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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Jean-Paul Brodeur, criminologue, Université de Montréal, La manufacture des droits . Un article publié dans la revue Les Cahiers de recherche sociologique, no 13, automne 1989, pp. 53 à 72. Dossier: Droits et libertés. Montréal: département de sociologie, UQAM. [Autorisation accordée par l'auteur le 24 novembre 2003]
Texte intégral de l'article La manufacture des droits , par Jean-Paul Brodeur *, criminologue (1989)
On peut aborder la question des droits de multiples façons. Parmi les voies d'approche privilégiées, on distingue la perspective juridique, la perspective philosophique et la perspective sociologique. Ce sont les deux premières qui ont fait l'objet du développement le plus systématique. Les remarques que nous nous proposons de faire s'inscrivent dans une perspective que nous qualifierons de sociologique, quitte à rendre compte plus tard de la justesse de cette désignation. Bien que nous n'ambitionnions pas de produire une théorie générale du droit, notre propos s'apparente modestement à celui de Pasukanis (1). Cet auteur a voulu remettre en cause la croyance selon laquelle la promulgation de lois constituait le moyen adéquat d'instaurer un ordre équitable dans une société polarisée par l'intérêt commun. Nous entendons pour notre part remettre en cause la notion même de droit entendue non pas dans son sens générique, selon lequel elle couvre tout le champ du juridique, mais au sens plus restreint de "droits de la personne". Nous préciserons que notre démarche n'a que des ressemblances superficielles avec celle de Villey (2). Celui-ci voit dans ("la constitution stalinienne et jusqu'à celle de l'Ouganda)..." un produit pervers de la proclamation des droits de l'homme (3). Cette critique est le fruit d'un procès ambigu, qui se refuse d'entendre la langue de bois pour ce qu'elle est. Il n'est rien qu'on ne puisse discréditer en appliquant ce procédé. Par exemple, on pourrait dénoncer le christianisme en invoquant les déplorables excès du télévangélisme américain.
Nous ne prétendons certes pas, dans le cadre restreint de cet essai, présenter une critique aussi élaborée que celle de Pasukanis. Ajoutons en outre que nos positions, contrairement aux siennes, ne s'inspirent que très peu de la pensée marxiste. L'entreprise de Pasukanis nous est toutefois apparue, par son audace et son radicalisme, exemplaire. De façon plus modeste, il nous a semblé opportun d'élever une voix discordante dans le chur des louanges satisfaites qui montent de toutes parts vers les déclarations et les chartes des droits en cette célébration du second centenaire du début de la Révolution française.
Nous commencerons par caractériser les trois perspectives que nous avons identifiées et par en marquer les limites. Nous passerons ensuite aux hypothèses que nous souhaitons contester et nous en ferons la critique.
La perspective juridique comporte à l'heure actuelle des limites qui restreignent considérablement son intérêt théorique. Telles qu'elles sont présentement effectuées, la plupart des études juridiques ne s'adressent qu'à un auditoire étroit de praticiens du droit qui en attendent plus un approfondissement des techniques d'argumentation devant les tribunaux que la production d'un savoir théorique. Dans son rapport au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, le Groupe consultatif sur la recherche et les études en droit (GCRED) concluait de façon explicite que les études de nature théorique étaient marginales en droit et qu'il était douteux qu'elles se développent tant qu'elles resteraient "d'un intérêt très secondaire pour les étudiants et les professeurs qui se préoccupent principalement de la préparation à l'exercice de la profession (4)". Cette orientation étroitement professionnelle des études juridiques se reflète dans leur objet et dans leur méthode.
Leur objet, pour ce qui est d'une problématique des droits de la personne, se limite aux droits légaux, tels qu'ils s'énoncent dans diverses lois. Or, la notion de droit est beaucoup plus vaste que celle de droit légal. En second lieu, la méthode dont usent les juristes est de nature essentiellement intertextuelle qui consiste à comparer et à commenter divers textes de loi ou de jurisprudence. Il est toutefois relativement rare que les juristes rapportent le texte légal à la réalité extrajudiciaire ou qu'ils le confrontent au savoir qui est produit par des chercheurs qui pratiquent une autre discipline. Nous ne voulons certes pas nier qu'il se trouve de grands juristes qui réfléchissent de façon non technicienne sur le droit. L'apport de juristes tels que Kelsen, Hart, ou Dworkin est certes déterminant. Nous croyons néanmoins qu'à ce niveau de généralité la réflexion juridique se transforme en une philosophie du droit, qui est relativement peu pratiquée par la masse des juristes. Peu d'avocats connaissent la signification de l'importante thèse de l'ascriptivité (ascription) des droits, formulée par Hart en 1948-1949 (5). Le maître mot de cette thèse étant un néologisme (ascriptivité) qui n'apparaît pas dans le dictionnaire, la théorie de Hart est d'emblée suspecte aux praticiens du droit.
L'approche philosophique est moins étroite et les recherches qui ont été produites dans cette perspective s'adressent à toute la communauté des chercheurs, pour peu qu'ils maîtrisent la technique de l'analyse conceptuelle. On ne saurait résumer la réflexion sur les droits, qui s'est poursuivie depuis que la philosophie existe. On peut toutefois tenter d'énumérer les différents genres de recherche auxquels se sont livrés les philosophes et auxquels ils se livrent encore.
