[7]
Introduction
Dorval Brunelle Et Christian Deblock
C’est à l’occasion d’un sommet tenu à Québec en mars 1985 [1], que le président Reagan et le premier ministre Mulroney lancèrent officiellement le processus de négociations commerciales qui conduisit à la signature de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALE) en janvier 1988. Les États-Unis d’Amérique (EUA) bataillaient déjà ferme à Genève pour convaincre les autres parties contractantes au GATT d’amorcer un nouveau cycle de négociations commerciales multilatérales [2]. Celui-ci sera finalement inauguré un an plus tard, en septembre 1986, à Punta del Este, mais les négociations, les plus ambitieuses et les plus difficiles jamais entreprises jusque-là dans [8] le cadre du GATT, se poursuivront pendant sept années encore. Elles seront clôturées le 15 décembre 1993 et elles conduiront à la signature en grande pompe, le 15 avril 1994 à Marrakech, d’un ensemble d’accords, parmi lesquels celui portant sur la création de l’OMC, trois mois plus tard [3]. Entre-temps, dès 1990, les EUA auront engagé une autre ronde de négociations bilatérales, avec le Mexique cette fois, des négociations qui, une fois élargies à trois en 1991, conduiront à la signature officielle, en décembre 1992 [4], de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui entrera en vigueur le Ier janvier 1994.
Le lien qui unit ces trois séries de négociations est clair [5]. Si l’ouverture des négociations avec le Canada, puis avec le Mexique, a pris par surprise la plupart des observateurs et en dérouta plus d’un, force est de constater qu’elle a permis aux EUA de faire coup double pour deux ensembles de raisons. En premier lieu, parce que l’ALE, puis l’ALENA, venaient consacrer l’institutionnalisation d’un second bloc économique majeur au sein de l’économie mondiale [6], à côté [9] de celui formé par les pays de l’Europe communautaire, un bloc qui présentait la triple originalité suivante : (i) de lier à la première puissance économique au monde deux pays dont l’économie était déjà fortement intégrée à la sienne ; (ii) d’associer pour la première fois dans le cadre d’un accord de libre-échange deux pays développés à un troisième dont le niveau de développement ne pouvait en aucune façon se comparer à celui des deux autres ; et (iii) de pousser les trois États concernés à jouer un rôle actif dans l’établissement d’un marché continental en tant que grand intégrateur des trois économies en présence.
En deuxième lieu, parce que les EUA, forts de leur succès et des résultats obtenus dans ces négociations, pourront d’autant mieux faire pression sur leurs autres grands partenaires, que les craintes étaient grandes alors de voir, en ces lendemains de guerre froide, le monde se fracturer en blocs concurrents et s’engager dans une nouvelle ère de rivalité économique. Mais, si le cycle de l’Uruguay fut conclu à la satisfaction de plusieurs, exception faite des pays en développement, les dés étaient jetés. Pour les EUA, en effet, comme devait le rappeler l’ancien secrétaire d’État, James Baker III, lors d’une conférence tenue à Montréal, en juin 2003, pour marquer le dixième anniversaire de l’ALE : « Pour historiques qu’ils puissent paraître, l’ALE et l’ALENA n’en font pas moins partie d’un projet plus large de libéralisation économique internationale, un projet à l’intérieur duquel beaucoup de travail reste encore à faire. [7] »
[10]
Le libre-échange par défaut
On peut comprendre qu’aux yeux des autorités des EUA, la révision du régime commercial international en vigueur était attendue depuis longtemps, mais le fait que ce dossier soit repris en main par une administration républicaine imbue de néolibéralisme aura des répercussions profondes sur l’esprit dans lequel les négociations seront menées. Par ailleurs, au niveau stratégique, en amorçant des négociations avec le Canada, l’administration des EUA avait devant elle un partenaire obligeant, tandis que les négociations avec une Europe communautaire renforcée et avec des pays en développement de plus en plus nombreux s’annonçaient ardues. En procédant à deux, puis à trois, on pouvait espérer aller plus rapidement, mais on pouvait surtout mettre en place un environnement normatif à l’intérieur de l’espace nord-américain dans les meilleurs délais. Au niveau tactique, il faut voir que la poursuite de négociations parallèles avec un partenaire somme toute aussi important que le Canada permettait non seulement de créer un précédent de poids, mais également de faire avancer l’intégration normative là où il était encore le plus avantageux de le faire dans l’immédiat. En effet, les niveaux comparables de développement entre les EUA et le Canada représentaient un chantier de choix pour mettre au point les textes légaux, les principes et autres formulations, en vue de définir une première fois les termes d’une intégration juridique susceptible de servir de précédent à l’intégration économique envisagée.
