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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Bromberger, LE PONT, LE MUR, LE MIROIR. Coexistence et affrontements dans le monde méditerranéen.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Emilio La Parra López et Thierry Tabre, Paix et guerres entre les cultures entre Europe et Méditerranée, pp. 115-138. Arles: Actes sud, Éditeur, 2005, 285 pp. Collection: Études méditerranéennes. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 février 2012.]

Christian Bromberger

LE PONT, LE MUR, LE MIROIR.
Coexistence et affrontements
dans le monde méditerranéen
.”

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Emilio La Parra López et Thierry Tabre, Paix et guerres entre les cultures entre Europe et Méditerranée, pp. 115-138. Arles : Actes sud, Éditeur, 2005, 285 pp. Collection : Études méditerranéennes.

Trois Méditerranée-s…
Polyphonie
Cacophonie
Une commune mélodie de base
…Et leurs écueils
Un système de différences complémentaires
De la coexistence bienveillante à l’affrontement sanglant
Bibliographie


Comment penser les relations « entre autres » dans le monde méditerranéen et dans la longue durée ? L’anthropologie, l’histoire mais aussi la littérature, cette autre manière de voir le monde, ont suggéré plusieurs réponses contradictoires à ce type de grande question. Ce sont ces contradictions que je voudrais rapidement examiner puis essayer de dépasser en proposant, à côté de modèles éprouvés qui définissent la tradition des études méditerranéennes, des cadres complémentaires d’interprétation.

TROIS MÉDITERRANÉE-S…

Trois Méditerranée-s, chacune au profil bien tranché, se dessinent quand on examine les œuvres disparates qui l’ont prise pour horizon : une Méditerranée des échanges et des rencontres, une Méditerranée des conflits et de la haine, une Méditerranée, dont les sociétés qui la bordent, présentent, au-delà des fractures qui les séparent, un air de famille, des connivences culturelles sous-jacentes.

Polyphonie

La première Méditerranée, c’est celle des rencontres, des échanges, des coexistences, des polyphonies harmonieuses, de la convivenza, que symbolisent des lieux, des personnages, des objets emblématiques.

Cette vision, souvent fortement idéalisée, trouve son ancrage et sa justification dans  quelques épisodes et situations mémorables d’une histoire partagée : l’Andalousie, au temps du califat omeyyade de Cordoue, dont « nous portons en nous, disait Jacques Berque (1981 : 43), à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance », le carrefour culturel que fut Palerme sous le règne, au XIIème siècle, du Normand Roger II, puis, au XIIIème siècle, de son petit-fils, l’empereur germanique Frédéric II. Le premier commanda au grand géographe arabe Al-Idrisi, qui avait fait ses études à Cordoue, un planisphère représentant le monde, accompagné de quelque 2 500 noms, œuvre que l’on appela Al-kitâb al-Rujâri (« Le livre de Roger ») ; le second  savait le grec, le latin, l’italien, le provençal, la langue d’oïl, l’arabe et sans doute l’hébreu ; il composa des poèmes en italien et en provençal et un traité de fauconnerie en latin [1]. Plus près de nous sociologiquement et historiquement, cette Méditerranée des confluences et des rencontres s’est incarnée dans ces villes-ports et ces cités-mondes cosmopolites que furent, dans la seconde moitié du XIXème siècle et la première du XXème, avant le durcissement des nationalismes et des blocs, Istanbul, Smyrne, Salonique, Beyrouth, Alexandrie, Alger, Trieste, Marseille, etc. Chacune de ces villes eut son chantre littéraire, voire sa revue, tels les Cahiers du Sud de Jean Ballard à Marseille, Rivages d’Edmond Charlot et Albert Camus à Alger, Aguedal d’Henri Bosco à Rabat, ces œuvres exaltant une Méditerranée tout autant imaginaire que réelle, une Méditerranée, nous dit Albert Camus, en 1937, « où l’Orient et l’Occident cohabitent. Et à ce confluent, poursuit-il, il n’y a pas de différence entre la façon dont vit un Espagnol et un Italien des quais d’Alger et les Arabes qui les entourent (…) Nous sommes ici avec la Méditerranée contre Rome », Rome qui symbolise, dans les débats polémiques des années 1930, une Méditerranée ancrée dans l’Antiquité impériale, à prééminence occidentale, latine et classique. L’évocation la plus saisissante de ces villes mondes méditerranéennes, avec leur lingua franca, est sans doute celle qui nous a été laissée par Lawrence Durrell dans son Quattuor d’Alexandrie dont les personnages principaux sont Nassim le prince copte, Justine l’élégante femme juive, Mélissa venue de Smyrne, Darley l’Irlandais, Cléa l’Italienne, Balthazar, le médecin juif attiré par les gnostiques qui dirige un groupe d’études sur la Kabbale et tous les musulmans qui les entourent. «  Cinq races, cinq langues, une douzaine de religions, cinq flottes qui croisent devant les eaux grasses du port. Mais il y a aussi, poursuit Durrell, cinq sexes : seul le grec démotique semble pouvoir les distinguer ». Se définissant comme « la reine de la Méditerranée », Alexandrie était, à la veille de la première guerre mondiale, candidate à l’organisation des Jeux olympiques… [2]

De cette Méditerranée des coexistences tolérantes, des rencontres, de l’interpénétration des œuvres culturelles émergent quelques personnages  emblématiques dont se sont emparés, à juste titre, les pionniers du dialogue des civilisations, au premier rang desquels figure le grand orientaliste Louis Massignon. On pense, bien sûr, à Ibn Rushd, Averroès, cette lumière andalouse, traducteur et commentateur, « l’auteur  du grand commentaire » disait Dante, de l’œuvre d’Aristote qu’il transmit à l’Occident chrétien [3]. Il faudrait aussi citer le philosophe majorcain, des XIIIème et XIVème siècles, Raimond Lulle qui apprit l’arabe à 33 ans et présente, dans son Livre du Gentil et des trois sages, trois professeurs, l’un juif, l’autre chrétien, le troisième musulman qui exposent chacun à tour de rôle à un Gentil les fondements de leur foi. « À l’heure du congé », nous dit Lulle (1968, rééd. : 119), alors que le Gentil s’est converti à une des trois Lois sans le dire, « il y eut de nombreuses étreintes et des baisers, des larmes et des pleurs. »

