Christian Bromberger et Jean-Yves Durand
“Faut-il jeter la Méditerranée
avec l’eau du bain ?”
Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Dionigi Albera, Anton Blok, Christian Bromberger, L’anthropologie de la Méditerranée / Anthropology of the Mediterranean. Conclusion. Maisonneuve et Larose : Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 2001.
- Résumé / Abstract
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- Stéréotypes ?
- Un paradigme hégémonique ?
- Une représentation inégalement partagée ?
- Une Méditerranée tronquée et en lambeaux ?
- Le porc, le bœuf et le mouton
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- Bibliographie
[2]
Résumé
Après avoir examiné, et relativisé, les principales critiques dont l’anthropologie du monde méditerranéen a fait l’objet, les auteurs s’interrogent sur la pertinence de ce cadre d’étude et de comparaison. Les sociétés méditerranéennes présentent sans doute « un air de famille » légué par une histoire complexe. Mais ce qui donne sa cohérence au projet d’un comparatisme méditerranéen, ce ne sont pas tant les ressemblances repérables que les différences complémentaires qui forment système. Le monde méditerranéen peut être envisagé comme un espace de dialogue et d’affrontements où les identités des uns et des autres se définissent dans un jeu de miroirs.
Abstract
The authors of this contribution first examine and relativise the main criticisms that have be levelled against the anthropology of the Mediterranean world. They then go on to question the pertinence of this geographical framework for study and comparison. Mediterranean societies certainly present a number of ‘family resemblances’, resulting from their complex history. But the coherence of any project of Mediterranean comparison can become systematic only when based on complementary differences rather than such identified resemblances. The Mediterranean world can be envisaged as a space of dialogue and confrontations where identities are defined in a play of mirrors.
Ce volume, et les débats dont il se fait l’écho, jette-t-il une pierre supplémentaire dans le jardin de l’anthropologie méditerranéenne ou contribue-t-il à reconstruire un édifice inachevé, quitte à en modifier les plans ? Rappelons-nous la nature des pièces à charge réunies par plusieurs chercheurs [1], agacés par l’antienne méditerranéenne et lui déniant toute consistance. Le monde méditerranéen serait, pour eux, une catégorie fantasmatique, une sorte de mirage anthropologique, un agglomérat de stéréotypes touristiques et savants, cautionnés ou élaborés par des chercheurs venus du nord ; un modèle dominant et altier, celui de l’anthropologie sociale britannique, aurait fait de ces territoires sa chasse gardée. Encore s’agirait-il d’une Méditerranée bien particulière, cantonnée à ses franges européennes. Et la timidité des avancées méridionales et orientales ne serait que la rançon de l’incongruité d’un projet postulant une unité factice. Au demeurant, le sentiment d’appartenance méditerranéenne n’affleurerait que dans la conscience de quelques privilégiés amateurs de littérature ancienne, de festivals ou de soleil. Les contributions réunies dans ce volume, les réflexions et les échappées qu’elles suscitent, renforcent-elles ces critiques ou invitent-elles à ne pas jeter la Méditerranée avec l’eau du bain ?
Stéréotypes ?
Plusieurs auteurs (Henk Driessen, Michael Herzfeld, Bernard Lortat-Jacob...) fustigent le caractère réducteur des stéréotypes érigeant le monde méditerranéen en concept, au sens que les spécialistes du marketing donnent à ce terme, et redoutent que les ethnologues ne jouent un rôle ambigu dans cette construction fantasmagorique. Une version radicale de ce point de vue voudrait même que l’anthropologie soit la principale responsable de l’invention et de la diffusion de (fausses) idées généralisatrices à propos des Méditerranéens. En exotisant les habitants des régions étudiées, elle les figerait dans une radicale altérité, les éloignerait du monde européen et nourrirait par là m me un projet néo-colonialiste, à l’instar de ce que fit l’« orientalisme » selon Edward Saïd [2]. On n’est pas sûr que [3] l’anthropologie ait un tel pouvoir et soit le cheval de Troie idéologique de tels projets occultes. Au demeurant, cette position ambiguë de la discipline qui est à la fois, volens nolens, point de vue sur et partie de la culture est-elle propre au contexte des études méditerranéennes ? À vrai dire, une sorte de fatalité semble s’attacher à l’histoire des concepts en anthropologie et, plus généralement, dans les sciences sociales. Des notions et des découpages, qui viennent opportunément combler des lacunes, sont prudemment avancés, mais rapidement ces concepts novateurs échappent à leurs auteurs, sont caricaturés au sein de la discipline et encore plus au dehors. S’engage alors un cycle de réflexion critique remettant en cause ces idées premières ou l’usage abusif qui en a été fait. Les concepts-golems de structure, d’identité, de patrimoine et de... Méditerranée semblent avoir été aspirés dans un tel tourbillon. Jugeons-en sur pièces.
« Il n’a jamais été question dans mon esprit de présenter la Méditerranée comme “culture area” (aire culturelle) », écrit Julian Pitt-Rivers [3]. C’est à la suite de son détour par l’Amérique, où l’héritage culturaliste demeurait vif, que la Méditerranée nous est revenue comme une entité homogène, alors même qu’elle avait été conçue comme le cadre d’un projet comparatiste. Dans cette brèche simplificatrice se sont engouffrés d’autres concepts à la mode qui ont été rapidement associés au monde méditerranéen.
Des essayistes et des historiens, fascinés par quelques situations exceptionnelles dont l’Andalousie, au temps du califat omeyyade, demeure le paradigme , ont, par exemple, présenté la Méditerranée comme l’univers par excellence du métissage culturel. Que la circulation des produits, des idées, des techniques, des mélodies et des saveurs... ait trouvé dans le monde méditerranéen, et dans les grands empires qui l’ont façonné, un terrain plus favorable qu’ailleurs, c’est une évidence soulignée et scrutée par de nombreux exégètes [4]. Mais peut-on pour autant parler de métissage sinon par abus métaphorique ou pour caractériser quelques franges marginales de l’expérience sociale et culturelle ? Y compris aux périodes les plus harmonieuses de l’histoire du monde méditerranéen (dans les villes portuaires du XIXe et du premier XXe siècle, par exemple), les relations entre communautés n’ont jamais abouti à la formation de collectivités métisses, mais se sont traduites, au mieux, par une coexistence pacifique et empreinte de curiosité sympathique. Les barrières de la foi, si vives dans les monothéismes, et celles des origines ont rarement été franchies. La Méditerranée n’est pas, sauf exceptions, une terre de mixité matrimoniale (A. Kanafani-Zahar le rappelle dans ses travaux sur le Liban : « On partage le pain chaud avec l’autre, nous dit-elle, mais on ne l’épouse pas ») et ce n’est pas sur ses rives que s’est épanouie une religion métisse comme l’umbanda brésilien. On risque donc de se fourvoyer en présentant le monde méditerranéen comme l’univers par excellence du mélange et du brassage : migrations, échanges, contiguïté spatiale des communautés ne signifient pas fusion, même si nombre d’intellectuels et de créateurs ont fait office d’entremetteurs et de passeurs culturels.
