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Collection « Les sciences sociales contemporaines »


Le Devoir, Montréal, Édition du 11, 12 et 13 mai 2006.

Manifeste pour une approche réaliste de la souveraineté.
Pour en finir avec certains sophismes

Manifeste pour une approche réaliste de la souveraineté –. Pour en finir avec certains sophismes”. [Autorisation accordée par les membres du collectif et confirmée par M. Marc Brière, le 29 mai 2006, de diffuser ce Manifeste sur le portail Les Classiques des sciences sociales.]

Co-signataires du manifeste:
Marc Brière, Jacques Beauchemin [sociologue], Jean-Roch Boivin [conseiller politique de René Lévesque et Lucien Bouchard], Philippe Cousineau-Morin [étudiant en science politique à l’UQAM], Claude Jasmin [écrivain], Guy Lachappelle [politologue, Concordia University], Henry Milner [politologue, Université Laval] et James Walkins [administrateur],

Courriels:
Guy Lachapelle (Concordia : [email protected]; Marc Brière : [email protected]
Jacques Beauchemin (UQAM) : [email protected]; Henry Milner (Laval) : [email protected]

Le Devoir, Montréal, Édition du jeudi 11 mai 2006

Manifeste pour une approche réaliste
de la souveraineté –
 

Pour en finir
avec certains sophismes (1)
 

«Sophisme : argument, raisonnement faux malgré une apparence de vérité» — Le Petit Robert

La majorité des Québécois, souverainistes comme fédéralistes, croient que l’accession du Québec à l’indépendance n’est possible qu’aux trois conditions suivantes : (1) la tenue d’un référendum portant clairement et exclusivement sur l’indépendance; (2) que ce référendum exprime clairement et incontestablement la volonté de la majorité en faveur de l’indépendance; (3) et que le Québec et le Canada négocient de bonne foi les modalités de la séparation des deux États et de la transmission des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires. En cas de mauvaise foi manifeste de la part du Canada, cependant, notre Assemblée nationale pourrait adopter une déclaration unilatérale d’indépendance susceptible d’être reconnue par la communauté internationale. En tout état de cause, la plupart des Québécois sont favorables à une entente avec le Canada qui serait à l’avantage commun des deux États: libre échange, marché commun, union monétaire ou autre arrangement souhaitable. 

Malgré tout, certains indépendantistes déploient une énergie folle à trouver de nouvelles et meilleures manières de faire accéder le Québec à l’indépendance. On cherche la voie qui conduira le peuple québécois à la terre promise, à travers les écueils de la mer rouge (maintenant bleue) astucieusement entrouverte pour laisser libre passage au peuple en marche vers sa destinée. 

Le problème est qu’en politique il n’y a pas de miracle. La seule voie du succès est celle du réalisme, qui doit être la mesure de toute stratégie. Sans quoi on court à sa perte, on met dangereusement en péril la nation même qu’on veut pourtant sauver. 

Après maintenant quarante ans de tergiversations et de chicanes, les indépendantistes ont épuisé tous leurs droits à l’erreur. L’heure de l’union sacrée devra bientôt sonner, car comment convaincre un assez grand nombre de Québécois de la nécessité et de la faisabilité de l’indépendance si les souverainistes eux-mêmes demeurent incapables de solidarité, tout embourbés qu’ils sont dans leurs arguties procédurales et leurs sophismes ? 

Il nous est apparu nécessaire de tenter de convaincre nos compatriotes d’éviter certaines erreurs factuelles ou stratégiques, selon lesquelles (1) la voie référendaire ne serait plus praticable et une élection référendaire suffirait à faire reconnaître une déclaration unilatérale d’indépendance (DUI); (2) le référendum pourrait porter sur autre chose en plus de la souveraineté, soit pour certains une offre d’association — partenariat, soit pour d’autres, l’adoption de toute une nouvelle constitution ; (3) une déclaration unilatérale d’indépendance (sans négociation de bonne foi) serait reconnue, si non par le Canada, du moins par la communauté internationale, en raison soit du droit d’autodétermination des peuples, soit du principe d’effectivité ; (4) il est anormal que la nation québécoise ne soit pas souveraine. Nos remarques porteront aussi sur le degré d’appui nécessaire ou souhaitable à la démarche référendaire. 

