Christian Bromberger
“Iran, les temps
qui s’entrechoquent.”
Un article publié dans la revue La Pensée, no 333, janvier-mars 2003, pp. 79-94.
- Une double vie, en douce
- Conquêtes et résistances
- Une société en profonde transformation
- Les sports, un révélateur privilégié
- Un "double je"
- Civilisation paysanne en déclin et affirmation du sentiment régional
Une double vie, en douce
"Avant la Révolution, me confiait un ami, j'allais à l'extérieur faire la fête avec des copains et je faisais ma prière à la maison ; aujourd'hui, je vais faire ma prière à la mosquée et je fais la fête à la maison". Une partie de plus en plus large de la population iranienne a ainsi pris l'habitude de mener une double vie : dans l'espace public, on se doit d'afficher un air grave, de ne pas élever la voix ni le regard, de se conformer au look islamique (des couleurs sombres, pas de manches courtes pour les hommes, un hejâb - fichu - qui ne laisse dépasser aucune mèche de cheveux pour les femmes) ; dans l'espace privé, au contraire, la facétie, la convivialité, les couleurs vives, la musique, la danse - proscrite par les bien-pensants -, les cassettes vidéo de films occidentaux - interdites mais circulant de maison en maison avec une incroyable rapidité -, des alcools de fortune... sont au programme des soirées. Un schéma inverse prévalait du temps du shâh : le foyer était le lieu du repli, où s'échangeaient entre amis qui se regardaient droit dans les yeux les pensées profondes sur les choses graves de la vie ; dehors, c'était, au contraire, le monde des nouveautés occidentales, du rire, de l'artifice, des moments d'ivresse, des mots pour ne rien dire (une surveillance politique impitoyable n'inclinait d'ailleurs guère aux confidences).
Cette partition des espaces et des attitudes est plus ou moins accusée selon les milieux sociaux. Dans les grandes villes, mais parfois aussi dans des villages, des outsiders se murent dans leur habitation équipée d'une antenne parabolique dissimulée et communiquent avec le monde via internet. Rebelles aux normes imposées, ils ne font à l'extérieur que de furtives apparitions. La plupart, dans les classes moyennes et supérieures des villes, jouent un double jeu plus équilibré : en public, des attitudes rasmi (protocolaires), d'inévitables concessions à l'ordre moral, à l'intérieur, des comportements de consommateurs occidentaux.
Conquêtes et résistances
Mais le quotidien des citadins ne se réduit pas à cette double vie aux contrastes plus ou moins tranchés. Depuis le début des années 1990, les libertés que l'on s'accorde en privé grignotent progressivement l'espace public, pourtant jalousement défendu par un ensemble de règles tatillonnes. Des jeunes filles n'hésitent plus à sortir maquillées, la tête à demi couverte d'un foulard clair ou coloré, alors que les instructions officielles rappellent, schéma à l'appui, que pas un cheveu ne doit dépasser d'un fichu sombre qui encadre bien le visage. Des baskets à la casquette, en passant par le T-shirt, les jeunes garçons affichent le look sportif que l'on prise en Occident. Les frontières de l'ordre moral instauré par le régime islamique au lendemain de la Révolution reculent, sous la poussée d'une opinion "fatiguée des drapeaux noirs, fatiguée des slogans révolutionnaires, fatiguée des images de mort" [1]. Les élections présidentielles de 1997 et de 2001, municipales de 1999 et législatives de 2000, ont traduit de façon éloquente cette volonté de changement. Les jeunes et les femmes ont été les principaux soutiens du président réformateur Khatami dont les partisans et les alliés ont conquis, au fil des récentes consultations, la plupart des institutions politiques (le gouvernement, le Parlement, la majorité des municipalités). Mais ces aspirations de la société civile à la reconnaissance de nouveaux modes de vie, des libertés publiques, des droits de la personne, du pluralisme idéologique bute sur deux obstacles majeurs : le conservatisme du guide et des appareils qu'il contrôle, les limites inhérentes à un régime politique fondé sur une loi religieuse.
Selon la constitution de la République islamique d'Iran, la "guidance" de la communauté est confiée à "un docteur du dogme juste, vertueux, conscient de son temps, courageux, qui possède l'autorité et l'expérience" ; les prérogatives du guide sont considérables ; celui-ci a la haute main sur l'armée, la police, la justice, l'information ; il a le pouvoir de destituer le président de la République. Le guide qui a succédé à Khomeyni, Ali Khamene'i, prône le maintien d'une ligne dure sur le plan des moeurs, des libertés publiques comme sur celui des relations internationales ; il contrôle des institutions qui peuvent bloquer ou freiner les réformes (tels le Conseil des gardiens chargé de vérifier la conformité des lois à la constitution et à l'islam ou le Conseil de discernement de l'intérêt public, créé pour régler les litiges entre le Parlement et le Conseil des gardiens). De cet imbroglio institutionnel résulte une cohabitation tendue entre (pour dire vite les choses) "réformateurs" (eslâhgarân) et "conservateurs" (mohâfezekârân) dont les oppositions se cristallisent tout particulièrement sur le statut de la presse d'opinion, des intellectuels et sur l'observance d'une morale puritaine. Les dernières années de l'histoire de l'Iran ont été rythmées par la floraison puis par l'interdiction (par les autorités judiciaires) de journaux et de revues de tendance libérale, critiquant la rigidité du régime et faisant une large place aux débats sur les droits de l'individu et sur la démocratie. Elles ont été aussi scandées par le harcèlement, par la destitution, par l'emprisonnement, par l'assassinat d'intellectuels et de personnalités politiques contestant le dogme de la souveraineté du guide et prônant la séparation des pouvoirs politique et religieux. Si la répression et le contrôle sourcilleux des moeurs et des apparences se sont atténués, la lapidation des femmes pour adultère, les tests de virginité des jeunes filles au comportement jugé provocant, les coups de fouet aux contrevenants à l'ordre moral sont encore pratiqués de temps à autre [2]. Alors que le président Khatami et son gouvernement prônent un assouplissement des contraintes - il est désormais, par exemple, interdit de contrôler les liens de parenté d'un homme et d'une femme qui déambulent côte à côte dans une rue ou un parc -, l'aile conservatrice réagit dès que le relâchement des moeurs lui paraît dépasser les limites de la convenance. Les appareils (police, justice...) et les groupes ("combattants volontaires", "comités", organisation des interdits religieux, etc.) qu'elle contrôle demeurent, bien qu'en déclin, des menaces bien réelles.