À côté de ces phares intellectuels et à l’échelle du quotidien, il faudrait mentionner cette multitude de personnages de l’entre-deux, ces passeurs, ces intermédiaires entre communautés dont le drogman (l’interprète dans l’Empire ottoman) est une des figures les plus significatives. Dans Vidal et les siens Edgar Morin (1989) campe ce personnage à multiples facettes à travers l’évocation de son grand-père, juif séfarade d’origine livournaise établi à Salonique, parlant l’italien, le français, le turc, le grec et drogman pour les consulats de France et de Belgique. Cette Méditerranée des passages, c’est aussi celle, dans la longue durée, de la diffusion des techniques dans un sens inverse au Moyen-Âge de celui qui prévaut aujourd’hui : du papier aux sucreries, les innovations venaient alors d’Orient, comme le note Jack Goody dans sa récente synthèse (2004) sur « l’islam in Europe », où il récapitule les apports des civilisations musulmanes dans les domaines des techniques agricoles, architecturales, musicales, culinaires.

Circulation des choses, des idées, des langues, circulation des hommes qui ouvrent souvent sur des perspectives moins radieuses : mobilités laborieuses drainant, à l’époque contemporaine, des millions d’individus du sud vers le nord ; pérégrinations pieuses, parfois encombrées et conflictuelles, sur cette terre où Dieu, ses prophètes et ses témoins ont établi leurs résidences ; mobilités marchandes avec aujourd’hui leurs entrepreneurs de l’ombre déployant leurs activités dans des espaces transnationaux et réinventant des routes d’Alger à Istanbul, à Dubai et à Hong-Kong [4] ; mobilités et diasporas liées à l’exil mais aussi flux touristiques à l’échelle du contemporain  (on évaluait à 260 millions le nombre de ces outsiders dans les pays méditerranéens en 1995) et Jeremy Boissevain (2001 : 686) nous dit justement que négliger cette composante de la vie sociale serait aussi grave que de mener une étude anthropologique sur les Nuer (une fameuse tribu d’éleveurs du Soudan) sans tenir compte de la place qu’occupe l’élevage bovin dans cette société.

À travers cet inventaire à la Prévert se dessine une Méditerranée du mouvement, des « traveling cultures », des réseaux réels et aujourd’hui virtuels dont un des exemples les plus saillants est la créolisation des musiques méditerranéennes contemporaines. Dans un livre fondamental, bousculant quelque peu les conceptions braudéliennes de la Méditerranée, Peregrine Horden et Nicholas Purcell (2000) s’interrogent sur la spécificité de ce monde dans la très longue durée. Pour eux, qui combinent points de vue interactionniste et écologique, la Méditerranée se définit par la mise en relation par la mer de territoires extrêmement fragmentés, par une « connectivity » facilitée par les Empires et qui s’éteindrait, selon eux et, à mon sens à tort, au XXème siècle. Le titre énigmatique de leur livre, The Corrupting Sea, « La Mer corruptrice », prend dès lors tout son sens. Parce qu’elle met en relation, cette mer serait une menace pour le bon ordre social et pour la paix dans les familles.

Cacophonie

À cette Méditerranée des réseaux, des passages et, à ses meilleurs moments, de la convivenza, s’oppose celle, plus familière et dramatique, des conflits, des dominations, des frontières religieuses, du face à face et non plus du côte à côte, pour reprendre des expressions de Thierry Fabre (sous presse).  Nul mieux qu’Ivo Andric, dans sa Lettre de 1920 de Sarajevo (rééd. 1993 : 33-34), n’a traduit plus expressivement cette Méditerranée des tensions, voire de la haine.

« Quand, à Sarajevo, on reste jusqu’au matin tout éveillé dans son lit, on entend tous les bruits de la nuit. Pesamment et implacablement, l’horloge de la cathédrale catholique sonne deux heures. Une minute plus tard (soixante-quinze secondes exactement, j’ai compté), sur un timbre un peu plus faible mais pénétrant, l’horloge de la cathédrale orthodoxe sonne « ses » deux heures. Un peu après, la tour de l’horloge de la mosquée du bey sonne à son tour sur un timbre rauque et lointain, elle sonne onze heures, onze heures turques spectrales, conformément aux comptes étranges de pays situés à l’autre bout du monde. Les juifs n’ont pas d’horloge qui sonne, et seul le dieu cruel sait quelle heure il est pour eux à ce moment-là, une heure qui varie selon qu’ils sont séfarades ou ashkénazes. Ainsi, même la nuit quand tout dort, dans le décompte des heures creuses du sommeil, veille la différence qui divise les gens endormis. Ces gens qui, dès le réveil, se réjouissent et souffrent, mangent ou jeûnent conformément à quatre calendriers différents et opposés les uns aux autres, et qui adressent leurs prières au même ciel dans quatre langues d’église différentes. Cette disparité, tantôt de façon visible et ouvertement, tantôt de manière invisible et sournoise, ressemble toujours à la haine et se confond parfois tout à fait avec elle ».

Cette Méditerranée-là, celle d’eris (de la haine) et non d’eros dans les termes de Jacques Berque (1997 : 10), est symbolisée par les appels concurrents à la prière, par l’incroyable cacophonie des cloches, des muezzin et des shoffar-s à Jérusalem. C’est la Méditerranée des villes et des territoires brisés par les allégeances confessionnelles, comme au Proche-Orient et dans les Balkans, où la rivalité ostentatoire peut vite se transformer en «haine monumentale », où l’on s’acharne à souiller ou à détruire les édifices religieux et le patrimoine de l’autre, comme l’a montré François Chaslin (1997) pour l’ex-Yougoslavie. C’est la Méditerranée des murs dressés et des ponts détruits, tel celui de Mostar en Bosnie, le pont qui peut relier, mais dont l’anéantissement signe ostensiblement la séparation, étant précisément un thème fréquent dans la littérature des Balkans, d’Ivo Andric à Ismaïl Kadaré. C’est aux frontières religieuses que, du Cashmire à l’Irlande, en passant par la Tchétchénie, la Palestine, la Turquie, Chypre, les Balkans, se trouvent les principales zones de friction et de conflit où l’on nettoie, parque, exile et où se rejouent des drames interminables. On ne saurait, bien sûr, rendre compte de ces conflits par une simple géographie religieuse ; les stratégies géo-politiques, les nationalismes instrumentalisateurs, les revendications sociales  y ont leur part mais cette composante religieuse des conflits, qui pousse parfois au sacrifice de sa vie avec la certitude du salut, a été, me semble-t-il, sous-évaluée au bénéfice d’explications sociologiques réduisant la foi et ses motifs d’agir, d’aimer les siens et de haïr les autres, à un épiphénomène. N’est-ce pas d’ailleurs le spectre de la croisade et de la guerre sainte, incarnée aujourd’hui par les figures étrangement symétriques d’Oussama ben Laden et de George Bush, qui plane sur notre monde ?  Naguère lac intérieur, à ses meilleurs moments « lac de sens », disait Jacques Berque (1997 : 16), la Méditerranée s’apparente plutôt aujourd’hui à une frontière de la peur qui sépare et est devenue, en outre, une sorte de cordon sanitaire, un barrage naturel inespéré pour refouler les pauvres.

