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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Jean-Paul Brodeur, “L’obstacle des troubles intérieurs.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon François Rocher, Réplique aux détracteurs de la souveraineté du Québec, pp. 103-119. Montréal : VLB Éditeur, 1992, 507 pp. Collection: Études québécoises. [Autorisation accordée par l'auteur le 25 janvier 2004 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[103]

Première partie.
LE PROJET POLITIQUE

L'obstacle des troubles
intérieurs
.”

Jean-Paul BRODEUR



1.  L'application quotidienne des lois
2.  La gestion des crises
3.  La Sûreté du Québec et la sûreté de l’État
Obstacles décisifs et risques calculés

La question que nous devons traiter est celle de savoir si un Québec souverain serait ou non en mesure de faire face aux « troubles intérieurs » que son accession à l'indépendance risquerait de soulever. Cette question est très vaste et nous en traiterons dans le contexte particulier au sein duquel elle se pose.

En effet, il convient de souligner, d'entrée de jeu, le caractère adventice de cette question, qu’on n'aurait peut-être pas soulevée si le Québec n'avait pas été secoué, pendant l'été 1990, par les événements auxquels on se réfère sous l'appellation de « crise d'Oka ». Pour bien mettre en évidence le caractère relativement superficiel de la question des « troubles intérieurs » au Québec, nous contrasterons très brièvement la situation québécoise avec celle de l'Irlande du Nord (nous évitons délibérément l'exemple yougoslave, propre à engendrer les pires malentendus).

La violence en Irlande du Nord est associée avec les actions terroristes de l'Irish Republican Army (IRA), qui défend en théorie les intérêts de la minorité catholique. La presse fait rarement état du fait que la majorité protestante d'Irlande du Nord est très puissamment armée, même si les groupes protestants ne se livrent pas, à l'instar de l'IRA, [104] à des pratiques terroristes en dehors du territoire de l'Irlande du Nord. Il est toutefois reconnu que les protestants de l’Irlande du Nord prendraient les armes si le Parlement britannique accordait à ce territoire l'indépendance que les catholiques réclament, et s'il était réunifié avec celui de la République d'Irlande (catholique). Il est donc vraisemblable qu'une guerre civile larvée éclaterait si les protestants de l'Irlande du Nord étaient « lâchés » par les Britanniques. Seule la présence en Irlande du Nord de l'armée britannique empêche la situation de dégénérer en des violences collectives de grande ampleur et de glisser vers un conflit armé généralisé. On peut donc affirmer avec un degré raisonnable de certitude que des troubles intérieurs très sérieux embraseraient une Irlande du Nord livrée à elle-même par les Britanniques et que ce territoire ne posséderait pas initialement les ressources pour juguler la violence qui suivrait son accession à l'autonomie.

Nous croyons que la situation du Québec est complètement différente de celle de l'Irlande du Nord. On ne saurait prétendre que les divers groupes qui composent la population du Québec ont accumulé des armes depuis plusieurs années en prévision d'un conflit armé qui ne manquerait pas de se produire dès l'accession du Québec à une forme d'autonomie. C'est pourquoi nous avons affirmé que la question des « troubles intérieurs » était un problème qui avait été largement engendré par le traumatisme causé par la crise autochtone. Il y a lieu de se rappeler à cet égard que lors du référendum de 1980, la question des « troubles intérieurs » ne s'est pas posée avec acuité.

Peu après les événements d'Oka, M. Mordecaï Richler soulevait cette question dans le cadre d'une entrevue qu'il accordait au Toronto Star :

Le Québec nous disait qu'il pouvait se débrouiller seul, qu'il pouvait être indépendant, et trois semaines plus tard, il demande : « S'il vous plaît, envoyez l'armée canadienne, parce qu'on n'arrive pas à régler ce problème. » Les Mohawks sont en train de caricaturer les revendications du Québec [1].

