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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

“Le Trafic des plaidoyers dans la justice pénale le verbe « dealer » de l'anglais « to deal »” (1980)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Jean-Paul Brodeur, Le Trafic des plaidoyers dans la justice pénale le verbe « dealer » de l'anglais « to deal »”. Un article publié dans la revue Cahiers du socialisme, no 5, printemps 1980, pp. 14-27. Communication présentée au colloque Discours et histoire, UQAM, automne 1979. [Autorisation de l’auteur accordée le 29 juin 2006 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Je commencerai par faire deux brèves remarques. La première de « ces remarques concerne le titre de cet article : « Le verbe "dealer" (de l'anglais to deal) ». Ce titre a valeur d'emblème : j'ai délibérément choisi d'utiliser une expression bâtarde - « dealer », c'est-à-dire faire un « deal » ou encore conclure un marché - pour énoncer le thème de ce texte. Les phénomènes que je décrirai sommairement se produisent dans la marge du texte juridique ; j'ai pensé qu'il serait idoine de les désigner par une expression qui était elle-même en dehors du code reçu de la langue française. 

Ma seconde remarque est relative au champ dans lequel s'inscrit mon exposé : c'est celui des problèmes que soulèvent l'existence et le fonctionnement du système de la justice pénale, dont les règles sont en partie inscrites dans le Code criminel. Le système de la justice pénale est l'un des appareils de contrôle qui est progressivement advenu au type de société dans lequel nous vivons. Ce n'est toutefois pas le seul de ces appareils de contrôle, ni le plus important. Ce n'est que le plus visible. 

Lorsqu'on se le représente de façon non-critique, le système de la justice pénale apparaît comme un appareil structuré en diverses agences - police/tribunaux/agences correctionnelles et post-correctionnelles - qui ont pour fonction d'appliquer un ensemble de prescriptions légales constituant le droit criminel. Ainsi conçu comme une mise en force du droit tel qu'il s'écrit dans un code de lois, le système de la justice pénale parait trouver sa pierre d'assise dans les décisions que rendent les tribunaux au cours d'exercices ritualisés qui ont pour nom « procès » et où s'incarne de façon privilégiée la pratique du droit criminel, c'est-à-dire l'obligation qui est faite aux instances de la poursuite de défaire la présomption d'innocence dont jouit légalement le prévenu. Cette représentation de la justice pénale, qui accorde au procès une valeur de symbole de la pratique du droit, est très répandue, tant parmi les non-spécialistes des affaires de la justice que parmi ceux qui réfléchissent aux problèmes que soulèvent la résolution de ces affaires. Je ne citerai, pour étayer cette affirmation, que le texte de M. Robert Senay, intitulé « Philosophie et droit pénal » et qui a été récemment publié dans un recueil paru chez Bellarmin sous le titre de Philosophie et droit (Montréal, 1979). Ce texte rappelle, pour l'essentiel, les principes et les règles juridiques qui norment dans notre système accusatoire le déroulement des procès. La plupart des textes du recueil précité - les articles de Pierre Landreville et d'André Paradis constituant des exceptions notables - abordent les problèmes du droit à travers une discussion des normes juridiques codifiées et ne questionnent que rarement l'écart très considérable qui existe entre la promulgation de ces normes et ce que nous appellerons à titre provisoire leur application. Or l'octroi d'une primauté théorique à la norme juridique codifiée équivaut dans la pratique à privilégier la composante verdictive du système de la justice pénale, puisque la production d'un verdict suite à la tenue d'un procès a précisément pour fin alléguée de déterminer dans quelle mesure un ou des individus ont dérogé aux prescriptions légales. 

Or les procès, si l'on compare le nombre de leurs Occurrences à la masse des affaires traitées par la justice pénale, sont relativement rares. J'en suis venu, par cette affirmation, à ce qui constitue le thème de cette communication. 

En commençant de développer ce thème, il m'apparaît important de préciser que, contrairement au langage utilisé dans la presse, tout ce qui se déroule dans une cour de justice - devant un magistrat - ne constitue pas un procès. Le procès ayant pour fin de déterminer la culpabilité ou l'innocence d'un accusé, sa mise en marche est doublement conditionnée. Elle est d'abord conditionnée par la mise en accusation d'un prévenu - cette décision appartenant en théorie au procureur de la couronne [1]. Elle est ensuite conditionnée par l'enregistrement par l'accusé d'un plaidoyer de non-culpabilité. Dans le cas d'un plaidoyer de culpabilité, la tâche du juge se réduit à la détermination de la sentence, cette décision étant parfois précédée de représentations diverses faites par l'avocat de l'accusé. C'est, pour prendre un exemple récent, par abus de terme que la presse s'est référée au procès des époux Cossette-Trudel. Les accusés ayant décidé de plaider coupable, il ne restait plus au juge qu'à déterminer leur sentence, après avoir entendu les représentations de leur avocat sur la nature de la sanction qu'il était opportun de prendre. 

La nature d'un procès aux assises criminelles étant ainsi sommairement caractérisée, il convient maintenant de citer quelques chiffres. 

La première condition, nous l'avons déjà dit, de la tenue d'un procès réside dans la mise en accusation d'un prévenu. Or le nombre de mises en accusation, si on le compare avec le nombre d'infractions déclarées à la police, est relativement peu élevé : entre 20 et 30% pour les infractions déclarées au Code criminel du Canada. Les statistiques sont en ce domaine de plus en plus difficiles à établir, les corps policiers canadiens -par exemple le S.P.C.U.M. - s'abstenant maintenant d'inclure dans leur rapport annuel le nombre des affaires résolues par voie de mise en accusation. Les facteurs qui déterminent le défaut de mise en accusation sont très variables : ils s'échelonnent de l'échec très fréquent de la police à appréhender l'infracteur aux ententes qui sont passées entre un infracteur identifié et la police. Nous reviendrons plus loin sur ces ententes. 