Une commune mélodie de base

Et puis, il y a aussi une troisième Méditerranée, celle des anthropologues au sens étroit du terme, ces gens des lointains qui se sont tardivement intéressés à cette région proche, à ces petits autres qui n’avaient pas le lustre, dans le champ disciplinaire, de ces grands Autres amérindiens, océaniens ou africains. De leurs travaux a émergé une Méditerranée composée de sociétés présentant « un air de famille », comme disent Dionigi Albera et Anton Blok (2001 : 23) en reprenant une formule de Wittgenstein ; Horden et Purcell (2000 : 507), bons connaisseurs des travaux anthropologiques qu’ils regardent cependant, comme il se doit chez les historiens, avec une certaine hauteur,  parlent, quant à eux, de « loose unity of family resemblances ». S’il fallait proposer deux figures totémiques de cette Méditerranée des modes de vie et des valeurs sociales, ce sont celles de Julian Pitt-Rivers (1986, 1997) et de Germaine Tillion (1982, rééd.) qui s’imposeraient pour appréhender cette « Mediterranean touch » formant une toile de fond de connivences permettant aux hommes de se connaître et de se reconnaître [5]. C’est la Méditerranée - l’a-t-on assez dit ? – de l’hospitalité ostentatoire, de l’honneur et de la  honte attachés au sang et au nom, d’une vision endogamique du monde, de la république des cousins, une formule surtout  ancrée sur la rive sud et dans l’Antiquité pré-chrétienne, du mariage dans un degré rapproché, de Jocaste disant à Polynice : «Un conjoint pris au-dehors porte malheur », de la prédilection pour le « vivre entre soi », de la ségrégation sexuelle, « d’un certain idéal de brutalité virile dont le complément est une dramatisation de la vertu féminine » (Tillion, 1982 : 67); c’est la Méditerranée des structures clientélaires dans ces vieilles sociétés étatiques et, parallèlement, du culte des saints, ces intermédiaires choyés dans les monothéismes, du factionnalisme avec ses ligues opposées et ses modes singuliers de médiation des conflits et des pratiques vindicatoires ou encore la Méditerranée des territoires de la grâce, des dévotions dolorisantes autour des vierges et des martyr(e)s.

…ET LEURS ÉCUEILS

Voilà donc trois points de vue, campant l’une une Méditerranée du côte à côte, la deuxième du face à face, la troisième de connivences culturelles sous-jacentes. Ces points de vue  contradictoires, ou, si l’on veut être scientifiquement optimiste, complémentaires doivent être singulièrement affinés, à vrai dire surtout le premier, celui d’une Méditerranée des confluences, et le troisième, celui d’une Méditerranée qui serait réductible à une aire culturelle dotée d’une massive homogénéité. Mais nous devons aussi nous interroger sur les raisons raisonnables de la coexistence de tels modèles opposés, ceux de la proximité et du conflit, ce qui nous amènera à introduire une autre figure, celle de l’insupportable jumeau, de celui qui nous ressemble trop.

La première Méditerranée, celle des contacts, des échanges, des diffusions, des trafics d’idées et de biens, des mobilités contraintes ou pieuses, de la fluidité des hommes et des choses, des arts entremêlés, telle l’architecture arabo-normande de Sicile, a entraîné l’usage surabondant des concepts de creuset, de métissage, d’hybridité pour caractériser les cultures et les sociétés implantées au bord de la mer. Je n’ignore, pas plus que quiconque, les syncrétismes et bricolages culturels qui s’accélèrent aujourd’hui dans des domaines aussi divers que la cuisine, la musique, la danse, les littératures ou dans ce qu’Arjun Appadurai (2001) appelle les mediascapes (selon les pays, 40 à 70% des Maghrébins reçoivent les programmes de chaînes satellitaires). Mais rien ne me semble plus inapproprié que les termes de « métissage » ou d’« hybridité » pour caractériser les sociétés méditerranéennes ou, pour être plus précis, la translation sur le plan social de ce que suggèrent des œuvres culturelles effectivement métisses. Le métissage suppose une union des chairs et surtout une fusion ou, à tout le moins, une acceptation réciproque des croyances qui rendrait possible cette union sociale des corps. Or rien n’est plus étranger au monde méditerranéen, terre de monothéismes intransigeants que cette fusion des croyances ou ces compromis sur les allégeances, qui demeurent rigoureusement exclusives. Le Dieu des uns et des autres est ici structuraliste et n’admet pas les mélanges. On est, en Méditerranée, à mille lieues de l’umbanda des Brésiliens, transformation de la macumba d’origine bantoue, rassemblant les caboclos (esprits des Indiens), les orixas (divinités africaines) du candomblé, les saints protecteurs du catholicisme, Bouddha, Gandhi, Ayrton Senna. On est aussi à mille lieues des conceptions japonaises où l’on naît shintoïste, où l’on se marie volontiers chrétien et où l’on meurt bouddhiste.