Premier sophisme 

L’impasse référendaire : si nous avons perdu les deux premiers référendums, ce n’est pas de notre faute (nous, les Franco-Québécois), c’est la faute aux Anglais, aux Juifs et autres groupes ethno-culturels, et surtout aux méchants fédéralistes d’Ottawa, qui nous ont volé notre pays ! Pourquoi nous entêter à poursuivre cette voie piégée ? 

Pourtant, ce sont bien 50 % des Franco-Québécois en 1980 et 40 % en 1995 qui ont voté NON : tous des stupides, des vendus, des traîtres ?  

Après l’adoption en 1982 de la Loi constitutionnelle de Trudeau malgré l’opposition de notre Assemblée nationale, qu’avons-nous fait pour renforcer la conscience nationale des Québécois à part chialer ? Nous aurions pu nous donner notre propre Constitution québécoise ou, à tout le moins, établir une citoyenneté québécoise reconnaissant le droit de vote aux citoyens québécois plutôt qu’aux «citoyens canadiens résidant au Québec depuis au moins six mois». On s’est contenté de l’inefficace Loi Facal sur les prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec (30 mai 2000), tout en continuant de prétendre à tort que la Loi Dion sur la clarté avait bâillonné la nation, mis le Québec en tutelle et rendu désormais impraticable la voie référendaire. 

La vérité est tout autre. La loi Dion ne s’applique qu’au gouvernement fédéral, et encore jusqu’à ce qu’un autre Parlement en dispose autrement. Cette loi ne fait que préciser à quelles conditions le gouvernement fédéral accepterait de négocier avec le Québec les modalités de sa sécession ; elle n’affecte en rien le droit constitutionnel de sécession reconnu au Québec par la Cour suprême du Canada. Comme le dit Daniel Turp (La Nation bâillonnée. Le Plan B ou l’offensive d’Ottawa contre le Québec, Montréal, VLB éditeur, 2000, p.150) : « En réalité, l’offensive ultime que constitue le plan B a comme objectif de démobiliser les Québécois et de leur faire croire que toute lutte pour la liberté et l’indépendance est dorénavant vouée à l’échec parce qu’elle peut être contrée par la Loi sur la clarté et toute une panoplie d’autres mesures. » Tous ceux qui prétendent que la Loi sur la clarté constitue un obstacle insurmontable à la voie référendaire font le jeu de Stéphane Dion et l’aide à atteindre son objectif : faire peur. 

Un référendum portant uniquement sur l’indépendance et donnant une réponse claire à une question claire est gagnable si on s’en donne la peine. Sinon ce n’est pas la peine de vouloir l’indépendance. Si on ne croit pas que les Québécois sont capables de résister à quelques magouilles fédérales, du genre des commandites ou d’Option Canada, alors aussi bien oublier le projet de l’indépendance ! 

Non seulement la voie référendaire peut réussir, mais c’est la meilleure, voire la seule voie de l’indépendance, car elle est la seule qui puisse attester de manière incontestable la volonté majoritaire du peuple québécois comme le démontre clairement Denis Monière dans « Pourquoi on ne peut faire naître un pays par une élection » (L’Action nationale, février 2006). C’est la voie démocratique, la seule qu’accepteraient les Québécois et que le Canada et la communauté internationale reconnaîtraient comme valide et légitime. La voie du bon sens et du bon droit. 

L’élection d’une majorité de députés indépendantistes à l’Assemblé nationale, même s’ils recevaient la majorité des votes (et à plus forte raison dans le cas contraire), ne pourrait témoigner clairement et incontestablement de la volonté majoritaire des Québécois en faveur de l’indépendance du Québec. S’appuyant sur l’Avis de la Cour suprême, le Canada se déroberait à toute négociation que le Québec voudrait entreprendre sur la seule base d’une élection référendaire et refuserait de reconnaître toute déclaration unilatérale d’indépendance (DUI) du gouvernement ou de l’Assemblée nationale fondée sur une simple majorité des députés. (Il pourrait en être autrement si la DUI recevait l’appui de l’Opposition officielle, mais il s’agit là d’une hypothèse totalement irréaliste). 

Ceux qui prétendent qu’on peut se passer d’un référendum portant sur l’accession à la souveraineté invoquent le droit constitutionnel d’origine britannique en vertu duquel le Parlement pourrait tout faire, sauf changer un homme en femme. Cela est peut-être vrai en Angleterre, pays unitaire sans constitution écrite – encore que cela soit beaucoup moins vrai depuis que la Cour de justice européenne exerce un contrôle certain sur les parlements des États membres de l’Union. Mais cette proposition est indéfendable dans le cadre constitutionnel canadien : le Québec ne peut agir qu’à l’intérieur de ses compétences constitutionnelles et il ne peut pas unilatéralement modifier la Constitution, si ce n’est sa Constitution interne seulement. 