[105]

M. Richler n'est pas la seule personne qui ait soulevé ce problème. Qu'il se soit empressé de le faire témoigne cependant du caractère relativement opportuniste de ce débat. M. Richler est davantage reconnu pour la constance de sa rancœur contre le nationalisme québécois que pour la profondeur de ses analyses. Néanmoins, il est indéniable que depuis la crise d'Oka, la question des « troubles intérieurs » est maintenant partie prenante dans le débat sur la souveraineté du Québec et qu'il est souhaitable que l'on en traite de façon dépassionnée. Nous nous restreindrons à discuter cette question dans le cadre particulier qui lui a donné naissance. Ce cadre est, comme nous l'avons dit, celui de la crise autochtone de l'été 1990. Lorsque nous le jugerons opportun, nous élargirons le cadre initial de notre discussion.

Il y a trois aspects des relations entre un Québec souverain et les premières nations, qui doivent être distingués. Le premier de ces aspects relève d'un processus de négociation qui doit être engagé avec les autochtones pour parvenir à un règlement satisfaisant de leurs revendications territoriales. Nous croyons que ce processus est essentiellement politique et qu'il doit être pris en charge par l'État lui-même à son niveau le plus élevé et non par les appareils policiers dont celui-ci dispose pour faire régner l'ordre. Nous n’en traiterons donc pas, sauf pour mentionner notre conviction que les autochtones ne sont pas fermés à la négociation.

Pour ce qui est, maintenant, des incidences de la question autochtone sur l'ordre public, elles peuvent prendre une double forme. La première de ces formes relève de l'application quotidienne des lois. On sait qu'il existe à cet égard de nombreux points litigieux entre les autochtones et l'État québécois. On citera, par exemple, la contrebande de cigarettes, le stockage d'armes à feu et la présence de policiers non autochtones sur les territoires que les autochtones revendiquent. La seconde forme pourrait prendre l'aspect d'une crise semblable à celle que nous avons connue à Oka lors de l'été 1990. Lorsque l'on soulève [106] la question de la capacité d'un Québec souverain de résoudre ses troubles intérieurs, c'est surtout à cette seconde forme - la crise généralisée - que l'on se réfère. Nous traiterons des deux aspects du problème, tout en consacrant la plus grande partie de nos remarques à la question de la gestion d'une crise générale.

1. L'application quotidienne des lois

On peut de façon générale noter que l’application quotidienne des lois criminelles dans les territoires autochtones soulève de sérieux problèmes. Ces problèmes ne sont pas particuliers au Québec. C'est le Canada entier qui en est affligé. Depuis 1986, on ne compte pas moins de huit rapports importants qui ont pour objet les problèmes de l'administration de la justice dans les territoires autochtones à travers le Canada [2].

Les problèmes que nous venons de mentionner se posent depuis plusieurs années non seulement au Canada mais également aux États-Unis. Il ne semble donc pas que la pleine possession de toutes les ressources policières et militaires dont peuvent disposer des États depuis longtemps constitués, comme le Canada et les États-Unis, soit un avantage marqué dans la résolution de ces problèmes. Dans l'ouvrage récent qu’il a consacré aux Mohawks, Hornung décrit la réserve de Saint-Régis (Akwesasne) comme la « dernière frontière » du nord-est de l'Amérique [3]. L’État de New York, le Québec et l'Ontario possèdent une juridiction sur la réserve d'Akwesasne. En dépit de cette triple juridiction, la réserve d’Akwesasne est depuis de nombreuses années en proie à des troubles endémiques et les policiers tant américains que canadiens ne s'y risquent qu'avec précaution.

L’impunité dont paraissent bénéficier les autochtones est un problème qui a été dénonce avec vigueur par les corps policiers pendant la crise d'Oka. Tous les services de renseignement canadiens impliqués à quelque degré dans [107] la crise d'Oka - le Service de renseignement de la Sûreté du Québec (SQ), celui de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et le Service canadien de renseignement et de sécurité (SCRS) - se sont plaints publiquement que les renseignements précis sur les exactions des Warriors qu’ils avaient communiqués au gouvernement du Canada et à celui de la province du Québec n'avaient été suivis d'aucune action.