La notion de métissage est incompatible avec la logique des religions du Livre où la maîtrise de l’allégeance des enfants à naître n’est pas négociable et où les mariages interconfessionnels sont dans plusieurs pays méditerranéens impossibles ou, à tout le moins, socialement inacceptables. Les hauts lieux du cosmopolitisme n’échappaient pas à cette loi d’airain. « Le cosmopolitisme alexandrin, nous dit Robert Ilbert (1992 : 28), ne fonctionne pas comme un creuset mais comme une contiguïté toujours renouvelée de groupes, constitués, reconnus et responsables » [6]. Sans doute les Grecs préparaient-ils, à Alexandrie, les macaronis à l’italienne, les fouls (fèves) à l’arabe ; sans doute peignaient-ils les œufs, à Pâques, à la manière occidentale en utilisant toutes les couleurs et non seulement le rouge de la tradition comme en Grèce mais, ajoutent Katerina Trimi et Ilios Yannakakis (1992 : 85), « la seule borne ethnico-religieuse que les Grecs ne dépassaient pas était l’endogamie » et notons, par ailleurs, que le cosmopolitanisme, une commune fierté alexandrine n’excluaient pas le nationalisme. Même frontière entre coptes et musulmans en Égypte, qui partagent cependant grosso modo les mêmes us et coutumes et participent à leurs fêtes respectives, dans un climat cependant fréquent en Méditerranée de rivalité ostentatoire, des minarets élevés surplombant systématiquement les clochers des églises [7]. Constat voisin dans les Balkans « où, nous dit Jean-François Gossiaux (2001 : 236), la religion est le matériau par excellence des barrières ethniques » - mais ne faudrait-il pas dire plutôt l’inverse ?-. Dans tous les travaux qui traitent de cette région complexe, où se superposent souvent appartenance ethnique et religieuse, les unions mixtes, pourtant encouragées par les régimes socialistes, sont demeurées dans l’ensemble peu nombreuses, tout comme est demeuré faible, en Yougoslavie par exemple, l’adhésion à cette entité métisse qu’était la nationalité yougoslave, s’offrant comme une alternative aux appartenances ethnico-religieuses. « Les recensements, nous dit Gossiaux (2001 : 238), permettaient de choisir entre les diverses appartenances nationales » (Croates, Serbes, Slovènes, etc.) - on retrouve là une trace du rêve austro-marxiste du choix de la nationalité -, mais ils permettaient aussi de s’affirmer comme yougoslaves. En 1981, seuls 5,4% de la population avaient choisi de se déclarer yougoslave.

« L’humanité a dû très tôt choisir, écrivait notre grand ancêtre Edward Burnett Tylor (1889 : 267), entre se marier à l’extérieur ou se faire tuer à l’extérieur ». Il apparaît que les sociétés méditerranéennes, avec leurs barrières religieuses, y compris au sein du christianisme, ont plutôt choisi la seconde formule. Cette rigidité se vérifie encore quand on examine les chiffres, qui marquent pourtant une nette évolution, des unions en France des jeunes gens et des jeunes filles issus de l’immigration maghrébine. Selon les enquêtes de Michèle Tribalat (1995), il y a un très fort décalage entre les garçons et les filles. 50% des garçons d’origine algérienne nés en France se marient avec une Française née de parents nés en France (un chiffre similaire à celui des jeunes garçons d’origine portugaise). En revanche, 24% des filles d’origine algérienne nées en France sont mariées avec un Français né de parents français, alors que 47 % des jeunes Portugaises sont unies à un Français né de parents français. Le figh - le droit canon musulman - interdit le mariage d’une musulmane avec un non musulman : il en va de l’allégeance confessionnelle des enfants. De façon significative, la proportion des petits amis français « de souche » des jeunes filles d’origine maghrébine est deux fois supérieure à celle de leurs conjoints. « Cet écart, commente Michèle Tribalat (1995 : 80), donne une idée de la pression familiale et religieuse qui préside au mariage des filles », peut-être aussi de la xénophobie qui se réveille chez les Français « de souche » quand il s’agit de s’engager dans une union publique et durable. Toujours est-il que les transgressions de plus en plus nombreuses, par les jeunes filles,  de cette vision endogamique du monde s’accompagnent de ruptures au moins temporaires avec les parents. Un stratagème pour concilier l’intransigeance paternelle et religieuse et les inclinations personnelles est d’accepter un mariage endogame puis de divorcer et d’engager une aventure plus personnelle (Boukhobza, 2001) ou encore de pratiquer l’union libre, compromis qui évite la publicité d’un mariage socialement désapprouvé et permet d’attendre un apaisement familial. Le célibat, qui met à l’abri des contraintes et des conflits, est surreprésenté chez les jeunes femmes d’origine maghrébine. « Ainsi, note H. Flanquart (1999 : 128) les jeunes filles d’origine algérienne âgées de 25 à 29 ans ne sont que 38% à être mariées , contre 48% de celles qui sont d’origine française ».

Ce différentialisme rigide, qui se durcit ou s’assouplit selon les circonstances, n’exclut pas, notons-le bien, le goût pour les arts de vivre ou pour les pratiques de l’autre. Les mésusages du concept de métissage et une évaluation enchanteresse des relations entre les uns et les autres repose souvent sur cette ambiguité. C’est au moment même où l’on réprimait avec violence les Arabes en Sicile que l’on construisait, en 1165, la Zisa, merveille de l’art dit « arabo-normand » (Puccio 2004 : 123). L’art mudéjar s’épanouit en Espagne chrétienne alors même que les musulmans sont persécutés puis expulsés (Grabar, 1994 : 589). Et si les Français placent aujourd’hui le couscous parmi leurs plats préférés, ce n’est pas un indice pour autant d’islamophilie. Au-delà de ces rencontres et de ces connivences culturelles, le métissage est impensable et impossible dans ces sociétés où l’union avec l’autre n’est envisageable que si l’on renonce à son identité, à sa religion, bref si l’on n’est plus un autre. Le grand écrivain Jean Amrouche qui était tout à la fois berbère, chrétien, algérien et français avait bien compris la dureté de cette récurrente leçon méditerranéenne qui ne badine pas avec les appartenances : « Les hybrides sont des monstres… des monstres sans avenir » [8]. Entendons-nous bien, ils le sont dans le système méditerranéen « traditionnel », durci par les nationalismes ; ils le sont sans doute moins parmi les élites et dans un autre système qui s’invente à petits pas et aura renoncé, par le biais d’une laïcité assumée, à ces rigidités.