Le travail le plus soutenu qui a été accompli par les philosophes fient dans un effort pour construire la genèse des droits. Il est peu de philosophes qui ne se sont penchés sur ce problème. De façon plus particulière, la question a fait l'objet d'un traitement systématique par les penseurs du contrat social, de Hobbes à Rawls. Cette réflexion s'est effectuée à un niveau que nous pourrions qualifier de macro-sémantique et s'est efforcée d'élucider les relations entre les notions qui appartiennent au champ conceptuel du pouvoir et celles qui appartiennent à celui du droit
Les philosophes ont également produit une taxinomie des droits, pour laquelle le problème a été de découvrir si nous avions des droits naturels et, le cas échéant, de les identifier. Ces recherches se sont avérées fécondes. On ne peut toutefois éviter de remarquer que les classifications produites par les philosophes sont inadéquates pour rendre compte de l'extraordinaire multiplication des droits - réels ou allégués - dont nous avons récemment été témoins. Les tentatives pour classer les droits dont nous disposons ont reposé sur le postulat que le sujet de ces droits était une personne humaine. Ce présupposé est maintenant remis en question de façon profonde par ceux qui revendiquent les droits du ftus à la vie et par tout le mouvement, de plus en plus important, en faveur des droits des animaux. Un troisième type d'analyses, récemment effectuées par des philosophes anglosaxons, s'inscrit dans la tradition analytique définie par des penseurs comme Wittgenstein, Hart et Austin. Ces travaux se poursuivent au niveau d'une micro- sémantique et examinent de façon détaillée les relations logiques qui existent entre les notions de droit, d'obligation, de devoir, de revendication, etc. Kent (6) a réuni en un livre un ensemble représentatif de ces travaux. La relation qui semble être privilégiée à l'intérieur de cette logique des droits est celle qui lie la notion d'engagement - entendue dans son sens le plus large de lien, de devoir et d'obligation - à celle de droit. La thèse fondamentale à cet égard affirme qu'un droit n'est que le corrélat d'une obligation. Ainsi, pour prendre un exemple simple, si A promet à B de faire N, B est investi du droit d'exiger de A qu'il fasse N (autrement dit, que A respecte son engagement). Certains auteurs, comme Warrender (7) ont été jusqu'à affirmer que les droits des uns n'étaient que l'ombre que projetaient les obligations des autres. Cette position est symptomatique d'une croyance en la relative rareté des droits. Elle est impuissante à rendre compte de l'évolution très profonde qu'a subie le mouvement contemporain de revendication des droits. Il est un dernier type d'entreprise auquel se sont livrés les philosophes et qui était, jusqu'à récemment, du plus haut intérêt. Les philosophes se sont efforcés de définir la nature des droits. L'une des définitions les plus souvent citées est celle de Hart (8). La détention d'un droit est assimilée à celle d'une justification morale pour restreindre la liberté d'autrui (pour ce qui est d'un type de comportement donné). Cette définition est criticable à divers égards. Elle présuppose d'abord que le sujet de droit est une personne humaine. En outre, Hart ne définit pas ce qu'il entend par une justification morale. Quelles que soient ces limites, il n'en reste pas moins que la volonté de définir conceptuellement ce que sont les droits est éminemment louable et qu'elle tranche avec les pratiques théoriques contemporaines. En effet, la plupart de ceux qui ont collaboré au recueil de textes de Bureau et Mackay (9) ne produisent qu'une définition ostensive ou référentielle de ce qu'est un droit. Au lieu de préciser la nature d'un objet, ce type de définition procède par la désignation d'exemples qui illustrent le type de réalité à laquelle on se réfère. On dira de cette façon qu'un droit fondamental est ce qui apparaît dans la Charte des droits et libertés du Canada. Ce genre d'élucidation où l'on montre ce dont on veut parler plutôt qu'on n'en démontre la nature est un précieux adjuvant à la communication; sa valeur théorique est cependant faible. Nous pensons toutefois qu'il y a là une difficulté peut-être insurmontable: on ne peut définir un objet dont les manifestations sont hétérogènes et donc trop diverses pour être subsumées sous une définition unique. Or, il n'est pas sûr que ce à quoi on se réfère en parlant de droit ne soit pas trop divers pour faire l'objet d'une définition commune. Il existe en criminologie de nombreux exemples de cette difficulté, à commencer par la notion de crime elle-même.
La sociologie du droit ne constitue pas à l'heure présente une discipline unifiée. La bibliographie de Tomasic (10) comporte 988 titres. On y retrouve des ouvrages aussi différents que ceux de Weber, toujours très près de la philosophie du droit, et ceux de Reiner, qui développe une sociologie empirique du syndicalisme policier. Le seul dénominateur commun entre toutes ces entreprises est la volonté de rapporter le texte de la loi à une réalité extrajudiciaire, qui n'est pas celle de la psychologie. Les travaux de sociologie du droit rassemblent des recherches qui tiennent autant de la critique philosophique, de l'histoire, de l'économie, des sciences politiques que de la sociologie proprement dite. C'est dans ce cadre extrêmement large, où les droits sont profilés sur un champ de positivités économiques, politiques et sociales, que nous nous proposons d'inscrire la suite de nos remarques. On peut, non sans raison, regimber contre cette description abrasive de la sociologie du droit. Toute sommaire qu'elle soit, cette description est immédiatement motivée par notre connaissance de la situation canadienne. Le rapport Arthurs a longuement déploré l'état incubatoire des études socio-juridiques, ainsi que l'absence de recherches empiriques en ce domaine. Un groupe canadien de juristes et de praticiens des sciences sociales, auquel nous appartenons, s'est efforcé d'élaborer un projet ayant pour titre "le droit comme phénomène social", destiné à recueillir des subventions. Les paramètres de ce projet sont effectivement très larges. Il se trouve peut-être quelque part un Gotha de la sociologie du droit. Il n'est pas situé au Canada, ni en Amérique du Nord.
Il est trois thèses ou trois positions relativement partagées dans la théorie générale des droits de la personne, et dont la justesse nous semble contestable.
1) La thèse de la moralité des droits. Que l'on retienne ou non la définition que donne Hart de la détention d'un droit - avoir un droit signifie disposer d'une justification morale pour limiter la liberté d'agir d'autrui -, il semble bien que le lien entre les droits et la moralité soit indissociable. La force de ce lien est telle qu'on peut l'invoquer pour distinguer les notions de loi et de droit. On s'accorde pour reconnaître qu'il existe des lois iniques et immorales (par exemple, le régime de l'apartheid ou de façon plus générale des lois racistes). Le concept d'un droit immoral apparaît toutefois contradictoire et ne saurait être qu'un artefact logique qui renvoie en réalité à un pouvoir ou à une absence de droit. Reconnaître qu'une personne exerce une prérogative en dépit de la morale (et, par voie d'implication, en dépit de la justice) équivaut à admettre qu'elle exerce cette prérogative sans droit. De cette façon, les droits sont conçus comme étant une limite apposée au pouvoir et à l'intérêt nus.
2) La thèse de la convergence des droits. Cette seconde thèse est la conséquence immédiate de la première. Si les droits réalisent la morale et la justice, ils participent du caractère unitaire de la moralité et concourent donc à incarner l'idéal de la justice. La justice ne s'oppose pas à la justice, pas plus que la morale ne lutte contre la morale. Par conséquent, les droits sont en harmonie et ne sauraient être en contradiction entre eux. 3) La thèse de l'évolution du pouvoir vers le droit. Cette dernière thèse est plus difficile à formuler que les deux précédentes. Elle ne signifie d'aucune façon que le pouvoir a tendance à se moraliser. Elle est en effet conciliable avec l'affirmation que certains droits - de façon plus particulière, les droits que l'État se reconnaît à lui-môme - ne sont que des pouvoirs institués et que l'accession de ces pouvoirs à la forme du droit ne garantit pas en substance leur moralité. Nous voulons souligner avec cette thèse que les rapports entre le pouvoir et le droit (ou les droits) font habituellement l'objet d'un débat dont l'orientation est à sens unique. Les théoriciens du droit s'emploient plus volontiers à rendre compte de la genèse du droit (des droits) à partir du pouvoir qu'à analyser les effets d'amplification du pouvoir à partir de l'institution d'un droit. Cet itinéraire rigide, qui prend son point de départ dans le pouvoir et trouve son terme dans le droit, a été tracé avec la profondeur d'une ornière par les penseurs du contrat social pour lesquels un état de nature où sévit un pouvoir sans normes est relayé par un état de société qui s'établit par l'institution du droit. Ce type de parcours constitue encore aujourd'hui un modèle pour la réflexion, tant chez les philosophes (11) que chez les sociologues (12). Or, si le pouvoir a tendance à s'institutionnaliser comme loi, le droit a lui-même une propension à se redéployer comme violence. La seconde de ces opérations ne mérite pas moins l'attention que la première.
