[51]
Première partie
Vers de nouvelles formes d’intégration ?
Chapitre 2
“Libre-échange
et modèles québécois
de développement.”
Dorval BRUNELLE
et Benoît LÉVESQUE
Nous allons, dans les pages qui suivent, chercher à mettre en évidence les effets du libre-échange sur deux modèles de développement qui ont été successivement mis en place au Québec depuis i960. Nous chercherons à voir quel a été le poids des facteurs endogènes et exogènes sur la constitution d’un modèle de première génération, celui de la « Révolution tranquille ». Après quoi, nous allons replacer l’option libre-échangiste en contexte avant d’étudier le modèle de deuxième génération qui a été mis au point, développé et appliqué à partir des années 1980 par les gouvernements libéral et péquiste, jusqu’à la défaite de ce dernier au printemps 2003. Nous voudrions alors montrer que l’option libre-échangiste débouche, dans le contexte québécois en tout cas, sur une superposition de deux ensembles de pratiques sociales : un premier ensemble, qui pousse les acteurs économiques et sociaux à collaborer à la mise en place d’un nouveau modèle de développement au Québec même, et un second ensemble, qui les conduit à remettre en question la libéralisation des échanges engagée à l’instigation des gouvernements canadien et québécois. Cette dynamique et cette tension pourraient peut-être expliquer la défaite subie par le [52] gouvernement aux élections provinciales du printemps 2003.
Nous décrirons rapidement le modèle de la « Révolution tranquille » avant de chercher à voir comment et pourquoi ce modèle a été remis en question par les principaux intervenants et acteurs sociaux. Nous aurons alors recours à une hypothèse selon laquelle nous assisterions à l’émergence d’un nouveau paradigme de développement qui pourrait fonder un modèle québécois de seconde génération dont les traits dominants ne sont pas encore complètement arrêtés, modèle qui aurait pour ambition d’adapter l’économie et les institutions aux exigences de l’ouverture des marchés d’un côté, tout en appuyant des initiatives originales d’organisation des pratiques d’acteurs économiques et sociaux dans leur effort à tempérer les rigueurs de l’ouverture, de l’autre.
La « Révolution tranquille »
Il y a deux ordres de facteurs qui permettent d’expliquer comment et pourquoi, au lendemain du 22 juin 1960, le gouvernement nouvellement élu du premier ministre libéral Jean Lesage engage une réforme en profondeur des institutions et de l’administration provinciale. Le premier ordre de facteurs est interne ; il renvoie à la vétusté des institutions et de l’appareil bureaucratique provincial, aux engagements souscrits par le Parti libéral du Québec (PLQ) et à la recomposition des alliances entre les grands acteurs sociaux [1]. Quant aux facteurs externes, il faut prendre en considération les trois niveaux qui bordent et qui bornent l’espace géographique, politique et normatif du Québec, à savoir les niveaux continental, fédéral et [53] provinciaux. Le facteur déterminant, au niveau continental, c’est sans contredit le déplacement de l’axe de l’industrialisation en Amérique du Nord vers le pourtour des Grands Lacs. Pour partie inscrit dans le processus d’expansion spatial propre à l’Amérique septentrionale, ce déplacement assumera des fonctions géopolitiques nouvelles dans le contexte de la guerre froide, puisque les politiques de développement, aussi bien aux États-Unis d’Amérique (EUA) qu’au Canada, favoriseront l’implantation industrielle au cœur du continent, au détriment des villes de la côte Est, mais au détriment surtout de Montréal et de son port. L’option continentale conduira ainsi le gouvernement fédéral à encourager l’industrialisation de l’Ontario tout au long de l’après-guerre et, de ce fait, à désaccoupler les deux grandes provinces du « centre » du pays, les anciens Bas et Haut Canada, qui avaient été les grands bénéficiaires de la phase antérieure d’industrialisation [2]. Enfin, au troisième et dernier niveau, la position avantageuse dans laquelle se trouvera l’économie ontarienne contribuera à renforcer l’axe politique liant Queens Park à Ottawa d’une part, et poussera le gouvernement provincial, aux fins de maintenir et de consolider la position dominante de son économie comme foyer de l’industrialisation au pays, à appliquer une politique protectionniste à l’encontre des importations des biens et services issues des autres provinces, d’autre part. Le résultat net de cette évolution, pour ce qui touche à l’économie québécoise en particulier, c’est que, dans la foulée de la modernisation engagée durant la « Révolution tranquille », les producteurs québécois [54] rencontreront de plus en plus de difficultés à accéder aux marchés extérieurs, tandis que le déficit budgétaire provincial croîtra de manière exponentielle.