UN SYSTÈME DE DIFFÉRENCES
COMPLÉMENTAIRES

Que dire maintenant du portrait tracé et parfois caricaturé par les anthropologues où le syndrome de l’honneur et de la honte et quelques autres tiendraient lieu de raison d’être méditerranéenne et seraient la toile de fond d’un langage commun où l’on se reconnaît ? Plusieurs anthropologues, au premier rang desquels Michael Herzfeld (1980) et Joao de Pina-Cabral (1989) ont mis radicalement en cause la pertinence du monde méditerranéen comme champ d’étude. Pour eux, la Méditerranée ethnologique serait un objet artificiel, créé par des anthropologues anglo-saxons pour exotiser une région trop proche et objectiver ainsi la distance nécessaire à l’exercice de notre discipline. Elle s’abriterait derrière quelques thèmes fédérateurs fortement stéréotypés et doterait ainsi d’une homogénéité factice une réalité hétérogène. Nul doute que ces censeurs ont eu raison de dénoncer les travers d’une entreprise qui érigerait la Méditerranée en une aire culturelle dotée d’attributs et de limites stables. Mais il ne me semble pas cependant que l’on puisse jeter si facilement la Méditerranée avec l’eau du bain. À vrai dire, ce qui donne sa cohérence à ce monde, ce ne sont pas tant des similarités repérables que des différences qui forment système. Et ce sont sans doute ces différences complémentaires, s’inscrivant dans un champ réciproque, qui nous permettent de parler d’un système méditerranéen. Chacun se définit, ici peut-être plus qu’ailleurs, dans un jeu de miroirs (de coutumes, de comportements, d’affiliations) avec son voisin. Ce voisin est un proche dont il partage les origines abrahamiques et ses comportements ne prennent sens que dans ce jeu relationnel [9].

Comment comprendre, par exemple, les comportements alimentaires des uns et des autres sinon dans ce système relationnel d’oppositions réciproques. Alcool et porc demeurent la base du triangle de différenciation entre juifs, musulmans et chrétiens. Au IIIème siècle, la consommation du porc est recommandée aux chrétiens, lors du concile d’Antioche dans un but explicite de différenciation d’avec les juifs « Les chrétiens n’imiteront pas les juifs au sujet de l’abstinence de certaines nourritures mais mangeront même du porc car la synagogue des juifs exècre le porc » [10]. Les musulmans aussi qui, nous rapporte Gilles de Rapper (2002 : 25) pour l’Albanie, surnomment leurs voisins chrétiens « chrétiens du porc ».

Le statut symbolique du sang est, à l'arrière-plan des comportements alimentaires, un puissant démarcateur relationnel entre les traditions qui coexistent sur les rives de la Méditerranée. Les attitudes contrastées des juifs, des chrétiens et des musulmans forment, là encore, une sorte de triangle. En islam, le sang est conçu comme la substance impure par excellence que l'on doit expulser à tout prix et qu'il est impensable d'ingérer (la simple évocation d’un boudin sanguinolent peut susciter des haut-le-cœur) et dont l'équivalent métaphorique, le vin, est prohibé. Il s'agit d'un schéma rigoureusement inverse de celui qui prévaut dans le christianisme : le miracle de Cana, la transformation, lors de la Cène, du vin en sang, l'absorption rituelle de ce sang lors de l'eucharistie ou encore la métamorphose du vin en eau pour effacer les péchés... sont des épisodes incroyables et répulsifs pour des musulmans. Et alors que, dans le judaïsme, le sang sacrificiel est destiné à Dieu, en islam seule l'intention de l'offrande lui est adressée, le sang ne pouvant être que la nourriture impie des génies maléfiques (les jnun).

On pourrait faire le même type de constatations sur ce jeu permanent d'identités en miroirs, sur ce dialogisme structurel entre sociétés cousines et voisines en se référant au registre de l'apparence. Le traitement de la pilosité corporelle, faciale et capillaire apparaît ainsi en distribution symétrique et inverse d'une tradition religieuse à l'autre. Cette volonté de différenciation dans l'apparence pileuse est clairement affichée par les clercs et par les exégètes. Dans l'Épître aux Corinthiens (11, 3-10), Saint Paul rappelle l'obligation faite aux fidèles (masculins) de prier la tête nue : « Tout homme qui prie ou prophétise la tête couverte fait affront à son chef ». Cet usage s'oppose à celui des juifs et des Romains (dont les pontifes étaient couverts lors des sacrifices). Les pères de l'Église rappelleront cette exigence de démarcation, non seulement vis-à-vis des juifs mais aussi des Égyptiens et des barbares. Au Vème siècle, Saint Jérôme prescrit que « nous ne devons ni avoir la tête rasée comme les prêtres d'Isis et de Sérapis, ni laisser pousser notre chevelure, ce qui est le propre des gens débauchés et des barbares ». Le schisme au sein de la chrétienté aura également sa traduction pileuse avec ses clercs orientaux portant les cheveux longs, la barbe et la moustache, contrairement à ceux de l'Église romaine. « Le clergé byzantin, écrit Marie-France Auzépy (2002 : 9), a revendiqué face aux Latins qui soutenaient la tradition inverse, la barbe comme un élément fondamental de la tradition de son Église, et le poil, défendu par les Grecs, honni par les Latins, fut de fait un argument essentiel du schisme entre Orient et Occident. » Le même souci volontariste de distinction semble avoir pesé sur le façonnage de l'apparence en islam. « Distinguez-vous des Mages », « N'imitez ni les Juifs ni les Chrétiens », aurait dit le prophète. Le port de la barbe et de la moustache, étroitement codifié, l'épilation corporelle figurent au rang des démarcateurs forts, avec d'infinies nuances, de l'appartenance à une même communauté. Bernard Lewis (1990 : 265) nous rappelle la vigueur médiévale de ce jeu d'oppositions qui n'a rien perdu de sa virulence de nos jours : Harun ibn Yahya, prisonnier à Rome au IXème siècle, remarquait que les habitants de la ville « jeunes et vieux, se rasent entièrement la barbe, n'épargnant pas le moindre poil. 'La parure de l'homme, leur dis-je, c'est sa barbe !' ». Et un des Romains interpellé sur ce thème par un autre Arabe de répondre : «  Le poil, c'est du superflu. Si, vous autres, vous l'enlevez des parties naturelles, pourquoi devrions-nous le laisser sur le visage ? ». Cette volonté de démarcation communautaire est explicitée par un exégète contemporain, le shaykh ibâdite Bayyudh, ardent propagandiste de l’obligation religieuse du port de la barbe : « Il est demandé et même ordonné aux musulmans de se donner une personnalité spécifique, dans le but de se différencier de ceux qui n’ont pas la même confession qu’eux, de se faire reconnaître d'autrui et entre eux-mêmes. Cette personnalité doit être leur blason et la marque qui les singularise » [11]. Faut-il souligner, dans ce système de différences, la place tenue par les juifs suivant les prescriptions du  Lévitique  (19, 27; 21, 5) de ne pas se raser les coins de la barbe ? Cette interdiction avait sans doute à l’origine, tout comme le port de la barbe, une fonction distinctive par rapport aux Égyptiens au visage glabre et aux Babyloniens et aux Persans aux barbes savamment bouclées.