Nous ne prétendons pas tant que ces thèses sont fausses ou que ces procédures sont incorrectes, que nous ne pensons qu'elles sont trop simples pour rendre compte de la réalité concrète, dès qu'on l'appréhende en dehors du texte juridique. Nous allons maintenant montrer les limites de ces thèses en discutant une série d'exemples pris parmi les droits, tels qu'ils sont énoncés dans divers textes légaux ou tels qu'ils sont revendiqués par divers groupes de pression. Ces exemples sont suffisamment généraux pour constituer différents cas de figure.
Par droits institués, nous entendons ceux qui sont explicitement reconnus et définis dans des textes de loi. Selon la thèse classique et toujours valable de Wendell Holmes (13), ces textes confèrent à ceux dont les droits seraient violés la prérogative de requérir l'intervention des pouvoirs publics pour en obtenir le respect. Ces droits coïncident en gros avec les droits légaux des personnes; au Canada, on en trouve la formulation dans la Charte des droits et libertés et dans des lois comme la partie IV.1 du Code criminel, qui criminalise un certain nombre d'atteintes à la vie privée.
Il est indéniable que la reconnaissance légale de nos droits produit des effets qui sont bénéfiques. Le geste institutionnel comporte cependant par sa nature même un envers, une retombée ou des conséquences qui sont de nature à subvertir l'intention dans laquelle il fut originellement posé. Nous discuterons certaines de ces conséquences les plus obvies à partir du droit à l'assistance d'un avocat. Cette discussion, il est inutile d'y insister, s'inscrit essentiellement dans le champ du droit pénal, où la Charte des droits limite son intervention (le droit d'IBM à l'assistance d'un avocat pour prendre des poursuites civiles contre une compagnie concurrente n'est évidemment pas l'objet des chartes).
L'une des premières caractéristiques du geste institutionnel est qu'il désincarne. L'article 10 b) de la Charte des droits et libertés du Canada sanctionne le droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat. Le même droit est reconnu par l'article 29 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. La personne dont nous pouvons réclamer l'assistance n'est pas autrement désignée que par le nom de la profession qu'elle exerce: celle d'avocat. Les chartes ne mentionnent nulle part que l'avocat fait partie d'une corporation professionnelle qui poursuit ses intérêts propres; elle ne mentionne pas davantage que la qualité des services fournis par ces avocats peut varier très considérablement selon les ressources financières dont dispose celui qui veut exercer son droit à l'assistance d'un avocat. Il existe en outre un contraste saisissant entre la raideur de l'exigence qui est faite à cette figure idéale de l'avocat, telle qu'elle se manifeste dans les chartes, et la mollesse dont on use pour que les membres réels du Barreau soient au diapason de leur fonction. Le droit à l'assistance d'un avocat est proclamé dans la plus haute des lois du pays. Si toutefois un justiciable souhaite dénoncer les manquements d'un avocat aux devoirs de sa profession, il doit s'adresser à une autorité disciplinaire interne et peu connue, dont les délibérations ne sont pas publiques et dont les décisions sont discrétionnaires.
Une seconde caractéristique du geste institutionnel est qu'il pérennise. Que l'avocat constitue l'intermédiaire obligé entre les citoyens et l'appareil pénal forme désormais un trait permanent de nos rapports avec l'État. Ce trait est la marque de déséquilibres profonds. En effet, l'une des maximes que l'on utilise pour justifier que l'on punisse un contrevenant est que nul n'est censé ignorer la loi (pénale). Par contraste, le droit à l'assistance d'un avocat semble reposer sur la présomption que nous ignorons nos droits ou sommes dans l'incapacité de les exercer. Cette présomption est sans doute largement fondée dans la réalité. On ne voit pas toutefois ce qui justifie l'État de présumer à la fois que nous connaissons les lois qu'on peut invoquer pour nous punir et que nous ignorons les droits qui nous protègent. Il s'agit là d'une première source de déséquilibre. Ce n'est pas la seule.
L'avocat est un expert en droit. Or, comme on l'a reconnu depuis les travaux de Weber, le rapport de l'expert avec sa clientèle est, dans les circonstances qui nous intéressent, à savoir le droit pénal et ses dérivés, un rapport d'autorité. Le droit commercial, par exemple, n'a pas de rapport immédiat avec les chartes des droits. Dans le cadre de la défense des droits individuels le rapport d'autorité est fondamentalement différent du rapport d'aide qui, en théorie, caractérise la relation d'assistance. C'est pourquoi le droit à l'assistance d'un avocat équivaut plutôt au droit d'être mis en tutelle qu'à celui d'être véritablement aidé. De façon plus profonde, l'institution de ce droit a occulté un débat social qui doit être tenu et elle consomme également une rupture. Le débat qui doit être tenu se formule dans les termes suivants : dans quelle mesure la défense des droits d'une personne, qui repose sur des principes comme la justice et l'équité, peut-elle être assurée, serait-ce en partie seulement, par l'entreprise privée? Celle-ci doit satisfaire aux impératifs de la rentabilité et elle réserve à sa clientèle un traitement variable selon les ressources de cette dernière. La rupture est maintenant complètement consommée entre le régime des lois et des droits qui sont censés représenter les valeurs les plus fondamentales de notre société et la capacité de ceux qui y sont soumis d'en posséder une connaissance adéquate. Ce savoir doit leur être imparti par les membres de la profession légale, serait-ce au niveau le plus fondamental, à savoir la connaissance de la différence entre un plaidoyer d'innocence et un plaidoyer de culpabilité.