Les autochtones ne sont pas les seuls à habiter des enclaves sans loi. À Montréal, certains ghettos établis ou en voie de formation et qui sont habités par des minorités raciales ou ethniques constituent également des zones où la police ne se risque qu'avec prudence, lorsqu'on sollicite son intervention. La plupart des grandes villes d'Occident où habitent des minorités qui ne sont pas intégrées à la population comportent des zones où l'application des lois est à demi suspendue. L’accession du Québec à la souveraineté n'est ni de nature à accentuer ces problèmes ni de nature à favoriser leur règlement. On peut prévoir peu de changement par rapport à la situation actuelle.

2. La gestion des crises

Comme nous l'avons précédemment dit, il semble que ce soit la capacité d'un État québécois souverain à affronter des crises de l'ampleur de celle d'Oka qui constitue un argument véritable contre l'accession du Québec à la souveraineté. Il est extrêmement difficile de prévoir l'avènement de crises comme celle d'Oka (la crise d'Oka est elle-même la démonstration la plus probante de cette proposition). Nous ne pensons pas qu'il serait indûment alarmiste de penser que la situation est suffisamment tendue dans les réserves des Mohawks autour de Montréal et dans les territoires cris de la baie James pour donner lieu à des troubles intérieurs sérieux. On peut dès lors se demander si un État québécois indépendant serait en mesure de gérer ces crises, si elles se produisaient. Cette question est [108] complexe et peut donner lieu à plusieurs malentendus. Nous l'aborderons par la formulation de quatre lignes d'interrogation différentes.

a) Une fausse question :
un État québécois souverain pourrait-il résoudre
ces crises par la force policière ou paramilitaire ?

Les autochtones forment moins de 1% de la population du Québec. La Loi de police du Québec prévoit la possibilité d'assermenter des constables spéciaux si la situation l'exige. On sait en outre, que le ressentiment créé par la crise d'Oka et par le harcèlement des automobilistes auxquels se livrent les Mohawks sur leur territoire a amené la formation clandestine de groupes de vigilance (en anglais : vigilantes) constitués de citoyens armés.

Pour le dire autrement, le rapport des forces est actuellement tout à fait défavorable aux autochtones du Québec. Il ne fait pour nous aucun doute qu'un Québec indépendant pourrait réduire par la force toute tentative autochtone de se livrer à des violences collectives. Il faut noter à cet égard que les policiers de la SQ ont toujours soutenu qu'ils avaient les moyens de démanteler les barricades autochtones pendant la crise d'Oka, mais qu~i1s ont été empêchés d'intervenir de manière décisive par les autorités politiques du Québec et par celles du gouvernement fédéral.

Nous pensons toutefois que cette question de la capacité effective d'un État québécois souverain de terrasser par la force tout groupe qui s'opposerait à lui passe complètement à côté des vrais enjeux que soulèveraient des troubles intérieurs. Dans la conjoncture présente de l’opinion publique, la question véritable n'est pas tant de savoir si un Québec souverain pourrait s'opposer par la force à des troubles intérieurs que d'examiner s'il pourrait résoudre les crises potentielles avec un minimum de violence. Cette dernière question comporte divers volets que nous traiterons les uns à la suite des autres.

[109]

b) Un Québec souverain pourrait-il résoudre
sans violence une crise semblable aux événements d'Oka ?

Le premier constat que l'on peut faire par rapport à la crise d'Oka est que le déploiement considérable de force auquel elle a donné lieu avait essentiellement pour but de permettre un dénouement de la crise qui comportât le moins de violence possible. D'après le dossier de presse, on sait que le gouvernement du Québec a commencé des négociations pour faire intervenir l’armée canadienne dès le lendemain de l'assaut manqué contre la barricade mohawk à Kanesatake (c'est au cours de cet assaut du 11 juillet 1990 que le caporal Lemay de la SQ a trouvé la mort).

Paradoxalement, c'est en instituant un rapport de forces qui favorise de façon écrasante l'un des protagonistes d'une crise que l'on parvient à résoudre celle-ci sans grande violence. Cette stratégie se fonde sur la rationalité des adversaires. L’un des adversaires est censé se rendre compte que le rapport de forces lui est tellement défavorable que toute tentative de sa part de recourir à la violence entraînerait pour lui des pertes très lourdes. Les Warriors de la crise d'Oka ont finalement réglé leur action en fonction de ce principe de rationalité. En effet, à part le caporal Lemay et deux autres personnes dont la mort a été indirectement causée par la crise d'Oka, le dénouement de la crise n'a directement fait aucune victime à Oka et n'a pas donné lieu à un affrontement en règle.