D’autres stéréotypes réducteurs, fruits, ceux-là, de l’idéalisation de terres pauvres et « authentiques », se sont attachés au monde méditerranéen. L’exemple le plus manifeste aujourd’hui de cette force d’attraction pour la « pauvreté méditerranéenne », « la seule », commente Georges Duby [5], « qui fasse parfois envie aux riches », est le succès quasi planétaire que connaît, auprès des classes moyennes, le régime alimentaire du paysan crétois. Il a été élevé au rang de « diète méditerranéenne » et est recommandé en Australie, en Angleterre comme aux États-Unis. La pyramide qui le représente est faite d’une large base de céréales, puis, par segments décroissants, de légumes et de fruits, de produits laitiers, de viandes et de poissons, enfin de matières grasses et de sucres. Deux verres de vin complètent ce régime idéal. Ce dernier détail révèle, à lui seul, l’extension abusive de cette diète à l’ensemble du monde méditerranéen. La promotion uniformisante de ce régime fait l’impasse sur les rivages méridionaux et en occulte les soubassements économiques. Loin de correspondre à un idéal, la frugalité des populations rurales d’Europe du sud était une conséquence de leur pauvreté et elle est vite oubliée dès qu’une certaine abondance permet de satisfaire l’envie d’une alimentation plus riche en hydrates de carbone et en lipides [6].
Si les ethnologues n’ont pas accroché leurs wagons aux locomotives de la diète et du métissage méditerranéens [7], ils ont, en revanche, fortement contribué à définir et à propager les concepts et les valeurs qui caractériseraient les relations sociales sur les deux rives : « the honor/shame syndrome » [8], « the flamboyant virility complexes of Mediterranean males » [9], le clientélisme, etc. Ces valeurs sont-elles propres aux sociétés méditerranéennes ? À coup sûr, non. João de Pina-Cabral [10] a raison de rappeler que les testicules sont des métaphores du courage dans toute l’aire anglophone et que le cow-boy texan exhibe ses qualités viriles tout autant qu’un « flamboyant mâle méditerranéen ». Gérard Lenclud souligne, pour sa part et à tout aussi juste titre, que « la raison clientélaire est universellement distribuée », aussi bien dans les centres de recherche scientifique septentrionaux qu’au fin fond de l’Epire ou de la Cyrénaï que.
Seulement, doit-on ajouter, ces valeurs connaissent une accentuation singulière dans la plupart des sociétés méditerranéennes ; elles y sont davantage explicitées ; elles sont érigées, dans les taxinomies locales, au rang de concepts, avec leur cohorte de nuances et de métaphores récurrentes ; elles font l’objet d’interminables débats au sein des sociétés qui les ont développées. « The Mediterranean peoples, nous rappelle par exemple John Peristiany [11], are constantly called upon to use the concepts of honour and shame in order to assess their own conduct and that of their [4] fellows ». C’est en termes d’intensité et de modulation, de reconnaissance institutionnelle [12], et non de présence ou d’absence, que l’on doit apprécier la prégnance spécifique de ces valeurs. Les discussions sur l’honneur et la honte évoquent, toutes proportions gardées, celles qui avaient entouré la mise au jour, par Georges Dumézil, de l’idéologie des trois fonctions dans les sociétés indo-européennes et appellent le m me genre de réponse. Raymond Bloch [13] reprochait à Georges Dumézil l’extrême généralité de son schéma : « N’est-il pas en effet naturel, écrivait-il, que des sociétés primitives se scindent en classes comprenant respectivement prêtres, guerriers et agriculteurs ? » Ce à quoi l’auteur de Mythe et épopée rétorquait justement : « Bien que les trois fonctions correspondent à trois besoins que tout groupe humain doit satisfaire pour ne pas périr, il n’y a que fort peu de peuples qui, de cette structure naturelle, ont tiré une idéologie explicite ou implicite. On en connaît quelques exemples en Amérique et en Afrique. Mais il est certain que dans l’Ancien monde (...) cette idéologie n’apparaît que chez les peuples qui parlent des langues indo-européennes ou qui ont subi, à des dates connues, l’influence des Indo-Européens » [14].
Un bon baromètre de l’accentuation de ces valeurs nous est fourni par les œuvres littéraires que Cris Shore [15] nous invite justement à prendre davantage en considération. Il s’agit, pour lui, de lire la culture non plus seulement « comme » un texte, mais « à travers les textes », de traiter ces œuvres comme « des fenêtres anthropologiques sur la culture », a fortiori celles de ces auteurs devenus « quelque chose de l’ordre des totems nationaux », « dont les personnages, l’esthétique et la morale sont une des trames du discours et de l’idéologie populaires ». Comme le rappelle Josep Llobera [16], de nombreux auteurs, surtout à partir du début du XIXe siècle, ont décrit des traits culturels auxquels s’intéressera plus tard l’anthropologie. Et il y a beaucoup à apprendre de ce que Michael Herzfeld appelle « cultural intimacy » [17] à travers les œuvres de Leonardo Sciascia, de Carlo Levi, de Salvatore Satta, d’Ismaïl Kadaré, de Nikos Kazantzakis, de Lawrence Durrell (celui de Bitter Lemons, plutôt que celui de The Alexandria Quartet), de Naguib Mahfouz ou encore de Federico Garcia Lorca et de Jean Giono (celui de Regain, plutôt que celui du Hussard sur le toit). S’agit-il pour autant de considérer ces romans, fussent-ils naturalistes, comme des documents ethnographiques ? À coup sûr, non. Si l’ethnographie vise une « vérité-adéquation », l’œuvre romanesque qui s’ancre dans un contexte local se singularise par sa capacité à restituer des ambiances, à « dévoiler » [18], à travers la fiction, les ressorts des actions, les valeurs qui orientent, çà et là, les conduites quotidiennes et les comportements extraordinaires. Peu importe ici la véracité des personnages et des anecdotes avec laquelle l’ethnographie ne badine pas mais le « mensonge romanesque » cristallise, à la façon d’une caricature et sur le mode du sensible, « quelque chose des problèmes, des préoccupations et des discours » [19] de la société où ils s’épanouissent. À ce titre, pas de meilleure propédeutique sensible à l’idéologie de la vengeance qu’Avril brisé de Kadaré, pas de meilleure introduction aux relations de pouvoir, aux distinctions hiérarchiques entre cafoni et galantuomini dans la Basilicate que Le Christ s’est arrêté à Eboli de Levi. La littérature, à travers ses romans et ses chroniques prenant pour toile de fond la société locale, et l’ethnologie, avec ses monographies, ne doivent pas être conçues comme des entreprises radicalement opposées mais comme des projets qui se croisent dans leur quête, chacune avec leurs moyens et leurs objectifs propres, d’un accès à la vérité. Il y a sans doute mieux à chercher dans les récits littéraires, voire dans les films, à caractère ethnographique que de simples stéréotypes, dont on traquerait, avec soupçon, les conditions de production ; ceux-ci sont des voies, parmi d’autres et souvent lumineuses [20], pour « aller fureter dans le tour d’esprit d’un autre peuple » [21].