Le statut des images a fait l’objet d’un traitement différentiel similaire et il est probable que l’iconophobie de l’islam, qui s’est dès lors tourné vers la calligraphie et les arabesques, ait été une réplique à l’iconophilie du christianisme, lui-même iconophobe à ses origines. « Les raisons de la prohibition du vin et de l’interdiction des images sont à chercher dans le conflit des pratiques au sein des deux communautés religieuses, chrétienne et musulmane, adossées l’une à l’autre », commente Jean-Baptiste Humbert (2001 : 154) qui a suivi, à travers ses fouilles archéologiques dans le nord-est de la Jordanie, ce processus de différenciation aux VIIème et VIIIème siècles. « Nous savons, poursuit-il (ibid. : 155), que les mosaïques et les fresques servaient de supports catéchétiques. L’iconoclasme avait donc un fondement doctrinal » et le même auteur note justement que les premières destructions d’images ont visé, outre les figures humaines,  les représentations d’animaux à haute valeur symbolique dans le christianisme (l’agneau, le poisson, etc.). Jack Goody nous rappelle la vivacité contemporaine de cette opposition entre iconophiles et iconophobes quand il évoque ses souvenirs des Grecs et des Turcs à Chypre pendant la dernière guerre : « Les premiers, écrit-il, érigent d’innombrables images de saints et de la Sainte Trinité, qu’ils adorent même en se courbant et en y déposant un baiser. Les autres (les Turcs) sont horrifiés par la barbarie de tels actes » [12]. Cette querelle des images a aussi, doit-on le rappeler ?, traversé le christianisme, les protestants affichant, contre ce qu’ils percevaient comme de l’idolâtrie, un iconoclasme rigoriste. Élisabeth 1er, nous rapporte Goody (2004 : 160), avait fait dire par son ambassadeur au sultan d’Istanbul que l’islam et le protestantisme se rejoignaient dans ce rejet de l’icône.

Bien sûr, ces oppositions massives et fondatrices ont été, dans les divers registres que nous venons d’évoquer, adaptées, parfois transgressées au gré des contextes et des périodes de l’histoire et il serait réducteur d’y voir des invariants figés. Le prince, quel que fût le dogme, a rarement renoncé à sa visibilité, sauf récemment le mullah Omar, commandant des croyants de l’Émirat d’Afghanistan, iconoclaste rigoureux qui ne s’est jamais fait représenter (Centlivres, 2003 : 121). Si les talibans ont brûlé les images et détruit les statues, l’iconographie glorifiant Saddam Hossein est particulièrement florissante. Un poster, qui comblerait d’aise les amateurs de « traveling cultures » le représente sur un cheval blanc portant un étendard où est inscrit « Allah o akbar ». Cette représentation s’inspire directement du tableau de David figurant Bonaparte à la tête de ses troupes franchissant le col du Grand Saint Bernard. Rappelons pour l’anecdote et pour les amateurs, cette fois-ci, d’invention de la tradition que Bonaparte gravit en fait le col sur une mule à l’arrière de ses troupes et guidé par un pâtre valaisan (ibid. : 124).

DE LA COEXISTENCE BIENVEILLANTE
À L’AFFRONTEMENT SANGLANT


Mais revenons à des propos plus sérieux. Entre ces communautés séparées et proches, quelles sont les règles du jeu ? Et quels facteurs peuvent-ils transformer la curiosité sympathique, la coexistence bienveillante en affrontement sanglant ?

Dans l’exercice ordinaire des relations intercommunautaires en Méditerranée, une contiguïté compréhensive domine, à peu près partout  marquée par les mêmes gestes de civilité, de bon voisinage, par de petits échanges. De l’Andalousie médiévale aux Balkans, à l’Égypte, à la Jordanie, au Liban contemporains, on retrouve la même attention, plus ou moins intense, voire des attitudes volontaristes de participation aux rituels de l’autre. « N’est-ce pas chose surprenante, nous dit Al ‘Azafi, docteur de la Loi du XIIIème siècle commentant la vie en Andalousie, de voir les musulmans relever le comput des fêtes chrétiennes et se soucier du moment où elles auront lieu ? Ils se consultent plusieurs fois à propos de la nativité de Jésus, sur la fête de yannaïr, septième jour après le jour de sa naissance et sur la ‘ansara, jour de la naissance de Jean ». Et le même chroniqueur poursuit : « Non content de tant se soucier de ces fêtes, de leur faire bon accueil, ils ont introduit des nouveautés. Sur les tables préparées par les enfants et les femmes, on trouve toutes sortes de fruits et d’objets précieux. Lors de ces fêtes, ils se font les uns aux autres des cadeaux de haut prix » dont des « confiseries sucrées » [13]. On retrouve ce même rôle médiateur des vœux et du sucré festif aux quatre coins de la Méditerranée. Dans les communautés libanaises bi-confessionnelles (musulmane chiite et maronite) étudiées par Aïda Kanafani-Zahar (2001), les chiites participent à l’Assomption, aux fêtes de la Sainte Barbe et de l’Épiphanie en préparant des confiseries, assistent à l’ordination des prêtres, tandis que les maronites participent au fitr (la fête de la fin du ramadan), à la fête commémorant la nativité du Prophète. Plus significatif encore, les chrétiens, à l’occasion de la cérémonie inaugurant le carême, délèguent aux chiites le soin d’égorger le mouton sacrificiel pour que ceux-ci puissent participer en toute quiétude au rite commensal sans le moindre doute sur la pureté de la viande consommée. La slava, la célébration du saint patron local, était l’occasion, chez les Serbes, de recevoir leurs voisins  musulmans (Gossiaux, 2001 : 467). Ces traditions de civilité, de commensalité, d’échanges mutuels sont désignés, en Bosnie-Herzégovine, par le terme komshiluk (dérivé du mot turc komshila, « voisin ») (Claverie, 2004 : 22). Quant aux pèlerinages mixtes, aux « sanctuaires ambigus », fréquentés par des fidèles de confessions différentes, ils ne manquent pas sur toutes les rives de la Méditerranée (Albera, 2005). Cette ouverture vers l’autre va parfois plus loin, jusqu’à la transgression temporaire d’un tabou : les juifs séfarades au Maghreb, comme les Pomaks musulmans en Bulgarie,  acceptent de manger du jambon quand ils sont reçus par des chrétiens ; entre eux, et non plus entre autres, ils respectent scrupuleusement l’interdit. Voici sans doute un des exemples les plus significatifs de cette tension si caractéristique du monde méditerranéen entre la valorisation de l’entre-soi à l’intérieur et des tendances au cosmopolitisme à l’extérieur.