La voie référendaire est donc incontournable. Mais elle passe nécessairement par l’élection d’une majorité parlementaire engagée ou disposée à tenir un référendum sur la souveraineté. La stratégie d’une élection pré-référendaire — c’est-à-dire comportant comme seul engagement celui de tenir un référendum sur la souveraineté et de refuser d’administrer «une simple province» (donc de démissionner en bloc en cas de défaite référendaire) est-elle une bonne stratégie ? Annoncer qu’on tiendra un référendum même si on n’a pas l’assurance morale de le gagner et que, s’il est perdu, on abandonnera les Québécois à leur mauvais sort provincial — c’est-à-dire libéral — est une stratégie rien de moins que suicidaire : l’électorat refuserait de courir un tel risque et pourrait bien rejeter à jamais et l’option souverainiste et le parti qui la porterait avec autant d’arrogance (après moi, le déluge !) et de mépris envers son propre peuple. Comme le répète assidûment Gilles Duceppe, la stratégie du pire est la pire des stratégies. 

***

Le Devoir, Montréal, Édition du vendredi 12 mai 2006

Manifeste pour une approche réaliste
de la souveraineté –
 

Pour en finir
avec certains sophismes (2)
 

Deuxième sophisme 

Un enrobage ferait mieux passer la pilule: si la voie référendaire est incontournable, au moins arrangeons-nous pour en faciliter le succès !

Il est constant que l’option à double volet, la souveraineté-association ou partenariat, est plus populaire (d’environ 10 %) que l’option simple (d’aucuns diraient «franche») de l’indépendance. 

Par ailleurs, ce que la majorité des Québécois veut c’est la souveraineté assortie d’une association ou d’un partenariat avec le Canada : pas de séparation ! Alors pourquoi ne pourrait-on pas tenir un référendum sur cette option ? 

On le peut. D’ailleurs on l’a déjà fait deux fois. Un référendum gagnant dont la question porterait sur les deux objectifs — la souveraineté et l’association — obligerait certes le Canada à négocier cette «nouvelle union canadienne» mais, advenant qu’il refuse la proposition québécoise — comme il en aurait le droit incontestable —, cela n’autoriserait en rien le Québec à déclarer unilatéralement son indépendance. Pour pouvoir le faire, le Québec devrait nécessairement gagner un autre référendum portant seulement sur l’accession à la souveraineté, forçant ainsi le Canada à négocier de bonne foi les modalités de sa mise en œuvre. Ce n’est qu’en cas de mauvaise foi du Canada que le Québec pourrait faire reconnaître internationalement une déclaration unilatérale d’indépendance. 

Au demeurant, rien n’empêche un parti indépendantiste de s’engager à offrir un partenariat économique au Canada et de faire campagne en faisant valoir les avantages d’un tel traité, pourvu que la question référendaire ne porte que sur l’indépendance de l’État québécois, par exemple : « Voulez-vous que le Québec devienne un pays souverain et indépendant ? ». Les Québécois ne peuvent maintenir leur ambivalence jusque dans la question référendaire : l’indépendance d’un pays ne s’obtient pas dans l’ambiguïté, mais par une volonté claire, résolue, largement partagée et durable. (Soit dit en passant, il est faux de prétendre que le P.Q. s’est radicalisé à cet égard en abandonnant ses désirs de partenariat avec le Canada : le programme adopté à son congrès de juin 2005 n’exclut pas cette possibilité, au contraire. Par ailleurs, il est malhonnête de reprocher au P.Q. de s’être enfin résolu à poser une question référendaire claire, ne comportant pas d’autre volet, comme on le lui réclamait avec insistance.) 

L’autre manière de noyer le poisson référendaire, c’est de faire de la souveraineté l’article premier d’une Constitution élaborée par une Assemblée constituante et ratifiée par référendum. C’est la proposition de l’Union des forces progressistes, maintenant fusionnée avec l’Option citoyenne pour devenir le nouveau parti Québec solidaire. 

