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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Paul BRODEUR, “Culture et saturation.” in ouvrage sous la direction de Georges Leroux, CULTURE ET LANGAGE, pp. 79-138. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH, Ltée, Cahiers du Québec, no 11, 1973, 286 pp. Collection: “Philosophie”. [Autorisation accordée par Jean-Paul Brodeur le 21 septembre 2009 de diffuser toutes ses publications en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[79]

Première partie
Culture et critique

Culture et saturation.”

Jean-Paul BRODEUR

1. Peut-être serait-il opportun, avant de commencer d’aligner mes phrases, de fixer quelle est la limite de mon ambition, en les produisant. (1) Je ne réclame pas, pour qualifier mon discours, des prédicats tels que ceux de scientificité ou de démonstrativité. Faisant alterner des analyses très circonstanciées, avec des hypothèses très générales, mes propositions se maintiendront, tantôt en-deça, tantôt au-delà du niveau de généralité que l’on doit requérir pour reconnaître qu’une proposition est scientifique ou démonstrative (en un sens suffisamment précis de ces derniers termes, pour qu’il soit encore expédient de les conserver dans le vocabulaire théorique). Je crois par ailleurs qu’un volontarisme de la scientificité — qui ne doit d’aucune façon être confondu avec le vœu général d’une rigueur — constitue actuellement l’une des illusions les plus bouffonnes de la philosophie et de quelques sciences humaines. (2) Les réflexions que je vais présenter sont, d’une seconde façon, bien dans l’air du temps. Je n’en revendique donc pas la nouveauté. Elles poursuivent un effort pour dresser ce que j’ai appelé ailleurs un répertoire du malentendu, A dont l’ampleur se révèle telle qu’elle paraît entraîner, selon des résultats obtenus dans des travaux beaucoup plus élaborés que les miens, une dislocation de la culture. B (3) J’ignore encore la portée réelle des remarques que je vais faire. Encore ici, le défaut viendra [80] de ce qu’il y a peu ou trop. Peu : il ne manquera pas de sembler que l’objet-texte que je décris a été par moi élu, à cause de ma certitude qu’il était exactement adonné à vérifier des hypothèses qui antécédaient tellement la description, qu’elles dictaient le choix de son objet. Aussi singulier dès lors, que l’hypothèse qu’il est censé appuyer, l’objet-texte décrit en marginaliserait la validité. Trop : il se peut aussi qu’à l’inverse, on croit que les quelques caractères que j’attribuerai à l’objet-texte analysé sont constitutifs de la nature même du produit d’écriture et qu’ils appartiennent donc à tous les textes. Mais il sera évidemment à craindre que l’universalité des caractères proposés n’aura été acquise que par leur banalité. Eu égard à ce troisième type de critique, j’aimerais dire ce qui suit. Pour le cas où l’on trouverait trop singulier l’objet-texte présenté, je m’estimerais comblé que l’on ne se contentât point de formuler un constat de déviance et qu’on voulût l’appuyer par des recherches empiriques qui nous montrent que le produit culturel contemporain ne possède pas les caractères présents dans celui que je décris. Quant à ceux qui trouveraient que mes remarques tendent vers le truisme, — et parmi lesquels on pourrait peut-être me trouver — je ne les prierai que de penser avec suite les conséquences de ce truisme. (4) Dernier avertissement, enfin : ce texte ne s’adressant pas à des spécialistes des problématiques du langage, ceux-ci trouveront que beaucoup d’espace est accordé à la discussion de notions, à certains égards élémentaires.

2. Ces réflexions sont le fruit de diverses expériences, parmi lesquelles on peut privilégier des expériences d’enseignement. Pour celui qui s’intéresse aux processus de communication, l’enseignement pourrait être homologué au « terrain », si cher à certaines écoles de sociologie et d’anthropologie. Or il est un premier fait duquel ne peut manquer de s’étonner l’enseignant et c’est l’écart grandissant qui sépare l’information transmise de l’information effectivement reçue. Cette déconvenue est cependant si coutumière à l’enseignement qu’elle ne saurait maintenant engendrer un véritable ébranlement. Le désarroi viendra plutôt de ce que l’enseignant, constatant à quel point les contenus transmis accentuent la désintégration de tout ce qui pourrait ressembler à une organisation conceptuelle chez l’enseigné, en viendra à trouver heureuse sa première déception et à souhaiter que le rapport de l’information reçue sur l’information transmise ne s’accroisse pas. C’est de cette résignation et de la situation qui l’engendre qu’il faut tenter de rendre compte.

[81]

J’écarte tout de suite une hypothèse, d’une oppressante simplicité : une soudaine dépression, soit dans la qualité des destinataires de l’enseignement, soit dans la qualité des enseignants. De façon plus générale, nous dirons que toute hypothèse qui s’emploie à réduire le chaos culturel contemporain à l’insuffisance abstraite d’un groupe ou d’une population — quels qu’ils soient — ne fait que redoubler le chaos par ce qui en est le corrélât subjectif : la panique. En second lieu, nous allons suggérer que le privilège accordé aux différentes catégories de la qualité — qualité morale : la valeur ; quiddité conceptuelle : les contenus de culture ; fonctionnalité sociale, économique ou politique : la polarité aliénation/libération ; — dans notre approche de la culture est partie prenante dans notre impuissance à en penser certains des aspects les plus opérants. Une première rectification de notre appareil conceptuel s’imposera donc, selon laquelle nous dirigerons notre attention aussi vers les catégories de la quantité et sur laquelle nous reviendrons dans les pages qui suivent. On y dira que cette rectification est insuffisante si elle ne s’accompagne d’une modification importante de notre conception de l’unité linguistique de base, dans le procès de communication, à savoir, la phrase. [1]

Je vais d’abord y aller de cette première rectification dans notre façon d’aborder la culture. Je ferai cependant précéder cette rectification d’une brève introduction sur le sens de ce terme de « culture ». La place me manquant, je devrai être très schématique. Soit, ce terme de culture. Il me semble que nous avons tout intérêt, conformément à ce que nous enseigne la logique, à distinguer le sens de ce terme, de sa référence. [2] C’est une chose de désigner dans « le monde » les objets qui constituent la réalité effective de la culture et son support matériel et c’en est un autre d’énoncer le critère qui nous fera reconnaître ces mêmes objets comme « culturels ». Or ces deux aspects de l’expression [82] « culture » sont presque toujours confondus, d’où l’incertitude d’une méthodologie des sciences de la culture.

Pour ce qui est du sens — de l’usage — du terme « culture » il doit, pour l’essentiel, être déterminé par son couplage avec le signifié du terme « nature », qui lui est complémentaire et avec lequel il entre dans une opposition significative. Il nous faut cependant être ici d’une extrême prudence et rappeler (1) que nous sommes à la recherche d’un critère, pour désigner comme culturels des objets mondains et (2) que notre analyse se maintient actuellement au niveau du sens — de l’usage — du terme « culture ». En d’autres termes : la réalité effective des référents empiriques de ces deux termes « culture » et « nature » est provisoirement suspendue, et leur distinction n’implique que la différence des signifiés — pour une pratique du langage —, et non une façon de dualisme au plan des objets. Or il est facile de montrer, qu’au niveau sémantique où nous nous situons, le terme de culture n’opèrerait même pas s’il n’était pris dans son opposition avec celui de nature. Soit, par exemple, le cas extrême de quelqu’un qui, croyant s’opposer à nous, dirait « tout est culture ». A — Ou bien ce locuteur affirme quelque chose qui pourrait être traduit ainsi : (1) « Contrairement à ce que vous pensez, on ne peut dichotomiser l’être en deux régions correspondant d’une part à la nature, d’autre part à la culture », ou encore, de façon plus concise (2) « rien ne correspond à la distinction nature/culture ». Dans les deux variantes de ce premier message, ce locuteur nous transmet une information déterminée. B — Ou bien, on s’interdit de traduire le message transmis en utilisant, ne serait-ce qu’au plan du discours, la polarité nature-culture, auquel cas, le message est incompréhensible, « tout est culture » étant du type même logique que « tout est aumale » et autres expressions qui contiendraient un terme nouvellement créé et dont on ignorerait le réseau de relation, ou rigoureusement tautologique « tout est culture » = « la culture est la culture » (type logique : « tout est être »). Les traductions données en B doivent être écartées car il est manifestement faux que le message transmis par l’expression « tout est culture » soit incompréhensible ou tout simplement tautologique. Quant aux traductions données en A, qui semblent rendre compte de la valeur d’information du message, elles présupposent toutes deux l’opposition sémantique nature/culture. Or, que le terme de culture présuppose cette opposition nature/culture était précisément ce que nous devions montrer.

[83]

L’opposition dans laquelle nous avons replacé le terme de culture, n’est encore que verbale. Quels sont les critères qui régissent l’application de ces termes de nature et de culture ? Notre recherche, nous l’avons dit, n’est pas d’essence mais d’usage. L’un des usages les plus répandus du mot « culture » est celui par lequel il réfère à ce qu’on désigne aussi sous le vocable d’humanités classiques. De celui qui a des « lettres », on dira qu’il est « cultivé ». Cet usage apparaît aujourd’hui bien restrictif mais il nous renvoie à une origine qui se laisse repérer à l’époque de la Renaissance, et qui peut encore nous instruire.

D’abord, l’étymologie : le terme de culture apparaît vers 1420, dans le vocabulaire de la Renaissance, sous les traits d’une métaphore. Il est en effet emprunté au latin cultura, qui provient lui-même du verbe colere. Ce verbe a deux sens : (1) sens propre : pratiquer, s’occuper de. C’est un verbe transitif qui est employé avec des termes comme « champ », « jardin », en position d’objet direct. Notre mot d’agriculture a été formé sur ce premier modèle, (agri-culture : s’occuper des champs) ; (2) sens figuré : les mêmes sens, mais le verbe est employé métaphoriquement avec des mots comme « vertu », « arts », « principes », en position d’objet direct. Une première remarque : l’évolution des emplois du terme « culture » consistera à substituer à sa désignation originelle d’une opération sur la nature, celle des résultats de cette opération qui, sous la forme de produits de culture ont peu à peu constitué une matérialité seconde, concurrençant la nature elle-même.

Le terme de culture s’introduit donc à la Renaissance, et d’abord en son sens figuré : il désignera une pratique des arts, et de façon plus précise celle des arts du discours, la grammaire, la rhétorique et la dialectique. Le terme « humanités », par lequel on réfère encore aujourd’hui aux différentes disciplines littéraires, tire son origine d’un terme argotique étudiant par lequel on désignait, à la Renaissance italienne, un certain groupe de professeurs dits, « humanista » ou humanistes. Ce mot « humanista » était obtenu en ajoutant le suffixe « ista », au qualificatif commun des disciplines que ces professeurs enseignaient : grammaire, rhétorique, poétique, histoire et morale. Et c’est ce qualificatif commun — humanus — qui doit nous intéresser. Très souvent, on l’énonçait au comparatif. Les renaissants avaient en effet accoutumé de distinguer ces disciplines dont la pratique amenait l’homme à réaliser sa nature — elles le [84] faisaient homme (homo) — et ces autres disciplines dont la pratique lui accordait un surcroît d’humanité. Et ce sont ces disciplines, par lesquelles l’homme ajoutait à son humanité que l’on se mit, transférant à la cause un prédicat de l’effet, à qualifier d’humaines ou encore de « plus humaines » (humaniora) et qu’enseignaient les humanistes. C

Je ne suis pas loin de penser que les deux polarités que nous a révélées cette très brève analyse — polarité du donné et de sa pratique, du côté de l’opération et polarité de l’égal et du surcroît (de l’ajout) du côté des résultats de l’opération — suffiraient à engendrer la plupart des couples par lesquels on peut donner sens à l’opposition nature/culture. Il suffirait pour cela de faire varier les différents axes sémantiques sur lesquels sont étendues nos polarités, ou de faire varier la force de nos oppositions. La polarité du donné et de sa pratique pourrait ainsi varier, par exemple, entre un degré minimum : le donné et sa reproduction, un degré maximum : le donné et sa destruction, en passant par un degré moyen : le donné et sa transformation. Celle de l’égal et du surcroît est susceptible de la gradation suivante :

(1) opposition : chose/terme
(1) opposition : chose/produit
(1) opposition : chose/substitut (ersatz, artefact)
(1) opposition : chose/déchet.

Contrasté avec ceux qui le suivent, l’écart entre la chose et le terme est minimal : on pourrait n’y voir qu’un ajout épistémologique. C’est d’une même chose que l’on peut dire (1) qu’elle est étendue et (2) qu’elle est plus haute qu’une autre. Ces deux énoncés diffèrent cependant sensiblement : le premier attribue à la chose une propriété dont il n’est pas contradictoire d’affirmer qu’elle la possède en elle-même (indépendamment du sujet qui l’affirme), alors que le second la pose comme le terme d’une (relation de) comparaison. Or il n’y a de comparaison, qu’effectuée par l’acte d’un sujet qui rapporte une chose à une autre et, ce faisant, les pose toutes deux comme termes. Il serait contradictoire de concevoir l’existence de ce rapport indépendamment de l’acte du sujet qui le noue. Provisoirement, nous dirons qu’il en est ainsi de tous les rapports (celui de domination, par exemple), qui ressortissent donc tous à la polarité de la chose et [85] du terme. La question devra être reprise ailleurs. L’introduction de cette première opposition de la chose et du terme, n’est cependant pas le fruit d’une volonté de compliquer les choses : il est fondamental d’équilibrer une définition par trop physicaliste de la culture — culture = un ensemble d’effets matériels — en y incluant la catégorie de la relation. En clair : la culture est au moins autant un ensemble de rapports (sociaux et autres) qu’un ensemble de produits. Dernière note, enfin : par « produit » nous entendrons toujours, produit humain (fait par l’homme). Si nous ne le faisions et s’il existait quelque chose qui ressemblât à un démiurge — un Dieu — on devrait définir le monde comme sa culture.

Étendus maintenant sur les axes de la temporalité et de la modalité, nos polarités pourraient se traduire par celle du permanent (de l’origine) et du transitoire ou celle du nécessaire et du contingent. Je ne me leurre évidemment pas sur le caractère très sommaire de cette rapide déclinaison des divers cas de l’opposition nature/culture et je suis prêt à accorder qu’elle gagnerait beaucoup à être rigorisée. Je ne pense cependant pas que cet affinement y apporterait aucune modification de fond.

On pourrait voir un indice de la justesse de notre analyse dans le fait suivant. L’énoncé du projet d’une critique de la culture ne nous frappe pas, prima facie, par son absurdité. Or qu’il en soit ainsi, présuppose une caractérisation de la culture qui, pour l’essentiel, ne s’écarte pas de celle que nous avons proposée. En bref, il n’y aurait pas sens à critiquer la culture, si on devait renoncer à l’espoir de la changer. Or on devrait manifestement renoncer à cet espoir, si la culture constituait un « ordre des choses » fixe, semblable par exemple, au système solaire [3] au lieu d’un ensemble de produits et de rapports modifiables.

[86]

Maintenant que nous sommes en possession de quelques schémas de critères, nous pouvons passer à la désignation de ce qui dans l’univers des faits empiriques constituerait des faits ou des objets culturels. Et, à cet égard, il nous faudrait distinguer entre, au moins, deux sortes de faits ou d’objets culturels : les faits culturels que j’appellerai O-objectifs et ceux que je nommerai S-objectifs. Cette terminologie inhabituelle n’a pour but que de nous empêcher de faire une confusion, que l’on verra mieux quand nous aurons donné des exemples de faits ou d’objets appartenant à nos deux classes.