Il faut toutefois insister sur le fait que le Québec et le Canada ont été très sévèrement jugés par l'opinion internationale en dépit des efforts fournis pour résoudre la crise par le moyen de la négociation. Nous n'insisterons pas sur la question très controversée de l'attitude des médias anglophones par rapport au Québec, pendant cette crise. Philpot [4] a violemment dénoncé la couverture de presse partisane qui a été accordée à cette affaire par les médias anglophones. Dans un ouvrage plus récent, York et Pindera [5] [110] nous proposent une évaluation moins polémique du rôle des médias anglophones.

Quoi qu'il en soit de l'attitude des médias pendant la crise, on ne saurait douter que les réactions de l'opinion publique, à mesure que se déroulaient ces événements, ont été un facteur déterminant dans l'action des pouvoirs publics. Autant on peut dire que l'idéologie révolutionnaire avait un grand pouvoir de rassemblement vers la fin des années soixante, autant on peut maintenant soutenir que la non-violence a supplanté dans l'opinion publique et dans la jeunesse les appels à la révolution violente et libératrice. C'est pourquoi nous avons déclaré plus haut que la question n'était pas vraiment de savoir si un Québec souverain pouvait étouffer tout trouble intérieur en ayant recours à une force armée qu’il est toujours relativement facile de constituer. La question véritable est d'évaluer dans quelle mesure un Québec souverain pourrait résoudre ce type de crise de façon pacifique.

La nécessité de parvenir à un règlement pacifique des troubles intérieurs peut être doublement démontrée. Une première démonstration s'appuie sur la nécessité pour un jeune État de bénéficier d'une image favorable dans l'opinion publique de ses partenaires commerciaux éventuels. Comme l'a montré la controverse à propos du barrage de Grande-Baleine, le Québec est, comme tout autre État qui se prétend démocratique, profondément vulnérable aux fluctuations de l'opinion publique dans des pays avec lesquels il souhaite maintenir des relations d'ordre commercial. L’opinion publique du Canada anglais, de même que celle des États-Unis, constitueraient, à cet égard, un écran très sensible sur lequel seraient profilées avec une silhouette particulièrement accusée toutes les actions du jeune État québécois envers ses minorités, que celles-ci soient autochtones, anglophones ou ethniques/raciales. Le feu des projecteurs de l'opinion publique internationale serait particulièrement intense dans le cas d'une crise qui pourrait conduire à des affrontements armés.

[111]

Or il n’est pas sûr qu’un État de formation récente et dont les traditions militaires sont à toutes fins utiles inexistantes, pourrait satisfaire au précepte paradoxal que nous avons énoncé plus haut : c'est lorsqu'on veut maintenir la violence à un degré minimal, que l'on doit disposer de l'appareil armé le plus élaboré. Il est possible que la capacité d'un Québec souverain d'intimider des éléments fauteurs de troubles ne serait pas beaucoup plus élevée que celle de ces éléments fauteurs de troubles de prendre le jeune État en otage devant l'opinion publique internationale. Cette situation où la force armée de l’État et la force médiatique de ses adversaires se composeraient en un point précaire d'équilibre, où aucun des protagonistes ne posséderait un avantage suffisamment marqué pour dissuader l'autre d'agir, pourrait se révéler fort délicate et éventuellement propice à la genèse de troubles intérieurs. Comme nous l'avons souvent répété, il n’est pas douteux que ces troubles pourraient être matés Par la force. Le prix que l'État québécois aurait à payer par rapport à sa réputation internationale pour la suppression violente de ces troubles pourrait s'avérer élevé.

c) Un Québec souverain pourrait-il conjurer
l'intervention sur son territoire de forces étrangères ?

La seconde façon de démontrer la nécessité de résoudre de façon pacifique les troubles intérieurs qui pourraient advenir dans un Québec souverain relève d’un scénario inutilement alarmiste. Toutefois, comme ce scénario a fait l'objet d'un débat important dans la presse, nous le mentionnerons.