Je rappelle la seconde des conditions qui sont posées à l'ouverture d'un procès criminel, à savoir l'enregistrement d'un plaidoyer de non-culpabilité. À cet égard, une première remarque s'impose : on tire parfois orgueil de ce que dans notre procédure - dite accusatoire - l'accusé soit censé être présumé innocent. Cette façon de parler est par trop simple, car si l'accusé est légalement présumé innocent, il est factuellement présumé coupable : le fait même que l'on décide de lui intenter des poursuites signifie qu'on a recueilli contre lui une preuve suffisante pour le faire condamner [2]. C'est d'ailleurs pourquoi la majorité de ceux qui sont mis en accusation plaident coupable. Les statistiques recueillies aux États-Unis démontrent avec constance qu'entre 89 et 97% des prévenus cités à procès enregistrent un plaidoyer de culpabilité. Les statistiques canadiennes - en général mal tenues - sont à cet égard moins explicites : des études récentes citaient un chiffre de l'ordre de 70% de plaidoyers de culpabilité pour le Canada et 90% pour le district judiciaire de Montréal [3]. À ce chiffre doit s'ajouter le nombre de plus en plus considérable de personnes qui bénéficient au Canada de mesures de déjudiciarisation, dont l'application est conditionnée par la reconnaissance tacite ou explicite, de la part du bénéficiaire de ces mesures, de sa culpabilité. 

Il appert donc que cette éloquente célébration du texte juridique, dont le procès serait censé fournir la scène, se produit relativement peu fréquemment et surtout qu'elle ne subsume qu'une partie très restreinte des affaires qui émargent au système de la justice pénale. Restent deux questions. La première : pourquoi la majorité des accusés ne se prévaut-elle pas de la présomption légale d'innocence ? La seconde : ne pourrait-on dire que la fête juridique dont nous sommes frustrés par manque de procès ne fait en réalité que l'objet d'un ajournement au profit du prononcé dramatique de la sentence ? Ces deux questions sont, au vrai, liées de façon immédiate : une partie considérable des plaidoyers de culpabilité est obtenue par suite d'un marchandage entre les deux parties en conflit - l'accusation et la défense - à travers lequel chacune de ces parties poursuit son profit. Ce marchandage se produit, comme nous le verrons, dans les marges du texte de la loi et il a été institutionnalisé aux États-Unis sous le terme de plea bargaining (au Canada, on fait des « deal ». 

L'intérêt des diverses instances de la poursuite est en effet de résoudre une affaire par l'obtention de la condamnation d'un coupable et celui de la défense est celui d'obtenir une réduction de sentence (à défaut d'un improbable verdict d'innocence). Le moyen de concilier ces intérêts en apparence divergents est de négocier le dépôt d'un plaidoyer de culpabilité à une infraction moindre que celle dont la poursuite pourrait espérer faire la preuve, sans garantie de succès, au cours d'un procès. L'enregistrement d'un plaidoyer de culpabilité entraîne la condamnation de l'accusé, ce qui arrange la poursuite, et la diminution de la gravité de l'acte d'accusation détermine une réduction de sentence, ce qui profite à l'accusé (dans la mesure où il est effectivement coupable). 

Au lieu de décrire dans des termes généraux ce trafic des plaidoyers, je donnerai quelques exemples des pratiques qui l'accomplissent.


[1] Brian Grossman a bien montré que cette prise de décision était en pratique exercée par la police. Voir Grossman (1965). The Prosecutor, Toronto, University of Toronto Press.

[2] On a accoutumé de comparer le droit criminel anglo-saxon au droit criminel tel qu'on le pratique dans des pays comme la France. Le régime juridique en vigueur dans les pays anglo-saxons est dit accusatoire et l'accusé est censé jouir de la présomption légale d'innocence. La procédure française est de nature inquisitoire et l'accusé, présumé coupable, porte le fardeau de faire la preuve de son innocence. Ces différences sont plus formelles que réelles. Avant qu'une accusation ne soit portée, en France, un magistrat assumant les fonctions et le titre de juge d'instruction doit faire une recommandation en ce sens aux instances de la poursuite. Dans les pays qui pratiquent une procédure accusatoire, c'est à la police qu'il revient en pratique d'assumer les fonctions de juge d'instruction. Lorsque cette dernière recommande que des poursuites soient prises, elle dispose de façon générale d'une preuve suffisante pour faire condamner le prévenu. Le désavantage de la procédure accusatoire peut être caractérisé de la manière suivante : étant conduite par la police, l'instruction n'est pas juridiquement normée de façon aussi rigoureuse que dans une procédure inquisitoire. L'absence de contrôle sur l'instruction conduite par la police annule souvent le bénéfice de la présomption légale d'innocence.

[3] Pour des statistiques sur le nombre des plaidoyers de culpabilité enregistrés dans les cours du district judiciaire de Montréal, voir Mackaay Ejan (1976), Les chemins de la justice - étude du fonctionnement des cours criminelles à Montréal, Groupe de recherche en jurimétrie, Faculté de droit, Université de Montréal. Pour l'ensemble du Canada, voir le Document de travail no 4 de la Commission de réforme du droit, Ottawa, Information Canada, p. 10. Pour des statistiques concernant l'Ontario, voir Hahn R. (1973). Decision-making in the Canadian Criminal Court System, a System Analysis. Toronto : Center of Criminology, University of Toronto.


Retour au texte de l'auteur: Dernière mise à jour de cette page le dimanche 13 août 2006 17:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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