Du côté canadien, le contexte est nettement plus confus car, sur le plan historique, les autorités canadiennes ont eu tendance à privilégier la voie multilatérale et l’approche internationale et ce, même en matière de politique commerciale. Le premier accord de libre-échange entre le Canada, à l’époque une colonie [11] britannique, et les EUA, remonte à 1854 [8]. Ce Traité de réciprocité sera dénoncé par les autorités des EUA au début de la Guerre de Sécession à cause du soutien apporté par la Grande-Bretagne à la cause des États du Sud. C’est dans cette conjoncture, faute de débouchés directs vers le sud, que les colonies britanniques d’Amérique du Nord choisissent de former une confédération en 1867. Par la suite, il a brièvement été question de libre-échange entre le Canada et les EUA en 1911 et en 1941, mais sans succès, avec le résultat que c’est plutôt la thèse du libre-échange sectoriel qui a prévalu tout au long de l’après-guerre. C’est ainsi que le Canada a signé un premier Accord sur le partage de la production de défense en 1956 et le Pacte de l’auto en 1965. C’est encore la thèse d’un libre-échange sectoriel qui est défendue par le Parti libéral du Canada lors du déclenchement des élections fédérales en 1984 et, sur ce point, la position du Parti progressiste-conservateur était, en substance, la même. Ce qu’il faut alors expliquer, c’est à la fois le revirement effectué par le premier ministre conservateur qui remporte les élections cette année-là et les fondements de ce réalignement politique.
On peut sans doute voir dans le rapport déposé à l’automne 1985 par la Commission royale sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada un facteur déterminant dans le réalignement en question [9]. On savait déjà, depuis le dépôt d’un rapport préliminaire à l’automne 1984, que l’une de ses recommandations centrales traiterait de la révision des relations économiques entre le fédéral et les provinces, [12] mais celle qui a le plus frappé les imaginations, c’est sans contredit la recommandation d’ouvrir les négociations en vue de signer un ALE avec les EUA. Il convient de souligner et de préciser que, en souscrivant aux thèses de la commission Macdonald à l’automne 1984, une commission nommée par leurs adversaires libéraux, en passant, le gouvernement Mulroney a bel et bien cherché à faire avancer les deux dossiers en parallèle. Mais la réalité canadienne étant ce qu’elle est, il est arrivé que la réforme constitutionnelle a échoué à deux reprises par suite des défaites successives de l’Accord du lac Meech en 1987 et de l’Accord de Charlottetown en 1992, mais que les négociations d’un ALE avec les EUA ont été couronnées de succès. On aura ainsi l’ALE en 1989 et l’ALENA en 1994, mais il faudra attendre 1996 avant que le gouvernement fédéral et les 10 provinces, ainsi que les deux territoires existant à l’époque, signent un Accord de commerce intérieur (ACI) qui opérera une transposition et une adaptation du cadre normatif de l’ALENA dans les relations commerciales intérieures au Canada.
Au Mexique, comme pour les deux autres pays de l’Amérique du Nord, c’est le gouvernement qui a été l’âme dirigeante d’une reconstruction économique et sociale qui serait désormais confiée aux forces du marché. Le principal motif qui est invoqué, c’est l’insoutenabilité grandissante du modèle de développement socio-économique fondé sur la substitution des importations appliqué depuis la fin de la Deuxième Guerre, constat qui remettait derechef en cause les relations et interrelations entre les grands acteurs économiques et sociaux. En ce sens, pour le Mexique, tout comme pour le Canada avant lui, les négociations de l’ALENA visaient également à consolider les réformes structurelles déjà mises en place au début des années 1980.