Un paradigme hégémonique ?
Le champ des études méditerranéennes, nous dit-on par ailleurs, serait dominé par l’anthropologie sociale britannique qui en aurait fait son fief et l’aurait peuplé de ses marottes thématiques, conceptuelles et théoriques. Ce constat apparaît sans nul doute fondé et cette hégémonie n’est, après tout, que la rançon de l’imagination fondatrice de quelques pionniers qui ont fait école. Il est vrai que ce courant dominant s’est focalisé sur un nombre restreint de thèmes (la parenté, la hiérarchie des statuts, les relations de pouvoir au sein des communautés, les « valeurs sociales »), qu’il en a traité à l’échelle de petites collectivités, qu’il a eu souvent tendance à réduire les significations des phénomènes à leur seule portée sociale et qu’il a superbement ignoré les traditions ethnologiques locales.
Dans sa conception comme par ses résultats, ce colloque a sans doute marqué un pas vers une plus grande ouverture thématique et épistémologique. Des sujets classiques et fondateurs ont été revisités et actualisés. Marie-Elisabeth Handman présente les nouvelles questions que pose à l’anthropologie sociale et juridique l’évolution récente en Europe du sud des structures de parenté (les familles recomposées, les nouvelles procédures d’adoption, les unions homosexuelles...). Des thèmes abandonnés par la tradition britannique au folklore et aux musées siègent désormais à rang égal avec les objets réputés les plus légitimes : la musique, les jeux, par exemple, que les ethnologies « locales » n’avaient pas hésité à scruter [22]. L’étude des techniques, qui occupe une place de choix dans la tradition française, émerge sur le devant de la scène, non sans difficultés il est vrai, les Anglo-Américains se préoccupant plus de la [5] consommation des biens industriels [23] que des moulins à huile, des forges ou des pressoirs. Le tourisme a longtemps été négligé par les ethnologues du monde méditerranéen. Voilà un curieux paradoxe, vu l’ampleur du phénomène. Ne pas en tenir compte, nous dit Jeremy Boissevain, serait comme essayer de comprendre les Nuer sans parler de leurs troupeaux. Les relations avec ces « nouveaux autres », les processus de relance de traditions et de produits locaux, de patrimonialisation et de commercialisation des biens culturels, de préservation et de renforcement des identités liés à ces grands dérangements ouvrent un champ de recherches à peine défriché. Dans une optique proche, plusieurs participants au colloque (notamment Dale Eickelman [24] et Jack Goody) ont souligné la nécessité d’élargir le regard anthropologique à la diffusion et à la consommation de masse des productions culturelles [25]. La mondialisation de techniques, d’objets, de programmes, de pratiques de sociabilité, de croyances, etc., crée une situation originale que l’on pourrait qualifier de « créolisation » in absentia. Aux processus, familiers à l’ethnologue, de confrontation, d’hybridation ou de rejet de modèles in praesentia se sont substituées des formes de circulation ou de mélange culturels où l’Autre l’émetteur, l’innovateur n’a plus de visage, la créolisation s’opérant indépendamment d’espaces créoles réels. Ces nouvelles configurations, ces circulations accélérées des hommes et des choses doivent entraîner un aggiornamento du choix de nos unités d’étude et de nos méthodes d’analyse. « Field research, commente Michael Herzfeld, is today always located in several kinds of social space simultaneously ». La complexité et la plasticité des insertions des individus, leurs appartenances enchevêtrées dans des sociétés que l’on ne peut concevoir sur le mode de l’insularité invitent à mettre en œuvre des procédures d’enquête à échelles multiples, embrassant histoires individuelles et collectives et faisant une large place aux réseaux translocaux [26]. William Christian nous offre un exemple de ce nécessaire décentrement du regard quand il examine les particularités locales mais surtout l’expansion de la culture internationale des apparitions mariales et de leurs visionnaires.
Mais le renouvellement dont témoigne ce volume n’affecte pas seulement les objets qu’il convient de traiter et les échelles d’analyse qu’il convient de mettre en œuvre. Le regard sur plusieurs domaines s’est profondément transformé. L’anthropologie religieuse n’a pas été, on le sait, la tasse de thé des pionniers des études méditerranéennes, ce qui n’est pas le moindre paradoxe sur le terrain d’éclosion et de floraison des monothéismes. Et les fondateurs de l’anthropologie méditerranéenne avaient tendance à envisager les institutions religieuses et les pratiques rituelles dans leurs seules dimensions expressives de la société, bref, comme le dit Giordana Charuty, « à privilégier, conformément à l’orthodoxie durkheimienne, l’analyse des logiques sociales au détriment des logiques symboliques ». Les travaux récents sur le catholicisme méridional élargissent et renversent tout à la fois cette perspective en scrutant les codes symboliques du christianisme qui ordonnent aussi bien la liturgie que la cuisine, la parenté spirituelle (trop souvent réduite à un simple jeu social), l’interprétation de la maladie ou la construction des rôles masculin et féminin (voir la contribution de Giordana Charuty et les commentaires de Claudine Fabre-Vassas).
Sur un plan plus général, la plupart des travaux réunis dans ce volume, et en particulier l’article introductif de Dionigi Albera et d’Anton Blok, soulignent à quel point la Méditerranée, par son histoire comme par sa physionomie actuelle, brouille les catégories encore trop familières dans nos disciplines et sans doute fortement ancrées chez nos précurseurs anglo-américains. Les distinctions entre « nous » (les Occidentaux) et les « autres », entre l’ici et l’ailleurs, entre le proche et le lointain, entre le familier et l’exotique doivent être fortement relativisées quand on aborde l’étude du monde méditerranéen. Sans doute le statut hybride, mixte, intervallaire des objets et des régimes de connaissance sur ces terrains préfigure-t-il, sur le mode de l’expérimentation, le sort commun des ethnologies des contrées lointaines dans un proche avenir, sauf si celles-ci se laissent aller à devenir de pures archéologies.
Il est enfin rassurant que les débats sur le statut de la connaissance en anthropologie des sociétés méditerranéennes aient dépassé leur phase exclusivement critique. Plusieurs contributions (celles, entre autres, de João Leal, Sydel Silverman, Eric Wolf) reviennent sur ces questions, qui ont occupé le devant de la scène pendant une décennie, et nuancent la portée des remises en cause. Désormais les travaux reprennent leur cours, à partir d’une connaissance à la fois attentive et critique des productions antérieures tout en réaffirmant la valeur de la pratique ethnographique.