Le second obstacle à un déverrouillage de la société et de l'espace public est, paradoxalement, le khatamisme lui-même. Attaché à la formule de la République islamique, le président fait montre d'une prudence hyperlégaliste qui déçoit ses partisans les plus ardents que l'on pourrait désormais qualifier de "post-khatamistes". Cette déception a été avivée par l'attitude du président et de son entourage lors de la révolte des étudiants de Téhéran en juillet 1999, qui s'élevaient contre une nouvelle loi visant à bâillonner la presse et contre l'interdiction du quotidien réformateur Salâm. Les manifestants, dont plusieurs furent tués et quelque 1 500 arrêtés, se réclamaient pourtant de "la ligne de Khatami" qui ne fit rien pour empêcher la répression de leur mouvement. La crainte des provocations, d'être déchu par le guide, l'esprit de corps clérical... expliquent sans doute ce comportement timoré et résigné. Mais c'est encore plus la peur de se laisser entraîner vers une remise en cause des fondements de la République islamique qui est à l'origine de ces reculades et de ces atermoiements. Voilà bien, en effet, le débat principal qui touche à la nature même du régime en place : peut-on concilier volonté du peuple et pouvoir religieux, souveraineté du guide et démocratie ? Plusieurs penseurs prestigieux, qui furent parmi les plus ardents activistes de la Révolution, prônent la transformation de la souveraineté politique du guide en un magistère purement moral et religieux. La rançon de cette prise de position est l'assignation à résidence, la destitution ou l'emprisonnement. Abdolkarim Soroush, un des artisans de la "révolution culturelle" dans les premières années de la République islamique, récuse ainsi aujourd'hui le mélange des genres (politique et religieux) ; ses conférences sont interdites ou perturbées par des hezbollâhi (islamistes purs et durs). Pour les mêmes raisons doctrinales, Mohsen Kadivar, un clerc de haut niveau, a été condamné au printemps 1999 à 18 mois de prison et Abdollah Nouri, le populaire ancien ministre de l'intérieur de Khatami, à cinq ans de détention. C'est encore le secrétaire général de la Présidence de la République qui est condamné à six mois de prison en décembre 2001 pour avoir critiqué le Conseil des gardiens. "Comment sortir d'une révolution religieuse ?" [3], telle est bien la question centrale et taboue que posent ces intellectuels et qui taraude, enthousiasme ou scandalise les uns et les autres.
Prise dans sa majorité, la société iranienne est lasse des slogans, des anathèmes, de l'idéologie, des appels à la mobilisation, des commémorations, de l'endoctrinement, d'un calendrier religieux hypertrophié (pas moins de 160 jours par an sont occupés ou ponctués par des cérémonies) ; elle aspire, avant tout, au mieux-être, au confort occidental, au relâchement des contraintes. Les mots d'ordre ne sont plus au sacrifice de soi pour une juste cause mais au souci de soi, voire à l'hédonisme. La prière du vendredi qui réunissait sur le parvis de l'Université de Téhéran - un lieu hautement symbolique - des dizaines de milliers de fidèles exaltés venus entendre les prônes religieux et politiques des dirigeants est devenue une assemblée routinière où convergent quelques milliers de partisans. C'est dans les amphithéâtres proches, autour des étudiants réformistes et post-réformistes, que s'opère un nouveau type de mobilisation pour la liberté d'expression [4].
Une société en profonde transformation
Vingt ans après, la Révolution s'est essoufflée, les charismes se sont érodés, les ambitieux militants d'hier sont, pour la plupart, déçus. Une situation économique déplorable (on estime que le pouvoir d'achat a diminué de moitié depuis la Révolution ; dans les villes, c'est la course aux petits travaux, aux emplois secondaires, aux spéculations à petite ou grande échelle) a tempéré les ardeurs partisanes. Sans doute une minorité d'anciens combattants convaincus et attachés à leurs privilèges, de bâzâri (commerçants du bâzâr) puritains et rétifs à toute forme d'ouverture, de fonctionnaires recrutés sur leur bonne mine idéologique, d'enfants de martyrs ayant bénéficié de promotions inespérées, etc., fournit-elle un soutien non négligeable aux conservateurs. Mais, sous sa forme actuelle, le régime islamique apparaît en profond décalage avec une société qui, en une vingtaine d'années, s'est considérablement transformée.
Ces changements et ces nouvelles aspirations sont sans doute le fruit d'un processus général de mondialisation auquel l'Iran n'a pas échappé, malgré l'appel de ses dirigeants à la résistance à "l'invasion culturelle". Trois millions d'Iraniens vivent à l'étranger (surtout aux États-Unis), conservent des liens forts avec leur patrie et contribuent à la diffusion des modes et des modèles occidentaux. Les magnétoscopes (autorisés depuis 1993), les ordinateurs, longtemps réservés aux administrations mais aujourd'hui largement répandus dans les classes moyennes et supérieures des villes, alimentent les foyers en images et en informations qui rompent avec les programmes télévisés officiels à dominante religieuse. Une communication horizontale, s'affranchissant des frontières, concurrence désormais la structure de propagande verticale mise en place par la "révolution culturelle". Avec la foi et la frénésie de convertis, les Iraniens se sont emparés des nouvelles techniques de l'image : les mariages sont filmés dans les moindres détails et donnent lieu à des montages sophistiqués ; des scènes cérémonielles sont même rejouées pour être fixées sur la pellicule dans des conditions optimales.
Ce décloisonnement et cette "modernisation" du pays ne sont pas seulement dus à l'attraction de modèles exogènes mais au mouvement même de la société iranienne qu'a entraîné ou accentué parfois à ses dépens - et ce n'est pas le moindre paradoxe - la Révolution islamique. Que l'on considère les équipements, la démographie, l'éducation, le statut des femmes, le débat public, la culture, etc., on est frappé par l'effet "boomerang" de mesures qui étaient censées susciter l'adhésion et la discipline. Parallèlement, les Iraniens sont passés maîtres dans l'art de "coincer le pied dans les portes entrouvertes" et de saisir le moindre prétexte pour élargir les marges de liberté qui leur sont concédées. Explorons quelques-unes de ces situations contradictoires.
Contrairement au régime de Pol Pot au Cambodge ou des talibân en Afghanistan, la Révolution iranienne a d'emblée prôné le progrès technique et l'amélioration des conditions matérielles d'existence. Sous l'impulsion volontariste de la "guerre sainte" puis du Ministère de la Reconstruction, la plupart des villages ont été électrifiés, des voies secondaires ont été aménagées ou asphaltées, ces équipements désenclavant les campagnes et contribuant à l'homogénéisation relative des modes de vie, sauf au sud-est (Balouchestân) et au nord-ouest (Kurdistân, Âzarbâyjân) du pays, qui demeurent des zones marginales retardataires. Plus de 70% des ménages ruraux possèdent un téléviseur aujourd'hui (seuls trois pour cent d'entre eux en étaient pourvus avant la révolution de 1979). Cette modernisation des campagnes a conforté les aspirations au confort urbain, au consumérisme, à la migration vers la ville (dans une vieille nation à idéal citadin où la condition paysanne n'a jamais été qu'un pis-aller) et a contribué à la disparition quasi totale du nomadisme pastoral (dont l'Iran était le plus grand foyer mondial).