Appartiennent à la classe des faits objets culturels O-objectifs, tous ces faits ou objets qui satisfassent aux critères précédemment établis — en gros : ils excroissent le donné (ajout) et ils sont engendrés par la pratique d’un sujet humain — et qui ont en plus le prédicat de la matérialité extérieure. On peut les regrouper en deux grands ensembles. (1) De façon générale, on dira qu’appartient à cette classe la totalité des produits, qui, à une époque donnée, et pour une communauté déterminée sont issus d’une pratique de transformation. [4] (2) De façon plus quintessenciée : la totalité des marques signifiantes, ou encore de la substance d’expression, que l’on peut repérer à une époque donnée. Un exemple : dans la mesure où le signe écrit constitue encore la marque la plus usitée pour consigner le sens, on dira que la totalité des textes existant à une époque donnée et pour une communauté déterminée constitue un référent O-objectif du terme « culture » pour cette époque et cette communauté. Cet ensemble est plus quintessencié que le précédent dans la mesure où, couplé à l’intervention d’un sujet, il peut générer le précédent. Les textes [5] constituent en effet trois sous-ensembles : (A) ceux qui ne font que représenter un état de choses existant : je les appellerai indifféremment des cartes ou des tableaux. (B) Ceux qui nous donnent les moyens conceptuels ou rhétoriques, pour le cas où il s’agirait de modifier l’agir humain, de réaliser un état de chose qui n’existe pas encore : je les nomme : plans, programmes, ou encore formules. (C) Ceux qui constituent en eux-mêmes un état de chose : [87] ce sont les inscriptions. Les lois, règles et en général les institutions n’ont de réalité sociale que dans la mesure où elles sont inscrites. On voit comment, selon cette répartition, l’ensemble général des produits matériels est par définition dérivable des sous-ensembles (B) et (C) — plans, programmes et inscriptions — auxquels s’ajoute une pratique socialisée. (Ceci s’avère à mesure que l’on s’approche des sociétés industrialisées, et donc, de la plupart des sociétés occidentales.)

Les faits et objets que je range dans la classe des faits et objets culturels S-objectifs sont constitués par ce qui apparaît comme le corrélât subjectif des faits et objets de la classe précédente. Ils résideront indifféremment en un certain nombre d’habitudes, de comportements, de façon d’encoder l’expérience (schémas de pensée et d’interprétation) et de représentations, (valeurs, idées, etc.). On voit pourquoi j’utilise l’expression « S-objectifs » pour qualifier ces faits : par désir d’éviter tous les malentendus qui seraient engendrés par le qualificatif de subjectif que l’on pourrait leur attribuer et qui, trop souvent est perçu comme l’indice d’un défaut de réalité. Ce qui émarge au sujet [6] n’est pas moins réel et objet de discours que le reste.

La classe des faits S-objectifs se distingue de la précédente par un autre caractère. Alors que la classe des faits O-objectifs est une classe totalisante — elle subsume tous les faits qui sont susceptibles d’y entrer — la classe des faits S-objectifs est obtenue à partir d’une sélection parmi la totalité des faits O-objectifs qui définissent objectivement la culture et dont seule une partie infime, est diffusée suffisamment pour régler des comportements ou constituer un code commun.

Il existe une troisième classe de faits culturels, que l’on peut répartir pour ce qui est de son existence effective — perceptible — à diverses instances des deux précédentes et qui cependant mérite une mention à part. Il s’agit des divers rapports ou relations qui organisent un univers culturel. Le problème des relations est notoirement difficile et nous ne pouvons lui réserver le traitement qu’il mérite. Pour l’essentiel, le problème consiste en ceci. Soit un rapport de [88] domination entre A et B. On pourrait dire qu’il se manifeste par certains comportements de A envers B et vice-versa, qu’il engendre chez l’un et l’autre certaines représentations etc. Mais peut-on le réduire à ces manifestations empiriques ou psychiques et sinon, quelle existence lui accorder ? Provisoirement, et pour pouvoir continuer d’opérer dans ce texte, nous allons effectuer la réduction du rapport à ses manifestations, tout en sachant à quel point elle est précaire.

Cette conceptualité minimale ayant été mise en place, nous procéderons à cette première rectification que nous annoncions précédemment. Il ne serait pas tout à fait faux de dire qu’en philosophie et dans beaucoup de disciplines et sciences humaines (par ex. en psychanalyse), la culture a surtout été pensée dans son essence abstraite — on a tenté d’en déterminer la quiddité — et, comme on confondait souvent l’analyse du concept de culture avec la désignation des référents du terme « culture », dans ses référents S-objectifs dont on s’employait ensuite à décrire le contenu (description de représentations ou de comportements). Dans les deux cas, traversant la culture au profit de son sens ou de ses contenus subjectifs, on manque ce qui est présupposé à toutes ces analyses, à savoir, le fait brut de la culture, dont la massivité saisit quiconque porte son enquête vers l’ensemble des faits que nous avons qualifiés d’O-objectifs (les produits et les signes). Or penser la factualité de la culture, c’est avant tout, comme nous venons de le suggérer, penser la culture dans les catégories de ses manifestations empiriques — événements et lieux —, dans son existence matérielle et dans sa masse : c’est donc la poser comme un processus quantitatif, dont il faut tenter de mesurer l’ampleur.

Il est par ailleurs important de voir que la masse ou quantité culturelle, conformément à une distinction préalablement établie est double. On trouve d’une part, et de façon peut-être plus immédiate, la masse des faits qualifiés plus haut d’O-objectifs. Par exemple, la masse des livres, journaux, revues et autres collections de marques. Mais on ne saurait négliger d’apprécier avec autant de soin la quantité des faits culturels S-objectifs, qui est une fonction directe de la masse des marques (O-objectives). À la multiplication des marques répondent celles des contenus de sens qu’elles portent. C’est surtout cette dernière qui va maintenant nous requérir. Le vœu général d’une appréhension de la culture comme un processus quantitatif, [89] n’est pas en soi innovateur. Il constitue le fond de l’approche des théoriciens de l’information. Par ailleurs, l’affirmation du caractère extérieurement composite — multiple — de notre culture constitue maintenant un lieu commun de la réflexion. Mais à part les travaux entrepris par ceux qui se réclament de la théorie de l’information et outre la remarque très générale qu’énonce la phrase précédente, l’approche quantitative a donné lieu à assez peu de recherches explicites — qui quittent le niveau de l’énoncé général pour tenter de voir comment ce dernier est réalisé dans des objets particuliers — .

Pour produire autre chose que des constats généraux, l’approche quantitative doit, à l’instar de la théorie de l’information, se compliquer de quelques hypothèses et autres énoncés théoriques qui lui permettent de spécifier ses énoncés. L’opération la plus immédiate à laquelle puisse donner lieu une approche par la quantité est un dénombrement. [7] Celui-ci produit un certain nombre de types discrets (culturèmes), qui constituent autant de patrons d’occurrence. On peut dresser la liste de ces culturèmes, ou encore les aligner en une série disjonctive comme celle qui suit :

[ (Ex) C1 (x) . (Ex) C2 (x). (Ex) C3 (x) …… (Ex) C (x) ].
[ (x) : x E P] . [ (xp ) : C1 (x) V C2 (x) V C3 (x) …… Vh Cb (x) ]

L’interprétation, assez simple, de cette formule est la suivante : il existe un culturème de type Cl, un culturème de type C2, un culturème de type C3 etc., tous ces culturèmes font partie de l’ensemble P et tous les culturèmes faisant partie de l’ensemble P sont ou bien du type C1, ou bien du type C2, ou bien du type C3 …….. ou bien du type Cn. En abrégé : l’ensemble culturel (la culture) P est constitué par les culturèmes C1 ? C2, C3 …….. Cn et rien que ceux-là. Une telle série produit la description sémantique d’une culture, que l’on doit à tout prix distinguer de sa description effective (vraie ou fausse). Ceci est facile à apercevoir : soit, pour prendre un exemple fictif, parce que trop simple, une culture qui posséderait les culturèmes [90] « Dieu » « Vie » et « Mort ». Une chose est de noter la présence de ces culturèmes [(Ex) « Dieu » (x). (Ex) « Vie » (x) etc ...] Autre chose est de découvrir lesquels de ces culturèmes sont effectivement liés par cette culture dans des énoncés normatifs (par ex, « Dieu est la Vie » / « Dieu est la mort »). Clairement : deux cultures peuvent être identiques dans les culturèmes qu’elles possèdent et différentes par la combinaison qu’elles en font.

Cette première opération de dénombrement effectuée, plusieurs autres sont possibles. On peut :

(1) Énoncer les propriétés formelles de ce dénombrement. La série constituant la description sémantique d’un ensemble culturel contemporain se distinguerait à cet égard par son extrême étendue.

(2) Établir une statistique des occurrences de marques exprimant un culturème déterminé.

(3) Passer de la description sémantique à la description effective. C’est à ce point que nous aimerions faire une seconde rectification, que l’on devra coupler à la première. Par définition, la description sémantique d’une culture nous présente son lexique. Quant à la description effective, nous avons déjà suggéré qu’elle avait pour objet les énoncés — les phrases — que produit une culture donnée. Or il est une conception de l’énoncé qu’il nous faut absolument révoquer. Que ce soit en philosophie, pour laquelle, à peu d’exceptions près, la phrase constitue la représentation-tableau d’un état de fait, ou pour la linguistique saussurienne, pour laquelle la phrase doit être conçue comme un procès syntagmatique, c’est-à-dire comme un assemblage de termes contigus, la phrase est toujours profilée dans un espace à deux — le tableau — ou à une seule dimension — le syntagme, qui trace une ligne. E Nous aimerions montrer, à l’aide d’un exemple, qu’il est impérieux pour une théorie de la culture de renoncer à penser l’énoncé sur le seul modèle de la séquence, pour le concevoir essentiellement comme une hiérarchie de niveaux et comme une profondeur. Plutôt que d’expliciter cette dernière proposition — elle ne doit pas s’entendre, par exemple, comme si l’énoncé avait une structure de surface et une structure profonde —, nous allons l’illustrer par la description d’un objet-texte.

4. L’objet-texte que nous avons choisi d’analyser a pour titre « L’Engendrement de la Formule » et fait partie d’un recueil de textes assez récents. F Le thème explicite semble en être (1) une réflexion [91] quasi-épistémologique sur le programme et sur certains des concepts fondateurs d’une discipline inaugurée : la sémanalyse et (2) une pratique de sa méthode sur un texte de P. Sollers (Nombres). Avant de nous livrer aux deux opérations — dénombrement/hiérarchisation — que nous avons précédemment annoncées, nous aimerions faire une remarque d’ordre méthodologique. Le terme d’objet-texte est par nous introduit pour attirer l’attention sur une double exclusion. Nous voulons d’abord nous abstenir de soulever aucune question portant sur la valeur de vérité — sur la validité — des thèses avancées dans le texte analysé. [8] Si, en second lieu, on entend par la saisie du sens d’un texte, sa mise en correspondance avec ce qui ressemblerait à l’intention de son auteur, la réserve que nous formulions sur les questions portant sur la valeur de vérité du texte s’étend aussi aux problèmes que soulèveraient son sens. C’est cette réduction du texte à un ensemble public et autarcique de signes graphiques qui le pose comme objet-texte.

4.1 La première opération — le dénombrement — est tout à fait élémentaire : elle consiste d’abord à faire le relevé de l’occurrence d’un certain nombre de marques (de signes) et ensuite à dresser un inventaire des classes différentes dans lesquelles on peut les répartir. Les marques dont les occurrences ont été relevées sont, de façon générale, celles dont le signifié réfère, immédiatement ou médiatement, à un objet qui peut être qualifié de culturel, d’après les critères précédemment établis. L’inventaire obtenu est le suivant : il est constitué de classes assez peu homogènes.

4.11. Ensembles culturels.

On peut, d’une première façon, la plus générale, regrouper un certain nombre des marques contenues dans l’objet-texte selon les ensembles culturels (les cultures) dans lesquelles s’insèrent ces marques elles-mêmes, (les idéogrammes chinois par ex.) ou leur signifié. Soit :

[92]

1. La culture arabe : renvoi à la grammaire de la langue arabe.
2. La culture chinoise : présence d’idéogrammes chinois dans le texte, citations du Tao-To King.
3. La culture égyptienne : référence à l’écriture hiéroglyphique.
4. La culture grecque :
- présence de mots grecs dans le texte.
- citations de Platon
- renvoi au Néo-Platonisme.
5. La culture indienne :
- citations des Védas, de Bhartrhari, du Vakyapadiya
- analyse de la langue sanskrite.
6. La culture iranienne :
- mention d’un auteur iranien
- renvoi à la mythologie iranienne.
7. La culture judaïque :
- plusieurs renvois à la Cabbale
- mentions de la langue hébraïque.
8. La culture latine :
- citations latines
- étymologies.
9. La culture pré-colombienne :
- paragraphe sur l’arithmétique des Mayas.
10. La culture des Indiens d’Amérique du Nord :
- mention d’une façon de compter particulière aux Tarahumaras (Tribu du Sud-Ouest des États-Unis).

On mentionne par ailleurs les Assyriens et les Chaldéens. Nous n’avons pas cru bon d’ouvrir une classe pour y ranger les renvois à des ensembles culturels pouvant être rangés en gros sous l’étiquette « culture occidentale postérieure à l’Antiquité gréco-latine », la fréquence des occurrences de marques pouvant être rangées dans cette classe étant trop élevée.

4.12. Nous avons redistribué les marques précédentes dans des classes un peu moins générales : les langues explicitement citées et les classes d’origine sous lesquelles peuvent être regroupées les citations.

[93]

4.121. Langues citées

On peut noter la présence (1) du sanskrit (sphota, dhvani, arka, ataptatanuh, sita, usas, sukrasadman, citra, sarvadhatuka, ardhodatuka, sutra) (2) du grec (semeiotikè, analusis, aperion, aleteia, keios, idein, nous, ousia) (3) du latin (citations latines, étymologie) (4) de l’anglais (on cite Wittgenstein en anglais. [9] Aussi, un titre en anglais de Peirce), (5) de l’allemand (citation de Freud, titre d’une œuvre de Freud (Traumdeutung) ) (6) du russe (titres d’articles russes) (7) du chinois (idéogrammes). (8) On utilise par ailleurs le symbolisme logico-mathématique. (9) Sans citer dans ces langues, on mentionne l’hébreu, l’arabe et les hiéroglyphes égyptiens. (10) Le texte est écrit en français.

4.122. Origine des citations

Les citations proviennent (1) de l’Inde, (Les Vedas, Bhartrhari, Panini, Vakyapadiya), (2) de Chine (le Tao-To King), (3) de Grèce (Platon et Aristote), (4) du Judaïsme (Spinoza), (5) d’Allemagne et d’Autriche (Leibniz, Freud, Wittgenstein), (6) de France (Mallarmé, Artaud, Lacan), (7) des États-Unis (Chomsky).

4.13. Régions épistémologiques

Thématiquement, la région épistémologique qui constitue le lieu explicite du texte est celle de la sémiologie (dans sa variante proprement kristevienne : la sémanalyse). La discussion va cependant se dérouler dans un espace beaucoup plus ample que celui de la seule sémiologie. En fait, on foulera les régions épistémologiques suivantes : (1) les sciences positives (astronomie et physique. Elles sont seulement invoquées), (2) les mathématiques (théorie des nombres, théorie des ensembles, géométrie), (3) la logique (logique mathématique), (4) la philosophie (le matérialisme dialectique, etc.), (5) la psychanalyse, (6) la linguistique (phonologie du cercle de Prague, linguistique saussurienne, linguistique transformationnelle), (7) poétique, (8) théorie politique.