Une représentation inégalement partagée ?
On avance souvent que le monde méditerranéen est une catégorie d’autant plus artificielle que les populations des deux rives ne s’y reconnaissent pas. Au-delà de leurs appartenances « ethnique », régionale, nationale, elles se sentent européennes, musulmanes, orthodoxes, juives et n’ont que faire de cette entité englobante. Beaucoup d’intellectuels du Sud refusent m me violemment cette référence qu’ils perçoivent comme une falsification et une insulte, alors que se creusent les écarts entre le Nord et le Sud et que les conflits guerriers soulignent la force des solidarités religieuses et des oppositions entre l’Ouest et le reste. La conscience méditerranéenne ne serait donc qu’un rêve nostalgique de quelques situations historiques exceptionnelles, entretenu par des intellectuels du Nord, par des idéologues [6] d’impossibles rencontres ou par des déracinés qui se souviennent de la Méditerranée. Distinguons ici deux problèmes : celui de la pertinence du cadre méditerranéen comme champ d’études comparatives, question fondamentale sur laquelle nous reviendrons plus loin ; celui de la nécessaire adéquation du « point de vue de l’indigène » et du « point de vue du savant » dans le découpage des unités d’étude. Doit-on se priver de reconnaître des affinités entre sociétés et cultures sous prétexte que des localismes, des nationalismes, des structures politiques, et des intellectuels qui leur emboîtent volontiers le pas, les ignorent ou les récusent ? Ces découpages indigènes peuvent être des objets d’étude, mais non des justifications de domaines d’études, sauf à verser dans le populisme méthodologique et à prendre pour seul fil directeur des analyses le discours et les catégories des informateurs. Se donner pour cadre de références comparatives « l’Asie centrale » ou « l’Europe féodale » ne relève pas de la constatation d’un sentiment d’appartenance partagé mais de la reconnaissance d’« un air de famille » [27] qui peut échapper au sens commun. Le problème demeure bien celui de la pertinence de l’identification de cet « air de famille », non celui de sa popularité dans un sens ou dans l’autre.
Une Méditerranée tronquée et en lambeaux ?
Ce colloque, s’il a contribué à surmonter quelques obstacles, a cependant confirmé un des soupçons légitimes qui pèsent sur l’anthropologie méditerranéenne, son ancrage préférentiel, et comme congénital, sur les rives nord de la mer et sa difficulté à mettre en œuvre de véritables démarches comparatives. Le constat alarmiste dressé par John Davis [28] il y a plus de 20 ans demeure d’une cruelle actualité : « To read ethnography after ethnography, article after article in which no serious attempt is made to compare the author’s findings with those of another, is to realise the extent of the desolation. (...) It is a constant theme of this book that mediterraneists have failed in their plain duty to be comparative ». Cette formule désenchantée pourrait sans doute s’appliquer au présent volume, même si plusieurs auteurs ont tenté de briser les carcans des découpages géographiques et civilisationnels routiniers. On sait gré, par exemple, à Georges Ravis-Giordani d’avoir dégagé les affinités entre structures lignagères « orientales » et structures « familiales » occidentales, à Camille Lacoste-Dujardin d’avoir esquissé des parallèles suggestifs, à travers les traditions orales, entre les figures des ogresses kabyles et corses ou encore à Marie-Hélène Sauner-Leroy d’avoir fait ressortir les convergences et les contrastes dans les cuisines méditerranéennes. Mais la plupart des analyses limitent leur horizon à un cadre local, national, ou encore à un des grands blocs façonnés par l’histoire (la Méditerranée latine, catholique et laïcisée, la Méditerranée orthodoxe, la Méditerranée musulmane avec ses multiples variantes : le monde turc, l’Orient avec ses territoires brisés, etc.). On comprend cette prudence sur le chemin du comparatisme dont on a souligné plus haut dans ce volume les possibles et accablantes dérives [29]. On n’ignore pas non plus les difficultés techniques de telles entreprises dans un monde divisé par ses langues, par ses traditions intellectuelles et par ses pesanteurs disciplinaires (celles de l’orientalisme en particulier). Mais des comparaisons raisonnées portant sur le car me et le ramadan, sur le culte des saints, sur le regard [30] et le toucher dans les dévotions, sur les techniques d’abattage des animaux, sur les conflits guerriers dans les Balkans et au Liban, etc., etc., apporteraient, sans nul doute, des éclairages novateurs en arrachant aux certitudes circulaires. « On est incapable de remarquer quelque chose parce que quelque chose est toujours devant nos yeux », notait justement Ludwig Wittgenstein [31].
Plusieurs initiatives prises dans la foulée de la rencontre d’Aix visent à favoriser ce décloisonnement et ce décentrement des regards et à rééquilibrer les places des différentes façades de la Méditerranée dans ce programme comparatif [32]. Une absente de marque à ce colloque devrait, à la faveur de ces projets, retrouver le rang qui lui convient : la mer, avec les activités qui s’y déroulent et les hommes qui la traversent. Mais sans doute la place restreinte qu’a occupée la mer dans nos débats illustre-t-elle son déclin comme support de pratiques et de représentations imaginaires (autres que touristiques). « Le lac intérieur, commentent Gérard Chastagnaret et Robert Ilbert [33], est redevenu une mer, presque un cordon sanitaire ».
Les lacunes géographiques et thématiques, les insuffisances méthodologiques, la caricature ou l’amnésie des travaux fondateurs, les nécessaires renouvellements, l’insularité des démarches, le rôle ambigu tenu par notre discipline dans la propagation de stéréotypes, etc., voilà une série de problèmes et d’obstacles que cette conférence a clairement identifiés. Sans doute aurait-on rencontré le m me genre de questions, avec des accentuations différentes, si nos débats avaient porté sur un autre domaine géographique (l’Afrique de l’ouest, le monde iranien, l’Asie du sud-est, etc.) au statut mieux établi dans les disciplines anthropologiques. Une question centrale demeure cependant, que ne peuvent faire indéfiniment reculer les discussions sur les échafaudages théoriques et méthodologiques : le monde méditerranéen constitue-t-il une unité pertinente d’étude et de comparaison ?
Cette « catégorie régionale » g ne ; on a manifestement du mal à en justifier la reconnaissance mais on peine aussi à l’éliminer. Dès qu’on la partage entre l’Europe, l’Asie, l’Afrique ou le monde musulman, on ressent un manque ; dès [7] qu’on lui confère un statut autonome, les européanistes et les orientalistes, ébranlés dans leurs confortables certitudes, se rebiffent.