L’élaboration d’une nouvelle constitution soulève inévitablement une foule de questions hautement controversées, dont la principale porte sur la détermination du régime politique : veut-on conserver notre régime actuel ou le remplacer par un régime présidentiel à l’américaine ou mixte à la française ? Et l’élection d’une assemblée constituante composée de citoyennes et de citoyens, fonctionnant en marge de l’Assemblée nationale et soumise à tous les vents et pressions dans le contexte d’un pays en voie de formation et d’accession à l’indépendance, serait à notre avis la meilleure recette de l’insuccès et de profondes et longues perturbations tant économiques que politiques. Une boîte de Pandore qu’il faudrait bien se garder d’ouvrir parce qu’en sortiraient serpents et démons de tous acabits ! 

Quant à la Constitution du Québec indépendant, il faut savoir que le Québec à d’ores et déjà une Constitution bien que celle-ci, non codifiée, demeure éparse dans divers textes de loi et coutumes constitutionnelles britanniques et canadiennes. Le jour de son indépendance, le Québec aura cette même Constitution, sauf que cesseront automatiquement de s’appliquer les dispositions des lois constitutionnelles canadiennes de 1867 et 1982 incompatibles avec la souveraineté du Québec. Il suffira alors que l’Assemblée nationale pourvoie au remplacement de la fonction de lieutenant-gouverneur par une présidence ayant les mêmes pouvoirs protocolaires et nommée par l’Assemblée nationale (par exemple sur proposition du premier ministre et du chef de l’opposition officielle), ainsi qu’à l’établissement d’une Cour suprême du Québec. 

Pour le reste, il vaudrait mieux éviter les grands débats fondamentaux susceptibles de diviser les Québécois au moment où s’imposera un grand besoin de rassemblement et d’unité. Il n’y aurait donc pas lieu de procéder à l’élection d’une assemblée constituante, du moins dans un premier temps. Une commission parlementaire élargie et bénéficiant des lumières de nos meilleurs constitutionnalistes pourrait fort bien codifier nos diverses dispositions constitutionnelles, sous la forme d’un texte accessible à l’ensemble des citoyens et qui serait adopté par l’Assemblée nationale et ratifié par référendum. D’ailleurs, cela aurait dû être fait depuis longtemps. Sa Constitution ainsi rendue au peuple québécois, celui-ci serait plus en mesure, par la suite, de l’améliorer ou d’en changer, avec toute la sérénité requise pour un acte fondateur de cette importance. 

Le nouveau parti Québec solidaire, lui aussi indépendantiste, devra abandonner l’idée de l’Union des forces progressistes de faire la souveraineté par l’élection d’une assemblée constituante, chargée d’élaborer la Constitution du Québec indépendant qui serait ratifiée par un référendum. Rêvant en couleurs, l’UFP affirmait que «l’État canadien et l’opinion publique internationale ne pourraient alors que s’incliner devant la légitimité du processus et du résultat [...] et le droit absolu [du Québec] de déterminer son avenir». Selon les auteurs de cette proposition, « la démarche de l’Assemblée constituante permet d’éviter le piège de la Loi sur la clarté [...] La démarche constituera, en soi, une rupture avec le cadre établi ». Il suffisait d’y penser ! Ne s’agirait-il pas plutôt d’une rupture avec la réalité ? 

Une interrogation :
une majorité référendaire de 50% + 1 suffit-elle ?
 

Un référendum portant clairement et uniquement sur la souveraineté est donc incontournable, mais cela ne suffit pas ! 

Il ne peut pas être suivi d’une DUI (c’est-à-dire d’une déclaration d’indépendance faite sans négociation préalable de bonne foi des modalités de la sécession et de la transmission des pouvoirs d’Ottawa à Québec). Et cette négociation sera d’autant plus difficile que la victoire du OUI sera courte : en principe une voix de majorité suffit, mais en pratique la position du Québec serait alors si fragile et le résultat du référendum si ouvert à la contestation que la situation pourrait être intenable, insoutenable pour une majorité même de Québécois. S’appuyant sur l’Avis de la Cour suprême, le Canada pourrait alors réussir à reculer l’échéance et à empêcher ou retarder la reconnaissance du nouvel État québécois souverain par les États étrangers qui comptent, notamment les États-Unis, l’Angleterre, la France. 