4.132. Concepts marqués

Corrélativement à ces incursions dans diverses régions épistémologiques, on trouve un certain nombre de concepts marqués. Un concept [94] marqué comporte un renvoi explicite — parfois implicite — à son contexte d'origine et peut difficilement être appréhendé sans la connaissance de ce contexte d’origine. Dans beaucoup de cas, ce concept n’est pas encore devenu un concept technique reçu par une communauté scientifique. Dans d’autres cas, concepts techniques et concepts marqués coïncident. Je me suis borné à relever, de façon non-exhaustive, un certain nombre de concepts marqués. Soit, donc, la liste suivante :

Concepts marqués

langue, sens saussurien du terme
signe saussurien
écriture (Derrida)
dissémination (Derrida)
logocentrisme
nombres imaginaires
nombres irréels
groupes de Galois
idéaux de Kummer
idéaux de Dedekind
infinitif homérique
infinitif védique, indo-iranien
spirale hégélienne
triade hégélienne
pyramide hégélienne
typus heideggerien
biffure heideggérienne
cadran heideggerien
réduction phénoménologique
castration

4.14. Finalement, nous avons relevé à l’intérieur de l’objet-texte dont nous nous sommes occupés, les occurrences des noms propres suivants. S’il apparaît plus d’une fois, un nom sera suivi d’un chiffre, [95] mis entre parenthèses, qui indique le nombre minimal de ses occurrences (il se peut que ce nombre soit en réalité plus élevé). Remarquons que notre procédure, si l’on excepte la compilation du nombre des occurrences ne diffère en rien de l’établissement d’un simple index.

NOMS PROPRES

Abel

Dante (2)

Lucrèce (2)

Amud Al Sobh

Dedekino

Mallarmé (10)

Apres j an

Derrida (3)

Mao Tsé Toung

Aristote (3)

Descartes (3)

Marx

Artaud (9)

Eliade

Miller

Bachelard

Euclide

Nerval

Badiou (3)

Freud

Nietzsche

Bataille (2)

Galois

Panini

Benveniste (2)

Goethe

Peirce

Bhartrhari (3)

Granet

Platon

Biardeau

Greimas

Pottier

Bloomfield

Grevisse

Pythagore

Cauchy

Harris

Renou

Cherbury

Heraclite (2)

Roussel

Chomsky

Jakobson

Rimbaud

Corbin

Kappers

Sacery

Kummer

Saumjan

Kurylowicz

Saussure (3)

Lacan

Serres (3)

Lautréamont (5)

Soboleva

Lees

Sollers

Leibniz (8)

Stein

Vuillemin

Wittgenstein (2)


[96]

Le total est d’au moins soixante-deux noms propres différents et d’au moins 135 occurrences, si l’on tient compte des répétitions.

4.2. Nous avons introduit le terme d’index, à dessein, en terminant le paragraphe précédent, afin de pouvoir ouvrir le bref commentaire que nous ferons à cette opération de dénombrement, en discutant une objection qui pourrait nous être faite. Au vrai, il s’agit moins d’une objection que d’une minimalisation de ce qui est effectué par cette opération de dénombrement : le simple établissement d’un index. Nous sommes en réalité tout prêt à admettre que ce que nous avons appelé l’opération de dénombrement n’aboutit, à toute fin pratique, qu’à dresser un index, mais nous contestons que cet aveu entame l’intérêt qu’il peut y avoir à se livrer à de tels dénombrements. Et nous avons plusieurs raisons de penser que des recherches, que l’on pourrait qualifier d’indexicologiques, présentent un intérêt certain.

A — Une raison de principe d’abord : personne ne conteste l’intérêt croissant que peut recéler l’application de l’informatique (des ordinateurs) au traitement des textes. L’emploi des ordinateurs semble, pour l’instant, particulièrement ajusté à l’établissement d’index et de lexiques. Mais on a vite fait de remarquer qu’un index, dès que l’on peut être assuré de sa systématicité et de son exhaustivité, peut révéler de façon spectaculaire les diverses matrices (concepts, idéologies, et autres) d’où sont issus, pour une discipline, l’ensemble des textes, qu’elle a produits à une époque donnée. De ceci nous donnerons un exemple plus loin. Qu’il suffise de dire, au niveau du principe, qu’on ne voit pas pourquoi des études indexicologiques seraient révélatrices quand elles auraient pour objet les « grands textes » qui jalonnent l’histoire de diverses disciplines et qu’elles seraient d’intérêt moindre, dirigées sur des textes contemporains.

Des dénombrements explicites, s’ils étaient effectués et réfléchis, auraient l’avantage immédiat de spécifier la trop grande généralité, des propositions sur l’intertextualité, en nous permettant d’initier le geste par lequel s’accomplit toute science : la notation des différences. En effet, les textes diffèrent très sensiblement les uns des autres, eu égard à l’utilisation explicite qu’ils ont de la masse des textes écrits. Voyons cela.

On peut contraster à l’index des noms propres qui apparaissent dans le texte de Kristeva, ceux de trois œuvres que nous avons [97] choisies au quasi-hasard, le Tractatus Logico-Philosopbisus de Wittgenstein, le Cours de Linguistique générale de Ferdinand de Saussure et Syntatic Structures de Noam Chomsky.

1 — Tractatus :

Darwin

Mauthner

Frege (18)

Newton

Hertz (3)

Occam (2)

Jules César

Russell (29)

Kant

Whitehead (2)

2 — Cours de linguistique générale

Bopp

Grimm

Osthoff

Schmidt

Broca

Hirt

Paul

Sievers

Curtius

Kuhn

Pictet

Trombetti

Diez

Lerner

Pott

Whitney

Gallieron

Muller

Schleicher

Wolf

3 — Syntactic Structures

Bar-Hillel

(Markov)

Bloomfield

Jespersen

Fowler

Lounsbury

Goodman

Lukoff

Hall

Mandelbrot

Harris

Pike

Harwood

Quine

Hjelmslev

Shannon

Hockett (4)

Simon

Jakobson

Weaver

Wells


[98]

On pourrait faire un grand nombre de remarques sur les différences qui existent entre ces divers index. Contentons-nous d’en faire quelques-unes.

(1) L’ampleur du domaine couvert par l’index du texte de Kristeva est beaucoup plus considérable — plus du double, dans les cas de Saussure et Chomsky et cinq fois plus étendu, eu égard à Wittgenstein — que celle des trois autres textes qui ont pourtant constitué, chacun dans leur domaine, un point tournant pour la théorie. Le texte de Wittgenstein est à cet égard le prototype d’un texte à champ de sédimentation étroit (texte, dont on pourrait dire qu’il effectue une coupure). Par contraste, le texte de Kristeva se rapprocherait d’un collage de textes déjà produits.

(2) Par rapport à Kristeva, et peut-être aussi à Wittgenstein si l’on s’en tient à l’énoncé des noms, les index de Saussure et surtout celui de Chomsky présentent une homogénéité assez remarquable. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de linguistes qui discutent — presqu’exclusivement dans le cas de Chomsky — avec d’autres linguistes. Les renvois de Kristeva au contraire, font intervenir des champs épistémologiques très diversifiés, comme nous l’avions déjà remarqué.

(3) L’index du Tractatus contraste avec celui des trois autres textes en ce qu’il présente des écarts de fréquence tels (18 Frege et 29 Russell contre 12 mentions pour le total des autres noms de l’index) que l’on peut en induire avec une probabilité assez grande, un rapport d’influence. La fréquence d’occurrence, assez égale, des noms cités dans l’index de Syntactic Structures [1 ou 2 mentions par nom avec l’exception de Hockett (4)] indique plutôt une connaissance générale de l’état des recherches dans le domaine où travaille Chomsky qu’un net rapport d’influence. On pourrait dire la même chose pour Saussure.

(4) Des renvois aux pages où apparaissent les noms cités dans l’index de Syntactic Structures révéleraient que la pratique d’écriture de Chomsky est très différente de celle des trois autres auteurs : à une exception près [10], je crois, les noms propres interviennent hors du texte, dans des notes au bas des pages. Le texte lui-même, à n’en [99] considérer que les marques expresses, serait écrit tout entier au « premier degré » [11].

J’arrête ici l’énoncé de mes remarques : elles suffisent à montrer que l’indexicologie — un index n’étant rien d’autre que la marque la plus explicite de l’intertextualité, — pourrait constituer un champ de recherche, riche en surprises et en différences pour peu que l’on voudrait l’aborder de façon empirique, c’est-à-dire, en abandonnant la rédaction de programmes pour l’examen effectif des textes.

Si les différences sont grandes entre les index de textes qui sont produits dans une période qui est relativement la même — un cinquantenaire — que dirons-nous de celles, spectaculaires, qui surgissent à la comparaison de textes produits à des époques très différentes. C’est à ce sujet que nous allons livrer les exemples promis plus haut des travaux accomplis avec l’aide d’ordinateurs car ils révéleront par contraste, la singularité de notre culture. Dans sa « Courte Introduction aux relations de la philosophie avec l’informatique » G, André Robinet cite deux travaux en cours, qui intéressent directement notre propos, ne serait-ce que par la formulation qu’il emploie pour les décrire. Le premier travail, réalisé au Centre

d’études médiévales de Louvain par Jacqueline Hamesse porte sur les citations d’Aristote que l’on peut dénombrer dans les textes philosophiques produits au Moyen-Age. « Les 4,000 citations d’Aristote, nous dit Robinet, sur lesquelles repose toute la philosophie médiévale seront ainsi cataloguées, référées avec précision au texte original et abordables en tous sens pour les consultations à venir » (P. 245). Le second travail, entrepris à Grenoble, s’est donné la même tâche avec cette fois, les 55,000 citations du Dictionnaire Historique et Critique de Bayle (1697).

Deux choses sont dignes de mention dans ces projets. La première est la formulation de Robinet pour présenter le projet de Louvain : si la philosophie médiévale repose sur quelques 4,000 citations d’Aristote, qui ne voit pas l’intérêt d’en dresser le catalogue, d’en faire l’index, et qui ne voit pas l’opportunité d’accomplir des travaux similaires pour des œuvres contemporaines, ne serait-ce que pour vérifier si la citation y joue le même rôle — l’autorité — que dans le texte médiéval.

[100]

La seconde des choses qui doit nous requérir est la montée en flèche du nombre des citations qui font l’objet des travaux précités. Cette montée en flèche — de 4,000 à 55,000 — en même temps qu’elle indique l’étendue de la croissance du corpus des textes dans lesquels pouvaient respectivement puiser les médiévaux et à l’époque classique, Pierre Bayle, trace aussi la limite de notre ambition lorsque nous nous faisons l’avocat de la poursuite de recherches de nature indexicologique pour l’époque contemporaine. Il faut s’arrêter, en effet, pour souligner vivement le sentiment d’absurdité qui nous envahirait à l’énoncé de tout projet qui se croirait autorisé à réduire le fond dans lequel puise la théorie contemporaine à quelques dizaines de milliers ou même à quelques centaines de milliers de citations tirées d’un seul ou de quelques auteurs, car dans ce sentiment d’absurdité se révèle, de façon crue, la distance qui nous sépare de la période médiévale et même de celle de Bayle.

Cette distance ne se réduit pas à un seul écart quantitatif, qui est tel, que l’on devrait le considérer comme entraînant une mutation de nature, mais elle recèle aussi une profonde métamorphose de structure. Le type de rapport sur lequel repose le projet de Louvain est celui qui s’établit entre d’une part, une pluralité d’auteurs et d’autre part, une seule source, ou autorité que tous ces auteurs exploitent. Le rapport qui lie Bayle à ses sources est rigoureusement inverse : il s’agit en ce cas d’un compilateur unique — figure de l’encyclopédiste futur — qui puise à une grande variété de sources. L’époque contemporaine se caractérise en ce qu’elle doit progressivement écarter la possibilité d’instituer un rapport dissymétrique — plusieurs — » un, un —> plusieurs — pour lui substituer une relation dont les deux termes sont eux-mêmes pluriels. L’étendue de l’acquis — à laquelle Bayle déjà était sensible — d’une part, et l’accélération folle du processus de production, d’hypothèses et/ou des connaissances d’autre part, réclament pour être appréciées des équipes multiples de compilateurs. On prévoit, par ailleurs, que ces équipes ne suffiront bientôt plus à la tâche, à moins que l’on ne révise de façon drastique les mécanismes de transmission du savoir existant.

5. Si nous devions en rester à de seules opérations de dénombrement, il n’est pas sûr que l’interprétation des résultats qu’elles produisent — les index — ne rencontrerait pas une difficulté insurmontable dans la multiplicité des significations que l’on peut attribuer à ce qui s’est révélé comme étant la caractéristique de base de ces index, à [101] savoir leur grande étendue (complexité). On pourrait, par exemple, voir dans la dizaine d’ensembles culturels auxquels il est fait allusion dans le texte de Kristeva, l’indice d’un décloisonnement culturel de l’Occident, ou celui d’un processus de mondialisation des diverses cultures jusqu’ici régionalisées. Quant à la diversité des régions épistémologiques représentées dans ce même texte, elle pourrait à son tour connoter l’idée d’interdisciplinarité.

De telles interprétations, nous semble-t-il, sont au mieux, prématurées et il ne serait pas, de seconde façon, tout à fait faux de penser qu’elles peuvent servir à masquer ce qui nous paraît être un problème autrement sérieux et qu’à défaut d'autre terme, nous nommerons celui de la « saturation culturelle ». Dit autrement, il est loin d’être sûr que tous ces processus hypothétiques de décloisonnement culturel n’engendrent que des effets bénéfiques. Il est encore moins certain qu’ils puissent s’accomplir en s’épargnant l’épreuve d’une crise majeure, dont il faudrait tenter d’indiquer ce qu’elle pourrait être. Et pour ce faire, nous devons compliquer notre première opération de dénombrement, d’une seconde opération dite de hiérarchisation. Il apparaîtra alors à quel point est problématique le passage depuis la juxtaposition simple d’un certain nombre d’entités au sein d’une liste (d’un index), à leur articulation au sein d’énoncés.

Nous avons dit, en effet, qu’un dénombrement, ne nous fournissant qu’un lexique, était impuissant à nous renseigner sur les liaisons effectives qui étaient opérées dans le texte culturel et par lesquelles, seules, il se réalisait comme discours — ensemble ordonné d’énoncés porteurs de messages — . Or une grande partie de nos problèmes viendra de ce que l’énoncé est régi par une double syntaxe dont les lois ne sont pas toujours accordées : 1) un premier type de syntaxe, proprement linguistique et qui se déploie sur un tracé horizontal et 2) un second type de syntaxe que je qualifierai de culturel, et qui organise l’énoncé selon une verticale.

Tout ceci peut paraître assez obscur et c’est pourquoi je donnerai deux exemples tirés du texte de Kristeva, et qui montreront qu’il n’y a là rien que de très simple.

Exemple 1

Soit cette phrase, qui apparaît en p. 355, de « L’Engendrement de la formule ».

[102]

« Comme chez Dante, dont Sollers analyse la logique « la femme est cette traversée de la mère, de la langue maternelle (de l’interdit majeur) vers la vision (à l’inverse d’Oedipe) vers le feu que l’on est. C’est elle qui conduit à la vue au-delà du visage et des corps répétés. »

Il est possible, croyons-nous, de donner une double représentation de cette phrase. D’une part on en peut donner une analyse grammaticale ou propositionnelle orthodoxe. On peut aussi, d’autre part, être attentif à une espèce de mise en palier qui s’instaure au sein de la phrase, des diverses médiations à travers lesquelles se révélerait un objet. On en donnerait alors la traduction suivante :

« Kristeva parle de Sollers, qui parle de Dante, contrastant ce que ce dernier affirme de la femme-Mère, au cas d’Oedipe, qui est à la fois le nom d’un personnage de Sophocle qui, le créant, s’inspirait d’un mythe qui (...) et d’une problématique de la psychanalyse freudienne [12] qui baptisait un complexe du nom d’un personnage de Sophocle qui... » [13]

[103]

La représentation graphique complète de cet énoncé aurait alors à peu près cet aspect :



[104]

Exemple 2

Soit ce second exemple, où le processus de superposition est encore plus explicite. Kristeva cite un passage du texte qu’elle commente (Nombres de Sollers, 1.29) et fait suivre cette citation d’un commentaire assorti d’une note au bas de la page que nous reproduirons et qui consiste elle-même en une citation qui se prolonge de deux références. (p. 337).