On avancera d’abord, à l’appui de la reconnaissance du monde méditerranéen comme champ d’études, les vertus, pour ainsi dire, prophylactiques de cette référence. Plusieurs participants au colloque (Peter Burke et Henk Driessen entre autres) ont souligné à quel point l’élargissement méditerranéen permettait d’échapper à la « rhétorique eurocentrique » ambiante, à « l’autisme ethnographique », aux « ethnolocalismes », aux campanilismes narcissiques, à la rigidité des cadres nationaux ou cléricaux de la recherche, aux découpages imposés par les états. Mais doit-on se borner à considérer le monde méditerranéen comme une salutaire épreuve méthodologique ?
Le porc, le bœuf et le mouton
Le monde méditerranéen est faut-il le souligner ? un monde divisé linguistiquement, religieusement, politiquement et économiquement. Nuls meilleurs observatoires que ces terres riveraines « des limites floues et des frontières vives » [34] qui partagent des habitudes culturelles contrastées et des appartenances antagonistes. Seul l’Empire romain réalisa l’unité politique de cet ensemble dont l’histoire est faite de guerres, d’invasions, de schismes, d’oppositions entre blocs [35].
Sans doute du fait m me des conquêtes, des proximités contraintes, du cabotage des idées et des biens, des migrations des hommes, de contextes écologiques similaires ou encore de la reconnaissance commune d’un seul Dieu, ces sociétés présentent-elles un « air de famille ». Julian Pitt-Rivers [36] nous rappelle, à ce titre, qu’« il n’y a guère en fait qu’un cinquième du littoral méditerranéen qui n’ait été à une époque ou une autre et chrétien et islamique » ; et les géographes et les ethno-historiens (de Reclus à Birot et Dresch, de Parain à Braudel) ont dressé, sans état d’âme, le tableau de paysages et d’usages qui, au-delà de leur diversité, présentent une toile de fond commune. Doit-on rappeler la structure fréquente en amphithéâtre où s’inscrivent des relations de complémentarité entre les montagnes, les collines et les plaines, avec leurs remues d’hommes et de bêtes ? la commune lutte pour l’eau, avec ses techniques sophistiquées et ses règles sociales contraignantes ? l’importance de la céréaliculture et de l’arboriculture dans la base vivrière, avec leur cortège de techniques voisines de transformation, longtemps « retardataires » et ankylosées ? le poids démographique et le rôle des villes dans l’organisation de l’espace, avec cependant leur morphologie très contrastée d’une rive à l’autre (le modèle acropolin est surtout représenté sur la rive septentrionale, où il a connu des fluctuations [37] et la place des espaces et des institutions publics varie très sensiblement du nord au sud) ? ou encore des attitudes voisines à l’égard de la nature, se traduisant par une déforestation endémique (comme le note J. R. Mac Neill [38], « les anges écologiques dont parlent les rapports sur l’Amérique précolombienne n’habitent pas les montagnes méditerranéennes ») ?
Si l’adjectif « méditerranéen » ne semble guère poser de problèmes au géographe lorsqu’il est appliqué à un bassin, à une végétation, à un climat et à quelques usages communs nuancés à l’envi, celui-là m me est plus réservé quand on l’invite à l’employer pour caractériser des modes de vie. Il convient dans ce cas, nous dit-il, « d’en user sans abuser » [39]. L’ethnologue partage, bien sûr, ce scepticisme. Il reconnaît sans doute un halo de valeurs communes qui rendent ces sociétés comparables et viennent compléter le tableau esquissé par le géographe et l’ethno-historien. Doit-on mentionner les éléments saillants de ce paysage idéologique, quitte à susciter d’inévitables soupçons de simplification généralisatrice ? Plusieurs contributions réunies dans ce volume ont épousseté, tout en en soulignant la pertinence, les concepts-clés qui forment, çà et là, avec plus ou moins d’intensité, les rumeurs persistantes de la vie en Méditerranée : la ségrégation sexuelle (David Gilmore, Evthymios Papataxiarchis), l’honneur et la honte attachés au sang et au nom (Carmelo Lisón Tolosana, Julian Pitt-Rivers), les notions, les pratiques et les institutions qui leur sont associées (telles « la pudeur », analysée par Vanessa Maher, ou encore la violence et les pratiques vindicatoires, un domaine largement exploré par les anthropologues [40], auxquelles se réfèrent les articles de Jean Cuisenier sur les Balkans et de Aï da Kanafani-Zahar sur le Liban), un univers social et affectif qui, au-delà des différences de structures familiales, « a la coloration de l’entre soi », pour reprendre l’heureuse expression de Georges Ravis-Giordani [41], le poids, plus lourd qu’ailleurs, des structures clientélaires (Gérard Lenclud, Dale Eickelmann) dans ces vieilles sociétés étatiques, la densité du culte des saints, ces intermédiaires obligés dans les monothéismes [42], révélant un horizon de pratiques et de croyances enfouies par le temps en Europe septentrionale (Giordana Charuty). Quelles que soient les évolutions contemporaines, elles s’adossent positivement ou négativement, par esprit de « tradition » ou par refus, à cet arrière-plan inscrit dans les mémoires. On pourrait compléter cette esquisse de la toile de fond en évoquant des institutions, des attitudes et des sentiments qui s’affichent avec plus ou moins d’intensité de part et d’autre de la mer : les formes de sociabilité et d’amitié [43] qui s’épanouissent dans les cafés, les bains, les confréries, le factionnalisme et les modes de médiation des conflits, le mensonge et le silence [44] ou encore les relations [8] matrocentriques, la place que tiennent dans les dévotions les vierges et les martyr(e)s [45]. Cet « air de famille », jamais uniforme, offre, dans le temps et dans l’espace, matière à un comparatisme « à bonne distance ».
Mais, paradoxalement, ce qui donne sa cohérence au projet d’un comparatisme méditerranéen, ce ne sont pas tant les similarités repérables que les différences qui forment système. La confrontation avec l’Autre qui coexiste dans le m me espace, parcourt, colonise, exploite ou marquète de sa présence les territoires est une constante dans cette partie du monde, en particulier dans les villes. Chacun, avons-nous dit [46], se définit ici, encore plus peut-être qu’ailleurs, dans un jeu de miroirs (de coutumes, de comportements, de convictions) avec son voisin. Et cet autre proche a, en Méditerranée, un statut bien particulier. Il partage les m mes origines religieuses (la tradition abrahamique) et se définit, sur cette toile de fond commune, par un ensemble de distinctions dont le sens ne s’éclaire, sinon ne s’épuise, que dans un jeu de différences avec celles de son « germain ». Comment, en effet, concevoir des anthropologies des monothéismes indépendantes les unes des autres, alors m me que judaïsmes, christianismes et islams forment un système de contrastes ? Ce sont ces oppositions réciproques entre autres, ni trop proches, ni trop lointains, qui définissent, en grande partie, la spécificité de l’espace méditerranéen. Les rencontres ne sont pas ici celles entre « grands autres » (comme le furent celles des conquistadores et des Indiens), la proximité ne réunit pas des civilisations complètement étrangères (comme celles des pasteurs mongols et des agriculteurs chinois) ; elles font coexister des ennemis complémentaires qui, selon les contextes, se crispent belliqueusement sur leurs différences, se regardent en chiens de faïence ou observent des trêves bienveillantes. D’un côté, la guerre, la cacophonie concurrentielle des cloches, des muezzins et des shoffar, de l’autre l’harmonie andalouse.
