout le secteur public qui ne progresse qu'à la vitesse du glacier, y compris l'appareil judiciaire, où l'on voit des trésors de talents risquer de se gaspiller dans la routine. »
Et le rapport souligne la nécessité de se prémunir le plus possible contre les causes de l'erreur judiciaire et leurs conséquences :
- « (...) il n'est pas inutile de rappeler ici la variété et la multiplicité des causes de l'erreur judiciaire. Assurément, nous parlons de la distraction, du préjugé, de la partialité, de l'ignorance. Ce sont là autant d'écueils auxquels risque de se heurter, consciemment ou non, le premier juge. »
L'appel est nécessaire pour corriger les inévitables erreurs judiciaires et le comité souhaite que la compétence d'appel soit exercée collégialement, surtout dans sa fonction directrice :
- « Les justiciables bénéficient alors d'une garantie ~de science et d'impartialité, dont ils ne jouiraient certainement pas dans la même mesure si la correction leur était apportée par un seul juge, [166] fût-il lui-même indépendant de la première instance. »
Tout en proposant certaines réformes de la procédure d'appel, le rapport note :
- « À vrai dire, le monde juridique comprend bien qu'il y aura des changements profonds à la Cour d'appel au moment, et seulement au moment, où les juges le voudront bien. Une fois cette volonté exprimée sans équivoque, les moyens d'action ne manqueront pas. »
Cela est sans doute vrai de l'ensemble de la magistrature mais, pour qu'elle bouge vraiment, il faudra que l'opinion publique le réclame et que le pouvoir politique le veuille bien.
Au-delà des réformes de procédure ou de structure, si significatives soient-elles, il appartient aux juges, aux avocats et sans doute aux justiciables eux-mêmes de changer l'esprit de la justice :
- « La justice des années quatre-vingt-dix exigera des adaptations non seulement de la part des juges mais aussi des avocats. De plus en plus, on reconnaît que la confrontation doit faire place au compromis et à a médiation dans la solution des conflits. »
Et le rapport de conclure :
- « L'opinion publique québécoise, maintenant plus informée et éduquée, a déjà démystifié bien des institutions, mais elle est mal placée pour percevoir [167] les grandeurs et les misères de l'administration judiciaire, dont les avocats sont encore à peu près les seuls à connaître les mystères. Dans l'exercice de sa mission de service public, le Barreau a un intérêt puissant et légitime à suivre de près l'évolution de l'appareil judiciaire et à alerter, au besoin, les pouvoirs publics, lorsque les conditions ne sont plus réunies pour assurer à une catégorie de consommateurs de services judiciaires une qualité de justice conforme aux normes et pratiques nord-américaines.
-
- « Au Canada, la tradition et la Constitution accordent une telle importance au principe de l'indépendance judiciaire que cette valeur a préséance sur d'autres intérêts et objectifs légitimes, comme l'imputabilité des services publics. La branche judiciaire de l'État n'est pas un service public comme les autres. La magistrature ne rend compte de son action ou de son inaction que devant la loi mais, comme tout autre corps d'emploi, elle a ses traditions et ses intérêts ; paradoxalement, elle est aussi la gardienne de la légalité de ses propres pratiques. Il serait bien étonnant que le constituant, réputé cohérent, ait voulu permettre que l'indépendance judiciaire serve a permettre la primauté des intérêts d'une classe sur l'intérêt général. C'est dans cette perspective d'intérêt public et avec l'espoir de contribuer à améliorer sans bouleverser, que le comité a interprété son mandat et fait rapport. »
C'est dans le même esprit que j'ai entrepris cet ouvrage.
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Je vois deux façons d'aborder un jugement : soit la volonté de soumettre les parties en cause au droit, qu'il suffit d'exposer et d'appliquer comme il se doit ; soit la volonté de rechercher avec les parties la meilleure solution possible à leur conflit, en prenant en compte toutes ses composantes et les règles de droit applicables, en équité et en justice.
C'est Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix, qui disait :
- « L'étude, c'est une grande aventure, la passion de la vérité. Vivre, c'est libérer la vérité. Le but : faire régner la justice [6]. »
Juger, c'est cette aventure-là : apprendre, comprendre, libérer la vérité, au-delà des barricades dressées par chaque plaideur. Faire régner la justice par le droit, dans le droit.
Marc Brière
30 janvier 1991
[1] Lqpointe c. juge Andrée Ruffo, rapport du comité d'enquête du Conseil de la magistrature, 19 septembre 1990, p. 63 et suivantes.
[2] Revue du Barreau, no 41, 1981, p. 201.
[3] Justice et pouvoir, Wilson & Lafleur, Montréal, 1984, p. 23.
[4] Mai 1990. Ce comité, présidé par le bâtonnier Guy Gilbert, se composait de Mes Michael Cain, Robert Décary, maintenant juge à la Cour fédérale du Canada, division d'appel, Patrick Glenn, professeur à la faculté de droit de l'université McGill, Yves Ouellette, professeur à la faculté de droit de l'Université de Montréal, François Pelletier, Chantal Sauriol, Suzanne Vadeboncœur, Pierre Verge, professeur à la faculté de droit de l'Université Laval, Harvey W. Yaroski, et Isabelle Cantin, secrétaire du comité.
[5] De plano : de plein droit, Pourvoir que l'on peut exercer sans en demander l'autorisation.
[6] Entretien avec Elie Wiesel dans la série Contact de Radio-Québec, 29 janvier 1991.
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