Comme le démontrent à satiété les événements qui se passent actuellement en Europe de l'Est, le sort réservé aux minorités par des États qui se détachent d'une fédération constitue un prétexte facilement invoqué pour justifier une intervention armée de l'État fédéral dans les affaires d'une région sécessionniste. On peut donc à cet égard agiter l'épouvantail d'une intervention des Forces armées canadiennes [112] dans un Québec qui serait perçu comme tentant d'asservir ses minorités. À ce premier scénario peut s'en ajouter un autre qui s'appliquerait dans le cas de troubles impliquant des minorités autochtones. Une partie considérable des Warriors qui intervinrent au Québec pendant la crise d'Oka provenaient d'autres provinces canadiennes et des États-Unis. On peut penser que le même phénomène se reproduirait si une crise semblable à celle d'Oka avait lieu. Il est douteux que l'État québécois aurait plus de succès qu'en 1990 à empêcher des autochtones en provenance de l'extérieur du Québec de venir à la rescousse de leurs frères menacés.

Il est très difficile de parvenir à des conclusions fermes par rapport à des développements qui relèveraient de la politique fiction, si l'histoire ne nous avait appris qu'ils pouvaient effectivement se produire et si la conjoncture qui prévaut en Europe de l'Est ne venait nous rappeler que leur avènement demeure dans l’ordre du possible. Il nous semble toutefois qu'aucune stratégie politique ne peut être articulée à partir d'un regard qui embrasse la somme des événements possibles. La somme de ces événements est rigoureusement indéterminée et l'on peut autant imaginer des développements qui favorisent une stratégie que des développements qui y feraient obstacle. Il nous semble que c'est plutôt la catégorie du probable et non celle du possible qui doit servir de base à l'élaboration d'une stratégie politique. À ce stade-ci, je crois que nous pouvons affirmer qu’un conflit armé entre un Québec souverain et d'autres États demeure une issue improbable.

d) Un Québec souverain serait-il capable de gérer
ses troubles intérieurs dans le cadre de la justice pénale ?

Que l’on ait eu recours à l'intervention d'une force militaire ou paramilitaire, il reste, après qu'un conflit intérieur a été résolu, à statuer sur le sort des personnes qui ont été impliquées dans ces troubles. De façon générale, [113] ces personnes font l'objet de poursuites au regard de la justice criminelle. Tous les États occidentaux ont souci de traduire une déviance politiquement motivée en une criminalité ordinaire. Ce souci traduit une volonté de préserver la légitimité de l’État. Les procès politiques ont non seulement mauvaise presse mais ils tendent à subvertir la légitimité d'un État en conférant à ceux qui s'opposent à lui le statut de rebelle (au lieu de celui de criminel).

Le problème que nous soulevons ici n'est pas différent de celui que nous avons souligné dans la section b. Il s'agit pour l'essentiel d'une question qui concerne les réactions de l'opinion publique tant nationale qu'internationale. Les personnes qui seraient traduites devant les tribunaux québécois seraient-elles perçues comme bénéficiant d'un traitement équitable ? Il est difficile de répondre à cette question. On peut néanmoins rappeler que les traditions québécoises sont profondément hostiles à la création de tribunaux d'exception. On ne saurait en conclure qu'il est impossible que de tels tribunaux soient créés. Néanmoins, cette issue apparaît elle aussi relativement improbable.

3. La Sûreté du Québec
et la sûreté de l’État

Dans le cas de l'avènement du Québec à la souveraineté, il est au moins deux questions qui devront être résolues par rapport aux appareils qui auront la mission de maintenir l'ordre public et de faire échec aux troubles intérieurs.

a) Est-il souhaitable que la Sûreté du Québec
assume les fonctions d'une police nationale ?

La Sûreté du Québec (SQ) est par ses fonctions présentes le corps qui serait le plus susceptible d'être investi de la fonction de constituer la police nationale du Québec. La SQ est consciente de l'élargissement probable de sa mission si le Québec accède à la souveraineté et on peut raisonnablement [114] croire qu'elle s'y prépare. Est-il souhaitable que la SQ bénéficie d'un tel élargissement de son mandat ?