Comment alors comprendre que le voisin d’hier se transforme en bourreau ou en diable à abattre et ces violentes poussées de haine qui entraînent la déportation ou le meurtre collectif ?

Les ethnologues, attentifs au quotidien, ont tendance à camper le portrait de braves gens coexistant et à expliquer par le haut ces explosions de violence. On invoque, à juste titre, les interactions stratégiques entre États-nations, les crises sociales, les visées impérialistes et économiques, les manipulations des politiciens populistes qui mettent le feu aux poudres. Mais, ce faisant, on ne rend guère compte des processus qui transforment le collègue de bureau ou de bistrot en tortionnaire-violeur et tueur.

Le concept de « cascade » mis en œuvre par James Rosenau (1990) et utilisé par Arjun Appadurai (2001 : 209-213) permet d’avancer sur ce chemin. Les cascades, reliant micro et macropolitiques, agrègent des disputes et des incidents locaux à des causes et à des intérêts plus larges, moins liés au contexte. Elles fournissent le matériel à l’imagination des acteurs pour trouver des significations générales dans des événements contingents et connectent ainsi la politique globale à la micro-politique des rues et des quartiers. Les sociétés méditerranéennes où s’imbriquent les appartenances et les oppositions constitutives et durcies par l’histoire fournissent sans doute un terrain de choix au déclenchement de ces turbulences. Mais c’est encore trop peu dire. Le souvenir des atrocités passées, la mémoire des crimes, les images qui les propagent, les rumeurs qui s’y abreuvent et s’amplifient de proche en proche contribuent à ce sentiment de peur  qui fait basculer dans le crime sous prétexte de prévenir celui des autres. Chez un même individu, ces attitudes de  tolérance ou de haine peuvent varier, bien sûr, selon les « cascades » du moment, mais aussi selon certains temps rituels de l’année, où s’exaltent les appartenances et se réveillent les souvenirs, ou encore selon les âges de la vie.

Ces basculements prennent parfois un tour apparemment paradoxal. Une vision simpliste amènerait à penser que plus les cultures sont proches ou se rapprochent, plus l’harmonie doit régner entre ceux qui s’en réclament. Si tel était le cas, l’harmonie devrait régner depuis des siècles entre juifs et musulmans. Comment penser religions plus proches ? Observer le shabbat, manger cacher, jeûner pour Kippour, être circoncis, distinguer le pur de l’impur, voilà qui présente pour un musulman un grand air de famille. Les commandements, le juridisme tatillon sont aussi pesants dans les deux traditions. Mais doit-on souligner les apories d’un tel essentialisme ? En fait, s’il fallait chercher quelque règle générale, ce n’est pas tant la différence clairement assumée que l’excès de proximité, « le fait de devenir trop proche », disait Georg Simmel (1983 rééd. : 265), qui sont perçus comme des atteintes insupportables à l’honneur de l’autre. On néglige trop souvent dans la genèse des conflits le rôle tenu par ce que Freud appelait « le narcissisme des petites différences » [14], un thème qu’a récemment revisité Anton Blok (2001), exemples contemporains à l’appui. Tantôt, ce souci de maintien à bonne distance de l’autre proche prend la forme dérisoire de la blague ethnique et des manifestations campanilistes. Tantôt celle de l’imposition d’un stigmate vestimentaire ou corporel, pour remettre l’autre à sa place, comme ce fut le cas pour les juifs que rien, dans leur apparence, ne distinguait.  Dans la Sicile de Frédéric II comme dans l’Espagne de la Reconquista [15], on les obligeait à porter la barbe pour que ne subsiste aucun doute sur leur appartenance. Dans des sociétés raidies dans leurs certitudes théologiques ou ethniques, on traque avec acharnement celui que l’on soupçonne de tricherie et d’imposture sur son identité, le néo-converti dont on doute de la sincérité, l’étranger qui a fini par trop nous ressembler, voire par nous dépasser. Quand les différences s’estompent, on les rappelle, on les recrée, pour soi ou pour les autres, sur un mode ostentatoire. N’est-il pas frappant que l’observance du ramadan connaisse un regain, que les foulards apparaissent alors que la pratique religieuse décroît, que les modes de vie s’uniformisent, comme s’il fallait marquer des frontières qui s’effritent ? N’est-il pas frappant, sur un tout autre plan, que parmi les matchs de football donnant lieu à la plus forte effervescence émotionnelle figurent les derbies opposant deux équipes de la même ville dont les supporters s’acharnent à souligner à grand peine les caractères distinctifs ? N’est-il pas frappant, de façon générale, que les sentiments d’identité s’exacerbent alors que les identité substantielles s’estompent ? N’est-il pas aussi frappant que le maître et l’élève s’exaspèrent quand ils finissent par se ressembler ? Et que dire  du traducteur ou de l’ethnologue accomplis, ces autres qui parfois n’en sont plus, en savent trop et, ne se démarquant plus de leur objet d’étude, deviennent inclassables, insupportables et sont invités à rester à bonne distance [16]. Ce ne sont pas tant les différences que leur perte qui peut susciter la rivalité, voire la violence. « N’est-il pas toujours vrai, même chez nous, que le bon voisinage exige des partenaires qu’ils deviennent pareils jusqu’à un certain point en restant différents ? » (Lévi-Strauss, 1973 : 299). Les jumeaux ont bien du mal à affirmer leur existence et n’ont pas grand chose à se dire. Il ne leur reste plus qu’à créer des différences ou à s’entretuer pour éprouver le sentiment d’exister. La mythologie, le passé et le présent méditerranéens regorgent de ces histoires de gémellités tragiques.