Entre-temps, la « Révolution tranquille » est portée par la concertation menée à l’instigation du gouvernement avec les trois grands partenaires socioéconomiques, le patronat, les syndicats et le mouvement coopératif, qui partageaient alors l’idée qu’il fallait effectuer un rattrapage institutionnel et normatif susceptible de lier désormais la croissance économique et le développement social ; il s’agissait de transposer au niveau provincial, tout en les adaptant, les thèses de John Maynard Keynes et celles de William Beveridge. Ce projet de modernisation s’inscrivait au cœur des aspirations de franges importantes parmi les Canadiens français, comme on les désignait à l’époque, de telle sorte qu’il se trouvait de ce fait à emprunter la forme et le contenu d’un véritable projet d’émancipation nationale. Une croissance économique soutenue par un projet de planification indicative, le progrès technique, l’accessibilité universelle aux services collectifs de base, la santé et l’éducation en particulier, et même la consommation de masse comptaient parmi les valeurs fondamentales qui dynamisaient le modèle en question. Cette approche d’ensemble au développement prenait pour acquis que le marché ne devait pas être le seul grand intégrateur, une leçon déjà apprise depuis 1929, que la récession consécutive à la cessation des hostilités en Corée en 1953 venait de confirmer. L’État apparaissait alors comme la seule puissance capable de faire contrepoids aux forces du marché et de négocier avec les milieux d’affaires, comme ce sera le cas avec les cartels de l’électricité lors de l’épisode de la nationalisation d’Hydro-Québec en 1962, et il apparaîtra également comme la seule instance [55] capable de prendre en charge la production et la distribution des services collectifs assurés jusque-là par les communautés religieuses et les organisations caritatives.
En matière de politique économique, le gouvernement se transforme en entrepreneur afin de promouvoir la diversification industrielle. Les dépenses publiques dans le domaine économique (excluant celles des autres niveaux de gouvernement) passent de 8,5 % en 1961 à 26,8 % du PIB, en 1985. Plusieurs grandes sociétés d’État sont mises sur pied dans la foulée de la nationalisation d’Hydro-Québec, qui est l’enjeu de la campagne électorale de 1962 [3]. Il en résulte une nette progression de la part des entreprises tombant sous le contrôle des francophones qui passe de 47,1 % en 1961 à 61,6 % en 1987, pour l’ensemble de l’économie. Dans le domaine de la finance, secteur crucial par excellence, ce contrôle passe de 25,8 % à 58,2 % [4].
Dans le domaine social, la « Révolution tranquille » des années 1960 et la réforme Castonguay des années 1970 ont favorisé la modernisation, l’accessibilité et l’universalité des trois grands systèmes : l’éducation, les services sociaux et la santé. Toutefois, l’organisation des services s’est déployée selon un rapport aux citoyens comparable à celui que l’on retrouvait dans la très grande entreprise à l’époque, c’est-à-dire selon [56] un rapport hiérarchique et bureaucratique [5]. De plus, les services sociaux et de santé ont été de plus en plus offerts et consommés dans les centres hospitaliers et dans les centres de services sociaux, plutôt que dans les milieux naturels de vie des personnes [6]. Les services à domicile sont demeurés sous-développés et les Centres locaux de services communautaires (CLSC) sous-utilisés, jusqu’à la fin des années 1970, alors que les solidarités communautaires, la prévention et les déterminants sociaux de la santé et du bien-être ont été négligés par les autorités publiques.
Cependant, dans la plupart des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), l’instauration d’un modèle de développement inspiré des thèses du tandem Keynes- Beveridge commençait à connaître d’importants ratés à la fin des années i960, un fait amplement confirmé par l’ampleur des contestations sociales et des mobilisations étudiantes au cours de l’année 1968 un peu partout dans le monde [7]. Au Québec, les mouvements sociaux ont explicitement remis en cause le modèle de la « Révolution tranquille », son approche hiérarchique et son démocratisme de façade. Dès le début des années 1970, les tensions sociales atteignent leur paroxysme avec la radicalisation des syndicats et la formation de groupuscules d’extrême gauche [8].