[13]
L’ALE entre le Canada et les EUA avait posé un défi de taille aux autorités mexicaines parce que ces négociations bilatérales sont enclenchées à peu près au moment où le Mexique souscrit au multilatéralisme et accède finalement au GATT en 1986. Or, comme ses deux « voisins » d’Amérique du Nord négocient en même temps aux deux niveaux, multilatéral et bilatéral, le Mexique entend faire de même et demande à participer à ces négociations. Toutefois, si ce dernier reçoit comme une rebuffade le refus exprimé à ce moment-là, ses demandes finiront par trouver à Washington une écoute d’autant plus favorable que les milieux d’affaires américains, d’abord quelque peu réticents à l’idée de voir la présidence prendre la voie du bilatéralisme, prendront bientôt la mesure de ses avantages [10]. Par ailleurs, en dévoilant son projet d’Initiative pour les Amériques en juin 1990, à peine deux semaines après l’annonce d’ouvrir des négociations bilatérales avec le Mexique, le président George Bush (père) [11] ne faisait que reprendre ce qu’avait annoncé le président Reagan dans son discours saluant la signature de l’ALE quand il avait dit : « Avec notre nouveau partenaire pour la paix et la liberté, le Canada, nous porterons le drapeau du libre-échange au Mexique, aux Caraïbes, à toute l’Amérique latine et, de là, au monde entier. » Ce projet tombera dans un oubli temporaire avant de resurgir lors du Sommet de Miami en décembre 1994.
En attendant, les négociations commerciales bilatérales avec les autorités mexicaines sont bel et bien [14] entamées et, cette fois, c’est le Canada qui, pour contrer son éventuelle marginalisation, sollicite une place à la table de négociations, une demande qui sera reçue d’autant plus favorablement par la Maison Blanche que le gouvernement canadien avait apporté son plein soutien à la guerre menée contre l’Irak durant l’hiver 1991.
Du point de vue mexicain, la voie trilatérale était la plus avantageuse, car elle mettait fin à l’isolement dans lequel s’était trouvé le gouvernement dans les négociations préparatoires [12]. De plus, l’ALENA consacrait, au niveau symbolique en tout cas, l’entrée d’un pays en développement dans le premier monde et, du coup, cette intégration juridique devait entraîner la caducité de l’ancienne trichotomie qui opposait les trois mondes capitaliste, socialiste et le tiers-monde. Du côté américain, la plupart des spécialistes ont justifié les négociations sur la base de l’amélioration de la position compétitive de l’industrie américaine. Par ailleurs, dans un environnement mondial caractérisé par le repli vers le régionalisme, les EUA avaient tout avantage, selon certains, à constituer leur propre bloc économique. Enfin, l’argument de l’immigration illégale en provenance du sud a également été invoqué en faveur de l’ALENA parce qu’on s’attendait à ce que l’accord, en accélérant le développement au Mexique, réduise l’attrait du marché des EUA pour une main-d’œuvre étrangère en quête d’emploi.
Cela dit, parmi tous les facteurs qui pesaient en faveur d’une intégration plus forte de l’économie mexicaine à celle des EUA, il convient peut-être d’accorder la prééminence à l’évolution du régime des maquiladoras. On se souviendra que ce cadre légal avait été mis [15] en place le 20 mai 1965 par suite de l’adoption d’une politique d’encouragement à l’industrie sous-traitante d’exportation (Politica defomento a la industriel maquiladora de exportation, ou IME). Le Programme d’industrialisation de la frontière (Programa de Industrializacion Fronteriza, ou PIF) avait pour objectif de faire face au vide juridique consécutif à l’arrivée à échéance de la Convention bilatérale sur les travailleurs invités (Conuenio Bilateral sobre Trabajadores Huespedes, mieux connu sous le nom de Programa Braceros) mis en place au lendemain de la Deuxième Guerre afin de rapatrier ces manœuvres (les wetbacks ou « dos mouillés », dans le jargon du Sud des EUA) qui avaient traversé la frontière durant le conflit pour répondre à la demande de main-d’œuvre des entreprises engagées dans l’effort de guerre [13].