Il ne faudrait pas que l'on se méprenne sur le sens de ces remarques. Il serait indéfendable, croyons-nous, de dénoncer le droit à l'assistance d'un avocat. Il importe cependant de souligner à quel point la signification de la conquête de ce droit est ambiguë. Capitale pour la sauvegarde des droits de l'individu, cette conquête est cependant la manifestation de l'effondrement de l'un des mythes fondateurs des sociétés modernes. Entre ceux qui ont établi les clauses du contrat social et ceux qui l'ont en théorie signé, le malentendu est complet. Les signataires de l'entente ont été dépossédés du sens de ses termes, qui doit leur être expliqué par une nouvelle caste de glossateurs.
Nous avons jusqu'ici décrit des effets de l'institution des droits qui sont dans une large mesure prévisibles. Il en est toutefois qui sont moins apparents, mais d'aussi grande conséquence. Nous décrirons brièvement deux types d'effets qui, pour l'essentiel, sont des effets d'attrition.
Il nous semble d'abord que la proclamation des droits de la personne a connu une certaine évolution. Les premières déclarations des droits de l'homme constituent en effet des affirmations inconditionnées. Les droits qui sont énumérés dans la Déclaration de l'indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776 sont, par exemple, tenus pour des "vérités évidentes par elles-mêmes". On peut cependant repérer avec de plus en plus de clarté les marques d'une volonté de définir d'une façon explicite les droits qu'on se propose d'instituer et dont l'existence ne s'impose plus avec la confiante évidence qui éblouissait les révolutionnaires du XVIIIe siècle. Or, le projet de définir implique la mise en uvre d'une logique restrictive pour laquelle toute détermination est dans une certaine mesure une négation. Cette logique se manifeste de plusieurs façons.
En effet, définir un droit, c'est d'abord en circonscrire la nature et, par conséquent, c'est en limiter la portée. La portée d'un droit ne saurait excéder les bornes de sa nature, telles qu'elles sont déterminées par un législateur anxieux, qui n'est pas toujours guidé exclusivement par le souci de l'intérêt public. Définir un droit, c'est également en soumettre l'exercice à un ensemble de conditions, qui prennent souvent l'allure de restrictions ou d'exceptions à la règle qui est énoncée par ce droit. Ainsi, le gouvernement du Canada a adopté en juin 1982 le projet de loi C-43, qui contenait la Loi sur l'accès à l'information, de même que la Loi sur la protection des renseignements personnels. Ces deux lois sont en vigueur depuis juillet 1983. En novembre 1984, le Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général du Canada (CPJSG) a reçu le mandat d'examiner leur application pendant les trois années subséquentes, ainsi que les conséquences de cette application. Dans son rapport, le comité déclare que "l'élément le plus important de toute mesure législative sur l'accès à l'information ou la protection des renseignements personnels est peut-être la série d'exceptions à la règle du libre accès ou de la protection de la vie privée (14)." Ce passage du rapport montre à quel point l'affirmation d'un droit est désormais conditionnée. Le mouvement vers l'affirmation conditionnée culmine dans la procédure actuelle, selon laquelle la reconnaissance d'un droit a pour nécessaire contrepartie la légalisation d'un ensemble d'infractions à ce droit. L'un des exemples achevés de cette procédure tient dans la reconnaissance extrêmement ambiguë du droit à la vie privée. L'innovation véritable apportée par la loi canadienne sur la protection de la vie privée a été de soumettre à une procédure d'autorisation judiciaire les atteintes massives à la vie privée, qui résultent de la surveillance électronique. Non seulement la judiciarisation de l'intrusion électronique dans la vie privée n'enlève-t-elle aucunement à cette opération son caractère intrusif, mais on sait à quel point la protection apportée par la loi est précaire (15). Les juges refusent très rarement d'accorder à la police les mandats qu'elle réclame pour se livrer à la surveillance électronique (depuis la mise en application de la loi sur la protection de la vie privée en 1974, les juges n'ont même pas refusé, en moyenne, deux demandes d'autorisation par année). Plus de mille mandats pour se livrer à l'écoute électronique sont délivrés chaque année au Canada. D'après une étude de la Commission de réforme du droit du Canada (16), les juges canadiens accordent en chiffres absolus deux fois plus d'autorisations de faire de l'écoute électronique que leurs homologues américains. En tenant compte du fait que la population des États-Unis est dix fois plus nombreuse que celle du Canada, on peut affirmer qu'on se livre vingt fois plus à l'écoute électronique au Canada qu'aux États-Unis. Ces chiffres montrent que la définition légale d'un droit peut coïncider de façon rigoureuse avec son effritement.
L'une des conditions les plus fréquemment utilisées pour limiter l'exercice des droits est celle de la "mesure raisonnable": un droit doit s'exercer à l'intérieur des bornes de la raison. À cet égard, nous allons recourir une dernière fois à la législation canadienne sur la protection de la vie privée pour illustrer un second type d'effets d'attrition pouvant résulter de l'institution des droits.
L'article 178.1 du Code criminel définit ainsi une communication privée:
"Communication privée" désigne toute communication orale ou télécommunication faite dans des circonstances telles que son auteur peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elle ne soit pas interceptée par une personne autre que la personne à laquelle il la destine. (Nous soulignons.)
Or, il est possible d'arguer, comme l'a d'ailleurs fait un juge de la Cour d'appel de l'Ontario dans R. c. Samson (1983), que la promulgation de la loi sur la protection de la vie privée a eu pour effet de modifier le sens même de la notion d'attente raisonnable, qui est utilisée dans la définition d'une communication privée. En effet, la loi autorise la police à intercepter des communications privées dans le cadre d'opérations qui ont pour fin de prévenir ou de réprimer les infractions criminelles. Or, non seulement la loi autorise-t-elle la police à se livrer à la surveillance électronique, mais elle rend public le fait que la police peut intercepter les communications privées et elle précise pour le bénéfice de tous les citoyens les circonstances dans lesquelles il est légitime pour la police de se livrer à l'écoute électronique. Il est possible d'interpréter cette loi comme un avertissement public qui est donné à ceux qui se proposent de commettre un délit et en conclure qu'il est désormais raisonnable pour ceux qui enfreignent la loi de s'attendre à ce que leurs communications seront interceptées. Ne pouvant raisonnablement prétendre jouir de l'impunité par rapport aux opérations de surveillance policière, un contrevenant ne saurait à proprement parler revendiquer d'avoir des communications privées et serait ainsi automatiquement dépossédé de son droit. Interprété de cette façon, le geste par lequel l'État institue un droit coïncide exactement avec celui par lequel il abolit ce droit (à tout le moins pour une partie des citoyens).
Cette interprétation pessimiste n'est pas la seule possible. Elle est toutefois plausible et s'ajoute à la somme de nos remarques sur les droits institués. Ces remarques résument nos réserves sur la thèse de la moralité des droits et, de façon plus générale, par rapport à la croyance que l'affirmation des droits de la personne ne peut avoir que des résultats heureux.