[57]
Porté pour la première fois au pouvoir en novembre 1976 dans un contexte social passablement survolté [9], le gouvernement du Parti québécois (PQ) cherche à faire évoluer le modèle de la « Révolution tranquille » en publiant successivement Bâtir le Québec en 1979 et Le virage technologique en 1981. Ces deux rapports défendaient une option fondée sur les avantages comparés, la spécialisation industrielle et la concurrence internationale. À la vérité, le modèle de développement de première génération avait fait son temps et certaines études étaient arrivées à la conclusion que l’économie du Québec était en passe de se désindustrialiser [10]. En conséquence, les politiques industrielles ne devaient plus servir à soutenir des entreprises en difficulté, mais elles devaient privilégier les entreprises innovantes et capables d’accéder aux marchés extérieurs. Le virage est important, puisque le modèle de la « Révolution tranquille » visait la mise en place d’une économie relativement autocentrée et misait sur la diversification, quitte à soutenir des secteurs non rentables. Désormais, il fallait plutôt poursuivre les objectifs suivants : 1) la mise en œuvre de grands projets industriels et la maximisation de leurs retombées économiques au Québec ; 2) le développement d’un secteur tertiaire moteur constitué surtout de services spécialisés aux entreprises et de services de génie-conseil ; et 3) le développement et l’utilisation de nouvelles technologies électroniques [11].
[58]
Afin d’accroître la légitimité de sa nouvelle option, le gouvernement péquiste convoque une série de sommets socio-économiques auxquels sont conviés le patronat, le mouvement coopératif et les syndicats. Trois sommets nationaux (1977, 1979 et 1982) et une trentaine de sommets régionaux et sectoriels, dont un sur la coopération, seront successivement tenus. À l’occasion du sommet de 1982, la Fédération des travailleurs et des travailleuses du Québec (FTQ) présente un projet de Fonds de solidarité des travailleurs du Québec, qui sera approuvé par le gouvernement québécois et, peu après, par le gouvernement fédéral [12]. Cependant, dans le contexte de la crise des finances publiques et des mesures impopulaires adoptées lors de la courte mais sévère récession des années 1980-1982 [13], qui suit le référendum perdu de mai 1980 sur son projet de souveraineté-association, le soutien populaire à la politique économique du gouvernement péquiste tourne court [14].
En janvier 1985, le PQ tient un congrès extraordinaire sur fond de crise profonde au cours duquel « révisionnistes » et « orthodoxes » s’affrontent sur la question d’un éventuel rapprochement avec le gouvernement fédéral. La position du premier ministre Lévesque, qui propose la mise en veilleuse de l’option souverainiste, reçoit l’appui des délégués présents, mais cela n’empêche nullement les ex-ministres appartenant à l’aile orthodoxe, Denis Vaugeois et Camille Laurin, d’abandonner leurs sièges, suivis par [59] Gilbert Paquette [15]. En février, la contestation prend de l’ampleur et en juin, le premier ministre annonce qu’il quitte la vie politique.
Il faut voir que le recours au nationalisme économique durant la « Révolution tranquille » avait eu pour conséquence de conduire l’économie à accuser un sérieux retard sur les marchés d’exportations, aussi bien au Canada qu’aux EUA. En effet, même si les exportations québécoises vers les EUA avaient progressé de 25 % en 1984, celles du reste du pays progressaient quant à elles de 33 %, avec le résultat que la part du Québec des exportations canadiennes ne cessait de décliner ; elle était tombée à 16 % en 1985 [16]. L’illustration la plus frappante et la plus médiatisée de ce déclin est sans conteste l’importance des déménagements de sièges sociaux de grandes sociétés canadiennes et américaines hors des frontières du Québec tout au long de la période [17]. Par ailleurs, le rôle de soutien exercé par le gouvernement provincial avait fini par coûter cher : en 1986, la dette publique du Québec atteignait 60 milliards de dollars canadiens, ce qui équivalait à 56,6 % du PIB [18].