La maquiladora est une zone franche de production qui jouit d’un traitement fiscal spécial à la condition que la production soit exportée ou réexportée. Or le régime des maquiladoras va s’étendre progressivement au cours des décennies i960 et subséquentes dans les États du Nord du Mexique jusqu’à devenir une pièce maîtresse de l’économie politique nationale [14]. C’est ainsi qu’un programme régional va progressivement se constituer en régime porteur d’un développement [16] qui sera de moins en moins centré sur l’approfondissement de l’intégration économique nationale, comme le voulait la politique de substitution aux importations, mais sur l’accroissement du commerce transfrontalier. L’incompatibilité entre les deux modèles de développement aurait risqué de pousser le Mexique vers une dislocation économique, sociale et politique encore plus profonde n’eût été le ralliement des autorités politiques à la continentalisation de l’économie mexicaine à l’intérieur d’une zone de libre-échange nord-américaine [15].
Il y a dès lors un élément commun essentiel à rapprocher dans les cas mexicain et canadien, un élément qui jette un tout autre éclairage sur les causes profondes qui poussent les autorités politiques des deux pays à tourner le dos aussi abruptement au modèle antérieur, et cet élément c’est tout simplement le fait que, dans les deux cas, le modèle antérieur avait conduit ces pays au bord de la dislocation. C’est ainsi que, dans les deux cas, les gouvernements souscrivent au libre-échange par défaut, parce qu’il représente à leurs yeux une voie de sortie de crise, une manière de relancer un projet intégrateur et de tourner le dos à la désintégration multiple qui affectait aussi bien l’économie, la société que la politique.
L’ALENA, un accord de grande portée au contenu évolutif
Que la signature de l’ALE, puis de l’ALENA, ait répondu à des préoccupations d’ordres idéologique, stratégique et tactique ne doit pas nous faire mésestimer l’importance [17] des enjeux économiques et politiques car, après tout, le Canada et le Mexique sont respectivement les premier et troisième partenaires commerciaux des EUA. D’ailleurs, comme le montrent plusieurs contributions au présent ouvrage, si, 10 ans après son entrée en vigueur, l’ALENA a produit au Canada comme au Mexique des résultats mitigés, eu égard aux attentes initiales, il n’en reste pas moins que leurs économies sont plus que jamais intégrées à celle des EUA et que la croissance des échanges commerciaux s’accompagne d’une recomposition majeure de leurs espaces économiques nationaux. Ces faits à eux seuls contredisent la thèse avancée lors de l’ouverture des négociations selon laquelle l’accès aux EUA pourrait servir de tremplin en vue de la conquête de nouveaux marchés pour les deux autres partenaires [16] et ils corroborent plutôt la thèse selon laquelle, une fois les espaces économiques ouverts, « les frontières nationales comptent de moins en moins [17] ».
En attendant, l’ALENA est en passe de s’imposer comme un modèle à suivre dans les négociations commerciales, que ce soit au niveau multilatéral ou au niveau régional, un modèle dont on prétend qu’il est à la fois suffisamment souple pour s’adapter aux exigences de la mondialisation en cours et assez robuste pour faciliter l’accès à des formes supérieures d’intégration.
[18]
L’ALENA est un accord ambitieux qui innove sur cinq points, en particulier : premièrement, en étendant le champ du libre-échange aux domaines jusque-là fort controversés des services, de l’investissement, de l’agriculture et des marchés publics ; deuxièmement, en offrant les meilleures garanties possibles à l’investisseur et à son investissement, que ce soit en matière d’expropriation, de prescriptions de résultat et de règlement des différends [18] ; troisièmement, en établissant un régime à la fois allégé et efficace de règlement des différends commerciaux, avec force exécutoire [19] ; quatrièmement, en plaçant à l’avant-scène les enjeux économiques dans la conduite des affaires publiques, ou, pour dire les choses autrement, en associant étroitement commerce et règles de gouvernance ; et, cinquièmement, en incorporant des questions relatives à l’environnement et au travail à l’enjeu de l’intégration continentale dans deux accords parallèles. En revanche, il convient de noter que ces accords parallèles ont une portée limitée dans la mesure où ils [19] visent essentiellement à faire respecter les normes et législations nationales et à éviter qu’elles ne soient utilisées à des fins concurrentielles.