Les analyses qui précèdent ne sauraient conduire à la conclusion qu'il y a des cas où les droits sont immoraux. Nous avons en effet affirmé que la notion d'un droit immoral était une contradiction dans les termes. Aussi, nos critiques n'ont pas pour but de substituer à la thèse de la moralité des droits l'affirmation qui lui est immédiatement contraire. Elles visent plutôt à montrer combien cette thèse est sommaire. Dans certaines de ses conséquences, la plupart du temps imprévues, l'institution des droits peut se révéler inconciliable avec l'intention qui l'animait originellement.
L'exercice auquel nous allons maintenant nous livrer est similaire au précédent en ce qu'il a également pour fin de montrer qu'une thèse en apparence plausible - celle de la moralité des droits - est en réalité inadéquate pour rendre compte de la complexité des choses. Nous avons déjà vu que l'analyse des rapports entre le pouvoir et le droit s'effectuait selon une séquence où le pouvoir constituait le terme originel et le droit le terme dérivé. Pour rompre cette séquence trop élémentaire, il faudrait d'abord, croyons-nous, distinguer entre deux formes du pouvoir, le pouvoir (auto)légitimant et le pouvoir légitimé. On devrait ensuite s'appuyer sur cette distinction pour articuler une séquence composée de trois termes, à savoir (i) le pouvoir légitimant, (ii) le droit et (iii) le pouvoir légitimé.
Pour illustrer ce modèle, nous nous référerons au second amendement de la Constitution des États-Unis, celui qui confère aux Américains le droit de porter des armes:
Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, il ne pouffa être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes.
On peut reprendre l'hypothèse coutumière que le droit des Américains de détenir et de porter des armes ne fut qu'une projection légale du pouvoir conquis par un peuple qui venait de s'affranchir de la tutelle coloniale britannique. Cette hypothèse n'est pas nécessairement incompatible avec la morale. Ce n'est pas parce qu'il est issu d'un pouvoir qu'un droit doit être déclaré immoral. Le pouvoir peut lui-même être le produit d'un engendrement et sa genèse peut faire l'objet d'une évaluation morale positive.
Nous ne pouvons dans le cadre restreint de ce texte nous livrer à une analyse historique de la promulgation du deuxième amendement à la Constitution des États-Unis. Même si l'on en reste à un examen superficiel, on peut néanmoins faire la remarque suivante. Qu'il n'ait été que la sanction a posteriori d'un pouvoir conquis ou le fruit indépendant de la découverte d'un droit imprescriptible, le droit formulé dans le second amendement ne se manifeste pas d'emblée comme immoral. Au contraire, la volonté d'un peuple de se donner les moyens de se mobiliser efficacement pour défendre sa liberté n'apparaît pas faire violence à la justice. Dans l'hypothèse que nous avons reprise et selon laquelle le droit des Américains de porter des armes est fondé sur le pouvoir dont s'étaient emparées les troupes de George Washington, nous proposons d'appeler pouvoir légitimant ou autolégitimant cette force initiale qui s'est instituée sous la forme du droit.
L'histoire ne s'arrête toutefois pas avec l'institution d'un droit. Ce droit peut par la suite être allégué pour légitimer un pouvoir dérivé qui n'a plus rien en commun avec le pouvoir légitimant qui avait prévalu à l'institution du droit. À l'origine, le droit individuel des Américains de porter des armes n'était conçu que comme le moyen de préserver la sécurité de l'État. Cette conception était à la rigueur raisonnable à une époque où il n'existait pas de différence de nature entre la capacité de l'État et celle des citoyens à s'armer. À la fin du XVIlle siècle, on pouvait encore penser qu'une milice de citoyens armés s'opposerait efficacement à une armée régulière de soldats (à la condition de ne pas tenir compte de l'artillerie, dont étaient généralement dépourvues les milices). Or, ce qu'il était déjà de plus en plus difficile d'admettre à la fin du XVIIIe siècle constitue aujourd'hui une chimère complètement absurde. L'armement dont dispose l'État -on n'a même pas besoin d'agiter le spectre des armes nucléaires pour le démontrer - est maintenant complètement incommensurable avec celui que peuvent se procurer les membres individuels d'une collectivité dans le meilleur (ou le pire) des cas, celui des États-Unis. Le pouvoir que légitime le deuxième amendement à la Constitution des États-Unis est d'une nature radicalement différente de celui qui a présidé à l'institution du droit des citoyens de détenir et de porter des armes.
En effet, ce pouvoir légitimant originel appartenait à l'ensemble du peuple et s'étendait à toutes espèces d'armes ; sa fin était la sécurité de l'État; sa cible était l'intervention étrangère. On n'en finirait pas de souligner les différences entre ce pouvoir légitimant initial et le pouvoir qui est aujourd'hui dérivé du deuxième amendement. Le pouvoir que confère maintenant le droit de porter des armes n'est plus distribué également parmi les citoyens et il est soumis à des restrictions disparates selon les États de la fédération; il ne s'étend plus à la possession d'armes de toutes espèces mais seulement à certains types d'armes à feu - des armes de poing et des armes de chasse, ce dernier terme devant s'entendre en un sens suffisamment large pour comprendre les fusils d'assaut. Ce droit ne se définit plus tant par le droit des Américains de porter des armes que par celui des fabricants d'armes de leur vendre leur marchandise. Ses fins sont multiples et confuses (le profit des marchands d'armes, la perpétration de délits violents, l'autoprotection, le sport, la réalisation des fantasmes les plus meurtriers). Loin de contribuer à la sécurité de l'État, il l'affaiblit de façon considérable en facilitant l'assassinat politique. Finalement, il ne s'exerce pas contre une puissance étrangère mais se retourne contre les membres de la société civile.
Nous proposons de désigner comme pouvoir légitimé ce pouvoir dérivé du droit et de le contraster au pouvoir légitimant, d'où sont souvent issus les droits institués. L'intérêt théorique de cette distinction est qu'elle nous permet de pratiquer une approche différenciée plus conforme à la complexité de l'évolution historique, et de résoudre les contradictions apparentes qu'elle produit.