[60]
L’option libre-échangiste en contexte
La stratégie mise en place par le gouvernement du premier ministre progressiste-conservateur, Brian Mulroney, nouvellement élu en septembre 1984, qui a consisté à mener parallèlement la réforme des relations fédérales-provinciales et les négociations de libre-échange avec les EUA, a eu des incidences profondes sur la politique commerciale des provinces au Canada et, par conséquent, sur le modèle québécois de développement. C’est sans doute l’idée même de négociations parallèles qui semble, en rétrospective, la plus lourde de conséquences [19]. En effet, conscient du fait que sa bonne foi dans la poursuite des négociations constitutionnelles risquait d’être mise à l’épreuve en matière de politique commerciale, le gouvernement fédéral a consenti des aménagements importants afin de s’assurer de l’appui des provinces à sa politique libre-échangiste. La convocation du Sommet économique de Régina à la mi-février 1985, une conférence des premiers ministres sur l’économie, allait dans ce sens [20]. Parallèlement, les concessions [61] faites en matière de négociations commerciales pouvaient renforcer l’adhésion à son projet constitutionnel, un complément stratégique important quand on sait que, de tous les gouvernements provinciaux, c’était celui de Robert Bourassa qui était, avec celui de l’Alberta, le plus favorable au projet de libre-échange avec les EUA. Cependant, le projet est loin de plaire à tous, et certains secteurs économiques, celui des petites et moyennes entreprises (PME) notamment, sont très réticents [21]. C’est sans doute ce qui explique que les négociations seront menées avec la plus grande discrétion [22].
Si l’on cherche maintenant à lier les deux ordres d’arguments, le premier concernant la décision prise par le cabinet Mulroney de favoriser à la fois l’« union économique » à l’intérieur du Canada et l’« union économique » avec les EUA (l’une devant passer par les négociations constitutionnelles, l’autre par la négociation d’un accord de libre-échange) et le second, parfaitement symétrique, développé depuis Québec cette fois, concernant les obstacles imposés par le régime constitutionnel et par la politique régionale de développement sanctionnée par Ottawa, on voit qu’il y a un lien serré entre les deux. On comprend alors que l’irrésolution de la question constitutionnelle [62] rejoint quelque part la question du décloisonnement du marché interne et que, face au double blocage qui lui dénie aussi bien l’intégration constitutionnelle que l’intégration économique au marché canadien, les options d’un gouvernement en poste à Québec sont sévèrement réduites.
Cela posé, il ne faudrait surtout pas omettre de rappeler que l’option libre-échangiste du gouvernement fédéral avait d’importantes ramifications dans une foule de secteurs, ce dont témoigne la création, au lendemain des élections, du Groupe de travail chargé de l’examen des programmes, placé sous la présidence du vice-premier ministre, Erik Nielsen. Le groupe avait reçu le mandat « d’examiner les programmes gouvernementaux en vue de les rendre plus simples, plus compréhensibles et plus accessibles à leur clientèle [23] ». Le groupe avait recensé 989 programmes administrés par 126 ministères et organismes du gouvernement, qui totalisaient des dépenses de l’ordre de 92 milliards de dollars sous la forme de prestations aux particuliers, aux entreprises et aux gouvernements provinciaux. Tous ces programmes sont examinés par des groupes d’études mixtes composés de spécialistes des secteurs public et privé qui, « compte tenu de l’impérieuse nécessité de procéder à une réduction des dépenses et du déficit, tenteront de réaliser des économies dans tous les secteurs où cela sera possible [24] ». Il est donc clair pour tous à l’époque que le gouvernement conservateur entend engager une réforme en profondeur des institutions et des programmes en misant sur le marché, [63] l’entrepreneurship et le dynamisme régional, plutôt que sur de grands projets ou sur un plan national. Quant au gouvernement du PQ, passée la crise de janvier 1985, il s’inscrit tout à fait dans ce nouveau partenariat.