À ce nivellement relatif des modes de vie a contribué de façon décisive une politique volontariste de scolarisation : en 1996, 77% des jeunes de moins de 20 ans ont suivi des études et le passage par les universités (on en compte une centaine aujourd'hui contre une vingtaine en 1978) n'est plus réservé à une élite sociale comme avant la Révolution. Quant aux mesures dispensant massivement du concours d'entrée les militants et les enfants de martyrs et leur accordant un quota de places dans les universités, elles se sont sensiblement estompées depuis la fin des années 1980. Les villages et les quartiers populaires des villes comptent désormais leur lot de licenciés, de docteurs, titres qui suscitent la fierté des familles sans être pour autant garants d'emplois. Certes, l'enseignement est fortement idéologisé. Les élèves des écoles primaires et des lycées psalmodient prières et slogans avant le début des cours, ont un enseignement obligatoire de théologie et de lecture du Coran. Les études supérieures, dont les programmes (en particulier ceux des disciplines sensibles : l'histoire, le droit, la sociologie) ont été fortement remodelés après la Révolution, comportent aussi une large part de cours de religion (environ 1/6 du total des enseignements) et sont étroitement surveillées par l'administration, par l'association des étudiants islamiques, par la "guerre sainte" qui contrôlent chaque université. Mais cette scolarisation, si encadrée soit-elle, a considérablement élevé le niveau de conscience critique, la volonté de savoir d'une jeunesse d'autant plus curieuse que des théories et des auteurs occidentaux ont été mis au ban jusqu'à ces dernières années (depuis l'élection de Khatami en 1997 publications, revues, traductions, faisant écho aux courants de pensée les plus divers fleurissent malgré les tracasseries). Et c'est au coeur même d'une des institutions les plus surveillées (l'université de Téhéran) qu'a pris corps un mouvement de contestation réfléchi, visant le long terme et pratiquant "une stratégie de la patience active" [5].
L'évolution démographique traduit également les changements en profondeur de cette société post-révolutionnaire. En 20 ans la population du pays a presque doublé (33,6 millions en 1976, 60,1 millions en 1996) et s'est considérablement urbanisée (plus de 60% des Iraniens sont aujourd'hui des citadins). Mais au boom démographique des premières années de la Révolution, correspondant à l'éthique familialiste du nouveau régime, a succédé une baisse sensible des naissances, qui est à la fois une réponse institutionnelle aux difficultés économiques que connaît le pays et la marque d'une modification des modèles familiaux et de la place croissante accordée au bien-être individuel. En 1986, la fécondité (6,2 enfants par femme) était une des plus élevées du monde ; en 10 ans elle a baissé de la moitié (2,8 en 1996). Dès 1980, la contraception a été légalisée par un fatvâ (décret religieux) de l'ayatollah Khomeyni et le gouvernement a lancé en 1988 une campagne de contrôle des naissances, assortie de mesures dissuasives pour les familles de plus de trois enfants. Cette politique de planning familial a ébranlé les rapports d'autorité au sein du couple, tandis que la réduction de la taille des ménages permettait un timide épanouissement de la vie privée (surtout dans les milieux urbains). Aussi bien y a-t-il un contraste notable entre "la loi paternelle" restaurée et incarnée par les ayatollah (à la mine sévère, à la voix grave et forte disant un droit irréfutable) et un assouplissement progressif des relations familiales.
La situation la plus contradictoire, celle où "l'effet boomerang" a été le plus sensible, est sans doute celle des femmes. On a justement souligné la profonde inégalité de statut entre les hommes et les femmes qu'a accentuée la Révolution islamique en imposant les normes du droit canon (figh) shiite. L'homme peut répudier sa femme sans motif, alors que la femme doit prouver les fautes de son mari pour obtenir le divorce ; la part d'héritage d'une femme, comme son témoignage devant un tribunal, valent deux fois moins que ceux d'un homme ; une femme ne peut voyager seule à l'étranger sans l'autorisation de son mari. Ces mesures sont justifiées dans les discours officiels par des considérations psychologiques sur la faiblesse et le sentimentalisme féminins qui nécessitent protection et tutelle. Faut-il souligner encore que la dissimulation du corps féminin (et singulièrement de la chevelure, symbole de tentation), la ségrégation des espaces (dans les transports en commun, les salles de classe, sur les plages, etc.) font l'objet de prescriptions maniaques, de slogans, de sanctions pour les contrevenants ? Mais cette sujétion vestimentaire, la conformité aux normes imposées ont été utilisées par bon nombre de femmes des classes moyennes et supérieures des milieux urbains comme des moyens d'accès aux espaces publics, aux emplois, sans que planent désormais sur elles les soupçons qui s'attachaient naguère aux activités menées à l'extérieur. La tenue irréprochable, n'offrant pas la moindre prise à la critique des puritains, ces femmes revendiquent avec virulence l'extension de leurs droits à travers une multitude de revues et, fortes de leur bienséance, ne tolèrent pas le moindre manquement masculin à la décence et à la political correctness à l'iranienne. S'engouffrant dans cette brèche, jouant des devoirs qui leur sont imposés pour faire valoir leurs droits, les femmes ont conquis une place plus importante qu'auparavant dans le monde du travail et dans la vie sociale. En 1999, 52% des étudiants admis à l'université sont des filles (en 1978 leur proportion était de 27%) ; le tiers des postes de fonctionnaires est occupé par des femmes ; dans les milieux urbains et intellectuels, la répartition des tâches domestiques au sein du couple commence à évoluer. On voit des maris faire la vaisselle, utiliser les appareils électro-ménagers, situation impensable il y a une vingtaine d'années.