"…………………..  (Kristeva cite Nombres 1.29)
Placé dans des séquences subordonnées à une principale qui manque, entouré d’accumulations de verbes transitifs ou sans objets, l’imparfait reprend le rôle des phrases nominales que nous avons noté plus haut, et avec lesquelles d’ailleurs, il consonne[14]

L’expansion complète de ce dernier texte prendrait cet aspect :

« Kristeva commente Sollers en citant Renou qui commente Panini et nous renvoie à Hirt, lesquels font tous deux la théorie du Sanskrit qui est une langue dont on use pour parler de l’extra-linguistique (les « choses »). »

[105]

Usant de la même méthode de la représentation graphique que dans l’exemple précédent :



6. Il nous faut maintenant commenter quelque peu cette profondeur de l’énoncé. On commencera de voir ce que nous entendons par l’expression de « Saturation culturelle », que nous avons introduite plus haut.

Notre première remarque aura la forme obligée d’une hypothèse : celle-là qui affirme voir dans cette polynivellation de l’énoncé théorique contemporain, un de ses traits les plus généralement accusés. Dans une mesure de plus en plus appréciable, l’énoncé théorique contemporain constitue un système explicite et réciproque de renvois ordonnés. Faute d’avoir pu faire une vérification adéquate de cette [106] proposition avec le lecteur, nous ne pouvons que la lui soumettre comme une hypothèse, en l’engageant de la mettre à l’épreuve sur les textes. Il va de soi que le nombre des niveaux sur lesquels s’étagent les énoncés peut être très variable.

On peut par ailleurs croire que la proportion des énoncés qui constitueront des systèmes explicites de renvois devra aller en augmentant puisqu’elle n’est à certains égards que la contrepartie de la spécialisation croissante et caractérise l’évolution de la recherche scientifique, cette spécialisation faisant que se rétrécit comme une peau de chagrin le champ des phénomènes où le chercheur travaille de quasi première main. [15]

Avec notre seconde remarque, nous tenterons de commencer à soulever quelques-uns des problèmes que cause la profondeur de l’énoncé. Le premier de ces problèmes vient de ce que la chaîne des renvois est très éloignée d’être composée de maillons transparents. Montrons cela, encore une fois, par un exemple. Kristeva appuiera l’une de ses thèses sur l’autorité de Mallarmé : voici le texte de Kristeva et sa citation de Mallarmé, (p. 308).

« Or lorsque la lecture reconstitue cet abîme du géno-texte c’est la bibliothèque qui, obliquement, y participe. Pour Mallarmé, ce travail de mise à jour du géno-texte, se présentait comme un devoir critique, une archéologie, une rétrospective : (Vient le texte de Mallarmé que nous citons dans sa version kristévienne.) « Toute invention ayant cessé, le rôle critique de notre siècle est de collectionner des formes usuelles et curieuses nées de la Fantaisie de chaque peuple et de chaque... tout est rétrospectif » (Exposition du Louvre, op. cit. p. 683- 84) ».

Or quel n’est pas notre étonnement de trouver dans Mallarmé, dans un texte qui s’intitule « Exposition de Londres » et non « Exposition du Louvre » l’original qui suit :

« ... toute invention ayant cessé, dans les arts décoratifs (nous soulignons) à la fin du siècle dernier, le rôle critique de notre siècle est de collectionner les formes usuelles et curieuses nées [107] de la Fantaisie de chaque peuple et de chaque époque. Quant à l’industrie, qui est la préoccupation visible de ce temps, son but actif et généreux sera la multiplication populaire de ces merveilles célèbres ou uniques enfouies longtemps dans quelques résidences héréditaires. Tout est rétrospectif ». (Mallarmé, Exposition de Londres, Pléiade, p. 683-84).

Ce cas de malcitation, relativement anodin du point de vue de l’exégèse mallarméenne, prend valeur d’indice d’un problème qui ne laisse pas d’être troublant pour une théorie de la profondeur de l’énoncé. Si le défaut de transparence de la chaîne des renvois va jusqu’à l’altération physique du texte (suppression matérielle d’un certain nombre de marques dans une citation) H, quelle ne sera pas l’opacité du discours indirect (A dit que...) qui constitue la forme la plus courante de la structuration verticale de l’énoncé et qui s’augmente des interventions/interférences de chacune des subjectivités nouvelles qui font partie du réseau qu’il instaure. Nos reformulations naïves :

« B parle de K qui parle de S qui parle de D... » devraient plutôt sénoncer sur le mode :

« B parle d’un K’ qui parle d’un S” qui parle d’un D’”... »

En d’autres termes : le K de B est brouillé au degré 1, le S de K est brouillé 1 pour K et au degré 2 pour B qui l’appréhende au travers d’un K déjà brouillé de degré 1, pour lui B ; quant au D de S, il sera brouillé pour 1, pour S, pour deux, pour K qui le voit à travers S et pour 3, pour B qui doit percer K et S, pour arriver jusqu’à lui. Le risque devient alors grand que la chaîne des médiations s’épaississe au point de constituer un obstacle de belle densité à la perception de l’objet auquel il s’accroche. Les prismes peuvent être de plomb.

Dernière remarque sur ce sujet : on peut dès lors soupçonner à quel point est travaillé par une radicale contingence ce à quoi l’on réfère habituellement par les vocables de « devenir de l’Esprit », « Culture » et autres expressions de même farine, et qu’on serait parfois tenté de réduire à une suite d’actes de communication ratés, si l’on ne reculait devant l’outrance de cette thèse.

Le paragraphe précédent a argué de l’opacité de la chaîne des sédiments pour indiquer le risque d’occultation de l’objet du discours, que comportait l’établissement d’une telle chaîne. Cet alinéa-ci se [108] propose de suggérer qu’il y va, plus profondément, de la nature même d’une telle chaîne, d’engendrer des effets de voilement. On nous permettra une brève incursion en grammaire transformationnelle.

Soit les trois phrases suivantes :

(1) Ce petit garçon préférera plus tard les petits garçons aux petites filles.

(2) Ce petit garçon que sa mère habille en petite fille, préférera plus tard les petits garçons aux petites filles.

(3) Ce petit garçon, que sa mère, qui aime se vêtir en homme, habille en petite fille, préférera plus tard les petits garçons aux petites filles.

Et soit maintenant les définitions suivantes I :

Dl : les syntagmes [16] A et B forment une construction emboîtée si A est totalement indu dans B, avec un élément non-nul à sa gauche dans B et un élément non-nul à sa droite, encore une fois, à l’intérieur de B. Dans l’exemple (2), « que sa mère habille en petite fille » est emboîté dans la phrase totale qui constitue l’exemple (2). D2 : on dira de plus que le syntagme A est auto-enchâssé dans B, si A est emboîté dans B et si, de plus, A est un syntagme de même type que B. Dans l’exemple (3), le syntagme « qui aime se vêtir en homme », est emboîté dans le syntagme « que sa mère (A) habille en petite fille » et de plus, A et B sont de même type : des relatives. On dira donc que A est auto-enchâssé dans B.

Peut-être aura-t-on déjà perçu où nous voulons en venir : les reformulations que nous avons données, du texte de Kristeva et qui ont la forme générale,

« K parle de S qui parle de D qui parle.... » constituent des exemples-types de construction auto-enchâssée. Que l’on fasse maintenant intervenir quelques-uns des résultats obtenus par Chomsky, et on pourra commencer de donner un contenu plus identifié à notre idée de saturation culturelle. Ces résultats sont les suivants. Chomsky a trouvé : (1) que des emboîtements répétés contribuent à rendre une phrase inacceptable (non-perçue), (2) que l’auto-enchâssement contribue de façon plus radicale à l’inacceptabilité [109] et (3) que les constructions dites « à multiples embranchements » sont d’acceptation optimale (un exemple de ce type de construction est donné par une phrase telle que « Kristeva, Sollers, Dante et Freud parlent de la Mère », et qui, on le voit, ne consiste qu’à aligner une suite de signifiants, Kristeva, Sollers, Dante...) sans les lier par une autre structure que cette simple juxtaposition.

S’il est vrai, donc, comme nous le croyons, qu’une proportion croissante des énoncés contemporains ont la forme de constructions auto-enchâssées, les résultats obtenus par Chomsky nous donneraient à penser que l’acceptabilité de l’énoncé théorique contemporain devient de plus en plus problématique et que le discours à multiples embranchements, dont l’exemple-limite est donné par l’index — simple ensemble de termes juxtaposés — occupera une place de plus en plus privilégiée dans notre culture. Ces conséquences, dont seule la formulation peut paraître hétérodoxe n’ont rien pour nous surprendre. On pourrait dire, en d’autres termes : notre futur sera plutôt celui du compilateur et de l’archiviste que celui de l’inventeur, plutôt celui du lexicographe, que celui du prosateur.

La notion d’acceptabilité que nous avons introduite plus haut, doit être précisée. Nous le ferons à l’aide d’un exemple, particulièrement révélateur. Le type même, en effet, de la phrase « inacceptable » pourrait être illustré par l’exemple suivant : « le fils de la femme de l’unique frère de mon grand-oncle paternel est malade » qui, remar- quons-le, est structuré par une série d’auto-enchâssements. Cette inacceptabilité peut être triplement caractérisée. De façon intuitive, on dira que la phrase précédente est inacceptable de ce qu’on n’arrive pas à percevoir — ou très difficilement — à quel objet elle réfère (i.e. au père du locuteur, dans notre exemple). De façon plus sophistiquée — qui connote le champ de l’informatique — on dira qu’il y a ici un échec à la communication : l’information (le message) encodée n’est pas, ou difficilement, perçue (i.e. « mon père est malade »). Par implication, on ajoutera que ce type d’inacceptabilité est relatif à un sujet décodeur de message et pour lequel certains de leurs véhicules sont inacceptables.

D’où un premier sens à l’expression de saturation culturelle : le seuil au-delà duquel un accroissement du réseau emboîté des médiations que déroule un énoncé, a pour résultat de pulvériser le message que cet énoncé veut transmettre. Cette dernière proposition devrait [110] évidemment faire l’objet d’un grand nombre d’ajustements, que nous devrons nous résoudre à faire ailleurs. Pour ce texte-ci parons au plus pressé :

(1)  — Rappelons d’abord que le concept de saturation est un de ceux qui sont le plus propres à engendrer une façon de frustration épistémologique. Ce concept est en effet essentiellement descriptif d’une situation caractérisée par le plafonnement d’une courbe de croissance et par son allongement sur l’horizontale d’un graphique, alors que l’on attendrait une explication de ce phénomène, que le concept se limite à décrire. La démarche de Solia Price J, dans Science Since Babylon est à cet égard caractéristique. Price prévoit une saturation prochaine de la production scientifique sur la base des propriétés reconnues de certaines courbes statistiques, de s’infléchir après avoir représenté un indice de croissance déterminé. Nulle explication n’est cependant amenée de ce phénomène.

(2)  — J’ajoute maintenant que le seuil dont il a été plus haut question ne doit d’aucune façon être conçu comme une ligne dont on pourrait tirer avec précision le fil, sous la forme d’une règle absurde, du genre « au-delà de trois emboîtements, l’énoncé n’est plus acceptable ». Il s’agit plutôt d’une zone de profondeur variable — sensible à la différence des sujets : concevoir le mouvement à travers un Galilée revu par Newton peut constituer une opération élémentaire pour un physicien et cependant l’amener à produire des énoncés parfaitement saturés pour un produit des Facultés de Lettres — où la communication menace de casser, dont on ne peut donner la mesure exacte mais dont on peut assez bien percevoir quand on l’a quittée pour entrer dans la saturation. Tenter d’évaluer — serait-ce de façon grossièrement approximative — quels seraient les seuils de saturation pour divers groupements d’individus nous semblerait une tâche épistémologique à certains égards urgente : on pourrait penser qu’il y va de la survie de ce qui s’est cru enseignement et éducation.

(3) — Si dans sa littéralité, la notion de saturation culturelle n’est pas exempte de difficultés, elle nous semble opportune pour ce qu’elle pointe vers des phénomènes dont il faudra se résoudre à admettre qu’ils existent et qu’ils sont opérants. Un exemple : rien n’est plus instructif que de suivre les développements de l’exégèse d’un « grand auteur ». Cet examen nous laisse consternés de voir qu’une œuvre constitue un champ à la fois si exempt et si chargé de clôtures [111] qu’un ensemble d’interprètes accrédités peuvent s’accuser l’un l’autre de ne pas y habiter. Or si tel est le lot de l’exégèse, qui n’est rien d’autre qu’un décodage averti, qu’elle n’est pas l’errance de notre pratique quotidienne où l’enchevêtrement et la profusion des messages fait de nous des décodeurs affolés.

Ce dernier constat est banal et j’essaierai d’en atténuer la généralité en alignant une série de conditions qui, si elles ne sont pas respectées peuvent entraîner une déperdition de l’information et même un retournement du message. Pour certaines d’entre elles je m’inspirerai des travaux d’Umberto Eco K et d’un article que j’ai moi-même publié, où je fais des constatations assez semblables aux siennes. Le nombre de ces conditions est, à la lumière des pages qui précèdent, tellement élevé qu’on est en droit de s’étonner qu’il advienne parfois quelque chose qui ressemble à une communication. Je répartirai ces conditions en trois classes.

A — Celles qui affectent le signifiant dans ses réalisations matérielles, B — celles qui affectent, de façon simple, le signifié, et C — des conditions que j’appellerai pour faire court, récurrentes et qui affectent autant le signifié que le signifiant.

A — Conditions affectant le signifiant

(1) Une condition qui est le présupposé de toutes les autres : que le message soit physiquement perçu par son destinataire.

(2) Dans de très nombreux cas, cette condition s’applique de façon récurrente : le destinateur d’un message ayant été lui-même destinataire d’un message qu’il s’efforce de retransmettre — qu’il peut citer, par exemple — octroyant ainsi une certaine profondeur à ses énoncés, il est lui-même soumis à la condition précédente. Dans l’exemple cité plus haut, d’une citation de Mallarmé par Kristeva, il peut y avoir perception réussie de la part du lecteur de Kristeva et cependant, rupture de la chaîne qui lie celui-ci à Mallarmé, l’un de ces relais — Kristeva — étant faussé. Dans sa forme récurrente, cette condition s’applique à chacun des niveaux qui étagent la profondeur de l’énoncé, et dont le nombre augmente les risques de déformation.

[112]

B — Conditions affectant la perception du signifié (application simple)

(3) Certaines conditions ont trait à l’énoncé lui-même. Elles sont bien connues. La première est qu’il soit syntaxiquement bien formé et qu’il ait un sens et une référence suffisamment déterminés (qui ne soient pas trop ambigus).

(4) Une autre condition affecte l’énoncé et nous la formulerons ainsi : la profondeur culturelle de l’énoncé ne devrait pas excéder les seuils d’appréhension de ceux à qui ils s’adressent et, quoi qu’il en soit de cette profondeur, celle-ci ne doit pas dépasser tout seuil d’appréhension possible. Beaucoup de textes pêchent contre cette condition en instaurant une espèce de surenchère dans la superposition des grilles utilisées.