Émergence d'un modèle québécois
de seconde génération
Aussitôt les élections remportées, en décembre 1985, le gouvernement de Robert Bourassa définit ses propres options en matière de politique économique en publiant trois rapports portant respectivement sur la privatisation (rapport Fortier), sur la réorganisation gouvernementale (rapport Gobeil) et sur la déréglementation (rapport Scowen). Le contenu de ces trois rapports ne s’inspire pas directement du néolibéralisme appliqué à l’époque aux EUA ou au Royaume-Uni, mais se situe plutôt dans la droite ligne de la problématique élaborée par les rédacteurs du Rapport de la Commission royale d'enquête sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada déposé en septembre 1985. Tout se passe alors comme si un noyau de ministres à l’intérieur du cabinet Bourassa s’était constitué en véritable fer de lance de l’application des recommandations du Rapport Macdonald dans la stratégie de développement du Québec [25]. Mais, comble de paradoxe, en procédant de la sorte, ce n’était plus avec les libéraux fédéraux, qui avaient été responsables de la création de la Commission, que le cabinet Bourassa faisait alliance, mais bien avec les conservateurs du gouvernement Mulroney qui, entre-temps, avaient décidé de faire leurs ses recommandations.
[64]
C’est ainsi que l’économie politique appliquée au Québec durant les huit années de pouvoir libéral louvoiera entre les options fortement néolibérales des rapports « des sages » et les objectifs de développement suivants, à savoir : 1) la promotion d’industries motrices, comme l’aérospatiale, les communications, l’équipement de transport en commun, l’électrochimie, le génie-conseil et l’agroalimentaire ; 2) la préservation d’industries clés, comme la pétrochimie et l’industrie pharmaceutique ; et 3) la promotion des exportations [26]. Cela dit, le gouvernement Bourassa n’en reprend pas moins une des recommandations du document, Le virage technologique, à savoir celle concernant la mise en marche de grands projets, et ce sera la construction de barrages, une approche dénoncée par ses critiques comme étant du « pharaonisme hydroélectrique ».
C’est ainsi que le passage d’une stratégie de développement autocentrée, basée sur la poursuite de la complémentarité et de l’autosuffisance [27], à une stratégie basée sur l’ouverture et la promotion des exportations aura des conséquences majeures dans une foule de domaines. Car c’est, en définitive, non pas tellement une révision attendue du modèle précédent que le gouvernement prépare, mais une liquidation d’un projet de construction de l’économie québécoise. Parmi les sociétés publiques et les programmes qui seront remis en question par le gouvernement libéral de Robert Bourassa, on évoque le démantèlement de la Société de développement industriel (SDI) et la politique d’achat préférentiel dite [65] « politique d’achat chez nous », en vertu de laquelle le gouvernement et les sociétés d’État privilégiaient les entreprises québécoises tant que leurs prix ne dépassaient pas de plus de 10 % ceux de leurs concurrents. Le gouvernement entendait ainsi favoriser le décloisonnement et ouvrir le marché des autres provinces qui comptait pour 40 % des exportations des PME québécoises. Le réalignement de sa politique économique aura aussi des retombées dans le domaine de la politique sociale, alors que le ministre de la Main-d’œuvre, Pierre Paradis, pilotera une réforme en profondeur du régime d’assistance sociale en mettant sur pied le programme d’Action positive pour le travail et l’emploi (APTE) qui prévoyait de réduire l’aide sociale perçue par des prestataires en état de travailler. D’ailleurs, il convient de noter au passage que le recours à la privatisation n’appartient ni à un seul parti ni à un seul palier de gouvernement, comme l’illustrent les initiatives prises par le PQ dès 1984 [28] et poursuivies par la suite tant au fédéral qu’au provincial, où l’on a privatisé un grand nombre de sociétés d’État au cours des années subséquentes, parmi lesquelles : Télésat, Téléglobe, Canadair, De Havilland, Québécair, Donohue, Air Canada, la raffinerie de sucre du Québec, les Mines de sel Madeleine et la Société nationale de l’amiante [29].