L'évolution paradoxale, et à rebours des stéréotypes, de la société iranienne est aussi particulièrement frappante quand on considère le foisonnement et le rayonnement des activités culturelles. L'essor d'un cinéma original et de grande qualité a été remarquable depuis la Révolution : Le Goût de la cerise d'Abbas Kiarostami a remporté la palme d'or à Cannes en 1997, Le Tableau noir de Samira Makhmalbaf et l'extraordinaire Un Temps pour l'ivresse des chevaux de Bahman Ghobadi ont été primés dans le même festival en 2000. Tournés avec des moyens dérisoires, soumis à une censure tatillonne (les femmes, correctement voilées, ne doivent pas être maquillées, ni courir, etc.), ces films n'accordent nulle place à la propagande. Ce sont plutôt des réflexions métaphoriques sur le destin individuel dans une société désorientée, ou, plus récemment, des films réalistes, à mi-chemin entre le documentaire et le film de fiction, accordant une large place aux problèmes sociaux les plus vifs (pauvreté et contrebande au Kurdistan dans le film de Ghobadi, amours juvéniles entrant en conflit avec l'ordre établi dans La fille aux baskets de Rasul Sadr-Ameli, etc.). Mais tout autant que ces films, souvent plus populaires en Occident qu'en Iran où l'esthétisme et le pirandellisme d'un Kiarostami ne séduisent pas un large public, les initiatives de centres culturels témoignent du bouillonnement intellectuel iranien. En 1991 a été ainsi inauguré dans le sud pauvre de Téhéran un vaste complexe culturel ; il offre non seulement des spectacles (des oeuvres de Beckett, Brecht, Camus, Sartre... y sont représentées, le premier festival de musique pop s'y est tenu en 1999) mais aussi des formations diversifiées (aux langues étrangères, aux pratiques musicales, iraniennes comme occidentales, aux sports). Ce centre, comme les autres qui ont essaimé sur son modèle, contribue au rapprochement de populations que tout séparait culturellement et permet à des femmes pauvres d'accéder à des pratiques (sportives, artistiques...) qui leur semblaient relever d'un autre monde [6]. Parallèlement se diffusent par le biais de ces centres, comme à travers les revues, les cassettes vidéo..., des techniques, des oeuvres, des idées occidentales qui ne sont plus réservées aux seuls privilégiés mais imprègnent désormais une large partie de la jeunesse iranienne.
Quelle que soit, par ailleurs, la vigueur de la répression à l'égard des frondeurs et des opposants, le débat public s'est durablement installé dans la société iranienne. La presse d'opinion a connu, depuis le début des années 1990, un développement considérable (on compte environ 900 titres de revues et journaux, dont plusieurs féminins, voire féministes). Quand elles sont interdites en raison de leurs prises de position critiques (30 l'ont été en l'espace de huit mois en 2000), ces publications renaissent quelque temps après sous d'autres noms. Les élections donnent lieu à des campagnes passionnées et leurs résultats sont incertains (ce qui est un cas de figure profondément original dans cette région du monde) ; les scrutins présidentiels, municipaux, législatifs des cinq dernières années ont montré qu'en dépit des manoeuvres du Conseil des gardiens, qui décide de l'éligibilité des candidats en fonction de leur conformité aux normes islamiques, l'avenir politique du pays n'était pas décidé d'avance. Les partis et organisations politiques, eux aussi soumis à autorisation, fourmillent (on en comptait 39 en 1998,103 en 2000) et témoignent de la vitalité du débat.
Les sports, un révélateur privilégié
Les sports, ces mensonges ludiques qui disent la vérité d'une société, sont d'excellents observatoires des contradictions qui taraudent l'Iran d'aujourd'hui. S'y cristallisent les débats et les tensions entre l'iranité et la mondialisation, sur la place des femmes dans l'espace public, sur la décence et le débridement tolérable des émotions. Les tribulations de l'équipe nationale de football sur le chemin de qualifications incertaines pour les Coupes du Monde de 1998 et de 2002, les explosions publiques de joie et de révolte qui suivirent victoires et défaites, les polémiques sur la présence de femmes dans des stades où se déroulent des compétitions d'hommes (et inversement), l'intérêt croissant pour la pratique et le spectacle des sports modernes, l'émergence de héros en marge des modèles conventionnels, tous ces événements, incidents condensent les enjeux majeurs d'un présent incertain.
Le 8 âzar 1376 (le 29 novembre 1997) restera une date importante dans l'histoire contemporaine de l'Iran. Ce ne fut pas celle d'une élection ou d'un coup d'état mais celle de la qualification de l'équipe nationale de football pour le Mondial 1998, un épisode sportif symbolisant la réintégration hésitante du pays dans le concert des nations et un jour où s'abolirent les distinctions entre le privé et le public. Aussitôt connu le résultat d'Australie-Iran, un match nul qui assurait la qualification de l'équipe de football pour la phase finale de la coupe du monde, les immenses boulevards de Téhéran, et les artères plus modestes des villes de province, devinrent le théâtre d'une fête carnavalesque. Hommes et femmes (parmi ces dernières surtout les jeunes des quartiers aisés) chantèrent, dansèrent, hurlèrent leur joie jusqu'à la nuit. Ici et là, on invita à danser des rowhâni ( religieux) qui passaient, des policiers et des basiji (volontaires chargés du maintien de l'ordre) médusés. Une culture de la joie (farhang-e khoshâli), refoulée et confinée entre les quatre murs des maisons, s'extériorisait dans l'espace public. Les débordements lors de cette fête nationale improvisée ne manquèrent pas de provoquer la réprobation des plus conservateurs ou des plus radicaux. Le quotidien conservateurJomhuri eslâmi (République islamique) stigmatisa ainsi une "chute culturelle", tandis que les plus malicieux établirent un parallèle significatif entre jâm-e jahâni (coupe du monde) et jâme'e jahâni (société mondiale).
Tels sont bien, en effet, les enjeux essentiels qui se profilent à travers la participation à de telles compétitions, ceux d'une ouverture progressive du pays et de son retour honorable sur la scène internationale. Les athlètes iraniens sont désormais présents dans les principales manifestations sportives ; les footballeurs les plus talentueux qui, jusqu'à ces dernières années, allaient, au mieux, louer leurs services à Singapour ou dans les émirats, sont recrutés par de prestigieux clubs européens ; on n'hésite plus à faire appel à des entraîneurs étrangers (le Brésilien Vieira, les Croates Ivic et Blazevic) pour diriger l'équipe nationale de football ; pour la première fois depuis la Révolution, en février 1998, on invita à Téhéran des sportifs américains pour un tournoi de lutte (une discipline mineure, il est vrai, aux États-Unis). Autre symptôme de ce "retour au mondial", un fatvâ autorise, sous certaines conditions, depuis 1996, les paris sur les courses de chevaux, une pratique réprimée avec fracas en 1980 à l'initiative du brutal ayatollah Khalkhali. Lors du Mondial de 1998, le match Iran-États-Unis, au début duquel les deux équipes posèrent ensemble devant les objectifs, témoigna aussi de cette ouverture progressive. Mais toutes ces ébauches de réinsertion dans le concert mondial font l'objet d'âpres polémiques. Les plus conservateurs s'offusquent de la présence d'entraîneurs étrangers, de l'invitation de sportifs américains, des tournées internationales - y compris aux États-Unis - de formations iraniennes, de l'exportation de footballeurs qui prend le pas sur celle de la Révolution. Les déclarations officielles au lendemain de la victoire de l'équipe de football d'Iran sur celle des États-Unis en 1998 soulignèrent, elles aussi, la ligne de fracture entre "modérés" et "radicaux". Le président Khatami célébra "la victoire de l'unité nationale au-delà de la diversité des opinions", tandis que le "guide", Ali Khamene'i, se réjouit de voir "l'oppresseur connaître une nouvelle fois le goût amer de la défaite"...