Nous aimerions apporter une réponse claire à cette importante question. À moins que la SQ ne manifeste une volonté évidente de se réformer en profondeur et de rendre publiques les réformes auxquelles elle a effectivement procédé, il ne nous apparaît pas souhaitable que ce corps policier soit investi du mandat de former la police nationale du Québec. L’espace nous manque pour énoncer toutes les raisons qui nous amènent à prendre cette position. Ces raisons sont pour l'essentiel de trois ordres.

Le premier ordre de raison tient aux caractéristiques organisationnelles présentes de ce corps policier. En ce qui concerne le recrutement, par exemple, il est le seul corps policier important du Québec qui n’exige pas que toutes ses recrues aient reçu la pleine formation en techniques policières qui est dispensée dans les cégeps de la province. I !une des raisons alléguées par la SQ pour justifier cette pratique est que ses policiers opèrent, pour un grand nombre d'entre eux, dans des milieux ruraux et qu'ils ont davantage besoin de maturité psychologique que de formation académique. Cet argument est recevable. Il met toutefois en évidence que la SQ est d'abord une police rurale et qu'elle n’est pas actuellement prête à assumer toutes les tâches qui incombent à une police nationale. Il est en effet douteux que les grands corps policiers urbains, tels que le Service de police de la Communauté urbaine de Montréal (SPCUM), accepteraient d'être sous la coupe de la SQ. En soulignant certaines de ces lacunes (on pourrait citer d'autres exemples), notre intention n'est pas d'éreinter un appareil policier qui a beaucoup progressé au cours des dix dernières années. Nous désirons plutôt faire état de notre conviction que la transition entre le statut de police provinciale et celui de police d'État ne saurait s'effectuer sans une transformation majeure de la SQ.

Un second ordre de raison tient à la culture professionnelle qui prévaut dans cette organisation, telle que nous avons pu le constater. Il est tout à fait normal que la [115] SQ émerge de la crise d'Oka en étant en proie à d'intenses frustrations. Néanmoins, si l'on excepte une intervention publique du directeur de la SQ pour s'excuser auprès de la population du Québec de la brutalité des policiers au cours d'une action pour disperser des manifestants, on peut affirmer que la SQ n'a publiquement manifesté aucune volonté de remettre en question la façon dont elle a conduit ses opérations pendant la crise d'Oka. Il n'est pas question d'exiger d'un corps policier qu'il procède à un exercice public d'autoflagellation en relation avec la conduite de ses membres au cours d'une crise. On doit toutefois déplorer que la SQ n'ait montré aucun indice de sa capacité de remettre en cause certains de ses procédés pendant la crise d'Oka. Cette singulière inaptitude à l'autocritique contraste de façon singulière avec l'attitude adoptée au Québec par d'autres grands corps policiers. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, le directeur du SPCUM n'a pas hésité à reconnaître les lacunes de son organisation lors des événements tragiques qui marquèrent profondément l'École polytechnique en décembre 1989. Si une telle admission n'a rien à voir avec un penchant pour l'humiliation, elle a cependant tout à voir avec la nécessaire obligation de rendre des comptes au public. Cette volonté de rendre compte des actions de l'organisation policière dans la transparence n'est pas tangible au sein de la SQ, plus encline à blâmer des membres individuels ou encore à tenter de se procurer du matériel militaire lourd, tel que des chars d'assaut, qu'à réviser ses méthodes d'intervention. Cette timidité de la SQ dans la reddition des comptes n'est pas de bon augure pour la protection des libertés civiles.

Nous passerons très rapidement sur un troisième ordre de raison. On frôle l'injustice à vouloir tenir une personne ou une organisation responsable de son image dans la presse. On peut citer des cas où l'image négative reproduite dans la presse était complètement imméritée. Il faut toutefois insister qu'imméritée ou non, l'image qui est projetée par un corps public dans la presse devrait être pour ce corps l'objet d'un réel souci. En effet, selon l’article huit [116] du Code de déontologie et de discipline de la SQ, tout comportement policier susceptible de ternir la réputation et l'image de ce corps constitue une infraction au Code. Or, il ne semble pas que la SQ ait pris acte de la représentation extrêmement négative de son action dans la presse pendant la crise d'Oka et qu'elle ait pris pour y remédier des moyens qui soient plus systématiques que le remplacement de son directeur des relations publiques. Cette réticence à confronter les conséquences de la crise d'Oka pour son image est un témoignage qui nous paraît éloquent de cette pesante mentalité de siège qui prévaut à la SQ.

b) Quel est le modèle qui sera adopté
par un Québec souverain
pour le maintien de l'ordre public ?