Dans une analyse critique des rapports « des sages », l’ex-ministre des Finances dans le cabinet Lévesque, Jacques Parizeau, met le gouvernement Bourassa en garde contre ce qu’il appelle le « virage [66] majeur » qu’il s’apprête à faire en confiant le développement du Québec au secteur privé et aux forces du marché. Il souligne à quel point, dans un contexte économique où règnent les « mastodontes », il serait parfaitement irréaliste de remettre en question la fonction de pivot que joue l’État dans la création, le soutien et l’expansion d’entreprises privées au Québec. Il cite les exemples suivants : le rôle de la Caisse de dépôts dans la création de Provigo, celui de la SGF dans le développement du secteur pétrochimique et le sauvetage de Domtar, celui de Rexfor dans la rationalisation du secteur des scieries en Gaspésie, celui d’Hydro-Québec dans la croissance de la sous-traitance, ou celui du Régime épargne-actions (REA) dans l’expansion de Cascades. Parizeau conclut son analyse en avançant que, si le temps est sans doute venu d’évaluer et de revoir les programmes existants et, pour ce faire, de se pencher sur des questions « d’intendance, de remise en ordre et d’administration », en revanche, « il faudrait être d’un optimisme un peu délirant pour s’imaginer que l’opération de construction d’une économie québécoise est maintenant terminée [30] ». Le message a sans doute été en partie reçu, car l’économie politique appliquée et sanctionnée par les libéraux provinciaux a tout de même cherché à tempérer les effets pervers de ses politiques de libéralisation en accordant un timide soutien au développement d’initiatives sociales et communautaires, soutien qui sera repris et amplifié lors du retour au pouvoir des péquistes en 1994. C’est donc cette autre dimension, celle qui donne tout son sens à l’idée d’un modèle québécois de développement de deuxième génération, que nous allons maintenant présenter à grands traits.
[67]
En effet, parallèlement et en arrière-plan du projet de libéralisation et d’ouverture des marchés, on assiste à l’émergence d’un modèle original qui est le résultat d’une synthèse entre les leçons tirées des expériences passées et les emprunts à d’autres expériences tentées ailleurs, en Europe communautaire notamment. Cette approche est alimentée, depuis le début des années 1990, par de nombreuses initiatives de la société civile et par certaines mesures gouvernementales, dans le domaine social comme dans celui de l’économie. Ces expérimentations, financées grâce au soutien des gouvernements provincial et fédéral [31], s’inscrivent dans une économie plurielle faisant une place aussi bien à la société civile qu’à l’État et au marché [32].
C’est ainsi que, dans certains secteurs précis, le gouvernement n’intervient plus à titre de grand planificateur, mais en partenariat avec les secteurs privés et avec ceux de l’économie sociale. Dans le cadre d’une concurrence exacerbée qui contraint à l’innovation et de l’émergence d’une économie du savoir, certaines entreprises de ces secteurs adoptent de nouveaux modes de gouvernance, qui cherchent à mobiliser les dynamismes sociaux et l’extra économique que sont le capital social, la confiance, les communautés d’apprentissage et les milieux innovateurs. Dans ce contexte, le gouvernement est appelé à jouer le rôle d’un catalyseur qui facilite la multiplication des ententes entre partenaires économiques et non économiques. Il s’ensuit que l’intervention publique dans l’économie ne disparaît pas, mais son rôle est [68] transformé. Au lieu de servir de soutien à la demande solvable, les politiques industrielles s’articuleraient désormais autour d’une stratégie axée sur « l’offre intégrée », la recherche et développement (R&D), la formation de la main-d’œuvre, l’accès au financement et le service aux entreprises. Ce faisant, les politiques industrielles recherchent l’arrimage aux politiques d’éducation, de formation, de recherches et autres. Elles mettent de l’avant la spécialisation dans quelques secteurs stratégiques et encouragent la formation de grappes industrielles ou encore de systèmes locaux de production [33]. À travers la concertation et le partenariat, une « nouvelle économie mixte », qui mise sur la synergie entre les secteurs capitaliste, public et d’économie sociale, pourrait ainsi émerger. Elle serait différente aussi bien de l’économie administrée, qui visait la subordination du marché au gouvernement, que de l’ancienne économie mixte où le privé et le public relevaient de deux espaces plus ou moins étanches. En revanche, la nouvelle économie mixte, comme économie plurielle, pose de nouveaux défis, puisqu’elle exige des arbitrages entre dynamique des marchés et intérêt public, imputabilité et participation citoyenne, régulation et dérégulation, échelles mondiale, nationale et locale [34].