À travers et au-delà de ces tiraillements politiques se cristallise une tension plus profonde entre tradition et modernité culturelles. La diffusion de plus en plus massive des sports modernes, et en particulier du football, la croissance exponentielle de la presse sportive (60 titres, contre deux au début des années 1990) relatant les compétitions d'ici et d'ailleurs, traduisent une mutation profonde des repères symboliques. Le sport national iranien, c'est la lutte qui s'adosse à la pratique coutumière du zurkhâne (littéralement : maison de force) où l'on s'adonne, dans un cadre de sociabilité conviviale, à divers exercices athlétiques. L'image du lutteur est double : c'est à la fois celle du "gros bras" (du "gros cou", dit-on en persan) des milieux populaires traditionnels ; c'est aussi celle du pahlavân, l'athlète, le héros chevaleresque, libre, dévoué et désintéressé. Le footballeur, à l'inverse, c'est le champion (ghahremân) moderne et d'avenir, qui rêve de jouer à Manchester ou à l'AC Milan. Les deux images ne sont pas forcément antagonistes (beaucoup d'Iraniens d'âge mûr revendiquent ce double engouement) mais elles sont nécessairement concurrentes et nul doute que la seconde éclipse progressivement la première. L'ascendant du footballeur sur le lutteur symbolise, sans doute, l'évolution récente de l'Iran. L'image de ce nouveau héros rivalise aussi avec cette figure centrale dans le monde iranien qu'est celle du martyr, avivée par le souvenir proche des 400 000 morts lors de la guerre contre l'Irak.
Dans un pays où les autorités font une hantise de la dissimulation du corps féminin et de la division sexuelle des espaces, les pratiques et les spectacles sportifs sont des enjeux essentiels. Les seules spécialités auxquelles peuvent s'adonner les femmes sous le regard des hommes sont le tir, l'équitation, le canoë-kayak, l'alpinisme, le ski, et les compétitions pour handicapées, toutes pratiques qui, contrairement à l'athlétisme, à la natation, etc., s'accommodent, tant bien que mal, de la tenue islamique réglementaire. Et encore la plupart de ces "conquêtes" sont très récentes et suscitent, à chaque avancée, les protestations des intégristes. La pratique féminine du vélo est-elle licite ? Tel est l'objet d'une âpre et récurrente polémique. Pour éviter la mixité et la proximité, l'Iran a promu des Jeux sportifs des femmes des pays musulmans dont la seconde édition s'est tenue à Téhéran en décembre 1997. Les hommes ne peuvent assister à la plupart des épreuves qui, montrant un corps partiellement dénudé, ne sont pas retransmises à la télévision. Le spectacle des matchs de football pose un problème plus ambigu : l'accès des femmes est interdit dans les grands stades alors que l'on diffuse abondamment les rencontres sur la troisième chaîne, consacrée aux sports, et qu'aucun fatvâ (décret religieux) n'entérine cette prohibition. Une brèche significative a cependant été ouverte dans ce mur de la séparation des sexes lors du retour au pays de l'équipe nationale après sa qualification pour le Mondial de 1998 : plusieurs milliers de femmes (jeunes surtout) envahirent le stade Azadi où étaient fêtés les héros, alors que les médias appelaient les "chères soeurs" à rester chez elles pour assister à l'événement à la télévision, laquelle ne retransmit aucune image de ces mutines. "Est-ce que nous ne faisons pas partie de cette nation ? Nous aussi nous voulons faire la fête. On n'est pas des fourmis", disaient ces indociles. Le problème de l'accès des femmes dans les stades s'est reposé, sur un autre mode, en novembre 2001, lors du match Iran-Irlande, qualificatif pour le Mondial de 2002. Des Irlandaises souhaitaient y assister ; après de multiples voltes-faces et des décisions contradictoires des autorités, elles furent, en définitive, admises dans l'enceinte du stade d'où demeuraient exclues les femmes iraniennes [7].
La prévention contre les stades, et le souci d'en protéger les femmes, participent d' autres hantises : l'obsession de la discipline, de l'ordre moral, de la bienséance prude mais aussi la crainte des réunions publiques et des explosions d'une parole libre. Les stades, qui ont été le théâtre de plusieurs manifestations réprimées dans les dix dernières années, sont étroitement surveillés. Les soirées d'après-match peuvent donner lieu à des échauffourées où se mêlent, chez les jeunes supporters, l'amertume ou la joie partisanes et la révolte politique. La victoire contre l'Irak et la défaite contre Bahrein en octobre 2001 ont donné lieu à des flambées de violence où résonnait le slogan "Mort aux mollahs !".
Au quotidien les autorités s'offusquent de la vulgarité des spectateurs qui, comme partout ailleurs, considèrent le stade comme un des seuls espaces où l'on peut dire des gros mots et s'affranchir des pesanteurs de la vie de tous les jours. Il y a, en effet, un singulier contraste entre les slogans des supporters (par exemple Shir-e samâvar dar kun-e davâr : "Le robinet du samovar dans le cul de l'arbitre") et les inscriptions qui figurent sur les rebords des tribunes indiquant que la prière est la clef du paradis et que l'on doit s'inspirer dans les stades de l'exemple d'Ali (premier emâm des shiites) et des siens. A ce titre, et à bien d'autres, le stade est un espace de peur pour les autorités si vétilleusement attachées à leur éthique puritaine.
Au total, l'engouement pour le football, comme l'essor des sports internationaux les plus divers, participe d'un processus de modernisation de la société iranienne où des valeurs telles que l'individualisme, la compétition, l'ascension sociale par son propre mérite, la spectacularité se fraient progressivement une voie. Dans les gradins comme sur les terrains se joue une partie tendue entre crispations sur des modèles traditionnels et aspirations à des standards mondiaux.
Un "double je"
Est-ce à dire, au regard de ces données multiformes, que la société civile iranienne s'est engagée dans un processus irréversible d'occidentalisation que bloque seulement une arrière-garde conservatrice ? C'est l'impression qui se dégage de plusieurs essais et travaux sociologiques scrutant les modes de vie et les aspirations des jeunes des classes moyennes et supérieures de Téhéran. Mais la situation est, à vrai dire, plus complexe, et ne se laisse pas embrigader dans de tels schémas évolutifs unilatéraux.