Il n'existe, à ma connaissance, aucun pays où la police assure seule le maintien de l'ordre public. D'après une thèse de doctorat présentée à l'Université de Montpellier et dont l'auteur est M. Jean Pariseau, les Forces armées canadiennes ont participé à 156 opérations de maintien de l'ordre de 1867 à 1967 [6]. C'est le Québec, suivi de l'Ontario, qui a fait l'objet des interventions les plus nombreuses (respectivement 51 et 46 interventions). Ces interventions se répartissent dans les catégories suivantes : grèves (63), émeutes (20), émeutes appréhendées (29), perturbations et désordres (26), interventions lors de soulèvements dans les pénitenciers (11) et finalement d'autres types variés d'interventions (7). Il est à noter que les interventions de l'armée ont accusé une baisse de fréquence radicale après 1950. Si l'on excepte les interventions dans des pénitenciers (surtout celui de Kingston) - 5 interventions après 1950 -, l'armée n'est intervenue qu'une seule fois au Canada entre 1950 et 1967 (cette intervention s'est effectuée au Québec, où l'on appréhendait une grève de la SQ). Nous n'avons pas effectué un relevé exhaustif des interventions de l'armée au Québec de 1967 à aujourd'hui. Nous ne pensons toutefois pas que la tendance à la rareté de ces interventions se soit inversée : il est douteux qu'il y ait eu un nombre [117] significatif d'interventions en plus de celles qui ont marqué le cours de la crise d'Octobre 1970 et celui de la crise d'Oka de 1990.

Il existe deux cas de figure principaux pour ce qui est de la collaboration de la police avec d'autres corps publics dans le maintien de l'ordre. Le premier cas de figure est d'inspiration britannique. C'est celui-là même que nous venons de décrire, plus haut : la police est appuyée par l'armée, lorsqu'elle ne parvient pas à contrôler une situation.

Le second cas de figure nous est fourni par la France. L’armée n'y intervient qu'en tout dernier ressort dans le cadre d'opérations de maintien de l'ordre (elle est intervenue lorsque les officiers putschistes d'Alger ont menacé de renverser le gouvernement français lors de la guerre d'Algérie). Le plus souvent ce sont des corps intermédiaires entre la police et l'armée qui interviennent pour appuyer la police. Ces corps intermédiaires sont les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) qui dépendent du ministère de la Justice et la Gendarmerie nationale, qui est rattachée au ministère de la Défense. Ce modèle selon lequel le maintien de l'ordre est assuré à la fois par la police et par des corps hybrides qui composent des caractéristiques policières avec des traits militaires est apparu en France plus conforme à l'idéal républicain.

Un Québec souverain devra décider lequel de ces deux modèles - police/armée, police/corps intermédiaire(s)/armées - il adoptera.

Obstacles décisifs et risques calculés

On peut distinguer, nous semble-t-il, entre trois types d'obstacles que l'on peut trouver sur le chemin de la souveraineté. Un premier type d'obstacles est un pur artefact et relève d'une volonté largement démagogique d'effrayer une opinion publique fragile. Dans ce domaine, on n'a jusqu'ici pas fait mieux que M. Trudeau lorsqu'il a agité en [118] 1991 l'épouvantail de la déportation devant des groupes particulièrement vulnérables à cette forme d'apeurement public. Nous n'en dirons pas plus sur ce type d'obstacles montés de toutes pièces au sein des égarements de la mauvaise foi.