Dans le cas du Monténégro, l’Union européenne et les partis politiques de ce pays se sont entendus pour reconnaître la légitimité d’un vote référendaire favorable à l’indépendance dans une proportion de 55% des votes si au moins 50% des électeurs participent au référendum : cela représente un minimum de 27,5 % de l’électorat. Or chez nous, la participation au dernier référendum était de 93%; la moitié des voix représente 46,5% de l’électorat. Si 27,5% de l’électorat suffit pour la légitimité référendaire au Monténégro, 46,5 % devrait suffire amplement pour la légitimité d’un référendum québécois. 

La règle reconnue par la plupart des acteurs politiques québécois et canadiens — 50 % + 1 — demeure donc parfaitement légitime. Mais, en pratique, une majorité trop courte pourrait s’avérer difficile à gérer, tant pour sa reconnaissance internationale que pour la négociation avec le Canada des modalités de la sécession. 

Si le Canada, s’appuyant sur l’avis de la Cour suprême, devait refuser de reconnaître une majorité insuffisamment «claire au sens qualitatif», sans paraître pour autant manifestement déraisonnable ou de mauvaise foi, le Québec n’aurait d’autre choix que d’aller chercher une majorité plus forte dans un nouveau référendum (après avoir changé sa loi qui lui interdit de tenir plus d’un référendum sur une même question durant la même législature). 

Troisième sophisme 

Une déclaration d’indépendance (sans négociation de bonne foi) serait reconnue, sinon par le Canada, du moins par la communauté internationale, en raison soit du droit d’autodétermination des peuples, soit du principe d’effectivité. 

D’aucuns, dont le nouveau Mouvement pour une élection sur la souveraineté (MES) qui a demandé au P.Q. sa reconnaissance comme club politique, pensent que la meilleure façon de faire l’indépendance serait par la force, par un coup d’État réussi brisant l’ordre constitutionnel québécois et canadien par une simple déclaration unilatérale d’indépendance faite par le gouvernement et une majorité de députés à l’Assemblée nationale (représentant ou non une majorité d’électeurs). Le PQ ou une coalition de partis indépendantistes prendrait le pouvoir et déclarerait l’indépendance. Ce serait simple et efficace, mais à la condition que le gouvernement du Québec devenu ainsi indépendant puisse faire respecter le nouvel ordre des choses par l’ensemble des Québécois partout sur le territoire québécois, ainsi que par le gouvernement canadien et par les tribunaux québécois et canadiens, de même que par les États étrangers avec qui le Québec est en relation, c’est-à-dire principalement les États-Unis, l’Angleterre et la France. 

Mais il faut bien voir que, s’appuyant toujours sur l’Avis de la Cour suprême, le Canada refuserait de reconnaître une telle déclaration d’indépendance, ce qui rendrait fort improbable toute reconnaissance internationale, comme le cas du Monténégro vient de nous le révéler. 

Cette façon de procéder s’appuierait sur le principe d’effectivité connu en droit constitutionnel, en vertu duquel une situation illégale à l’origine finit par être reconnue si elle dure suffisamment longtemps, c’est-à-dire s’il devient évident que « l’usurpateur a acquis le contrôle effectif du territoire » (voir l’étude du professeur Woehrling pour la commission Bélanger-Campeau et sa mise à jour pour le gouvernement Parizeau, en 2002, vol.2, livre 2, p.73). 

Cette voie d’accession à l’indépendance ne peut réussir que si les deux conditions suivantes sont réunies : d’abord il faut qu’une large majorité de Québécois l’accepte et consente à s’y soumettre, et que les autres puissent y être contraints par la force, c’est-à-dire par la police du nouvel État; ensuite, il faut que le Canada et la communauté internationale respectent le nouvel ordre établi, puis, avec le temps, consentent à le reconnaître — c’est-à-dire que le Québec devra être capable, au besoin, de faire respecter militairement le contrôle effectif de son territoire. 

Nous sommes convaincus qu’une majorité de Québécois refuserait de se laisser entraîner dans l’illégalité et dans la longue et pénible période d’incertitude et de «turbulences», tant économiques que politiques, qui résulterait inéluctablement d’un tel procédé inadmissible dans une État de droit. 

Ceux qui prétendent pouvoir se passer de la légalité en invoquant la légitimité de leurs prétentions indépendantistes s’appuient sur un prétendu droit du peuple québécois à l’autodétermination en vertu du droit international. 