Les comportements, en Iran peut-être plus qu'ailleurs, obéissent à une double temporalité. Un même individu peut au quotidien boire clandestinement de l'alcool, afficher des penchants libertins, fustiger la loi religieuse... et, pendant les périodes rituelles (ramadan mais surtout moharram, mois de commémoration de la passion et du martyre de Hoseyn, troisième emâm des shiites, tué dans des conditions atroces en 680), renouer sincèrement avec la foi et avec les valeurs traditionnelles. Selon les moments de la vie, de l'année, voire de la journée, se profile ainsi un "double je" aux comportements contrastés. Un ami, commerçant de demi-gros, me confiait ainsi : "Pendant le mois de moharram, je ne peux pas vendre ma marchandise, je ne peux pas mentir". Et que de fois ai-je été frappé par des changements subits d'attitudes quand, à l'évocation de la tragédie du troisième emâm, de l'enfer ou du paradis, des propos graves et méditatifs se substituaient à des paroles voltairiennes ! Les jeunes des villages ou des quartiers populaires des villes, qui arborent baskets et casquettes Nike, sont supporters de l'AC Milan, amateurs de musique pop, critiques à l'égard du régime, participent avec une piété sincère aux processions dolorisantes du mois de moharram. Les appels à la mobilisation, à la défense de l'identité iranienne face à "l'invasion culturelle" résonnent ainsi différemment d'un cycle à l'autre et peuvent, selon le contexte rituel, susciter rejet ou adhésion.
Un attachement exacerbé à la nation, une fierté patriotique qui s'enracine dans une histoire multimillénaire, un fort sentiment de spécificité et de supériorité culturelles sont d'autres remparts contre une occidentalisation, attractive et répulsive tout à la fois. Les Iraniens ont la conviction de former un peuple singulier, d'être autrement plus civilisés que leurs voisins (turcs, arabes, afghans, caucasiens, russes...) et de devoir leurs déboires et leur retard aux "complots" fomentés par les grandes puissances depuis deux siècles. Cet orgueil national ne s'accommode pas de conseils ou de modèles venus de l'extérieur ; il constitue à la fois un écueil pour une juste appréciation de l'histoire et une barrière qui tient à distance l'étranger.
Quelles que soient, par ailleurs, les aspirations juvéniles au rapprochement entre garçons et filles et les libertés sexuelles que prennent quelques hardis outsiders, l'honneur reposant sur la virginité prénuptiale demeure le socle des valeurs sur lequel on ne transige pas. Pour parer aux risques de mésalliances avec des filles impures, l'endogamie familiale, perçue comme une garantie, connaît aujourd'hui un fort regain.
Le shiisme populaire, un nationalisme fier, un sens de l'honneur (nâmus) qui se fixe sur la vertu des femmes demeurent trois freins majeurs à une occidentalisation en profondeur du pays.
Civilisation paysanne en déclin
et affirmation du sentiment régional
Qu'en est-il dans l'Iran des villages ? Transportons-nous, pour un aperçu, dans la plaine du Gilân qui borde la mer Caspienne, une région prospère au climat subtropical humide, réputée pour ses rizières, pour ses élevages de vers à soie et pour ses pêcheries d'esturgeons (qui fournissent le précieux caviar) [8].
La Révolution a accompagné, voire accéléré, la modernisation des campagnes : les villages sont désormais desservis par des routes asphaltées, les maisons disposent de l'électricité, du téléphone, de la télévision. L'agriculture est largement mécanisée : à l'usage du motoculteur s'est substitué, depuis 2000, celui du tracteur (loué à une entreprise) pour le labour et le hersage des grandes parcelles destinées à la riziculture. Les travaux agricoles masculins, sinon les coûts d'exploitation, ont été, par voie de conséquence, considérablement réduits, même si la réfection des diguettes séparant les casiers de rizières, le nettoyage des canaux d'irrigation occupent encore de longues journées. Les tâches féminines n'ont, en revanche, pas été mécanisées : les pieds dans la boue, le dos courbé, les femmes continuent d'effectuer le repiquage et le sarclage, travaux particulièrement pénibles. Si les repiqueuses mécaniques n'ont pas été adoptées, c'est que les hommes les jugent coûteuses, peu adaptées et efficaces ! Sous l'effet de la croissance démographique et de la pulvérisation de la propriété (liée à un système d'héritage qui réserve une part à chaque fils et une demi-part à chaque fille), le paysage s'est profondément transformé : la plaine du Gilân, naguère entrecoupée de forêts, est devenue une gigantesque rizière dont les bordures comme celles des routes sont utilisées pour la culture des légumes. Malgré ces défrichements, la plantation lucrative de peupliers, le développement de la pisciculture, les petites propriétés ne peuvent assurer la subsistance des ménages. La réforme agraire, projetée au début de la Révolution, a été cadenassée par les conservateurs, attachés au caractère sacré de la propriété privée en islam et n' a abouti qu'à quelques confiscations et redistributions de biens appartenant à des "collaborateurs" de l'ancien régime. Les chefs d'exploitation sont, dans l'ensemble, contraints d'être polyactifs et ajoutent à leurs tâches agricoles un emploi dans le commerce, dans l'artisanat ou dans le secteur tertiaire. Les plus pauvres, qui tirent le diable par la queue et tentent de se débrouiller avec les moyens du bord, apparaissent épuisés, vieillis prématurément. Plus d'une fois, j'ai été confronté à des hommes excédés, en rage contre la malvie, hurlant leur révolte et leur désespoir.
Les villages, dont les terroirs sont surexploités et l'équilibre bouleversé au risque d'entraîner une catastrophe écologique, se vident de leur population la plus jeune qui ne revient que pour les vacances. Sur place, les modes de vie se sont considérablement transformés. À la maison surélevée en bois à schème vertical ou oblique s'est progressivement substituée celle en parpaings à schème horizontal ; au menuisier maître d'oeuvre le maçon, monteur de parpaings ; à des bâtiments ouverts offrant leur façade au regard se sont substitués des ensembles clos, à la décoration intérieure kitsch, etc. Le régime alimentaire s'est également modifié, se rapprochant des standards urbains : le pain, naguère absent ou rare sur les nappes (on consommait du riz aux trois repas, y compris au petit déjeuner), occupe aujourd'hui, comme dans le reste de l'Iran, une part importante dans la diète quotidienne. Les goûts (une prédilection pour l'acide), les spécialités régionales (des préparations à base de légumes et d'oeufs) résistent cependant à ce processus d'uniformisation, tout comme la langue locale, couramment utilisée dans les transactions quotidiennes.