(5) Quelques conditions doivent aussi être remplies par le récepteur du message. La première est qu’il doit connaître la langue utilisée par le destinateur du message. Cette première condition peut s’entendre en son sens littéral : je ne peux lire un message rédigé en français que si je connais cette langue. Elle peut aussi s’entendre en un sens moins immédiat : parler la même langue que l’interlocuteur ne signifie pas seulement qu’on soit suffisamment familier avec les bruits qu’il émet pour y reconnaître un sens, mais implique aussi que le sens qu’on y voit ne soit pas à rebours du sens qu’il y veut mettre. En d’autres termes, destinateur et récepteur doivent non seulement avoir en commun un certain nombre de termes mais aussi un certain nombre de définitions. La discussion du socialisme par exemple, est à cet égard, la plupart du temps faussée, au Québec, ses avocats entendant par ce terme de socialisme un régime politique libérateur et la masse des récepteurs ne voyant dans ce mot que l’un des nombreux synonymes de « totalitarisme ».

(6) De façon plus générale, nous devrons dire en reprenant une idée exprimée par Eco et par nous-même dans un texte antérieur que le code utilisé par le récepteur du message doit être homogène à celui utilisé par le destinateur du message.

[113]

L’exemple donné par Eco, est assez spectaculaire pour que nous le reproduisions : la même phrase « I vitelli dei romani sono belli » peut signifier pour un décodeur utilisant l’italien « les veaux des romains sont beaux » et pour un décodeur utilisant le latin, « va, ô Vitellius, au son de guerre du dieu romain. » Cette condition qui réclame l’homogénéité du code, ne se borne pas à répéter la précédente qui réclamait le partage d’une même langue : le partage d’une même langue peut néanmoins produire des décodages aberrants. Eco cite le cas de cet italien fasciste, qui lisant la traduction italienne de « Pour qui sonne le glas » pense que Hemingway prend parti pour la Phalange de Franco. On entendra donc aussi par code, un réseau d’associations et de connotations, ainsi qu’un ensemble de paradigmes culturels ou qui émargent à la psyché propre d’un individu, qui doublent le système de la langue et qui dans beaucoup de cas finissent par le capter. La thèse de Eco, assez simple, au fond, consiste à affirmer que l’effarante diversité des sollicitations intellectuelles ou idéologiques à laquelle est soumis l’homme du XXe siècle, à la suite du déferlement des moyens de communication de masse, a amené un fractionnement sans retour de cette communauté qui s’instaurait habituellement entre un auteur et son public lecteur et sur laquelle l’auteur pouvait se fonder pour sélectionner les moyens — stylistiques ou autres — qui assuraient à son œuvre un décodage adéquat. Ne pouvant s’ajuster à un destinataire qui ne peut prévoir, le message est voué à l’errance, et la culture, dans la mesure où elle culmine dans ses marques, à la désorganisation. L

(7) Diverses conditions sont engendrées par la dimension verticale de l’énoncé. Pour le cas où les emboîtements culturels qui structurent l’énoncé n’excèdent pas ses seuils d’acceptation, le récepteur doit percevoir l’ordre qui régit ces emboîtements et être capable de s’y soumettre.

(8) Présupposée à la précédente, est cette condition selon laquelle le récepteur doit être suffisamment familier avec les membres du réseau culturel qu’instaure l’énoncé, pour pouvoir l’appréhender dans sa totalité. À prendre l’ensemble des messages qui sont couramment échangés dans la situation pédagogique, [114] on pourrait ici hasarder — en exceptant de notre calcul la médiation qui fait explicitement l’objet de l’enseignement et qu’il est normal de supposer non connue par les enseignés, — qu’il en est plus de la moitié qui ne respectent pas la condition (8).

C — Conditions affectant la perception du signifié (application récurrente)

(9) particularité de la situation culturelle de l’actuel producteur de messages étant que celui-ci s’affirme explicitement comme récepteur de messages acquis, dans l’acte même par lequel il destine un nouveau message. Nous pourrions comme nous l’avons fait pour le cas du signifiant, plus haut, énoncer à nouveau chacune des conditions de B, dont l’application est récurrente. Pour ne pas allonger indûment une liste de contraintes déjà lourde, nous nous contenterons de donner un énoncé général de récurrence. Produire l’énoncé X, doué d’une profondeur culturelle Y, le destinateur Z a dû appliquer avec succès les conditions (5) (6) (7) et (8) pour percevoir le sens d’énoncés qui, eux-mêmes respectaient (3) et (4).

(10) La condition (9) s’applique à chacun des niveaux qui constituent la profondeur d’un énoncé, dans le cas d’un énoncé poly-nivelé ainsi qu’à l’ensemble des subjectivités qui ont parti pris dans cette profondeur.

Quelques remarques en conclusion : (a) l’ensemble des conditions 1-10 n’est pas exhaustif : on pourrait en ajouter d’autres, (b) Il n’est aucune de ces conditions dont le respect s’inscrive dans le cadre d’une logique du tiers exclu : oui ou non. On peut dire, au contraire, qu’il n’est pas un acte de communication qui les respecte entièrement, de même qu’on n’en peut trouver un seul si raté soit-il, qui dans une certaine mesure, ne s’y soumette (on doit faire ici exception des cas où le canal perceptif chargé de transmettre le signifiant est définitivement obturé : par exemple, parler à un sourd, ou écrire une lettre à un aveugle), (c) Les conditions qui sont impliquées par la profondeur de l’énoncé, de même que l’application récurrente de toutes les conditions énumérées plus haut, aggravent beaucoup le [115] constat de Eco sur les risques de désorganisation que doit affronter la culture. L’acte élémentaire de communication, doit de moins en moins être défini comme une relation joignant deux subjectivités simples, mais comme un processus qui lie deux systèmes de noms propres (le terme de nom propre étant utilisé comme l’abrégé d’un ensemble singulier et ouvert de marques).

7. En serions-nous venus à une impasse ? L’ensemble des contraintes qui grèvent la réussite d’un acte de communication, paraît si lourd qu’il semble nous autoriser à ne voir dans la culture que cet immense désordre, où, d’être si totalement investies, les monades esseulées ne parviennent à se confier leur délaissement que dans le saisissement d’une commune violence. Cette conséquence que nous croyons à beaucoup d’égards légitime n’est peut-être pas inéluctable et pour le montrer, nous devrons affronter une aporie qui nous permettra de préciser davantage en quel sens nous entendons cette expression de saturation culturelle.

L’aporie pourrait être ainsi formulée : s’il est vrai qu’une suite d’emboîtements, et surtout quand ils forment une construction auto-enchâssée, abaisse l’acceptabilité de l’énoncé qui la porte, il devrait s’ensuivre que nous avons délibérément choisi de réduire l’acceptabilité de notre propre discours en allongeant la formule quasi saturée :

« K parle de S’ qui parle de D” qui parle de... » d’un

« Brodeur parle de K’ qui parle de S” qui parle de D’” qui parle de... »

L’objection n’est pas aussi décisive qu’il y paraît au premier abord. Avant d’y parer, il nous faut toutefois lui rendre sa justice. Bien que nous contestions que cette objection soit décisive — qu’elle rende vain notre effort — un souci élémentaire de cohérence doit nous amener à reconnaître que dans une mesure qui varie avec les différents lecteurs de ce texte, elle nous atteint. Le travail auquel nous nous livrons est fortement sédimenté et malgré nos efforts pour être explicite, il ne fait pas de doute que nos énoncés sont délestés d’une partie de leur sens par chacune des contraintes que nous avons posées à l’échange de l’information.

Cette admission faite, essayons de discuter l’objection. Il nous faut faire d’abord une distinction entre deux types d’enchâssements, et partant, entre deux types d’inacceptabilité. Soit ces deux exemples :

[116]

(1) Ce petit garçon, que sa mère, qui aime se vêtir en homme, habille en petite fille, préférera plus tard les petits garçons aux petites filles.

(2) Le fils de la femme de l’unique frère de mon grand-oncle est malade.

Il est assez manifeste que de ces deux phrases, c’est la seconde qui est la moins acceptable et que le défaut d’acceptabilité de ces deux phrases ressortit à des raisons sensiblement différentes. La difficulté d’appréhender la première tient à l’effort qu’il faut fournir pour faire la synthèse d’un ensemble complexe de déterminations dont la trop grande dispersion — on y parle d’un petit garçon au présent, puis au futur, et on caractérise sa mère — semble proscrire qu’on puisse les faire tenir ensemble. La résistance qu’offre la seconde peut sembler inverse : on achoppe à identifier l’unique objet auquel réfère la formule compliquée qui précède le verbe. Comme de nos deux phrases c’est la seconde dont le défaut d’acceptabilité est le plus radical, nous retiendrons dans ce premier temps de la discussion, que la construction d’énoncés que l’on présume la moins acceptable est celle qui enchaîne cet énoncé tout entier à un référent unique, dont on décrète qu’il ne doit être que l’occasion. Toute insistance de l’énoncé à être — ne serait-ce que par la longueur — n’apparaît dès lors que comme un ajournement du sens et un obstacle qu’il faut abolir pour que l’objet se montre : quand on a calculé que le référent de la phrase reproduite dans notre second exemple est le père du locuteur, on la rature pour lui substituer les mots « mon père » qui nous tiennent dans une plus grande proximité de ce référent. Or, s’il incombe au producteur d’un message de réduire la dispersion de l’information que porte ses énoncés, il n’est pas sûr que ce ne soit pas à la masse de ses récepteurs qu’il appartienne de renoncer au leurre qui est à l’origine de la position du second type — le plus radical — d’inacceptabilité.

Nous avons en effet écrit dans une note, dont nous avons souligné l’importance, que la traduction qui rendait véritablement problématique pour le succès d’une communication, une série d’enchâssements, était ambiguë. Cette traduction, rappelons-le, consistait dans le passage d’une matrice du type :

(x) « Le discours de A a pour objet le discours de B qui... » en la formule plus explicitée

[117]

(y) « Le discours de A a pour contenu le discours de B qui... » d’où l’on pouvait conjectuer une altération croissante d’un texte originel commun d’une extrémité de la chaîne à l’autre. Cette conjecture, il faut maintenant le reconnaître, reposait sur une interprétation — la plus immédiate et la plus courante — de la matrice Y : cette interprétation qui, fascinée par le sens, égale la formule « avoir pour contenu le discours de B » à cette autre, « avoir pour contenu le signifié du discours de B ». Une chaîne enchâssée qui donnerait l’exemple de cette première interprétation de la matrice Y, serait la suivante.

Soit, par exemple, cette phrase intervenant dans un ouvrage d’histoire sur les pré-socratiques :

(z) Simplicius prétend qu’Aristote a rapporté que Platon enseignait que Parménide s’était opposé à Héraclite sur la nature du premier principe.

C’est là le type même d’une chaîne qui est toute entière tirée par son ancre (la querelle de Parménide et d’Héraclite) et que sa longueur — sa profondeur — nous fera ranger parmi les moins acceptables. Mais cette interprétation de la matrice Y n’est pas la seule possible. Parler d’un discours n’implique pas nécessairement que l’on répète ce qu’il dit : on peut aussi rapporter comment il s'énonce. Dans ce dernier cas, « avoir pour contenu le discours de B » est une formule qui s’interprète « avoir pour contenu le signifiant qui porte le discours de B ». En d’autres termes, le discours de B n’est plus considéré par A comme l’un des nombreux relais qu’il doit traverser pour s’approcher d’une origine, mais il est posé en lui-même, dans ses propriétés d’expression, que, pour les contraster aux précédentes, nous appellerons formelles, et par lesquelles il peut constituer l’objet suffisant du discours de A. La complexité d’une suite d’enchâssements, comme le montreront les deux exemples qui suivent, n’apparaît plus dès lors comme décisive puisque la chaîne des renvois se bloque au premier discours dont les propriétés formelles font l’objet d’une théorisation explicite.

(u) Simplicius prétend qu’Aristote a rapporté au livre delta des Métaphysiques, que Platon enseignait que Parménide s’était opposé à Héraclite sur la nature du premier principe.

(v) Simplicius prétend qu’Aristote a rapporté, en langue grecque que Platon enseignait que Parménide s’était opposé à Héraclite sur la nature du premier principe.

[118]

On pourrait à cet égard imaginer tout un ensemble de rectifications opportunes qui transformerait notre exemple primitif, en un énoncé plus licite . Nous donnerons une dernière illustration de l’une de ces rectifications.

(w) Simplicius prétend que c’est Aristote qui a rapporté que Platon enseignait que Parménide s’était opposé à Héraclite sur la nature du premier principe.

Dans ce dernier cas, comme dans les deux précédents, ce sont certaines propriétés formelles du discours grec, distinctes de son contenu — le fait qu’un discours soit consigné dans tel livre des Métaphysiques, le fait qu’il s’énonce en langue grecque ou qu’il ait Aristote comme auteur — qui constituent l’objet privilégié du discours initial. La nécessité d’une adéquation à un référent ultime de la chaîne discursive est comme suspendue.

Il est bien assuré cependant que cette première esquisse d’une réponse que l’on pourrait faire à l’objection formulée plus haut, et qui argue de la possibilité pour un discours d’en prendre un autre, dans sa valeur d’être, comme thème explicite, au lieu de se borner à n’en retenir que la valeur de renvoi, peut ne pas apparaître entièrement convaincante ou satisfaisante. [17] Nous l’accordons. Aussi n’est-ce que de l’énoncé de son principe — que l’on pourrait formuler : une chaîne discursive profonde est d’autant plus acceptable qu’elle n’a pas sa première origine pour objet exclusif — que nous espérons tirer matière à nous faire progresser.

En effet, ce que nous avons appelé « saturation culturelle » a jusqu’ici servi à désigner la finitude d’un sujet récepteur, qui achoppait, au-delà de certains seuils, à traverser l’ensemble des médiations qui lui étaient soumises pour apercevoir le commencement qu’elles divulguaient toutes. Mais cette définition d’une saturation culturelle, dont il nous faut, d’une part, reconnaître qu’elle est subjective, puisqu’on la tire d’une impuissance du sujet, ne peut, d’autre part, que s’ériger sur le soc d’une tâche que la subjectivité s’impose à elle-même et à laquelle elle se déclare parfois inadéquate. Il n’y a, en effet, d’incapacité, que relative à un but que l’on s’est fixé.

[119]

Or c’est le préjugé à cette tâche, qui tient dans une certaine vue de ce qu’est la nature du médiat, que nous aimerions révoquer pour en venir à une nouvelle description de la saturation, dans laquelle le rôle du subjectif soit atténué. Cette conception du médiat, que nous voulons caractériser, consiste à toujours annuler la valeur d’être du médiat au profit de sa fonction. Dans un vocabulaire soucieux d’épistémologie, on dira que le médiat n’est alors conçu que comme une médiation qui commence par s’exercer, puis qui finit par s’abroger au profit d’une instance plus essentielle. [18]

Plus près de la pratique, on devrait dire, en conformité avec la conception que nous essayons de chiffrer, que le médiat n’est jamais qu’un moyen que renie la jouissance dès qu’elle advient. Dans cette perspective, il devient manifeste que toute tentative du médiat pour déborder sa fonction afin d’exhiber son être propre est perçue comme une agression. D’où nos craintes d’une dissolution du sens dans l’écheveau des médiations, et d’où, aussi, notre tristesse de voir notre rapport à la nature prendre la forme d’un exil de plus en plus lointain.