On s'accorde en effet pour reconnaître que le droit que garantit le deuxième amendement est une calamité sociale, à laquelle on n'a pas su remédier à cause de l'action de lobbies très puissants, comme la National Rifle Association (NRA). Or, cette constatation devrait nous conduire à inférer que le droit qui s'énonce dans le deuxième amendement est immoral. Cette conclusion est cependant problématique, dans la mesure où elle aboutit à l'affirmation d'une notion contradictoire, qui est celle d'un droit immoral. Lever cette contradiction en réaffirmant la moralité du droit de porter les armes équivaut cependant à cautionner la position de la NRA et à perpétuer le tuerie actuelle. On peut sortir de ce cercle, où l'on est déporté de la contradiction logique vers l'exacerbation des conflits sociaux, en distinguant deux modalités de la conjonction pouvoir-droit. La première de ces modalités tient dans une séquence où un pouvoir légitimant s'institue sous la forme d'un droit. Ce parcours n'offre pas en soi de garantie de moralité, mais il peut aboutir à un résultat moral, soit, en l'occurrence, le droit de porter des armes comme moyen de défendre la sécurité de l'État. La seconde de ces modalités consiste dans une séquence où le droit s'accomplit comme pouvoir légitimé. Cet accomplissement peut, comme dans le cas du second amendement, coïncider avec une dégradation du droit, lorsqu'il se réalise par une violence incontrôlée. Dans ce cas, ce n'est pas tant à proprement parler le droit qui est immoral que le nouveau pouvoir exorbitant qu'il légitime. C'est cet excès du pouvoir par rapport à son institution première comme droit que la distinction entre le pouvoir légitimant et le pouvoir légitimé permet de mettre en évidence.
Nous avons jusqu'ici réfléchi sur les droits institués par la loi. Or, les droits légaux sont très loin d'épuiser la quantité de droits qui sont invoqués à divers titres. Notons d'abord que la notion même de droits légaux est susceptible d'une gradation. Les droits forment une hiérarchie selon le niveau de la législation où ils sont enchâssés, les droits inscrits dans la constitution d'un État étant en quelque sorte gravés au sommet de la pyramide légale. Les droits de la personne forment en outre une partie importante du droit international. L'ouvrage consacré par Sohn et Buergenthal (17) à la protection internationale des droits de la personne comporte en effet quelque 1 400 pages; il en comporterait bien davantage s'il était publié en 1989. De manière générale, l'inscription d'un droit dans une convention internationale est moins ferme que son enchâssement dans une législation nationale, les institutions internationales pour assurer le respect des droits étant moins puissantes que les recours qui existent au sein d'un État national. Comme l'ont remarqué avec force Feinberg (18) et Wasserstrom (19), les droits de la personne ne se réduisent pas à une réalité institutionnelle; ils sont également l'objet d'une revendication sociale permanente dont la clameur a résonné avec une force décuplée depuis la fin du dernier conflit mondial. Ce mouvement de revendication repose dans un nombre considérable de cas sur une procédure d'imputation de droits que nous allons brièvement tenter de caractériser.
Nous puiserons d'abord dans notre expérience personnelle pour introduire à ce phénomène des droits imputés. Une association professionnelle de journalistes du Québec avait entrepris, il y quelques années, de se donner un code de déontologie et nous fûmes invité à participer à leurs débats, qui ne produisirent pas cette année-là le résultat escompté. Ce code de déontologie était assorti d'un préambule assez empesé où le droit du public à l'information faisait l'objet d'une revendication très ferme; le code de déontologie était présenté comme la conséquence logique du droit du public à l'information. Or, il s'est vite révélé que ce droit à l'information, qui était imputé à un public qu'on s'était bien gardé d'inviter à participer au débat, n'était qu'un comptoir qui devait servir à la presse pour diffuser ses produits. Il se trouvait, en effet, parmi ces professionnels des médias, des éditorialistes, des commentateurs des divers aspects de la réalité, des critiques et des journalistes qui exerçaient leur métier au sein d'organes spécialisés dans les nouvelles sportives, les faits divers à teneur sensationnelle et les potins sur la vie privée de personnes connues du grand public. Or, l'éditorial, le commentaire et la critique n'ont pas tant pour but d'informer le public que d'infléchir ses attitudes. Quant au journalisme sportif, de faits divers et de potinage, il satisfait sans doute un besoin de divertissement ; ce n'est toutefois qu'en vertu d'un détournement de sens brutal qu'on peut le faire passer comme le corrélat d'un droit. En fait, il est vraisemblable que le public répudierait une grande partie du droit à l'information qui lui est imputé par les organes de presse, si on entreprenait de le consulter. Le droit du public à l'information n'est qu'une vitrine pour la licence que s'accorde la presse d'abrutir les gens.
Le phénomène de l'imputation des droits, tel que nous venons de l'illustrer, se caractérise par trois traits principaux:
1) Il s'agit d'une revendication de droits qui s'effectue par procuration. Un groupe de pression ou une corporation professionnelle se met en frais de revendiquer un droit pour une population beaucoup plus large que lui, et s'interpose en sa faveur.
2) Ce premier trait est peu distinctif. Il est rare en effet que ce ne soit pas un groupe de pression déterminé qui assume un leadership dans la revendication des droits. Ce qui distingue le phénomène de l'imputation des droits est que le groupe qui assume la revendication a un intérêt direct dans la reconnaissance de ce droit.
3) Cet intérêt est d'une autre nature que la simple jouissance du droit revendiqué. Ainsi, lorsque des journalistes militent en faveur du droit à l'information, ils ne militent pas simplement en faveur de leur droit à être informé; ils militent surtout en faveur de leur prérogative à informer ceux-là dont ils revendiquent le droit à l'information. Or, l'intérêt qui anime le groupe qui revendique un droit pour les autres a pour résultat habituel de transformer de façon significative la nature du droit réclamé. C'est ainsi que le droit à l'information peut varier considérablement dans sa définition selon qu'il est réclamé par la presse ou par des membres du public. Ce conflit entre les définitions d'un droit est un trait marqué de ce phénomène de l'imputation des droits.
L'imputation des droits est un phénomène qui prend de l'ampleur car elle s'étend désormais à des êtres qui sont par définition dans l'incapacité de revendiquer des droits, à savoir les enfants, le ftus et les animaux qui font l'objet d'expériences en laboratoire. L'aspect le plus préoccupant de l'imputation des droits est que le droit des uns sert de prétexte pour légitimer l'intérêt ou l'idéologie des autres. En effet, les intérêts ou les idéologies qui motivent l'imputation des droits peuvent être grandement préjudiciables à l'intérêt général et à l'intérêt de ceux dont on affecte de revendiquer les droits.
Il est des exemples pathologiques de ces substitutions d'intérêt. L'un de ces exemples est la revendication du droit des enfants à une vie sexuelle par des adultes dont les préférences sexuelles s'exercent sur des enfants. Pour grossière qu'elle soit, cette imputation de droits ne laisse pas de jeter un soupçon sur tout le mouvement de revendication des droits, lorsqu'elle s'énonce bruyamment.