Une division "ethnique" du travail réglait naguère l'organisation de la production à l'échelle régionale. Les Gilak, les "autochtones", contrôlaient les ressources principales de la plaine : le riz et la soie. Les spécialisations annexes étaient le lot de groupes minoritaires : les Kurdes (déportés là au XVIIIème et au début du XXème siècle pour former un rideau défensif face à la menace russe) étaient les seuls à pratiquer l'élevage des buffles ; les Turcs d'Âzarbâyjân, migrant saisonnièrement de leurs pauvres terres montagneuses, étaient employés aux travaux agricoles les plus pénibles (défrichage, labours, etc.) et avaient le monopole sur la pêche en mer dont se désintéressaient les Gilak, pourtant riverains de la Caspienne. Ces spécialisations demeurent mais elles se sont très sensiblement érodées : on compte désormais bon nombre de Gilak dans les sociétés de pêche ; des Turcs se sont définitivement intégrés dans les villages de la plaine, après avoir acquis des terres ou s'être "mariés en gendres" avec des filles du pays. Un processus de décloisonnement des activités s'amorce donc.
La banalisation des modes de vie et le rationalisme prôné par les clercs ont entraîné une régression du folklore. Les chants de travail que psalmodiaient les femmes quand elles coopéraient dans les travaux des rizières ont disparu depuis que le salariat s'est généralisé pour ces tâches. Les jeux emblématiques de la région, le combat de taureaux (varzâ jang) et la toquette (morqâne jang, consistant à faire s'entrechoquer deux oeufs appartenant chacun à un joueur, le vainqueur étant celui dont l'oeuf est resté intact) ont subi les assauts des moralistes au pouvoir. Comme ces jeux donnent lieu à des paris, ils ont été déclarés illicites et sont devenus clandestins, ce qui ne pose guère de problèmes pour la toquette mais beaucoup plus pour les combats de taureaux, pesant entre 500 et 700 kilos, qui sont difficilement dissimulables... Les aficionados s'arrangent cependant avec les moyens du bord [9]. L'interdiction des combats de taureaux ne vise cependant pas seulement à réprimer les jeux d'argent ; elle s'inscrit aussi dans un vaste - et paradoxal - mouvement de pacification des moeurs et d'euphémisation de la violence porté par le régime islamique. C'est au nom de la civilisation, du refus de la barbarie (les cornes des taureaux sont aiguisées et les combattants quittent souvent l'arène en sang) que ce jeu populaire a été proscrit à l'initiative de l'ayatollah de la capitale régionale, dont le pouvoir double et supplante celui du préfet de la province. C'est pour les mêmes raisons que les manifestations les plus dolorisantes de la piété martyriste, fortement ancrée dans le shiisme populaire, sont condamnées ou réprouvées par les mollah. Lors des défilés processionnels commémorant la douloureuse passion de Hoseyn, les fidèles dans la force de l'âge ont coutume de se flageller avec des chaînes et certains de se lacérer le cuir chevelu avec un sabre. Cette dernière pratique est interdite depuis 1994 ; quant à la flagellation, elle est mal vue des autorités qui ont tenté d'y mettre fin mais sans succès, tant elle forme le ciment de la religiosité populaire. C'est la même réserve, plus ou moins indulgente, qu'affichent les clercs vis-à-vis de croyances qui refluent ou se maintiennent avec vivacité ; du premier registre relèvent le culte des arbres et l'assimilation de la sève des ormes de Sibérie (Zelkova crenata) au sang des imams, même si de vieilles femmes continuent de prédire le malheur quand on les abat pour aménager une route ou un chemin ; au second registre, celui des croyances vives, se rattachent l'efficacité prêtée aux voeux, la valeur prémonitoire des rêves, le recours aux talismans, la crainte du mauvais oeil et des jinns. Mais globalement le riche répertoire des traditions populaires et régionales s'effrite.
Si les fondements de l'identité s'estompent, sous l'influence de modèles urbains islamiques moyens, le sentiment d'identité régionale s'affirme, en revanche, de plus en plus intensément. Des noms de lieux à référence ethnique ou micro-régionale ont remplacé des toponymes à connotation aryenne ou impériale qui fleurissaient du temps du shâh soucieux d'ancrer son pouvoir dans un grandiose passé multimillénaire. La littérature en gilaki et des revues régionales ont pris un bel essor. Un centre de "gilanologie" (gilânshenâsi) a été récemment créé. Des voix s'élèvent pour réclamer plus d'autonomie administrative et la reconnaissance de la spécificité du monde caspien par la création d'une seule province qui serait appelée Gilmaz et regrouperait le Gilân et le Mâzandarân voisin. La municipalité de Rasht a pris l'initiative de faire construire, à la sortie de la ville, une maison traditionnelle en bois, symbole architectural de la spécificité de la région. Mais, surtout, Mirza Koutchek Khân, leader du mouvement révolutionnaire qui embrasa le Gilân de 1915 à 1921, est devenu l'emblème de l'identité régionale ; sa statue trône désormais sur la principale place de Rasht, son mausolée a été restauré et agrandi, son portrait orne les murs ; cinémas, parc naturel, rues, bateau reliant le principal port du Gilân à Bakou, portent son nom ou un de ses surnoms, etc. Les autorités islamiques veillent à ce que Mirza soit présenté comme un combattant "pour les valeurs sacrées de l'Islam et pour l'indépendance de l'Iran", ce qui est historiquement vrai. Mais, pour la population locale, celui que l'on appelle "le général de la forêt" apparaît plutôt, à travers chansons, anecdotes, représentations picturales, comme une sorte de Robin des bois, ami du petit peuple, rétablissant le droit des humbles, châtiant les puissants et comme un champion de l'identité régionale, ce qui est tout aussi exact.
Cette affirmation d'un sentiment d'appartenance, alors même que le substrat de l'identité s'étiole, n'est certes pas propre au Gilân (on voit tous les jours les effets de ce paradoxe à nos portes et à travers le monde). Elle ne se traduit pas ici, comme dans les pays voisins, par des velléités sécessionnistes ou indépendantistes (le sentiment national demeure fortement ancré dans ce vieil empire multiethnique) et les autorités islamiques laissent libre cours à ces manifestations identitaires pour peu qu'elles ne portent pas atteinte à l'orthodoxie religieuse ou à l'ordre public, contrairement au régime du shâh qui avait fait de la langue et de la culture nationales les vecteurs de son projet impérial. Mais l'Iran de demain devra composer avec l'émergence de ces sensibilités régionalistes entretenues à Téhéran même par de puissantes associations d'originaires.