C’est cependant comme nous l’avons annoncé plus haut, notre conviction présente que ces caractérisations d’un concept de saturation culturelle comme subsumant essentiellement un échec de la subjectivité, doivent être dépassées. Les raisons en sont claires. Nous dirons, en première part, que cet échec de la subjectivité, pour autant qu’il existe, est si définitif qu’il n’est déjà plus opportun d’y référer dans le vocabulaire de l’échec. Outre sa connotation morale qui l’amène à poser comme un objet de réprobation la situation qui engendre l’échec, ce vocabulaire a le double tort de dévier l’attention [120] que l’on devrait porter à cette situation vers le sujet à qui survient cet échec et de laisser sous-entendre que, s’il y va de quelque chose de suffisamment essentiel pour ce sujet, cette situation devrait être amendée pour permettre sa victoire, puisqu’il est l’étalon de toute chose. Plus définitivement, nous dirons que ce que nous avons jusqu’ici pensé comme constituant exclusivement l’échec d’une subjectivité n’a pu être pensé ainsi que sur le fond d’un projet que nous supposions à cette subjectivité — se maintenir dans la proximité de l’originel — et dont nous reconnaissons maintenant qu’il s’autorisait d’une profonde méconnaissance de ce que l’on peut subsumer sous la catégorie du médiat et qui comprend la plupart des choses que nous avons désignées par le terme de culture.

Cette méconnaissance était la plus radicale de toutes : le médiat y était destitué de son être. On pourrait, de façon large, désigner par les termes de saturation culturelle objective cette irruption spectaculaire du médiat dans le champ de l’être ainsi que la conscience inquiète qui en est prise. Que cette irruption soit bruyante peut difficilement être nié : elle semble constituer le dénominateur commun de la réflexion des sciences humaines et de quelques autres. On apercevra peut-être avec plus de difficultés que l’on voit dans cette accession du médiat à l’existence un processus de saturation. La raison en est pourtant bonne. Comme celle de la culture, la catégorie du médiat est prise dans une opposition qui lui donne sens et dont l’autre terme est la catégorie de l’immédiat. Le terme de saturation désigne alors ce fait que d’avoir été trop longtemps occultée, cette accession du médiat à l’être se manifeste à nous sous la forme d’une revendication si violente qu’elle paraît engendrer un processus de débordement. Ce processus de débordement a pour résultat premier de saturer d’être les diverses classes de sens — parmi lesquelles on peut trouver la culture — qui nous servaient originellement à définir la catégorie du médiat et de n’avoir ensuite d'autre issue que de continuer à décharger le trop plein des référents de cette dernière catégorie dans les classes qui lui servaient, aux yeux d’une logique des ensembles, de complément — la nature est une de ces classes — et auxquelles elle demeure liée. Les conséquences sémantiques d’une telle appropriation sont loin d’être négligeables et on peut facilement en prévoir l’essentiel. Neutralisant en effet, l’opposition structurale qui est présupposée à la signifiance du couple médiat-immédiat, cet arraisonnement de l’un des membres du couple par l’autre leur retire à tous [121] deux ainsi qu’à leurs diverses figures, toute pertinence épistémologique ou, plus simplement, discursive. Il nous serait aisé, à cet égard, d’aligner un nombre assez important de couples qui sont plus ou moins dérivés de l’opposition primitive médiat-immédiat et qui font présentement l’objet de renversements dont la formule générale serait qu’on réalise comme constituant une immédiateté seconde ce qui était traditionnellement conçu comme médiat. M Pas plus qu’il n’y a de nature qui ne soit déjà infiltrée par la culture, il n’est de culture qui ne soit alourdie d’un poids de facticité : il n’est pas un donné qui ne soit produit. Mais si tout peut être dit culture, on voit mal que l’on continue à employer ce terme puisqu’on ignore ce qu’il distingue. Ce retour à l’indistinction pourrait, à son tour, nous amener à poser la culture comme le donné, c’est-à-dire comme une nature. Cette transformation des opposés l’un dans l’autre est l’une des conséquences sémantiques de l’appropriation de la catégorie de la nature — de l’immédiat — par celle de la culture, à laquelle nous ont préparés les remarques qui précèdent.

Un exemple plus circonstancié de ce type de renversement nous est apporté par les travaux de McLuhan auxquels nous avons référé dans une précédente note. On pourrait encore, à cet égard, citer toute une problématique contemporaine du signe qui s’emploie à démonter ce rêve de récepteur d’être enfin mis en la présence d’un signifié nu pour y substituer le parcours éveillé d’une chaîne signifiante indéfinie. Dans un domaine qui intéresse plus directement notre quotidien, on trouvera les angoisses de l’écologie qui voit les retombées d’un projet d’arraisonnement de la nature constituer peu à peu une matérialité dérivée, plus ou moins ratée et qu’on répugne à voir occuper une place que s’octroyait l’ancienne nature.

Nous ne sommes pas éloignés de croire que les problématiques qui interrogent les catégories de la proximité et de la présence ne correspondent malgré leur apparente abstraction, au concret le plus immédiat de notre situation présente. Nos réserves à ces problématiques viennent, comme nous l’avons dit précédemment, de ce qu’elles posent comme un constat, qui est tantôt amer, tantôt complaisant, ce qui ne peut apparaître que comme un problème, ou encore, comme une impasse. Qu’elles parviennent à remplacer, dans la conscience, qu’elles prennent d’elle-même, la figure de Sisyphe par celle de Jason, nous semble être une des conditions de survie des cultures. Nous aimerions, dans la partie de ce texte qui nous reste, aligner quelques-uns [122] des phénomènes de notre actualité qui nous semblent pointer vers un état objectif de saturation et les commenter brièvement.

8. Dans cette brève énumération que nous venons d’annoncer, nous ne pouvons passer sous silence les avertissements que nous lancent de façon maintenant quotidienne, ceux qui pratiquent les diverses sciences de l’environnement. Ce problème offre, en effet, une illustration particulièrement frappante d’un mécanisme de saturation. Etant pleinement saturée d’existant, la catégorie du produit — d’industrie ou autre — peut difficilement s’élargir sans déborder sur celle du donné — l’environnement naturel — pour tenter de se l’approprier. Cette substitution progressive d’une matérialité produite à une matérialité donnée n’est pas sans entraîner de profonds bouleversements. Nous nous contenterons de faire deux remarques à ce sujet. (1) L’opinion prévalante selon laquelle cet arraisonnement du donné par le produit coïncide avec une perversion de ce donné, nous paraît assez ambiguë, dans ses conséquences. Il ne fait pas de doute que des mesures doivent être prises, qui nous évitent d’habiter un dépotoir. Mais ce serait contrer le désordre par l’évasion, que d’endosser la rêverie naturiste selon laquelle un retour en arrière est possible. (2) Il faudrait, d’une autre façon, s’empresser de réviser nos conceptions de processus de production, dont il faut s’apercevoir qu’il est assez profondément modifié selon qu’il s’exerce sur une matière première, qui pour l’instant, nous est encore donnée, ou qu’il opère sur cette matérialité seconde, qui rassemble les produits de la première activité de transformation. Si le premier type de production nous donne l’exemple véritable d’un processus de transformation, le second type nous semble plutôt produire de nouveaux agencements de parties déjà antérieurement acquises, que des transformations proprement dites. Ces deux types de production, par transformation et par agencement, nous semblent assez différents. Nous désignerons dorénavant du terme de méta-production, un processus de production qui s’exerce sur des objets qui sont eux-mêmes issus d’une activité préalable de transformation — qui, donc, sont eux-mêmes, des produits. Le type même d’un produit d’agencement serait le « gadget », qui exploite sur le mode parodique un principe de transformation qui a pu se révéler fécond dans ses premières applications.

Nulle part ailleurs, peut-être, que dans les domaines conjoints de l’art et de la théorie, ne peut-on repérer avec plus d’aisance, des processus de production qui se réalisent en opérant de nouveaux [123] agencements de ce qui était déjà acquis. Il serait opportun, à cet égard, de rappeler que dans beaucoup de cas, c’est presque par un abus de termes que l’on parle de nouveauté, ce terme ne qualifiant ici qu’une combinaison mais non ses termes. On ne fait, par ailleurs, aucune violence au qualificatif « saturé » en l’utilisant pour décrire un état qui se caractérise par ses propriétés d’invariance — son impuissance à se transformer. Le champ de l’art est particulièrement, comme nous venons de le dire, riche de différences pour une problématique de la saturation. Que les différentes pratiques artistiques soient réflexives — qu’elles se prennent pour objet, parfois exclusifs — est si apparent que l’on pourrait dire d’elles, en paraphrasant le titre d’une œuvre bien connue, qu’elles sont en train de constituer un degré second de la culture. (1) La fraction la plus vivante de l’esthétique s’est efforcée de montrer que c’était la littérature qui constituait l’objet privilégié sinon exclusif de l’œuvre littéraire. N (2) Une remarque similaire pourrait être faite à l’occasion de toutes ces pièces de théâtre que leur structure emboîtée définit comme un théâtre sur le théâtreO (3) On aurait beau jeu, dans le domaine des arts plastiques, d’invoquer le profond bouleversement qu’a suscité en sculpture, la réalisation par Picasso, d’une œuvre, à partir d’un montage de parties produites indépendamment les unes des autres. On pourrait faire des remarques identiques au sujet de la technique picturale du collage. Une mention spéciale devrait être faite, du point de vue qui nous intéresse, à l’art pop et ses dérivés qui, dans beaucoup de cas, s’emploient à produire de façon agrandie un graphisme antérieur — bande dessinée, ou photographie, par exemple. (4) Même l’architecture ne constitue pas une exception trop criante dans la convergence que nous essayons d’esquisser. Le trait distinctif des édifices du projet Habitat 67, à Montréal, dont on a dit qu’il constituait la seule innovation architecturale véritable de l’exposition universelle de 1967, réside précisément dans le fait qu’il s’agit là d’édifices qui sont réalisés à partir d’un assemblage de logis individuels dont la fabrication antécède celle de l’édifice total et qui en sont comme les parties.

(5) On doit faire une place à part au cinéma et à la musique car ils offrent tous deux l’exemple, à bien des égards parallèle, des deux variantes d’un même aboutissement auquel conduit la poursuite conséquente d’un processus de méta-production. Dans les deux cas, un processus de méta-production en vient à se nier comme production [124] en s’achevant dans la position de ce qui peut apparaître comme un nouveau donné naturel et qui résulte tantôt de la parodie et de l’outrance et tantôt d’un démontage critique ou d’une destruction physique du produit culturel qui lui sert d’objet premier. Un exemple de cette seconde variante du résultat nous est fourni par la musique de Stockhausen et par certains films de Godard. Dans l’un et l’autre cas, on a bien affaire à des procès de méta-production, car la matière de l’œuvre est apportée par des productions antérieures. Pour Stockhausen, c’est le matériau même de l’œuvre qui est donné par des musiques acquises (hymnes nationaux Hymnen), ou musiques d’occasion, synthonisées un soir de concert) et que va s’employer à pulvériser l’outil électronique, qu’utilise le compositeur pour retrouver un son nu et austère. Paradoxalement, l’opération produit ici un matériau sonore encore plus brut que son origine. Pour Godard, c’est l’argument idéologique du film qui est fourni par certains des archétypes du cinéma de consommation — western, science-fiction ou film policier — que des opérations systématiques de démontage ou de dissociation [19] finiront par réduire à la sécheresse désaffectée du documentaire.

À l’opposé du traitement que fait Godard du film de grande consommation, mais produisant souvent les mêmes résultats, on trouvera celui des fabricateurs de westerns italiens. Dans ce cas-ci comme dans l’autre, la différence de l’art avec le donné naturel est abolie, mais par un processus inverse qui n’est pas sans rappeler une démonstration par l’absurde : au projet critique qui démonte, on substitue la parodie qui exacerbe et dans laquelle, par son outrance, l’œuvre se désigne elle-même comme une imposture. Si l’entreprise de Godard est homicide, le western italien réussi est suicidaire. Un homologue musical du western italien peut facilement être trouvé dans cet apprêtage d’anciennes pièces musicales à la nausée du jour, qui, usant des précédentes techniques d’outrance et de simplification — accentuation du rythme, répétition oppressante d’une mélodie réduite à l’état d’épure — transforment peu à peu la musique en un mécanisme quasi naturel de conditionnement affectif. De même que [125] l’instrument électronique, la vulgarisation parvient à défaire l’œuvre qu’elle a prise pour objet, mais, contrairement à celle-ci elle est impuissante à la reconstruire.

On aurait tort de négliger les retombées de ces dernières manifestations d’une situation culturelle qui tend vers la saturation, et qui ne sont pas aussi anodines qu’il y paraît. Elles engendrent, en effet, l’exigence d’un décodage multiple du produit de culture, qui est une fonction de sa profondeur, et qui a pour conséquence, dans beaucoup de cas, d’accroître l’aliénation de ceux qui ne peuvent s’y livrer et qui forment encore une majorité écrasante. L’aspect parodique du western italien par exemple et de beaucoup de produits sédimentés du même genre, n’est perceptible que pour ceux qui, familiers avec les procédés dont le réalisateur se moque, pour les avoir identifiés déjà, s’en tiennent à une distance suffisante pour apprécier le traitement qu’il en fait. Il n’en est pas de même pour ceux qui, ne possédant pas les éléments du code de la parodie l’accueillent naïvement — au premier degré — et qui deviennent ainsi captifs d’un univers doublement frelaté. Cette capture peut se transformer en une fascination, qui ne laisse pas d’être tragique, quand le moyen que se donne la parodie est un réalisme constamment excédé [20]. L’instance de la parodie étant de prendre une importance accrue dans notre culture, on peut prévoir que ce problème de la double lecture — avertie et naïve — sera opérant dans la discrimination des groupes. On ne saurait négliger ce fait que la lecture plurielle a pour envers considérable la masse des lectures bloquées.

Nous serons assez bref dans nos remarques sur le domaine de la théorie, pour y avoir consacré la majeure partie de ce travail. Nous répartirons ces remarques selon deux coupes, verticales et horizontales, que l’on peut faire dans le théorique et qui correspond à des opérations — hiérarchie et dénombrement — que nous avons précédemment distinguées.

Une coupe verticale nous révélerait l’ampleur du processus de sédimentation d’où résulte le théorique, et dont on aimerait penser que les différents étagements qui l’informent, se fécondent l’un l’autre, réalisant ainsi l’idée d’un progrès. Ce progrès est cependant doublement menacé. D’une part, par une saturation subjective qui risque [126] de sectionner les circuits de la communication et ainsi de rendre impossible le partage et la poursuite de ce progrès. D’autre part, par le corrélât objectif de cette saturation subjective et que l’on pourrait tenter de caractériser comme un épuisement de la base empirique qui fécondait la théorie. Cet exténuement de l’empirie condamne à une redondance de fond, une structure théorique qui ne peut se renouveler qu’en variant à l’infini l’agencement de ses termes (concepts), qu’elle n’a pas les moyens de questionner. Ce que nous disons là est de simple bon sens et n’implique en rien que nous nous solidarisions avec une épistémologie de type empiriste. Imagine-t-on que la médecine eût progressé en se contentant de permuter de toutes les façons les variables conceptuelles du Corpus Hippocratique, ou celle de l’œuvre d’André Vésale. C’est pourtant à cette entreprise paralysée que semble conduire, par exemple, la rumination des dichotomies saussuriennes ou la conjugaison affolée de certains des concepts du marxisme. Cette rupture d’équilibre entre l’empirique et le discursif, au profit d’un véritable écrasement du premier sous le poids du second est l’un des indices les plus assurés de l’ébranlement à un ensemble culturel. Par deux fois au moins, il a été partie prenante dans son effondrement. P

C’est l’établissement d’une topique culturelle qui répond, sur l’axe des abscisses, de la possibilité d’une telle superposition en hauteur. Cet établissement d’une topique est assurée par la seconde de nos opérations : le dénombrement, ou encore l’inventaire. Il faut ici que nous entendions le terme « topique » au sens que lui donnaient les rhétoriciens des XVe et XVIe siècles, en particulier, et pour lesquels une topique constituait à la fois un instrument et une méthode d’invention, qui facilitait la composition d’un bon discours, jusqu’à la rendre mécanique. Q

En tant qu’instrument, une topique consistait en un ensemble de classes très générales, qui identifiaient autant de points de vue que l’on pouvait prendre sur l’objet dont on devait parler — son origine locale, temporelle, sa cause etc. — et dans lesquelles on avait rangé un certain nombre d’arguments, d’opinions et de procédés discursifs tout faits qui permettaient d’assurer de façon quasi-automatique, la production d’énoncés sur cet objet, à partir du point de vue provisoirement adopté. En tant que méthode, la topique consistait à mouliner tout sujet sur lequel on devait remettre un discours, à travers la topique-instrument, l’engraissant de mots à chacune de [127] ses stations dans une de ces cases et le retirant au terme de ce parcours sous la forme d’un discours.