Les deux autres types d'obstacles sont toutefois beaucoup plus réels. Il nous semble à cet égard qu’il faut distinguer un premier genre d'obstacles qui peuvent raisonnablement être allégués pour justifier une position politique. Par exemple, il nous semble à première vue plausible que l'on invoque les difficultés auxquelles pourrait être en proie l'économie québécoise dans le cas d'une séparation d'avec le Canada pour motiver sa décision de prendre position contre l'accession du Québec à l'indépendance.

La situation nous semble notablement différente pour ce qui est de ce type d'obstacles dont nous avons discuté dans cet article. Bien qu'il soit possible que nous nous trompions, nous nous risquerons à affirmer que l’obstacle des troubles intérieurs ne constitue pas à lui seul un argument décisif pour justifier une position hostile à une option politique fondamentale. Cet obstacle n'en est pas moins réel et la gestion des troubles intérieurs éventuels dans un Québec souverain nous semble faire partie de cette catégorie de choses à laquelle on pourrait se référer sous l'appellation de risque calculé. Le risque est réel. Toutefois, il ne constitue pas en lui-même un facteur de dissuasion par rapport à l'adoption d'une position favorable à la souveraineté du Québec. Ce risque calculé ne devient un facteur de dissuasion que pour ceux-là qui ont déjà arrêté leur choix en fonction d'autres obstacles ou dont le niveau de tolérance pour les risques, aussi calculés soient-ils, est très peu élevé.

De tous les facteurs dont nous avons discuté, il en est un qui mérite une attention plus particulière. Nous réitérons les préoccupations que nous avons exprimées par rapport à une éventuelle métamorphose de la SQ en police nationale du Québec. Ceux qui militent en faveur de la souveraineté du Québec devraient accorder leur attention [119] à une planification explicite de cette transition. En faisant preuve de négligence bénigne par rapport à sa future police d'État, le Québec pourrait connaître de mauvaises surprises.

[119] [Les notes en fin de chapitre ont été converties en notes de bas de page. JMT.]



[1] Cité par Robin Philpot Oka : dernier alibi du Canada anglais, Montréal, VLB éditeur, 1991, p. 153.

[2] Voici la liste de ces rapports : Gouvernement d'Alberta, Justice on Trial, Report of the Task Force on the Criminal Justice System and its Impact on the Indian and Metis People of Alberta (the Cawsey Report), Edmonton, Alberta, 3 volumes, 1990 ; J.-P. Brodeur, C. LaPrairie, et R. McDonnell, Justice for the Cree : Final Report, Grand Council of the Cree, Nebraska, Province de Québec, 1991 ; Commission de Réforme du Droit du Canada, Renvoi de la Ministre : Les peuples autochtones et la justice pénale, rapport n° 34, Ottawa, 1991 ; R. Depew, Native Policing in Canada : A Review of Current Issues, Ottawa, Solicitor General of Canada, 1986 ; Gouvernement du Manitoba, Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba (A. C. Hamilton, Commissioner, C. M. Sinclair, Commissioner), volume I : The Justice System and Aboriginal People, appendix 1, Recommendations, 1991 ; Osnaburgh/Windigo Tribal Council, Report of the Justice Review Committee, Toronto, The Attorney General, 1990 ; C. H. Rolf, Policing the Blood Tribe. Report of a Public Inquiry, Edmonton, Government of Alberta, 1991 ; Royal Commission of Inquiry into the Donald Marshall, Jr. Prosecution, Commissioners' Report, Findings and Recommendations, Halifax, Nova Scotia, vol. 1, 1989 ; Royal Commission of Inquiry into the Donald Marshall, Jr. Prosecution, The MiKmag and Criminal justice in Nova Scotia : A Research Study, Halifax, Nova Scotia, Vol. III, 1989.

[3] R. Hornung, One Nation Under the Gun, Toronto, Stoddart, 1991, p. 14. On consultera également : G. York, & L. Pindera, People of the Pines, Toronto, Little, Brown & Company, 1991.

[4] Robin Philpot, op. cit.

[5] G. York et L. Pindera, op. cit.

[6] Voir J. Pariseau, Forces armées et maintien de l'ordre du Canada, 1867-1967 : un siècle d'aide au pouvoir civil. Thèse de doctorat présentée au Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Montpellier, 5 tomes, 1981.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 23 octobre 2014 11:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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