Mais au-delà de la lettre d’un texte étonnamment ambitieux, il convient de dégager l’esprit dans lequel doivent être assumées les obligations inscrites à l’ALENA et de souligner à quel point ces obligations sont étendues, nombreuses et contraignantes. Qu’il s’agisse de la Partie II consacrée au commerce des produits, à la Partie IV, consacrée aux marchés publics, ou à la Partie V, consacrée à l’investissement et aux services, à chaque fois l’application du principe du traitement national et du principe de la clause de la nation la plus favorisée a une portée universelle, ou tant s’en faut. Là où les parties ont prévu soustraire certains produits, marchés ou services à l’application de ces principes, elles les ont reportés sur des listes placées en annexes à la suite des chapitres pertinents. Mais ces exceptions ne valent que pour un temps, puisque l’accord prévoit dans plusieurs cas, soit des négociations ultérieures, comme c’est le cas à l’article 1024 du chapitre 10 sur les marchés publics, soit des engagements spécifiques, comme c’est le cas aux annexes VI et VII.
À cause de l’incorporation dans l’ALENA de mécanismes de négociations ultérieures confiés à des institutions qui doivent poursuivre leurs mandats à l’intérieur d’échéanciers préétablis, l’accord se trouve à sanctionner une approche dite « évolutive », par opposition à l’approche plus conventionnelle, dite « compréhensive », en vertu de laquelle les parties conviennent de procéder à la mise en œuvre et à l’harmonisation des normes et principes autour desquels ils se sont entendus une fois pour toutes. Par ailleurs, et c’est là une deuxième innovation importante, en Annexe au chapitre 12 consacré au commerce [20] des services, l’accord prévoit une énumération des services exclus de l’accord en lieu et place de la démarche traditionnelle qui consistait à établir une liste des domaines inclus dans un accord, démarche qui correspond à l’esprit du droit international pour lequel les obligations des Parties sont, dans toute la mesure du possible, définies en termes clairs et explicites de manière à faciliter le processus de mise en œuvre. On dit alors que l’ALENA établit une liste « négative », par opposition à l’approche fondée sur l’établissement de listes positives. Quelle est la différence ? En sanctionnant une approche évolutive fondée sur les listes négatives, les parties ont convenu d’accorder à terme une portée universelle, ou tant s’en faut, aux principes et aux normes sanctionnés dans l’accord, contrairement à l’approche classique en la matière, l’approche dite « positive » ou compréhensive, en vertu de laquelle la signature apposée au bas d’un parchemin met fin à la négociation et reflète l’état du consensus intervenu entre des partenaires. Dans ce dernier cas, le texte de l’accord prévoit clairement et explicitement l’étendue des obligations des parties.
Cela dit, l’approche sanctionnée dans l’ALENA ne représente pas encore un modèle achevé d’approche évolutive et la portée de l’accord n’est pas universelle ni à l’heure actuelle ni à terme puisque les parties ont malgré tout abrité quelques secteurs pour lesquels elles ne prévoient pas de négociations ultérieures, comme c’est le cas en matière de services financiers, par exemple. Mais, en bout de ligne, ce qui ressort avec le plus de force, c’est bien qu’une dynamique nouvelle a été introduite au plan institutionnel, de sorte que, loin de suivre la voie de l’abaissement graduel des barrières de tous ordres à la libre circulation des marchandises, des capitaux et, dans le domaine des [21] affaires, des personnes, par l’échange mutuel et réciproque de droits et privilèges, l’ALENA vise à mettre en place un cadre normatif transnational dont l’objet est tout autant d’assurer une protection étendue aux opérateurs économiques que d’imposer des contraintes strictes au pouvoir discrétionnaire des États.