La revendication des droits des victimes n'a quant à elle rien de pathologique. C'est toutefois l'une des imputations de droits les plus vulnérables à la récupération par des instances qui sont davantage préoccupées par l'escalade des sanctions que par les droits des victimes. À la différence des personnes et des groupes qui revendiquent leurs droits, les personnes qui ont été réellement victimes d'une infraction criminelle sont rarement vindicatives. En revanche, les personnes qui craignent d'être victimes d'un délit projettent le tort potentiel qui pourrait leur être infligé à partir du tort réel subi par les victimes. Ces projections étant parfois délirantes, elles exorcisent l'insécurité de ceux qui réclament des châtiments exemplaires dont l'effet serait davantage de dissuader les agresseurs éventuels que de protéger les droits des victimes, comme telles.
Il est une question relative aux droits qu'il est très difficile de résoudre. C'est celle de leur mode d'existence. Les droits existent-ils indépendamment du discours qui est tenu sur eux? Si l'on répond par l'affirmative à cette question, il semblerait que les droits ont brusquement proliféré depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Cette assertion comporte toutefois un aspect hautement paradoxal. En effet, quoi qu'il en soit de la nature d'un droit, on s'accorde en général pour lui reconnaître deux caractères propres. Les droits sont en première part associés avec une réalité qui est d'ordre fondamental (un droit n'est pas quelque chose qu'on prend et qu'on laisse indifféremment). Un droit est ensuite quelque chose de manifeste; c'est une réalité qui n'a rien de caché ou d'occulte et qui, en dépit des difficultés à la définir de façon précise, s'impose à notre attention. Si tels sont les caractères des droits, il y a lieu de s'étonner qu'on ait attendu si longtemps pour en faire la découverte. Comment en effet s'expliquer cette soudaine floraison de droits qu'on reconnaît être à la fois fondamentaux et manifestes, depuis les années cinquante?
Il faut remarquer que la logique que nous avons suivie nous interdit de prendre le second membre de l'alternative relative au mode d'existence des droits et de soutenir que ceux-ci n'ont pas d'existence en dehors du discours de revendication et du texte institutionnel. Si, encore une fois, les droits sont une réalité fondamentale et manifeste, on ne saurait en réduire l'existence à un produit du langage ou des institutions.
La difficulté que nous rencontrons est exemplaire et elle se pose à propos de toutes les entités dont l'existence n'est pas immédiatement perceptible de façon empirique (les valeurs, le sens des mots, etc.). Nous n'avons toutefois pas besoin de la trancher pour constater qu'on assiste présentement à une multiplication des droits qui sont revendiqués. Qu'on interprète cette multiplication comme l'affirmation de droits dont l'existence précède une revendication ou simplement comme un mouvement social de contestation, il est impossible de nier que jamais la problématique des droits de la personne n'a été aussi présente à notre attention.
On pourrait dès lors émettre l'hypothèse que les droits revendiqués entreront en conflit. Trois grands modes de conflits sont envisageables. Les conflits entre les droits peuvent en effet être conçus de manière formelle. On se rapportera, par exemple, aux conflits entre les droits individuels et collectifs ou entre les droits de la minorité et les droits de la majorité. Les conflits peuvent ensuite être provoqués par les intérêts divergents et parfois même antagonistes des groupes ou des entités en présence. On opposera de cette façon les droits des travailleurs et ceux du patronat ou les droits de la victime et ceux du contrevenant et du détenu. Dans un domaine plus controversé, on peut contraster les droits de la femme à disposer de son corps et les droits que l'on impute au ftus; on peut également opposer dans certains contextes les droits de divers groupes de travailleurs (par exemple, les trappeurs) et les droits que des militants veulent attribuer aux animaux. Ces exemples peuvent être multipliés. Un troisième type de conflits crée des affrontements entre des groupes qui sont en compétition pour revendiquer les mêmes droits, le prototype de ce genre de conflits se rapportant au droit d'occuper un territoire. Un grand nombre de juristes suivent Dworkin (20), dont la position semble impliquer qu'il ne saurait y avoir de conflit entre les droits. La position de Dworkin est en réalité difficile à interpréter. Il ne nie pas la possibilité d'un conflit entre des droits rivaux; c'est précisément à cause de l'existence de ces conflits que les parties qui s'affrontent ont recours aux tribunaux. Dworkin ne reconnaît toutefois pas la possibilité d'un conflit radical entre les droits. Un tel conflit pourrait avoir lieu si les arguments que présentent les deux parties à un litige étaient au sens le plus strict également valables, de telle sorte que l'arbitre qui doit trancher le conflit en serait réduit à le faire de façon purement discrétionnaire. Dworkin soutient au contraire que tout litige impliquant des droits peut être résolu par le moyen d'arguments rationnels qui démontrent que le droit de l'un doit prévaloir sur le droit de l'autre. On peut, dans le prolongement de cette position, estimer que c'est précisément la fonction du législateur que d'établir des normes légales qui départagent sans ambiguïté les droits antagonistes en instaurant entre eux un équilibre. Par exemple, une loi qui fixerait un seuil dans la grossesse, en-deçà duquel il serait permis d'obtenir un avortement et au-delà duquel l'avortement deviendrait illégal, semblerait établir un équilibre entre les droits de la femme et ceux de l'être qu'elle a conçu.
Cette position présuppose deux choses. La première est que le tribunal est l'arène privilégiée où s'affrontent les droits antagonistes, sous la férule de la raison juridique. La seconde est que la loi constitue l'instance suprême et que la décision qui est rendue par le plus haut tribunal qui est saisi d'une affaire résout le conflit de manière définitive.
Ces deux présupposés nous semblent maintenant remis en question de façon globale. Il n'est plus d'arène privilégiée où se déroule de façon contrôlée le conflit entre les droits. Ces conflits occupent maintenant tout le champ social et se règlent fréquemment dans la violence. Songeons à cet égard aux affrontements particulièrement durs qui ont marqué les revendications en matière de droits des animaux et en matière d'environnement. Les conflits entre droits des minorités et droits de la majorité sont, quant à eux, le prototype même de ces conflits qui embrasent tout le champ social.
En second lieu, l'ampleur de ces conflits a eu pour effet d'affaiblir de façon notable l'autorité des lois. Le sentiment de détenir un droit, quelle que soit la forme sous laquelle celui-ci s'énonce, a engendré une croyance en l'existence d'une sur-légalité qui est en surplomb des lois et qui légitime qu'on en conteste l'autorité. Ni le jugement des tribunaux ni même la proclamation de nouvelles lois n'ont réglé ni ne régleront de façon durable le conflit entre les droits qui marquent la pratique de l'avortement ou la question linguistique au Canada.