Ces processus de différenciation réciproque, ce séparatisme ostentatoire sont des clefs pour comprendre toute une gamme de comportements dans le monde méditerranéen. On pense, bien sûr, aux interdits alimentaires qui ne s’éclairent que les uns par rapport aux autres et dont une simple étude normative de l’intérieur [47] ne permet pas d’appréhender la logique. Faut-il rappeler la rupture majeure introduite par le christianisme, abolissant la distinction juive entre le pur et l’impur [48] ? La vision de Pierre à Joppé [49] symbolise cette mise à bas des interdits : « Mais la faim le prit et il voulut manger. On lui préparait le repas quand une extase le surprit. Il contemple le ciel ouvert : il en descendait un objet indéfinissable, une sorte de toile immense qui, par quatre points, venait se poser sur la terre. Et, à l’intérieur, il y avait tous les animaux quadrupèdes et ceux qui rampent sur terre et ceux qui volent dans le ciel. Une voix s’adressa à lui : « Allez, Pierre ! Tue et mange » ». Et, au IIIe siècle, lors du concile d’Antioche, la consommation du porc est recommandée aux chrétiens dans un but explicite de différenciation d’avec les juifs : « Les chrétiens n’imiteront pas les juifs au sujet de l’abstinence de certaines nourritures mais mangeront m me du porc car la synagogue des juifs exècre le porc » [50]. Alcool et porc demeurent la base du triangle de différenciation entre juifs, musulmans et chrétiens (il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la minutie avec laquelle les fidèles juifs et musulmans examinent la composition des conserves et des produits surgelés pour s’assurer que n’y entre aucun sous-produit du porc). Jean Cuisenier nous rappelle, dans sa contribution à ce volume, comment le vin joue le rôle de démarcateur entre Marko, héros des épopées nationales bulgares, et ses opposants turcs. Et l’on pourrait citer, parmi les nombreuses pratiques alimentaires dérivant de la transgression ostentatoire des interdits des autres, la consommation par les Camisards protestants cévenols de viande rouge le vendredi.
À vrai dire, les comportements alimentaires fournissent une excellente grille de lecture des contradictions inhérentes au monde méditerranéen. Les denrées consommées témoignent, par leur bigarrure et par leur variété, de la diversité des apports exogènes qui se sont concentrés dans cette partie du monde. Le maïs de la pollenta est d’origine américaine, les tomates, les haricots verts et les poivrons de la salade niçoise le sont également ; le riz vient d’Inde, les aubergines et la vigne d’Iran, etc. Mais parallèlement le différentialisme alimentaire dresse ses barrières, plus ou moins hautes et vives selon les lieux et les circonstances. Si le Prophète a permis aux fidèles de manger la nourriture, composée de mets licites, préparée par les « gens du Livre » (ahl-al kitab), des écoles juridiques limitent fortement cette tolérance, déconseillant de manger un animal abattu rituellement par un kitabi non musulman. Ces interdits peuvent également s’appliquer aux ustensiles, qui ont pu être souillés par des aliments ou par des mains impurs, et parfois aux convives : on recommande dans plusieurs traditions de ne pas partager un repas avec un kafir, un incroyant [51]. À l’opposé, et en particulier aux marges sociales et géographiques de l’islam, les coutumes sont moins regardantes ; les Pomak musulmans de Bulgarie chassent et consomment ainsi le sanglier qu’ils assimilent à un ovin. Cette situation rappelle celle qu’avait observée Broomhall [52] aux marges de la Chine : les musulmans y mangent occasionnellement du porc qu’ils prennent la précaution d’appeler « mouton ». Aï da Kanafani-Zahar analyse, pour sa part, dans sa contribution, une forme intermédiaire entre le rejet et l’adoption : une complémentarité alimentaire négociée entre les deux moitiés confessionnelles des villages libanais, se traduisant par des échanges réciproques de mets festifs, le partage occasionnel de repas, une aide des musulmans pour l’abattage et la préparation du mouton cuisiné par les chrétiens. Les modalités de consommation du jambon par les juifs dans le Maghreb urbain au temps de la colonisation témoignent d’un pas supplémentaire dans ce processus de négociation. Ceux-ci en mangeaient lorsqu’ils étaient invités à l’extérieur par des chrétiens mais n’en consommaient jamais chez eux et entre eux.
[9]
Le statut symbolique du sang est, à l’arrière-plan des comportements alimentaires, un puissant démarcateur relationnel entre les traditions qui coexistent sur les rives de la Méditerranée. Les attitudes contrastées des juifs, des chrétiens et des musulmans forment, là encore, une sorte de triangle. En islam, le sang est conçu comme la substance impure par excellence que l’on doit expulser à tout prix et qu’il est impensable d’ingérer [53] et dont l’équivalent métaphorique, le vin, est prohibé. Il s’agit d’un schéma rigoureusement inverse de celui qui prévaut dans le christianisme : le miracle de Cana, la transformation, lors de la Cène, du vin en sang, l’absorption rituelle de ce sang lors de l’eucharistie ou encore la métamorphose du vin en eau pour effacer les péchés... sont des épisodes incroyables et répulsifs pour des musulmans. Et alors que, dans le judaïsme, le sang sacrificiel est destiné à Dieu, en islam seule l’intention de l’offrande lui est adressée, le sang ne pouvant être que la nourriture impie des génies maléfiques (jnun).