Or c’est, à bien des égards, un procédé similaire que nous permet

de découvrir, sous l’épaisseur des énoncés, une opération de dénombrement ; celle-ci a, en effet, souvent pour résultat de nous fournir un ensemble de vocabulaires juxtaposés qui sont homologues aux classes d’une topique rhétorique et à travers lesquels le théoricien propulse un très faible input conceptuel, qu’un système élaboré de traductions permet de transformer en texte (livre, article ou conférence). On pourrait retrouver une idée similaire, sous-tendant notre pratique actuelle de l’interdisciplinarité où l’intervention des différentes disciplines n’est jamais suffisamment concertée pour produire une construction du problème, mais donne tout au plus lieu à une accumulation de reformulations assez vagues. L’utilisation d’une topique porte en elle-même sa sanction : l’autre nom des classes qui la composent est celui de « lieux communs », terme, dont on peut penser qu’il qualifie autant le produit que l’instrument. Nous retrouvons l’un des sens du terme de « saturation », que nous avions précédemment distingué : l’impuissance d’une somme à provoquer aucune modification qui soit autre que quantitative.

Il n’est pas jusqu’à l’échange quotidien qui ne manifeste les indices d’une situation saturée. Ces manifestations sont nombreuses et nous n’en traiterons qu’une, qui nous paraît particulièrement marquée. Ce phénomène naît de la conjugaison de deux facteurs qui tous deux ressortissent à un état de saturation. On pourrait énoncer le premier de ces facteurs de la façon suivante : il n’est à peu près aucune attitude théorique ou pratique qui ne soit aujourd’hui, verbalement identifiée. Sans dresser l’accablante liste des « ismes », on peut penser que du matérialisme au spiritualisme, pour nos comportements épistémologiques, et du fascisme au spontanéisme pour nos comportements praxiques, le champ de nos options est au plan de sa nomination assez hermétiquement verrouillé. Mais il y a plus. Ce champ lexical de nos options est structuré de façon originale. On peut, en effet, compléter notre première remarque par cette autre qui en étend la portée. On dira qu’il n’est aucune de nos options dont on n’ait marqué verbalement l’excès. Et à cet égard tous les termes en « isme » sont pris dans une ambiguïté qui leur est en quelque sorte congénitale : ils peuvent à la fois être considérés comme une [128] série descriptive ou comme une série accentuée (qui maximalise les propriétés d’une situation au lieu de se borner à les décrire).

Le second de nos facteurs est plus délicat à caractériser. Il présuppose que le lecteur perçoive une différence entre trois types de discours, dont il est difficile de fournir, de façon tranchée, les critères de distinction. Ces trois actes de discours sont les suivants : (1) énoncer une thèse, (2) émettre une opinion, ou une préférence (3) répéter un axiome (pratique ou autre). Nous essaierons de suggérer les différences en contrastant des exemples : l’essentiel de mon propos est de contraster (2) et (3) à (1).

Soit un groupe d’amis qui désirent aller au cinéma. L’un d’eux avoue sa préférence pour un film de guerre. On lui rétorque : « Au fond, tu soutiens qu’il faut encourager la représentation de la violence. » Nous dirons, de façon très grosse, que l’auteur de la dernière remarque a peu de notion de la différence qui existe entre (1) et (2). Cette différence, de façon encore très schématique, pourrait être trouvée dans ce fait que l’énoncé d’une opinion ou d’une préférence est en général assez circonstancié et implique une attitude conciliante quant à la vérité de l’opinion émise, alors que celui d’une thèse implique habituellement la croyance à une certaine universalité de la thèse et la défense de sa validité. R Une dernière différence viendrait du fait qu’une thèse est habituellement fondée sur un certain nombre de considérations qui la précèdent logiquement et qui constituent comme les présupposés d’où elle est issue. Une opinion, au sens très concret, où nous prenons ce terme, est moins fondée sur des postulats généraux que déterminée par le contexte singulier où elle s’énonce.

Soit maintenant, second exemple, le dialogue suivant.

X1 : Et alors les réfugiés affamés se sont mis à briser les vitrines des magasins d’alimentation et à s’emparer de vivres.
Y1 : Les sauvages !
X2 : Que veux-tu, il faut bien que les gens mangent.
Y2 : Tu le crois vraiment ?

Le terme d’« axiome » est mal venu peut-être, pour qualifier la phrase qui apparaît en X2. Au vrai, il s’agit d’une catégorie d’énoncés que l’on a cru bon de distinguer des autres mais dont les termes [129] qu’on a utilisés pour les désigner — axiome, postulat pratique, évidence, vérités éternelles, notions communes, etc. — se sont toujours révélés insatisfaisants. Quoiqu’il en soit de la terminologie, nous estimons que c’est avec raison que X sera décontenancé par la question de Y : les propositions du type de X2 ne sont pas habituellement suivies d’une réaction comme celle qui s’énonce en Y2.

Ces distinctions schématiques faites, nous pouvons y aller du second des facteurs que nous annoncions plus haut et qui est le suivant. Pour des raisons dans lesquelles nous n’entrerons pas et qui, pour l’essentiel, tiennent à ce que tout acte de discours est perçu comme le résultat d’un ensemble de présupposés culturels qu’il faut interroger, nous pensons que la distinction entre les trois types d’actes de discours que nous avons discutés plus haut tend à s’effacer de plus en plus au profit d’une assimilation de tout acte de discours au mode thétique du discours. Pour le dire clairement, il n’est pas de discours qui ne puisse s’entendre et qui ne soit entendu comme une thèse ou comme impliquant explicitement une thèse. Cette généralisation, surtout si on tient compte du fait qu’il y a très loin de n’avoir que des thèses, même dans un texte théorique, peut en elle-même donner lieu à de très graves méprises. Elle nous porte, par exemple, à attendre d’un locuteur une justification de ses propos qu’il est bien embarrassé de fournir, ne les ayant pas produits comme des thèses. Par ailleurs, les conséquences de cette généralisation sont de grande portée : prises à la lettre, elles tendraient à rendre impossible l’énoncé de tout discours circonstancié — concret — en exigeant toujours qu’il se profile sur l’horizon de l’universel. Mais, ce qui est peut-être le plus grave de tout, cette même généralisation devient, si on l’accouple au premier facteur dont nous avons discuté plus haut, un outil de récupération culturelle terriblement efficace, en opérant un travestissement systématique de tout acte de discours.

Le processus de récupération se réalise en trois temps. Un discours circonstancié — ce peut être un discours politique, par exemple — est d’abord métamorphosé en un discours thétique — abstrait — dont on peut indépendamment de la situation singulière qui le détermine, questionner les présupposés ou les principes. Etant transformé en un acte de discours thétique, il devient, en second lieu, ipso facto, le représentant de l’une de ces options dont la généralité — l’universalité — requiert qu’on la dénomme par un « isme ». Comme [130] le champ lexical des comportements — politiques, pour le cas qui nous intéresse — est relativement saturé, il y a gros à parier que ce comportement — cette option —, on pourra l’identifier et le réduire aux items que l’on possède déjà. En fait, et c’est là le troisième moment, cette réduction est doublement assurée : une première assimilation rangera l’option dont il est question sous une étiquette soi-disant descriptive, assurant ainsi sa récupération et la destituant donc de son pouvoir d’interpellation, tandis qu’une seconde violence la fera passer sous une étiquette accentuée ou encore, projettera une interprétation accentuée sur l’étiquette descriptive sous laquelle elle se trouve déjà rangée, assurant ainsi de façon mécanique, si besoin est, sa réfutation. On lui suppose en effet, alors, le même arrière-plan et les mêmes finalités que les comportements auxquels elle est associée.

On aurait tort de croire que l’application de ce procédé est restreint au champ du politique : il n’est pas un seul de nos comportements, qu’il soit théorique ou qu’il ressortisse aux diverses praxis, qui y échappe, dans la mesure où il se dit en même temps qu’il s’exécute. On peut trouver tragique cette difficulté croissante et selon nous, irrémédiable, pour la parole, de faire justice aux requêtes de la diversité et à celles aussi, parfois, de la certitude.

9. Nous aimerions formuler nos dernières remarques sur le mode analogique. On sait que Marx a cru que la suite de l’histoire devait évoluer dans le sens d’un accroissement continu du capital et d’une paupérisation toujours croissante du prolétariat, le second phénomène n’étant que la condition du premier. Même si ce genre de prédiction est habituellement démenti par la réalité subséquente, il peut parfois tenir salutairement lieu d’exorcisme et l’on peut s’en servir pourvu que l’on soit conscient qu’il ne s’agit là que d’un moyen qui est employé pour suggérer ce qu’il serait trop long de dire en détail et qui, par conséquent, ne doit pas être entendu en son sens littéral.

En plus d’un instrument qui nous aide à réfléchir de façon un peu systématique les conditions et les conséquences d’un processus d’accumulation, on pourrait voir dans le concept de capital, ce geste important par lequel la catégorie inerte de la quantité est promue à l’existence active et, partant, à l’existence tout court, les concepts d’activité et d’existence étant à bien des égards équivalents. Il jouit en ce sens d’une grande application et c’est par ce biais qu’on peut l’introduire dans notre problématique de la saturation. Car celle-ci [131] n’est rien d’autre qu’un effet engendré par une masse culturelle opérant par sa quantité et qui nous contraint d’attribuer à cette quantité une existence causale pleinement autonome, qua quantité.

Que l’on entende maintenant notre expression de saturation en son sens subjectif — seuil d’acceptabilité — et l’on dira que l’un des effets de la quantité de culture est de rendre de larges régions de cette dernière inaccessibles à la masse des récepteurs qui ne peuvent pas reconstituer le réseau des règles qui ordonnent cette quantité et qui deviennent dès lors victimes de son épaisseur.

Ceci, nous le soupçonnions déjà. Et, c’est à ce point qu’il nous faut utiliser le relai de l’analogie. Il n’est en effet pas du tout assuré que tous les projets, souvent euphoriques, d’éducation des masses, que l’on échafaude à la hâte dans le but de constituer une soi-disant culture populaire, n’aient pas, tels qu’on les pense et les réalise actuellement, une fonction analogue à la politique salariale poursuivie par le capitalisme sauvage du XIXième et du début du XXième siècles et qui visait à n’assurer que la reproduction de la force de travail que représentait le prolétariat. Qu’on nous comprenne bien : nous ne reprenons pas ici la thèse maintenant banale que les réseaux d’enseignement, populaire ou autre, auraient pour fonction d’assurer la diffusion de l’idéologie d’une classe dominante. Cette thèse comporte sans doute une bonne part de vérité. Mais, de façon plus fondamentale peut-être, nous pensons que le risque est grand que la pratique actuelle de l’éducation populaire, quel que soit son moyen, n’ait pour seul résultat que de donner heureuse conscience à une société qui est de plus en plus déterminée par un établissement scientifique en la rassurant que la rationalité qu’elle invoque pour contraindre ses membres est assez — juste assez — connue de ceux-ci pour qu’ils puissent la vouloir. La théorie néo-marxiste de l’idéologie est inutilement compliquée : une information n’a pas même besoin d’être fausse pour servir des intérêts de caste, elle n’a qu’à être insuffisante. Et, si tel est le risque que courent nos projets de rattrapage culturel, il ne nous reste plus qu’à poursuivre jusqu’au bout notre analogie en reprenant l’hypothèse pessimiste selon laquelle un déséquilibre initial — qui, ici, résulte d’un processus de saturation culturelle — ne peut aller qu’en s’accentuant. Nous ne voulons évidemment pas dire par là que les masses vont progressivement se dé-scolariser. Cela est peu probable. Mais, si l’on entend par inadéquation [132] l’écart séparant le possible du nécessaire, il se pourrait que l’avenir réalise le paradoxe de coupler la scolarisation la plus grande que l’Occident ait connue avec une inadéquation maximale.

Nous ne pouvons faire la preuve que le déséquilibre culturel actuel ira en s’accentuant. Cette preuve n’est d’ailleurs pas plus opportune qu’elle n’est possible puisqu’elle ne pourrait que s’exténuer à appuyer un discours qui s’est d’emblée déclaré analogique. Mais encore est-il que nous aimerions tempérer la gratuité apparente de cette affirmation en avançant quelques raisons qui montreront qu’elle est au moins plausible. Au moins une de ces raisons est intéressante en elle-même.

Le principe général qui assure une certaine crédibilité à l’hypothèse du déséquilibre croissant entre la production culturelle et son accessibilité réside dans l’écart considérable qui sépare le rythme objectif de la production culturelle de la cadence nécessairement subjective de son assimilation. Si donc, d’une part, le déséquilibre actuel ressortit à trop grande quantité des produits de culture et si, d’autre part, le rythme de leur production est sans commune mesure avec celui de leur assimilation, il s’ensuit fatalement que le déséquilibre ne pourra que croître.

Que le rythme de production soit nécessairement toujours en avance sur celui de l’assimilation est facile à montrer. On n’a, en première part, qu’à souligner que le rapport assimilation/production est foncièrement dissymétrique car il doit s’énoncer sur le mode du seul — le sujet récepteur qui tente d’assimiler — contre tous — un ensemble de produits de culture. Dit autrement : si on peut se mettre à plusieurs pour faire un livre, on est forcément seul pour le lire. [21] On peut, en seconde part, faire valoir que tout acte de production dans une situation culturelle qui privilégie les mécanismes d’agencement sur une pratique de transformation, multiplié par tous les produits déjà existants avec lequel son résultat peut être conjoint [133] pour constituer un nouvel assemblage qui, à son tour, devra être appréhendé. Si, pour prendre un exemple simple, à l’ensemble des culturèmes existants A-B-C-D, s’ajoute E, il serait naïf de croire que la tâche du récepteur se borne à intégrer E : l’énergie nécessaire à l’intégration de E doit s’augmenter de celle qui est nécessaire à l’assimilation des assemblages ordonnés AE - BE - CE - DE etc.

Nous allons nous borner à énoncer la seconde de nos raisons, pour y avoir déjà fait souvent allusion. Elle tient pour l’essentiel en ce que l’un des phénomènes les plus caractéristiques d’une saturation culturelle, la production d’énoncés très profondément sédimentés, a pour conséquence de rendre extrêmement problématique le rapport pédagogique. Si donc, un état de culture saturée a pour résultat précis de grever l’efficacité du remède qui devrait nous permettre de le dépasser, il s’ensuit non seulement que le déséquilibre qui caractérise cet état va s’accroître mais aussi que cette croissance rendra de plus en plus inopérant le moyen de le combattre. Le cercle qui se trace devant nous est au fond celui dans lequel nous enferme l’écologie : une crise qui a pour raison la croissance ne peut que s’accroître si celle-ci se poursuit.