Comprenons-nous bien. Je ne prétends pas expliquer les conflits en Méditerranée, et peut-être ailleurs, par l’intransigeance des monothéismes, avec leur cortège de certitudes et leur hostilité consubstantielle à toute forme de mélange ni par le « narcissisme des petites différences », mais, à coup sûr, ces deux mécanismes contribuent à durcir les antagonismes et à gonfler les « cascades ».

Penser les relations entre autres dans le monde méditerranéen, c’est donc mettre en évidence tout à la fois des parentés et des contradictions constitutives, analyser un jeu de différences réciproques qui tantôt se raidissent et tantôt s’amenuisent, se représenter simultanément le pont et le mur, le passage et le blocage, la rencontre et la rupture, l’emprunt et le rejet. Comprendre la genèse et les fonctions des différences complémentaires qui façonnent ce monde n’est sans doute pas inutile pour relativiser la portée des frictions, des agonismes et des antagonismes qui forment le bruit de fond de ces rives tumultueuses.

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[1] Sur cet étonnant souverain, voir l’œuvre classique d’E. Kantorowicz (2000, rééd.).

[2] Sur Alexandrie à l’époque contemporaine, voir R. Ilbert (1996).

[3] « Il faut le redire, commente Alain de Libera (1999 : 26), c’est une translation intérieure à la terre d’islam, liée à la conquête musulmane, qui a rendu possible le retour de la science grecque dans le monde latin. Mais la science grecque n’est pas arrivée seule. La science arabe l’accompagnait. Et plus encore, la figure de l’intellectuel musulman, d’où a procédé, quoi qu’on en dise et contre toute attente, cette première ébauche de l’intellectuel européen qu’a été le magister artium universitaire, le professeur de philosophie ». 

[4] Voir, sur ces réseaux commerciaux contemporains, M. Peraldi (éd.) (2001) et J. Cesari (éd.) (2002).

[5] Sur cette invention anthropologique de la Méditerranée, voir C. Bromberger (2001, 2002) et C. Bromberger et J.-Y. Durand (2001).

[6] Même constat quand on considère la répartition spatiale et le statut juridique des communautés à Smyrne (voir M ;-C. Smyrnelis, 1999).

[7] Voir, entre autres, C. Mayeur-Jaouen et B. Voile (2003 : 174).

[8] Cité par C. Liauzu (1998 : 509).

[9] Ce processus est sans doute commun à la plupart des sociétés, comme nous le montre Claude Lévi-Strauss (1973 : 281-300) dans son étude comparée des traditions des Indiens Mandan et Hidatsa : « Si les coutumes de peuples voisins, conclut-il, manifestent des rapports de symétrie, il n’en faut pas seulement chercher la cause dans quelques lois mystérieuses de la nature ou de l’esprit. Cette perfection géométrique résume aussi, au mode présent, des efforts plus ou moins conscients mais innombrables, accumulés par l’histoire et qui visent tous le même but : atteindre un seuil, sans doute le plus profitable aux sociétés humaines, où s’instaure un juste équilibre entre leur unité et leur diversité ; et qui maintient la balance égale entre la communication, favorable aux illuminations réciproques, et l’absence de communication, elle aussi salutaire, puisque les fleurs fragiles de la différence ont besoin de pénombre pour subsister » (loc.cit. : 300). Ces rapports d’inversion symétrique connaissent une singulière densité dans le monde méditerranéen dont les populations se partagent un même Dieu.

[10] Cité par C. Fabre-Vassas (1994 : 13).

[11] Cité par H. Benkheira. (1997 : 92).

[12] Extrait de J. Goody « Différences méditerranéennes : le statut des images et la place des villes » (p. 5), texte rédigé pour la troisième Conférence Germaine Tillion (Aix-en-Provence, mars 2004). Sur le thème de l’iconophobie, voir, du même auteur, La peur des représentations (2004) et P. Centlivres (2003).

[13] Cité par L. Bolens (1981 : 343).

[14] Freud met en œuvre ce concept à trois reprises dans son œuvre : dans Psychologie des masses et analyse du moi( Massenpsychologie und Ich-Analyse), in Œuvres complètes de Freud, Paris, PUF, t.XVI (p. 40), dans Le tabou de la virginité (Das Tabu der Virginität) in Œuvres complètes… t. XV (p. 86) et dans Malaise dans la culture (Das Unbehagen in der Kultur) in Œuvres complètes… t. XVIII (pp. 473-474). Dans cette dernière œuvre il écrit : « Il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression. Je me suis une fois occupé du phénomène selon lequel, précisément, des communautés voisines, et proches aussi les unes des autres par ailleurs, se combattent et se raillent réciproquement, tels les Espagnols et les Portugais, les Allemands du Nord et ceux du Sud, les Anglais et les Écossais, etc. J’ai donné à ce phénomène le nom de « narcissisme des petites différences » (…) On reconnaît là une satisfaction commode et relativement anodine du penchant à l’agression par lequel la cohésion de la communauté est plus facilement assurée à ses membres ».

[15] Voir E. Horowitz, « Visages du judaïsme. De la barbe en monde juif et de l’élaboration de ses significations », AnnalesHSS, sept.-oct. 1994, 5 (pp. 1065-1090).

[16] Le drogman (l’interprète dans l’empire ottoman) a incarné aussi bien la figure positive du passeur cosmopolite que celle du héros tragique. « l’empire était suspicieux, commente Ismaïl Kadaré (2003 : 13). À ses yeux la connaissance de deux langues induisait une inéluctable possibilité de tromperie et le peuple, dont il était souvent issu, le considérait comme un ‘collaborateur ‘. On suspecte l’interprète de trahir : les dominés le soupçonnent d’être complice des dominants et les dominants d’être de connivence avec ceux qu’ils assujettissent. »



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2013 4:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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