Or, selon le droit international actuel, le droit des peuples à l’autodétermination ne signifie le droit à l’indépendance que pour les peuples colonisés par les puissances impériales ou opprimés par l’État dont ils font partie et dans lequel ils constituent des minorités nationales privées d’une autonomie raisonnable. Pour les autres peuples, le droit à l’autodétermination signifie seulement le droit à l’autonomie interne. Or, même si le Canada s’est rendu coupable de nombreuses injustices envers les Canadiens français du Québec et des autres provinces, il est loin d’être évident que les Québécois pourraient être reconnus internationalement comme peuple opprimé par le Canada. 

Fort heureusement toutefois, la Cour suprême du Canada a interprété le droit constitutionnel canadien comme reconnaissant à toute province le droit de sécession, de se séparer du Canada pour devenir un État indépendant, si telle est la volonté claire d’une majorité claire de ses citoyens, exprimée par un référendum suivi de négociations de bonne foi préalablement à l’entrée en vigueur de la sécession et à une déclaration d’indépendance. Le gouvernement et l’Assemblée nationale du Québec ont d’ailleurs reconnu «l’importance politique» de cet Avis de la Cour sur le droit de sécession du Québec, dans la Loi du 30 mai 2000 sur l’existence des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec. 

Étrangement, l’anthropologue Claude Bariteau nie l’existence d’un droit constitutionnel de sécession, seul le droit des peuples à l’autodétermination fonderait le projet de souveraineté du Québec (Pour sortir de l’impasse référendaire, Montréal, Les Intouchables, 2005, p.171). Pourtant, il constate, à la page 182, que « le Canada est un des rares pays à reconnaître une sécession et à s’être doté d’un mécanisme à cette effet ». 

Par ailleurs, il nous paraît bien inutile de rechercher notre voie vers l’indépendance en fouillant l’histoire d’anciennes républiques soviétiques comme l’Ouzbékistan, le Kirghizstan ou la Lituanie, ou celle des anciennes provinces yougoslaves, ou encore d’envier le processus consensuel si simple qui sépara la Tchéquie et la Slovaquie. Le droit constitutionnel canadien, tel qu’interprété par la Cour suprême du Canada en 1998, nous évite tous ces tourments : notre voie est toute tracée et balisée. Arrêtons de bouder notre bonheur et mettons nous résolument à la tâche de réussir notre voyage vers l’indépendance en suivant l’itinéraire indiqué, et sans brûler les étapes ! 

Il nous faut par conséquent et malheureusement conclure que le congrès que le PQ a tenu en juin 2005 s’est trompé en adoptant la section 1.2.5 du programme qui engage le PQ à « déclarer la souveraineté du Québec et à donner des effets immédiats à celle-ci en posant [...] une série de gestes de souveraineté nationale au lendemain du référendum ». Comme le prochain congrès national ne doit avoir lieu qu’en 2009 en vertu des nouveaux statuts, il faudrait convoquer le plus tôt possible un congrès spécial ou faire adopter les modifications nécessaires par un vote postal de tous les membres.  

***

Le Devoir, Montréal, Édition du samedi 13 mai 2006 

Manifeste pour une approche réaliste
de la souveraineté –
 

Pour en finir
avec certains sophismes (3)
  

L’ultime sophisme La normalité nationale: Les nations normales sont souveraines. Or, le Québec est une nation. Donc le Québec devrait normalement être un État souverain. 

Est normal ce qui est conforme au type le plus fréquent, à la majorité des cas, à «ce qui doit être», à ce qu’est l’état habituel des choses. 

Dans le monde, il y a plus de nations qui cohabitent dans un même État qu’il n’y a de nations souveraines, plus d’États plurinationaux que d’États constitués d’une seule nation. L’État-nation n’est pas plus la norme que ne l’est l’État multinational. Ni l’un ni l’autre n’est anormal. 

La nation se définit comme un «groupe humain, généralement assez vaste, qui se caractérise par la conscience de son unité et la volonté de vivre en commun» (Le Grand Robert). La nation est une communauté d’individus réunis par un même sentiment d’appartenance et un vouloir-vivre-ensemble, des individus qui ont la conscience de former un tel groupe et la volonté politique de le perpétuer. 