Une telle approche ne peut évidemment que favoriser une intégration en profondeur des espaces économiques nationaux couverts par l’accord, ce qui va à la fois dans le sens des préoccupations institutionnelles nouvelles qu’a fait surgir la mondialisation et dans celui des revendications historiques des EUA quant à la manière de penser les rôles et fonctions des institutions économiques internationales. Évidemment, l’ALENA n’est pas le seul ni le premier accord commercial à avoir un tel objectif. L’Europe communautaire a depuis longtemps opté pour une telle approche mais, à la différence de ce qui se passe au sein de la Communauté européenne, où l’intégration politique est le terme et la finalité même de l’intégration économique, dans ce cas-ci, c’est l’intégration économique qui est visée, et les institutions politiques doivent se contenter d’en être les « facilitateurs ».
Le libre-échange en défaut
Compte tenu de son rôle et de sa place dans l’histoire des négociations commerciales des deux dernières décennies, compte tenu également de sa double originalité institutionnelle et normative, et compte tenu, enfin, du temps écoulé depuis que nous avions publié un premier livre sur ces questions en 1989, Le libre-échange par défaut [20], il nous est apparu important de préparer un ouvrage collectif pour marquer les 10 ans de l’ALENA. Cependant, en nous engageant dans ce projet, nous savions que nous ne pouvions tout couvrir ni multiplier à l’envi les angles d’approche. [22] Nous avons donc préparé un canevas qui devait permettre de faire appel à des contributions venant des trois pays impliqués dans l’accord et de couvrir des dossiers qui nous apparaissaient éclairants pour saisir les tenants et les aboutissants d’une intégration économique à grande échelle et ce, au moment même où des propositions en vue de rouvrir les négociations viennent de plusieurs horizons en même temps. Aussi avons-nous demandé aux auteurs de se prêter à un double exercice, soit celui de porter un regard à la fois critique et prospectif sur l’ALENA ; critique, dans la mesure où il s’agit de dresser un certain nombre de bilans à travers des grilles d’analyse et des perspectives différentes ; et prospect# dans la mesure où il s’agit de nous interroger sur les voies de l’avenir et de tracer certains scénarios [21] qu’il s’agisse d’un fonds social ou d’une union douanière, par exemple [22].
On verra, au gré des contributions et analyses, que le libre-échange apparaît bel et bien en défaut à l’heure actuelle, aussi bien aux yeux de ceux qui lui étaient favorables au point de départ et pour lesquels l’ALENA [23] n’est plus en mesure de faire face à de nouveaux défis, qu’aux yeux de ceux qui y étaient réfractaires et pour lesquels l’accord a conduit à l’exacerbation des asymétries économiques, sociales et politiques à l’intérieur de l’espace nord-américain. L’ALENA est décidément à la croisée des chemins et la question de fond est désormais posée : doit-on en rester là ou doit-on prévoir autre chose ?
Pour terminer, nous voudrions remercier le Brookings Institution de nous avoir gracieusement autorisé à traduire l’article de Peter Hakim et Robert Litan, ainsi que Stéphane G. Marceau qui a assuré la traduction d’un texte en espagnol, Daphné Brunelle qui a assuré les traductions depuis l’anglais, de même que Alexandra Ricard et Marie-Claude Champagne pour leur travail méticuleux de révision et de mise en forme finale du manuscrit.