On pourrait faire le m me type de constatations sur ce jeu permanent d’identités en miroirs, sur ce dialogisme structurel entre sociétés cousines et voisines en se référant au registre de l’apparence. Le traitement de la pilosité corporelle, faciale et capillaire apparaît ainsi en distribution symétrique et inverse d’une tradition religieuse à l’autre. Cette volonté de différenciation dans l’apparence pileuse est clairement affichée par les clercs et par les exégètes. Dans l’Épître aux Corinthiens [54], saint Paul rappelle l’obligation faite aux fidèles (masculins) de prier la tête nue : « Tout homme qui prie ou prophétise la t te couverte fait affront à son chef ». Cet usage s’oppose à celui des juifs et des Romains (dont les pontifes étaient couverts lors des sacrifices). Les pères de l’Église rappelleront cette exigence de démarcation, non seulement vis-à-vis des juifs mais aussi des Égyptiens et des barbares. Saint Jérôme prescrit ainsi que « nous ne devons ni avoir la tête rasée comme les prêtres d’Isis et de Sérapis, ni laisser pousser notre chevelure, ce qui est le propre des gens débauchés et des barbares ». Le schisme au sein de la chrétienté aura également sa traduction pileuse avec ses clercs orientaux portant les cheveux longs, la barbe et la moustache, contrairement à ceux de l’Église romaine. Le m me souci volontariste de distinction semble avoir pesé sur le façonnage de l’apparence en islam. « Distinguez-vous des Mages », « N’imitez ni les juifs ni les chrétiens », aurait dit le Prophète. Le port de la barbe et de la moustache, étroitement codifié [55], l’épilation corporelle, et notamment pubienne, figurent au rang des démarcateurs forts, avec d’infinies nuances [56], de l’appartenance à une m me communauté. Bernard Lewis [57] nous rappelle la vigueur médiévale de ce jeu d’oppositions qui n’a rien perdu de sa virulence de nos jours : Harun ibn Yahya, prisonnier à Rome au IXe siècle, remarquait que les habitants de la ville « jeunes et vieux, se rasent entièrement la barbe, n’épargnant pas le moindre poil. « La parure de l’homme, leur dis-je, c’est sa barbe ! » ». Et un des Romains interpellé sur ce thème par un autre Arabe, cité par Lewis, de répondre : « Le poil, c’est du superflu. Si, vous autres, vous l’enlevez des parties naturelles, pourquoi devrions-nous le laisser sur le visage ? » Faut-il souligner, dans ce système de différences, la place tenue par les juifs suivant les prescriptions du Lévitique [58] de ne pas se tailler la barbe sur les côtés ?
Les rites et la tradition théâtrale qui en est issue accordent aussi une large place à la représentation emphatique et différentielle de l’autre. Dans sa contribution à ce volume, Giordana Charuty nous rappelle comment le baptême chrétien et les rites qui mènent vers la première communion visent à déprendre le jeune fidèle de la part juive dont il est porteur. Dans les Pyrénées françaises, nous dit ailleurs Claudine Fabre-Vassas [59], le parrain et la marraine remettent l’enfant baptisé à ses parents en chantant : « Nous l’ats balhat / Coumo un jusiou / Bous lo tournan / Enfan de Diou » (« Vous nous l’avez donné / Comme un juif / Nous vous le rendons / Enfant de Dieu »). On retrouve cette construction antagoniste de l’identité chrétienne dans des genres populaires aussi divers que les mystères, les pastorales ou les représentations de la Passion qui fleurissent en Europe méditerranéenne [60]. Les relations avec les musulmans occupent aussi une place importante et parfois ambiguë dans les gestes, les épopées (balkaniques, par exemple, où le motif de la lutte contre les Turcs est omniprésent), les rites carnavalesques et théâtraux [61]. Cette représentation différentielle de l’autre à travers carnavals et genres théâtraux n’est pas l’apanage des sociétés européennes. Pour ne citer que deux exemples, la figure du chrétien tient une place significative dans les cérémonies carnavalesques marocaines analysées par Abdellah Hammoudi [62] ou dans le taziye iranien et libanais, théâtre commémorant la douloureuse passion du troisième imam des chiites.
Le monde méditerranéen peut donc être pensé comme un espace dialogique, où les identités des uns et des autres se définissent dans un jeu de miroirs. Les relations entre ces uns et ces autres proches se sont déclinées à travers l’histoire sur les modes les plus contrastés, de l’eros (l’amour) à l’eris (la haine) pour reprendre un jeu de mots profond cher à Jacques Berque [63] : la croisade et la guerre sainte, la conquête, la cohabitation tendue, la coexistence pacifique et sympathique...
Trois animaux, omniprésents dans les références méditerranéennes, symboliseraient autant de conceptions de ce monde, selon que l’on insiste sur les ruptures, sur les lointaines filiations communes ou sur les valeurs partagées. Le porc trace une frontière infranchissable que transgressent seulement quelques braconniers. Le taureau nous conduit, lui, vers une Méditerranée des origines, celle des cultes sumériens, babyloniens, égyptiens et mithraïques, celle de l’alphabet phénicien dont la première lettre le symbolise, celle de la légende minoenne, etc. ; à le suivre dans ces profondeurs historiques et symboliques, nous courrions cependant un double risque : celui de percevoir une [10] continuité illusoire ou une identité de significations entre les cultes antiques et les manifestations contemporaines [64] ; celui d’oublier les ruptures fondatrices introduites par les religions abrahamiques visant à écarter le taureau, symbole des cultes païens au profit du mouton. Avec les ovins et les caprins, nous voici de plain-pied dans des références communes aux sociétés méditerranéennes. Le modèle pastoral de l’éleveur et de son troupeau, du chef et de ses ouailles [65], de la domination de la nature [66], du mouton sacrificiel et de « l’agneau de Dieu qui efface les péchés du monde » a des résonances sociales et symboliques singulières qui forment comme une des rumeurs profondes du monde méditerranéen. Les figures opposées du bouc couard et du bélier courageux sont dans un autre registre « bonnes à penser » les cocus avec leurs cornes, pour les premiers, les leaders et les héros mâles pour les seconds [67].
Les frictions et les stigmatisations qui forment la trame sociale ordinaire des relations entre communautés peuvent se raidir ou s’amuï r selon les contextes, nous l’avons dit, mais aussi selon les âges de la vie et les moments rituels de l’année. Le ramadan, la semaine sainte ici et là encore sur les rives septentrionales, la fête de saint Georges dans les Balkans sont des temps de repli sur les valeurs communautaires et de célébration de l’entre soi, m me s’ils attirent parfois un massif tourisme para-religieux comme dans la péninsule Ibérique à l’occasion des cérémonies pascales. Aussi bien un m me individu peut-il selon les circonstances adopter les comportements de l’autre (boire du vin, vivre à l’occidentale s’il est musulman) ou les rejeter avec ostentation.
Façonné par des différences complémentaires, le monde méditerranéen s’offre comme un laboratoire de recherche particulièrement stimulant pour appréhender toute la gamme des relations possibles avec l’autre qui n’est ici ni trop proche ni trop lointain, ni trop petit ni trop grand. Par là m me, il fournit, comme une offrande faite à l’ethnologue, un cadre privilégié à l’exercice d’un comparatisme à bonne distance, ni englué dans la contemplation des différences marginales, ni emporté dans le tourbillon de spéculations incontrôlables. La créolisation des usages et les crispations narcissiques (« ethniques », religieuses, nationales), qui forment l’horizon des sociétés méditerranéennes contemporaines, définissent une situation paradigmatique pour l’anthropologie d’aujourd’hui.
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[1] M. Herzfeld, 1987 ; J. de Pina-Cabral, 1989, en particulier.
[3] J. A. Pitt-Rivers, 1986, p. 9.
[4] Voir, entre autres, F. Braudel, 1990 ; M. Lombard, 1971 ; F. Laplantine, A. Nouss, 1997.