Si menaçante et présente demeure la répression, le débat public et frondeur anime la vie des villages les plus reculés de la plaine du Gilân. Les candidats aux élections viennent y faire campagne. Les places des petits bazars, voire les carrefours des chemins ruraux, prennent parfois des allures de forum. Lors d’un récent séjour dans la province des débats passionnés avaient la loi... Gayssot pour objet. Cette loi réprime les propos racistes et c'est en son nom que Roger Garaudy (philosophe ex-communiste, ex-catholique, ex-idéologue de la politique culturelle menée par le shâh, devenu musulman et antisémite) a été condamné par les tribunaux français. Hezbollâhi et libéraux se disputaient sur la pertinence de cette loi, honnie par les conservateurs qui ont fait de Garaudy leur champion. Au sein de ces villages, les hommes et les idées circulent. Chaque famille compte un ou plusieurs émigrés (dans les émirats, en Turquie, en Europe, en Amérique du nord, au Japon) qui colportent des innovations et relativisent la diabolisation officielle des sociétés occidentales. Le médecin du lieu me demande de lui parler de Foucault, tandis que des diplômés sans emploi lisent Kierkegaard, Schopenhauer, Guénon ou des auteurs exaltant l'aryanité de l'Iran, une idée qui a la vie dure. La surveillance est ici moins rigoureuse que dans les villes : hommes et femmes ne sont pas séparés lors des mariages, de jeunes filles dansent tête nue, parfois avec des vêtements moulants, alors que dans les salles de noces urbaines une pièce est réservée aux hommes, une autre aux femmes, et que des surveillants font appliquer rigoureusement cette ségrégation.
La famille demeure la clef de voûte de l'organisation sociale, le point focal des préoccupations, des conversations, des conflits, des susceptibilités. Cette solidarité familiale joue à plein et explique que, dans ce pays devenu pauvre, il y ait si peu de mendiants. C'est par le biais des relations de parenté consanguine et d'alliance que l'on trouve un repas, un logement, un emploi, un conjoint. Se dessinent ainsi des lignées familiales spécialisées dans la même activité professionnelle, coopérant, se scindant en sous-groupes opposés puis se rabibochant au terme de brouilles exacerbées. C'est encore par les parents que l'on trouve un poste dans l'administration en faisant jouer un des ressorts essentiels de la société iranienne, le piston (partibâzi). Ces familles rurales sont ainsi reliées aux pôles urbains proches, à la métropole régionale, à la capitale de l'État par un dense tissu de relations. Les émigrés conservent, en général, dans leur village d'origine un jardin ou une parcelle de riz qu'ils donnent en métayage mais reviennent dès qu'ils le peuvent visiter leurs parents. Dans cette région relativement prospère, où le statut des femmes est moins défavorable qu'ailleurs en Iran, le taux de fécondité est un des plus bas du pays (un peu plus de deux enfants par femme) et a baissé de plus de moitié en 20 ans. Les jeunes couples échelonnent désormais savamment les naissances en fonction de leurs possibilités matérielles, des dimensions de leur logement, des études qu'ils entendent poursuivre. En une génération, les familles nombreuses, naguère valorisées, sont devenues objets de stigmatisation.
Les représentations familiales, tournées vers la réussite matérielle et l'ascension sociale, demeurent cependant grevées par l'expérience du martyre. Chacun, à la ville comme au village, a un parent qui a perdu la vie dans la guerre contre l'Irak. Les noms des rues et des ruelles portent les noms de ces martyrs locaux dont on écoute, dans le recueillement et les pleurs, le testament enregistré sur le front ; leurs maisons sont signalées par des panneaux où figure leur photo. Au cimetière, leurs tombes sont ornées de tulipes noires qui versent des larmes de sang.
Cette piété dolorisante, faite de rouge et de noir, reste étonnamment vive. Les jeunes participent avec ferveur aux rites de commémoration de la passion de Hoseyn, les groupes de pénitents, symbolisant l'appartenance à un village ou à un hameau, demeurent rigoureusement organisés et même les plus critiques se font un devoir de les rejoindre dès que résonnent slogans et chants de deuil et que s'ébranlent les processions. L'athéisme n'a pas encore pris pied dans les campagnes iraniennes.
À la ville comme au village, la vie apparaît pétrie de contradictions et d'ambiguïtés : fascination et rejet de l'Occident, aspirations à l'individualisme consumériste et focalisation sur la vie familiale, critique du pouvoir religieux et piété fervente dans les temps forts du cycle rituel, cultes du martyr et du footballeur, joie de la danse à l'abri des murs, gravité de sénateur à l'extérieur, sentiment régional et fierté nationale, lassitude résignée et révolte. Les temps, les modes de vie, les idées s'entrechoquent, campant un présent brouillé et incertain.
[1] E. Javid, "Sous les drapeaux, dix-huit mois entre parenthèses" in Jeunesse d'Iran, Autrement, avril 2001 (p. 32).
[2] Sous l’impulsion du gouvernement Khatami la lapidation a été suspendue « pour un temps indéterminé » en décembre 2002.
[3] Pour paraphraser le titre de l'ouvrage de F. Khosrokhavar et O. Roy, Iran. Comment sortir d'une révolution religieuse, Paris, Le Seuil, 1999.
[4] Derniers exemples de ces revendications, les manifestations estudiantines en novembre et décembre 2002 à la suite de la condamnation à mort de Hachem Aghajari, un professeur d’université accusé d’apostasie pour avoir prôné « un protestantisme de l’islam ». À la suite de ces protestations, les plus hautes instances de l’État, inquiètes, ont demandé une révision de la sentence.
[5] Sur ce mouvement étudiant, voir N. Pizzutti, "Mobilisation : l'école de la patience...active" in Jeunesse d'Iran, Autrement, avril 2001 (pp. 62-70).
[6] Voir M. Amir-Ebrahimi, "Le bouleversement socioculturel du sud de Téhéran", Les Cahiers de l'Orient, 49, 1998 (pp. 125-128).
[7] Cette interdiction a été levée en janvier 2003, des gradins spéciaux étant désormais réservés aux femmes dans les grands stades de football.
[8] Pour une présentation de cette région, voir C. Bromberger, Habitat, Architecture and Rural Society in the Gilân Plain (Northern Iran), Bonn, Ferd Dümmlers Verlag, 1989.
[9] Sur les combats de taureaux, voir C. Bromberger, "La guerre des taureaux n'aura pas lieu. Notes sur les infortunes d'un divertissement populaire dans le nord de l'Iran" in Dire les autres. Réflexions et pratiques ethnographiques (J. Hainard et R. Kaehr eds.), Lausanne, Payot, 1997 (pp. 121-137).
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