[24]
[1] À la vérité, la petite histoire retiendra peut-être le fait que, durant sa campagne électorale de l’été 1979, le candidat Reagan avait bel et bien évoqué l’idée de négocier au départ un libre-échange à trois en Amérique du Nord. Quant à la demande formelle d’ouvrir les négociations, elle fut envoyée par le premier ministre Mulroney le 26 septembre 1985. Celles-ci débutèrent le 17 janvier 1986 et se conclurent le 9 décembre 1987. Voir à ce sujet, notamment : L. lan MacDonald (dir.), Free Trade. Risks and Rewards, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2000 ; G. Bruce Doern et Brian W. Tomlin, Faith & Fear The Free Trade Story, Toronto, Stoddart, 1991 ; Duncan Cameron et Mel Watkins, Canada Under Free Trade, Toronto, J. Lorimer, 1993. Sur l’historique de l’ALENA, voir Bill Dymond, Michaël Hart et Colin Robertson, Decision at Midnight : Inside the Canada-US Free Trade Negociations, Vancouver, University of British Columbia Press, 1994.
[2] Les accords du cycle de Tokyo commencèrent à entrer en vigueur en janvier 1980. Les EUA cherchèrent à lancer un nouveau cycle de négociations multilatérales à Genève, mais la proposition fut repoussée en novembre 1982. Ce n’est qu’en novembre 1985 que le secrétariat du GATT fut enfin autorisé à mettre sur pied un comité chargé de préparer un nouveau programme et un agenda de négociations.
[3] Voir à ce sujet, Christian Deblock (dir.). L’organisation mondiale du commerce. Où s'en va la mondialisation ? Montréal, Fides, Points chauds, 2002.
[4] Les négociations débutèrent formellement en juin 1991, pour se terminer le 12 août 1992.
[5] Pour être plus exact, il faudrait en ajouter une quatrième, entre les EUA et Israël. Israël fit la demande d’ouvrir des négociations bilatérales en 1981, mais il faudra attendre novembre 1983 pour que celles-ci soient officiellement annoncées par le président Reagan et le premier ministre Shamir. Les négociations débutèrent le 17 janvier 1984 et se terminèrent le 22 avril 1985. L’accord entra en vigueur le 1er janvier 1986.
[6] C’est la thèse que nous avons développée dans notre ouvrage. Le libre-échange par défaut (Montréal, VLB éditeur, 1989). Officiellement, l’argument avancé par les EUA était de s’appuyer sur les accords bilatéraux pour faire avancer plus rapidement les négociations multilatérales et ouvrir plus largement les marchés. La métaphore des blocs de construction (building blocs) rend bien compte de cette stratégie. Voir à ce sujet U.S. International Trade Commission, The Impact of Trade Agreements : Effect of the Tokyo Round, U.S.-Israël FTA, U.S.- Canada FTA, NAFTA, and the Uruguay Round on the U.S. Economy, Investigation N* TA-21111-1, Washington, août 2003.
[7] http://www.freetradeatio.com/speeches/baker.html
[8] Voir D. Brunelle et C. Deblock, op. cit. 1989, p. 39.
[9] Voir Dorval Brunelle, Dérive globale, Montréal, Boréal, 2003. Notons, au passage, que la part des exportations canadiennes en direction des EUA passe de 53,8% des exportations totales en 1954 à 76,3% en 1984.
[10] Voir à ce sujet, Kerry A. Chase, « Economic Interests and Regional Trading Arrangements : The Case of NAFTA », International Organization, vol. 57, hiver 2003, pp. 137-172.
[11] Il s’agissait de répondre aux inquiétudes de plusieurs autres pays d'Amérique latine qui souhaitaient également avoir un accès préférentiel au marché des EUA. Voir à ce sujet Christian Deblock et Sylvain Turcotte (dir.). Suivre les États-Unis ou prendre une autre voie ? Diplomatie commerciale et dynamiques régionales au temps de la mondialisation, Bruxelles, Bruylant, 2003.
[12] Sydney Weintraub, A Marriage of Convenience. Relations between Mexico and the United States, Oxford University Press, 1990, pp. 11-26.
[13] Alberto Arroyo Picard et al., « Resultados del Tratado de Libre Comercio de América del Norte », Red mexicana de accion frente al libre comercio, Mexico, 2001.