La critique que nous avons faite n'est pas de celles qui font se lever la question d'une solution de rechange. Notre but n'était pas de faire la démonstration que la notion de droits de la personne devait être rejetée - ce qui, au vrai, serait une entreprise futile - mais de remettre en cause la croyance que l'invocation d'un droit constitue le moyen infaillible de réaliser le progrès social. Non seulement ce moyen n'est-il pas infaillible, mais il peut parfois engendrer une régression.
La meilleure façon de rendre perceptible cette possibilité d'une régression est de reprendre la terminologie des penseurs du contrat social à la lumière des analyses que nous avons faites. Les penseurs du contrat social distinguent entre un état de nature et un état de société. Dans la plupart des descriptions - à l'exception notable de celles de John Locke et de Jean-Jacques Rousseau -, l'état de nature est dans la foulée de Hobbes et de Spinoza caractérisée de façon pessimiste comme un état de guerre perpétuel de tous contre tous. L'état de société se caractérise par le consentement des membres d'une collectivité de se soumettre à la contrainte des lois, qui manifestent le seul pouvoir reconnu légitime. Ce pouvoir unique est celui du Souverain, qui peut s'incarner sous diverses formes (monarchique, oligarchique ou parlementaire). L'état de société substitue la soumission de tous envers le Même à l'état de lutte de tous contre tous, qui est la caractéristique de l'état de nature.
Au regard de ces concepts, la prolifération des droits de la personne peut se traduire comme le rétablissement d'un état de nature au sein de l'état de société. Le conflit des droits entraîne en effet un affrontement général des pouvoirs qui sont légitimés par l'affirmation de ces droits. Cet affrontement généralisé instaure à nouveau un état polémique où tous s'affrontent.
Bien qu'il comporte sa part de violence, le conflit entre les droits participe également du rituel judiciaire. On peut à cet égard le comparer à ces "guerres en dentelles" qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle. Ces guerres furent assez meurtrières pour engendrer des dévastations de toutes sortes mais elles étaient trop contenues pour aboutir à une résolution. De la même façon, le foisonnement de droits antagonistes provoque des affrontements qui entraînent de grandes dépenses d'énergie sans jamais parvenir à un terme décisif. Les produits ultimes de cette inflation des droits sont d'une part la multiplication des empêchements au changement et le blocage de l'évolution sociale. Ils sont d'autre part la banalisation de la notion même de droit, qui n'apparaît plus que comme l'un des expédients de la langue de bois. De façon profondément ironique, la problématique des droits de la personne débouche sur la formulation d'une exigence similaire à celle qui marque la réflexion sur la répression pénale. Cet impératif tient dans une redécouverte du principe de parcimonie.
Jean-Paul BRODEUR Département de criminologie Université de Montréal
Cet article s'inscrit dans la perspective d'une sociologie des droits et pratique une approche critique par rapport à la problématique des droits de la personne. Trois des présupposés de la théorie des droits de la personne sont remis en cause. Le premier présupposé est que la reconnaissance d'un droit ne produit que des effets bénéfiques. On tente de montrer que ce présupposé est douteux en invoquant l'exemple du droit constitutionnel des citoyens des États-Unis de porter des armes. Le second présupposé tient dans l'affirmation que les droits de la personne sont universaux et naturels. Nous tentons de montrer à l'aide de divers exemples que ces droits sont la plupart du temps le fruit historique d'une invention qui obéit à une logique de l'intérêt. Finalement, nous contestons le postulat que tous les droits de la personne sont conciliables entre eux.
Summary
This article falls into the category of sociology of law and takes a critical approach in relation to the problem of human rights. Three of the assumptions of the theory of human rights are questioned. The first assumption is that recognition of a right can only beneficial. An attempt is made to show that this assumption is doubtful by giving the example of the constitutional right of the United States'citizens to carry arms. The second assumption states that individual rights are universal and part of nature. We try to show with the help of various examples that these rights are most of the time the historical outcome of an invention that obeys a logic of interest. Finally, we contest the assumption that all human rights are reconciliable one with the other.
Notes: * Je désire remercier les évaluateurs, qui ont lu mon texte attentivement. Plusieurs de leurs remarques ont donné lieu à des modifications qui ont amélioré le texte. J'assume bien sûr seul l'entière responsabilité des propos tenus ici.
1. E. B. Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, traduction de J.-M. Brohm, Paris, Études et documentation internationale, 1970 (1924). 2. M. Villey, Le droit et les droits de l'homme, Paris, PUF, 1983. 3. M, Villey, op. cit., p. 153. 4. Groupe consultatif sur la recherche et les études en droit, Le droit et le savoir: Rapport au Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1984, p. 174. 5. H. L. A. Hart, "'The Ascription of Responsability and Rights", Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 49, 1948-1949, p. 171-194. 6. E. A. Kent (dir.), Law and Philosophy. Readings in Legal Philosophy, Englewoods Cliffs (N.J.), Prentice Hall, 1970. 7. H. Warrender, The Political Philosophy of Hobbes, Oxford, Clarendon Press, p. 19. 8. H. L. A. Hart, "Are there any natural rights ?", The Philosophical Review, vol. 64,1955, pp. 175-191. 9. R. D. Bureau et P. Mackay, Le droit dans tous ses états. Les question du droit au Québec 1970-1987, Montréal, Wilson et Lafleur, 1987. 10. R. Tomasic, The Sociology of Law, Londres, Beverly Hills, New Delhi, Sage, 1985. 11. H. Batiffol, Problèmes de base de philosophie du droit, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1979, p. 12. 12. D. Garland et P. Young (dir.), The Power to Punish : Contemporary Penality and Social Analysis, Londres, Heinemann, 1983. 13. O. Wendell Holmes, jr, "A legal right is nothing but...", dans E. A. Kent (dir.), Law and Philosophy. Readings in Legal Philosophy, Englewoods Cliffs (N.J.), Prentice Hall, 1970 (1881).
14. Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général, Une question à deux volets: comment améliorer le droit d'accès de l'information tout en renforçant les mesures de protection des renseignements personnels, Ottawa, 1987. 15. Jean-Paul Brodeur, "Policing : beyond 1984", The Canadian Journal of Sociology, vol. 9, 1984, pp. 195-207. 16. Commission de réforme du droit du Canada, La surveillance électronique, Document de travail 47, Ottawa, 1986. 17. L. Sohn et T. Buergenthal (dir.), International Protection of Human Rights, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1973. 18. J. Feinberg, "Duties, rights and claims", American Philosophical Quarterly, vol. 3, pp. 137-150, 1966. 19. R. Wasserstrom, "Rights, Human rights, and Racial Discrimination", The Journal of Philosophy, vol. 61, p. 628-641. 20. R. Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1977.
Dernière mise à jour de cette page le Vendredi 09 janvier 2004 19:38 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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