[5] G. Duby, 1959, p. 11.
[6] F. Aubaile-Sallenave, 1996, p. 183-185 ; A. Hubert, 1998.
[7] Voir cependant les raccourcis excessifs en termes de « creuset » et de « grand brassage » proposés par F. Laplantine et A. Nouss, 1997.
[8] D. D. Gilmore, 1987, p. 3.
[9] D. D. Gilmore, 1987, p. 16.
[10] J. de Pina-Cabral, 1989, p. 402.
[11] J. G. Peristiany, 1966, p. 10.
[12] J. A. Pitt-Rivers a, par exemple, montré dans plusieurs de ses travaux, que les insultes à l’honneur font l’objet de sanctions légales dans la plupart des états méditerranéens (voir notamment J. Pitt-Rivers, 1997).
[13] R. Bloch, 1949, p. 37.
[14] G. Dumézil, 1968, p. 632.
[16] J. Llobera, 1987, p. 108.
[17] Il entend par là « the recognition of those aspects of a cultural identity that are considered a source of external embarrassment but that nevertheless provide insiders with their assurance of common sociality », those alleged national traits (...) that offer citizens a sense of defiant pride in the face of more formal or official morality and, sometimes, of official disapproval too », « the self-stereotypes that insiders express ostensibly at their own expense » (M. Herzfeld, 1997, p. 3).
[18] Sur l’opposition entre « vérité-adéquation » et « vérité-dévoilement », voir T. Todorov, 1989, p. 9-10.
[19] C. Shore, 1995, p. 4-5.
[20] Ne serait-ce que parce qu’elles restituent à l’expérience sa qualité dramatique, ce que l’ethnologie ne peut faire, sauf à devenir purement narrative et à abdiquer son projet analytique.
[21] C. Geertz, 1986, p. 75.
[22] On pense, pour ne citer qu’un exemple, aux travaux fondamentaux d’A. M. Cirese, 1964 ; Id., 1995.
[23] M. Douglas, B. Isherwood, 1978 ; D. Miller, 1987.
[24] Voir, plus récemment, de celui-ci, New Media in the Muslim World (D. F. Eickelman, J. W. Anderson, 1999).
[25] Une récente étude sur le quotidien des femmes de la médina de Salé (M. Cardeira da Silva, 1999), du hammam à la télévision, de la sociabilité à la gestion de l’apparence corporelle, rend remarquablement compte de l’entrelacs entre données locales et globalité contemporaine.
[26] Voir, sur cette nouvelle donne méthodologique, C. Bromberger, 1997.
[27] Pour reprendre l’expression que Dionigi Albera et Anton Blok empruntent à Ludwig Wittgenstein.
[28] J. Davis, 1977, p. 5.
[29] Voir la contribution de C. Bromberger dans la première partie de ce livre.
[30] Voir le bel exemple fourni par C. Pasqualino (1998) dans son analyse des « regards gitans » sur la Vierge lors de la semaine sainte en Andalousie. Les sollicitations diverses des sens lors des cérémonies religieuses en Méditerranée mériteraient des analyses comparées.
[31] L. Wittgenstein, 1953, section 129.
[32] On pense en particulier à la création de l’Association d’anthropologie méditerranéenne (ADAM), fondée à la suite du colloque d’Aix et qui a mis en place plusieurs programmes comparatistes (sur les pèlerinages interconfessionnels, sur les phénomènes de mobilité dans le monde méditerranéen, etc.). L’ADAM a organisé en 1999 à Casablanca un colloque sur les Traditions anthropologiques en Méditerranée (sous presse), qui donne une large place aux recherches menées dans les pays de la rive sud. D’autres initiatives, telles que la Mediterranean Ethnological Summer School organisée annuellement par des chercheurs slovènes, visent également à favoriser les contacts entre chercheurs de l’Europe de l’est et de l’ouest mais intègrent peu dans leurs travaux et dans leurs réseaux les spécialistes de la rive sud.
[33] G. Chastagnaret, R. Ilbert, 1991, p. 3.
[34] C. Bromberger, A. Morel, 2001.
[35] J. Carpentier, F. Lebrun, 1998.
[36] J. A.Pitt-Rivers, 1986, p. 9.
[37] Sur la descente des agglomérations vers les plaines lors de la turquisation de l’Anatolie, voir X. de Planhol, 1993, p. 490-491.
[38] J. R. Mac Neill, 1992, p. 354.
[39] R. Brunet, R. Ferras, H. Théry, 1992, p. 297.
[40] Voir, entre autres, J. Black-Michaud, 1975 ; A. Blok, 2001.
[41] Cette formulation fait écho aux phrases incisives de G. Tillion (1982, p. 37) sur « la volonté méditerranéenne de ne pas échanger ».
[43] G. Ravis-Giordani, 1999.
[44] R. Jamous, 1993 ; P. Sant Cassia, 1991, p. 10.
[46] Cf. C. Bromberger dans ce m me volume, supra.
[47] Telle celle menée récemment par M. H. Benkheira (2000) sur les interdits alimentaires en islam.
[48] M. Douglas, 1981, p. 61-76 ; J. Soler, 1973, p. 943-955.
[49] Actes des apôtres, 10, 10-16.
[50] Cité par C. Fabre-Vassas, 1994, p. 13.
[51] Voir M. Rodinson, 1965.
[52] M. Broomhall, 1910, p. 225 sq., cité par M. Rodinson, 1965, p. 1095.
[53] Voir entre autres, R. Tapper, 1994.
[54] Epître aux Corinthiens, 11, 3-10.
[55] Voir, entre autres, A. T. al-Makki, 1978 ; M. H. Benkheira, 1997, p. 85-124.
[56] Sur le langage social de la pilosité en Turquie, voir C. Delaney, 1994 ; B. Fliche, 2000.
[57] B. Lewis, 1990, p. 265-266.
[58] Lévitique, 19, 27 ; 21, 5.
[59] C. Fabre-Vassas, 1998, p. 92.
[60] C. Fabre-Vassas, 1989.
[61] On pense, en particulier, aux fêtes célébrant la victoire des chrétiens sur les Maures dans le pays valencien (J.-P. Albert, M. Albert-Llorca, 1995) et à ses innombrables avatars sur la rive nord-occidentale de la Méditerranée (Moresca, 1998).
[63] J. Berque, 1997, p. 10.
[64] Une tentation anhistorique que dénoncent justement ici Frédéric Saumade et ailleurs Danièle Dossetto (« Exégèses pro-sacrificielles et artifice de sacrifice. Le bœuf dans la Saint-Marcel à Barjols (Var) » (sous presse), tentation à laquelle ont succombé plusieurs analystes récemment, par exemple A. Molinié (1997).
[65] A.-G. Haudricourt, 1962.
[67] A. Blok, 2001, p. 173-201.
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