[14] Entre 1992 et 2001, la part des maquiladoras dans les exportations totales passe de 40% à 51%. Déjà, en mars 1996, le nombre d’entreprises atteint 3047 et la main-d’œuvre totale employée 815 290. Au cours de leurs 30 premières années d’existence, les maquiladoras ont compté pour 82 % de l’offre annuelle de travail. Parmi les avantages fiscaux et autres dont jouit le régime de l’industrie maquiladoras d’exportation (IME), les auteurs mentionnent les stimulants fiscaux, par exemple le fait que les IME ne déboursent pas la TVA, non plus que l’impôt sur l’actif (Impuesto al Activo), qu’elles bénéficient de programmes de remise d’impôt et de facilités pour l’importation temporaire de produits, sans compter, bien sûr, la proximité du marché des EUA et l’externalisation de leurs coûts environnementaux. Ibid., p. 11.
[15] Les auteurs du document diffusé par la RMALC ont recours au mot « brecha » (brèche) pour désigner ces désintégrations et dislocations comme l’accroissement des écarts entre régions, entre salariés et non-salariés, entre main-d’œuvre immigrante et non immigrante. Ibid., pp. 14-15.
[16] Un Mémoire au Cabinet, un document marqué « secret », acheminé par le ministre des Finances, le ministre du Commerce international et le ministre de l’Industrie, daté du 7 août 2002 et intitulé « Mandate for WTO Négociations », le dit clairement : « The challenges of NAFTA and bilateral free trade agreements provided the impetus for the structural adjustments needed not only to face compétition at home but also to compete and win abroad, including in the world’s largest market, the US », p. 18.
[17] Thierry Mayer, « Les frontières nationales comptent... mais de moins en moins », Lettre du CEPII, décembre 2001, n° 207.
[18] L’ALE est le premier grand accord commercial signé par les EUA qui impose des contraintes strictes aux gouvernements à l’égard des investissements étrangers tout en octroyant à ces derniers des protections étendues. Les dispositions de l’ALE seront reprises et précisées dans l’ALENA, dans le chapitre n notamment. Ce chapitre servira à son tour de modèle au projet avorté d’Accord multilatéral sur l’investissement, ainsi qu’à la plupart des très nombreux accords bilatéraux en matière d’investissement. Les nouvelles négociations vont plus loin encore dans la mesure où elles portent maintenant sur l’environnement institutionnel : les politiques de la concurrence, les normes comptables, les faillites, la corruption, par exemple. Voir à ce sujet, Christian Deblock et Dorval Brunelle, « Globalisation et nouveaux cadres normatifs : le cas de l’Accord multilatéral sur l’investissement », Géographie, Économie et Société, vol. 1, n° 1, mai 1999, pp. 49-95.
[19] L’ALENA reprend et améliore le mécanisme de règlement des différends de l’accord de libre-échange avec le Canada. Ayant force exécutoire, ce mécanisme allait à l’époque plus loin que le mécanisme du GATT. Il ne s’agit toutefois pas d’un système arbitral permanent et, en cas de différend, c’est aux lois nationales du plaignant que l’on est renvoyé.
[21] Que faut-il penser de la proposition formulée par le président du Mexique, Vicente Fox, à propos de la création d’un fonds social et, plus généralement, à l’effet de rapprocher le modèle nord-américain de celui de l’Europe communautaire, une proposition reprise entre autres, aux EUA mêmes, par Robert Pastor de l’Université Georgetown ? Que doit-on penser, dans une toute autre veine, de la proposition issue du Conseil canadien des chefs d’entreprise présentée par son président, Thomas d’Aquino, le 14 janvier 2003, à l’effet de négocier un nouveau cadre d’intégration à deux, entre le Canada et les EUA, sans le Mexique, un cadre qui lierait de la manière la plus étroite la sécurité et le commerce entre les deux pays ?
[22] La proposition en a été faite par Danielle Goldfarb (The Road to a Canada-U.S. Customs Union : Step-by-Step or in a Single Bound ? C. D. Howe Commentary, n° 184, juin 2003). Elle a été reprise par Gary C. Hufbauer et Jeffrey J. Schott, dans The Prospects for Deeper North American Economie Intégration. A U.S. Perspective, C. D. Howe Commentary, n° 195, janvier 2004.
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