L’intervention, enfin, de considérations d’ordre politique révèle mieux que celle de toute autre la structure circulaire d’un état de saturation culturelle. L’un des sens de ce mot de saturation est, avons-nous dit, l’impuissance d’une situation à se transformer. À cet égard, posons un axiome (qui n’est, en réalité, qu’un truisme) : il n’est pas de changement profond dans une société dont le projet puisse se passer du soutien populaire (une tyrannie est habituellement éphémère). Or ce soutien populaire, il faut l’obtenir en soumettant aux divers membres du corps social le programme d’une politique, en espérant qu’ils lui donneront leur adhésion. [22] Comme nous l’avons suggéré précédemment, on peut penser que ces programmes seront de plus en plus déterminés par les impératifs d’une rationalité d’ordre scientifique, ou du moins se présenteront comme tels. [23] Mais nos hypothèses sur la profondeur — la poly-nivellation — de l’énoncé théorique contemporain nous obligent de poser que cette [134] rationalité ne sera accessible aux masses que retraduites sous la forme simplifiée d’un ensemble de consignes, de mots d’ordre et de menaces aisément perceptibles. Ce n’est, en effet, qu’à travers une espèce de caporalisme intellectuel que des résultats acquis dans des laboratoires ou des salles de séminaire d’universités seront retransmis à l’ensemble des citoyens. La difficulté est cependant ici que ce mode de diffusion est beaucoup plus affiné à servir les entreprises des partis au pouvoir que celles des forces d’opposition. [24] Un mot d’ordre n’est en effet efficace que dans la mesure où il est répété. Or ce sont, de façon générale, les partis au pouvoir qui ont la mainmise sur les moyens qui peuvent assurer ces répétitions nécessaires, comme la grande presse, la radio, la télévision etc.... Le caporalisme, d’autre part, n’est possible que s’il possède le moyen de réprimer ceux qui ne s’y soumettent pas. Les forces d’opposition sont plutôt conduites à employer un discours qui trouve dans sa seule rigueur sa force de contrainte et dont la densité supplée à sa rareté. C’est à ce point que notre cercle se remet à tourner : le risque est en effet très grand [25] que cette rigueur et cette densité ne puissent s’acquérir qu’en se doublant d’une profondeur culturelle qui réduit sensiblement leur accessabilité (acceptabilité). N’étant dès lors relayés par aucune pratique de masse, les énoncés dont il est ici question vont grossir le corpus constitué déjà imposant des énoncés de nature politique, dont il augmente l’étendue et qu’il approche de sa saturation. [26] [135] C’est parce que le discours critique est, eu égard à la masse des récepteurs à qui il doit s’adresser, culturellement saturé qu’il ne peut emporter l’adhésion qui conditionne son éclatement dans une pratique — il n’est pas même perçu —, et c’est parce qu’il n’informe aucune pratique qu’il va rejoindre la masse du déjà dit et en augmente, si une telle chose est possible, la saturation. Il est impérieux, pour une critique de la culture qui se veut autre chose qu’un recueil de conversations, de trouver le moyen de sortir de ce cercle. Pour cette fois, nous nous arrêterons ici.

[136]

NOTES

[137]

[138]



A cf. Faits, phrases et propositions, revue Dialogue, vol. X, 1971, pp. 673-690, p. 688.

B Voir, par exemple, Eco, Umberto, Le problème de la réception, in Critique sociologique et critique psychanalytique, Editions de l'Institut de Sociologie, Université libre de Bruxelles, Bruxelles,   1970.

[1] Par « phrase » j’entendrai tout uniment (1) le signifiant matériel (l’occurrence-phrase, au sens technique) (2) le signifié de cette phrase (la proposition) et (3) le jugement communiqué (l’énoncé). Ces choses sont distinctes, mais il ne m’est pas nécessaire, dans ce texte, de maintenir leur différence.

[2] Les expressions : « La première grande rue commerciale au sud du boul. Maisonneuve » et « la première grande rue commerciale au nord du boul. Dorchester » n’ont pas le même sens, mais ont toutes deux la même référence, à savoir la rue Ste-Catherine. On appellera « sens » le signifié conceptuel d’une expression et « référence » l’objet qu’elle désigne.

C Voir Kristeller, Paul, Renaissance Thought, New York,  1961.

[3] Il est important d’appliquer simultanément tous nos critères. Si le seul critère de la possibilité de modifier était appliqué, pour que l’on déclare qu’un objet quelconque est culturel, il n’est pas sûr que le système solaire ne doive éventuellement être dit culture. L’idée qu’on puisse en modifier l’agencement n’est pas contradictoire (il n’est pas un seul projet de modification dont l’énoncé serait contradictoire par l’objet qu’il s’assigne, si ce dernier est donné empiriquement.) On ne peut cependant croire que le système solaire soit un produit humain. Il n’est donc pas culture. La grande difficulté que l’on éprouve à penser la nature est qu’elle est, dans sa réalité empirique l’objet d’une pratique de transformation et dans son concept, la négation de toute transformation possible.

[4] Ce dernier terme vise à exclure les produits qui suivent d’une seule activité de reproduction : par exemple les produits d’agriculture.

[5] Ce terme de texte est ici employé comme un générique qui subsume tout ensemble structuré et autonome de marques (substance et forme d’expression). Une toile ou une sculpture constituent en ce sens élargi des textes culturels d’un type déterminé.

[6] On pourrait, en gros, entendre par « fait subjectif » un fait dont il serait contradictoire d’affirmer qu’il existe, sans qu’au moins un sujet humain n’en fasse simultanément l’expérience. Par exemple : « telle représentation mentale existe mais personne — ni même moi — ne la possède » (contradictoire).

[7] Dans l’état actuel de la recherche, il est douteux que l’application de l’informatique à des textes produise autre chose que des dénombrements ou des inventaires.

E « Le signe, l'image servant au signe, possède une étendue qui se déroule dans une seule dimension, celle du temps, qui est linéaire. » C'est là le second principe de la théorie saussurienne du signe (le premier de ces principes est évidemment celui de l'arbitraire du signe). Pour notre citation, voir Godel, Robert, Les sources manuscrites du Cours de Linguistique générale de Ferdinand de Saussure, Genève, Librairie Droz et Paris, Librairie Minard, 1957. p. 83.

F Kristeva, Julia, Semeiotikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969.

[8] Nous devons noter que plusieurs des thèses de Kristeva — celles qui portent sur l’intertextualité, par ex. — sont assez rapprochées des nôtres. Essentiellement, la différence résiderait en ceci : l’intervention de considération d’ordre quantitatif nous conduit à voir un problème culturel de grande conséquence dans ce que Kristeva se borne à décrire comme un fait.

[9] Ceci est assez consternant : Wittgenstein écrit en allemand.

[10] Et encore, il s’agit d’un nom propre en passe de devenir commun « Markov-process ».

[11] Nous sommes cependant loin de penser que les concepts utilisés par Chomsky ne sont pas sédimentés.

G Robinet, André, Courte introduction aux relations de la philosophie avec l'informatique, Dialectica, vol. 25, fasc.  3-4,  1971.

[12] La parenthèse « (de l’interdit majeur) » semblerait nous autoriser à coupler au nom de Freud, celui de Lévi-Strauss, dont les travaux sur la prohibition de l’inceste sont bien connus du public intellectuel français. Nous y renonçons pour ne pas compliquer davantage notre reformulation.

[13] Il doit être entendu que dans cette reformulation, nous employons les mots « Kristeva », « Sollers », « Dante », pour faire court. Pour être véritablement correcte, notre reformulation devrait prendre la forme suivante : « le discours de Kristeva a pour objet le discours de Sollers qui a pour objet le discours de Dante... » où, par le moyen de l’équivalent (ambiguë) « avoir pour objet avoir = pour contenu », on peut tirer la forme problématique « le discours de Kristeva a pour contenu le discours de Sollers qui a pour contenu le discours de Dante... ». Cette note est de la plus grande importance.

[14] "Le caractère spécial des désinences du parfait a été noté par les grammairiens indiens : tandis que les autres désinences sont groupées sous le terme générique de sarvadhatuka, celles du parfait (et du précatif) sont nommées ardhadloatuka avec une série de suffixes nominaux ; cf. Pan. III, 4 IIV, 115. Sur l’origine nominale possible des désinences propres au parfait, voir Hirt, Der indogerm. Vokalismus, p. 223 (in L. Renou, La valeur du parfait dans les hymnes védiques, Paris, 1925).”

[15] Il ne fait aucun doute que le travail qui serait strictement « de première main » ne constitue qu’un cas limite, jamais effectivement atteint.

H Le cas de Kristeva n'est, à cet égard, nullement exceptionnel. Quelques notes que Roland Houde a publiées, et sa pratique générale des textes tendraient à montrer que les cas de mal-citation constituent plutôt la règle que l'exception. Voir, par exemple, Houde, Roland, Lire et délire, Dialogue, vol. II,  1972, pp.  78-85.

I Nous paraphrasons ici Chomsky. Voir Chomsky, Noam, Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge (Mass.), M.I.T. Press,  1965.

[16] En anglais, « phrases », qui n’est pas équivalent au français « phrase ».

J Price, Derek John de Solla, Science since Babylon, Yale Univ. Press, New York, 1962.

K cf. Eco, U., op. cit. (se reporter à la note B).

L Eco, U., ibid., p. 17.

[17] On pourrait nous objecter de la séparation des propriétés formelles (d’expressions) et matérielles (de contenu) d’un discours est parfaitement arbitraire.

[18] Nous ne disons rien ici que de très concret. Les Mass-Média, comme leur nom l’indique, entrent bien dans la catégorie que nous dénommons « le médiat » et qui n’est rien d’autre que la classe des entités dont on peut dire qu’elles servent de joint entre un X et un Y. Le grand journal quotidien par exemple sert de joint entre ses lecteurs et une masse d’informations qu’il veut leur transmettre. Or peu de gens nieront que notre rapport à un grand quotidien soit différent de celui que nous venons de décrire : le journal nous apprend les nouvelles — la médiation s’exerce — et l’on s’en débarrasse une fois qu’on l’a lu — la médiation s’abroge (est abrogée). C’aura été le grand mérite de McLuhan de nous révéler à quel point est naïve la croyance sur laquelle repose cette pratique, en nous montrant que ce ne sont d’aucune façon les média qui existent pour les messages qu’ils transmettent mais bien les messages qui existent d’une certaine façon pour les média. C’est la forme générale d’une telle illusion que nous tentons de fixer ici.

M On pourrait, à titre d'exemple, citer le mot de Hilbert « Au commencement ... était le signe ».

N On devrait, à cet égard, citer tous les livres de Roland Barthes, en commençant par Le degré zéro de l'écriture (Paris, Seuil, 1953) et par les Essais critiques (Paris, Seuil,  1964).

O Des exemples : les « Six personnages en quête d'auteur » de Pirandello, le « Marat-Sade » de Peter Weiss, « Rosenkranz et Guildenstern sont morts  » de Tom Stoppard (à partir de Shakespeare,) les dernières pièces d'Anouilh, etc....

[19] Ces dissociations sont souvent, comme chez Stockhausen, de nature physique : on rendra le son inaudible, par exemple, ou on brisera implacablement le contrepoint son-image.

[20] L’écart entre les principes de plaisir et de réalité est beaucoup plus considérable lorsqu’on ambitionne d’être Clint Eastwood que lorsqu’on rêve, plus humblement, à John Wayne.

P Aux premier et second siècles de notre ère, pour la civilisation grecque, et au quatorzième siècle, pour l'Occident médiéval. Au sujet des Grecs, voir La révélation d'Hermès Trismégiste du Père Festugière (Paris, Librairie Lecoffre, J. Gabalda et Cie),  1959.

Q Sur les rhétoriciens du seizième siècle, voir Ong, Walter, Ramus, Method, and the Decay of Dialogue, Cambridge, Harvard Univ. Press, 1958.

R On doit ici apporter des précisions car le risque est grand, de s’égarer. (I) L’exemple que nous avons donné peut être, en effet, aussi trompeur qu’il est efficace. Il est efficace en ce qu’il illustre de façon crue, en la poussant à bout, la différence entre une proposition qui est susceptible d’être démontrée et une autre qui ne l’est pas. (2) Mais il deviendrait trompeur, cependant, s’il suggérait que tout discours qui ne peut faire l’objet d’une vérification empirique ou d’une démonstration, au sens strict de ces derniers termes, est du type limite de l’énoncé simple d’une préférence, qui ne s’autorise de rien d’autre que de l’humeur ou du goût de celui qui l’exprime. Il faut là-dessus être très clair : il est beaucoup d’autres discours que celui de la simple préférence qui ne sont pas, au sens strict, susceptibles de démonstration ou de vérification. Par exemple, le discours moral ou encore le discours politique, et, de façon générale, tout discours qui a pour objet de déterminer, dans un contexte particulier, le cours pratique qui est à suivre. Bien, encore une fois, que l’on ne saurait requérir de ces discours une démonstration en règle, ce serait faire une erreur grossière que de croire que l’on ne peut pas les appuyer sur un ensemble de raisons qui, pour être circonstanciées, ne laissent pas d’être objectives, et qui peuvent même, selon certains auteurs, conférer à ces discours une quasi universalité pratique. Il est cependant important d’apercevoir que les raisons qui sont apportées pour justifier un choix moral ou politique n’ont pas avec ce choix le même rapport qu’entretient, par exemple, un ensemble de faits avec la théorie qu’il vérifie. Sur ce sujet, voir Hare, R.M., The Language of Morals, Oxford, 1952 et du même auteur Freedom and Reason, Oxford 1963.

[21] La logique de l’assimilation est en effet profondément différente de celle de la production. La différence réside en ceci que l’on peut additionner des produits — si je m’empare d’un produit appartenant à P et que je l’ajoute au mien, je possède maintenant deux produits et suis conséquemment plus « riche ». — alors que le concept de somme ne s’applique pas au résultat d’une assimilation — si, par hypothèse, je pouvais m’emparer de l’assimilation réussie que fait P d’un théorème de géométrie, par exemple, et que j’aie pour ma part aussi réussi à faire l’assimilation de ce théorème, l’assimilation de P ne s’ajoutera pas à la mienne mais ne pourra que s’y identifier.

[22] Nous excluons ici ces cas où une crise revêt une telle ampleur qu’elle assure de façon quasi-automatique un soutien aux mesures, parfois évidentes, qui permettent de la résoudre. Il n’est pas de programme qui vaille un menu en période de famine, par exemple.

[23] Ce qui n’exclut pas que cette rationalité soit au service d’intérêts particuliers. La scientificité ne garantit en rien l’innocence politique.

[24] Par forces d’opposition, nous n’entendons évidemment pas ces partis politiques qui attendent leur tour de revenir au pouvoir selon un rituel électoral absolument pétrifié. Le parti conservateur, par exemple, n’est pas un parti qui s’oppose au parti libéral : sa fonction est de le relayer. Il est important de remarquer que dans nos démocraties occidentales, il n’y a jamais un seul parti au pouvoir, à la fois.

[25] Il n’y a qu’à lire les textes politiques produits par la gauche pour constater combien il en est peu qui ne sont pas victimes de leur sédimentation. On est par ailleurs consterné de voir combien est bas le seuil d’acceptabilité du discours politique pour la masse des électeurs.

[26] Il faut ici souligner ce paradoxe culturel que constitue l’existence d’une masse d’énoncés critiques, de caractère politique et qui, parce qu’ils n’ont pas réussi à informer une pratique, sont en voie de former une région culturelle originale : la critique spéculative.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 15 avril 2021 18:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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