La nation a généralement, dans des degrés variables, deux caractéristiques fondamentales, l’une qui est ethnique (et qui procède d’une langue, d’une culture, d’une histoire communes, fondant le sentiment d’appartenance), et l’autre qui est civique (qui procède d’un vouloir-vivre-ensemble comme société politique). Le projet d’une nation québécoise souveraine a comme assise première la volonté des Québécois de langue française de se donner un État complet pour perpétuer au mieux leur existence comme société principalement de langue française. Il s’agit bien là d’un projet fondé sur l’ethnicité, sans laquelle il n’y aurait pas de projet. Mais le projet n’est pas, ne se veut pas ethnocentrique, centré exclusivement sur lui-même : par sa dimension civique il rejoint et inclut les minorités nationales qui cohabitent avec la majorité. 

Ce projet d’une nation civique québécoise rassemblant les diverses entités nationales et ethno-culturelles qui composent le Québec est en voie de réalisation, il n’est pas achevé. Ce n’est pas servir ce projet que de prétendre faussement qu’il est déjà réalisé. En réalité, c’est fondamentalement pour que ce rêve devienne réalité qu’une majorité de Franco-Québécois souhaitent que le pays-Québec-province devienne un pays souverain, indépendant. Car le nationalisme (nation-building) canadien fait obstacle au nation-building québécois, comme d’ailleurs notre propre inconscience nationale. 

Il peut être souhaitable pour une nation de se constituer en un État homogène, unitaire, plutôt que de faire partie d’un ensemble multinational, une union de diverses nations formant un même État (unitaire ou fédératif). L’opportunité d’un tel choix dépend de facteurs multiples (historiques, linguistiques, culturels, économiques, politiques, propres à chaque nation). 

S’il est fréquent que des nations aient choisi de se constituer en États souverains plutôt que de s’associer à d’autres dans la conduite de leurs affaires — justement dans l’espoir de maîtriser davantage les conditions de leur existence nationale et de leur avenir collectif, pour le meilleur et pour le pire — il est courant que des nations n’aient pas voulu ou n’aient pas pu se constituer chacune en État souverain, parce qu’elles n’en avaient pas la force requise, ou le courage, ou simplement le désir, préférant affronter le monde en union avec d’autres nations plutôt que seules. 

Les unes sont-elles pour autant normales et les autres, anormales ? Nous ne croyons pas qu’on puisse le prétendre. L’argument de la normalité est un sophisme démagogique qu’il faut chasser du débat démocratique.  

Conclusion 

Après une victoire référendaire et une négociation de bonne foi, de part et d’autre, sur les modalités de la sécession et de la transmission des pouvoirs, dans un délai raisonnable (disons un an), le nouvel État souverain du Québec naîtrait avec l’accord du Canada et la reconnaissance de la communauté internationale. 

La mauvaise foi du Canada ou du Québec serait normalement sanctionnée par la communauté internationale, celle du Canada rendant légitime une DUI et la reconnaissance graduelle du nouvel État par la communauté internationale, facilitée d’ailleurs par l’Avis de la Cour suprême du Canada à cet égard. 

Voilà, comme l’a dit Louis Bernard, comment on peut faire «correctement» l’indépendance du Québec. 

Bref, le Québec deviendra indépendant lorsque telle sera la volonté clairement exprimée d’une majorité suffisante de Québécois. Et les indépendantistes feraient mieux de s’employer à construire cette majorité, d’abord en inspirant la nécessaire confiance à leurs concitoyens, plutôt que de s’évertuer à passer outre par quelque voie détournée et de se chamailler pour savoir qui a trouvé la meilleure astuce. Que d’énergie ne perdons-nous pas en chimères, folles illusions, fausses pistes et fantasmagoriques échéanciers ! 

La seule façon de faire avancer le projet souverainiste c’est de convaincre. Claude Bariteau le reconnaît dans l’ouvrage déjà cité (p.169) : « Dans tous les cas de sécessions, les promoteurs du pays doivent [...] relever un double défi. Le cas du Québec n’y échappe pas. Ce double défi consiste à obtenir un soutien solide du peuple québécois et à convaincre le Canada de négocier un accord de sécession à défaut duquel les promoteurs devront s’en remettre aux États tiers pour faire reconnaître le Québec comme État souverain ». 

Pour convaincre, les souverainistes se doivent d’être vrais, cohérents, réalistes. Ils doivent faire aimer la perspective d’un Québec indépendant, être eux-mêmes «aimables». Cesser de faire peur en jouant les matamores purs et durs. Car ce qui fait peur aux gens, ce n’est pas tant l’indépendance, que les excès des indépendantistes. 

Si beaucoup de jeunes ne s’intéressent plus à la politique dans leur pays et se passionnent plutôt pour la politique mondiale, c’est peut-être qu’ils en ont marre d’un certain discours nombriliste, québécois ou canadien, discours qui semble se complaire à tourner en rond et qui n’a pas su proposer un projet de société, un projet d’avenir apte à intéresser, à enthousiasmer les jeunes. N’est-ce pas le constat qu’ont fait les trois jeunes députés péquistes qu’on baptisa « les trois mousquetaires » ? 

N’oublions jamais qu’il n’y a pas de stratégie valable pour l’accession du Québec à l’indépendance qui ne tienne compte de sa forte dépendance économique envers les États-Unis et le Canada, et que nous devrons compter sur leur bonne volonté et leurs bonnes dispositions pour maintenir notre appartenance à l’ALENA. Cela exigera une bonne dose de modestie et de diplomatie, dans laquelle les fanfaronnades ne devraient avoir aucune place. 

Le cheminement vers l’indépendance ne doit pas être une course d’obstacles, un sprint final, une compétition gagnée à l’arraché ou par un nez. Il ne s’agit pas d’une épreuve olympique mais d’une marche, une longue marche à travers le temps et nos espaces diversifiés géographiquement et culturellement, une longue marche qui n’est pas une errance mais qui suit avec constance et détermination un itinéraire judicieusement choisi et rigoureusement respecté tout en tenant compte des accidents de parcours, des contingences, des conjonctures, une marche progressant d’étape en étape réalistes, un long cheminement vers l’unité, la cohésion, la solidarité, bref vers une patrie commune et aimée parce que juste envers chacun, vers une nation accueillante pour tout le monde et ouverte sur tout le monde, un Québec solidement et patiemment édifié, pierre par pierre, mais sans démesure déraisonnable défiant les dieux et la réalité, en somme un Québec construit et achevé dans l’harmonie et un vouloir-vivre-ensemble fondé sur la reconnaissance des droits individuels et collectifs des citoyennes et des citoyens de cet État de droit reconnaissant et reconnu, fondement même de la maison commune où il fera bon vivre le plus librement, le plus fraternellement et le plus justement possible. Car l’avenir nous appartient si nous décidons enfin d’assumer nos responsabilités collectives, d’accomplir nos devoirs de citoyennes et de citoyens lucides et solidaires, à la fois avec réalisme, ferveur et persévérance. 

Enfin ne nous laissons pas distraire de notre objectif par les chants anciens de nouvelles sirènes. Un Québec maître de sa destinée tout en continuant de faire partie d’un Canada fort et toujours plus centralisé, ce n’est même pas une option fédéraliste, c’est une incongruité, une chimère. Entretenir cette illusion, que l’histoire a si souvent démentie, n’est pas seulement une grave erreur, c’est trahir la réalité. En cette matière, tous les beaux risques seront toujours éphémères, malgré toute la bonne volonté qu’on puisse y mettre. On ne doit pas se satisfaire des belles paroles et des bonnes intentions de Stephen Harper à la recherche d’une majorité parlementaire. Dans son célèbre discours de Québec, le chef conservateur a pris l’engagement de ne pas utiliser le pouvoir fédéral de dépenser dans des champs de la compétence exclusive des provinces sans l’accord de la majorité d’entre elles. Mais c’est précisément un tel accord qui a permis à Trudeau de modifier la Constitution du Canada et d’imposer au Québec une importante diminution de ses pouvoirs malgré l’opposition de notre Assemblée nationale. Vingt-cinq ans plus tard, on ne propose toujours pas de remédier à la Loi constitutionnelle de 1982 ni de reconnaître le Québec dans sa spécificité nationale. Certes les bleus sont mieux que les rouges pour pratiquer un fédéralisme plus respectueux de l’autonomie des provinces, mais les Québécois ne doivent pas se bercer d’illusions et se laisser endormir par la perspective d’une légère embellie dans les pratiques fédérales, alors que l’espoir d’un nouvel arrangement constitutionnel, d’un «new deal», est toujours aussi irréaliste. 

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*Ont cosigné ce texte : Marc Brière, juriste, Jacques Beauchemin, sociologue, Jean-Roch Boivin, conseiller politique de René Lévesque et Lucien Bouchard, Philippe Cousineau-Morin, étudiant en science politique à l’UQAM, Claude Jasmin, écrivain, Guy Lachappelle, politologue, Henry Milner, politologue et James Walkins, administrateur.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 8 mai 2007 14:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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