À ce propos, la reconnaissance de la société civile dans le développement économique joue un rôle central ; elle résulte de demandes formulées par une grande diversité d’acteurs sociaux, comme les syndicats, les groupes communautaires et de femmes, les collectivités locales, les communautés culturelles et [69] les groupes écologiques. Cette approche se confirme avec le retour au pouvoir du PQ en 1994. Ainsi, lors du Sommet économique de 1996, dont les résultats ont été mitigés, les organisations communautaires et de femmes ont été appelées pour la première fois à siéger à côté des syndicats et du patronat pour relever le défi du chômage, de la pauvreté et des besoins sociaux. De même, de nombreuses instances intermédiaires (comme les Conseils régionaux de développement, les tables sectorielles de concertation, les comités sectoriels de la main-d’œuvre, les Commissions de partenaires du marché du travail et les Centres locaux de développement) représentent autant d’espaces nouveaux où les organisations de la société civile participent avec les élus à l’élaboration, puis à la mise en œuvre des stratégies de développement. Le rôle du gouvernement serait ainsi transformé, puisque l’on passe d’une intervention étatique, en principe externe à la société civile, à une intervention arrimée à divers lieux de délibération en interface avec les élus. Cependant, cette ouverture sur le partenariat est encore timide. Elle implique fort inégalement les acteurs issus des milieux sociaux et ceux qui sont issus des milieux économiques, d’autre part, elle tend à diviser les grandes organisations syndicales et à opposer, à l’intérieur même de leurs rangs, partisans et adversaires de ces partenariats.
Du côté des entreprises, on assiste à la mise en place d’innovations non seulement technologiques, mais aussi sociales [35]. S’il est manifeste que l’organisation taylorienne est encore présente sur le terrain, elle a été néanmoins ébranlée aussi bien par la crise du travail que par les formes de la concurrence et les [70] nouvelles technologies qui exigent flexibilité et intégration. Ces nouvelles approches conduisent non seulement à la révision de l’organisation du travail, comme le passage au travail en équipe par exemple, et à la révision du domaine des compétences, mais également à une redéfinition du partage du pouvoir entre la direction et les travailleurs syndiqués, comme l’illustre la création des comités paritaires et la négociation continue [36]. Depuis le début des années 1980, la participation des travailleurs à la propriété des entreprises est devenue réalité grâce à la mise sur pied de deux fonds de travailleurs et d’une quarantaine de coopératives de travailleurs-actionnaires [37].
Dans le domaine social, la participation de la société civile constitue désormais un élément incontournable dans la révision en profondeur de l’État- providence. Face à la persistance d’un chômage élevé, de l’exclusion sociale et de l’endettement public, les [71] tenants d’une « troisième voie » misent sur l’équité, plutôt que sur l’égalité, sur le ciblage des interventions, plutôt que sur la protection intégrale, sur le recours aux mesures actives, plutôt qu’aux mesures passives, bref, sur la responsabilisation plutôt que sur la dépendance [38]. On assiste alors à une polarisation entre deux options à la réforme de I’État-providence : celle qui arrime la protection sociale à la logique du marché et qui, de ce fait, abandonne les laissés-pour-compte aux mesures caritatives prises à l’initiative des organisations de la société civile ; celle qui favorise le renforcement des capacités (empowerment) des individus et des collectivités en développant une nouvelle interface entre les organisations sociales et l’État [39]. En vertu de cette approche, il s’agit de substituer une démarche dite « positive », en vertu de laquelle le providentialisme vise avant tout à habiliter ou à réhabiliter des citoyens, à une démarche « négative », pour laquelle la mission de l’État-providence est essentiellement centrée sur la réparation.
C’est ainsi que les organisations communautaires qui valorisent la participation des usagers se sont donné une vision du développement où les frontières entre le social et l’économique sont remises en question. Témoigne de ceci le fait que la nouvelle économie sociale place les services de proximité non seulement dans le domaine de la santé et des services sociaux, mais également dans le cadre du développement local [40]. On assiste alors à la reconnaissance [72] institutionnelle des organisations communautaires et de femmes qui ont été appelées à siéger à côté des syndicats et du patronat pour relever le défi du chômage, de la pauvreté et des besoins sociaux. Dans le domaine de la santé et des services sociaux, les organismes communautaires ont obtenu, dans le cadre de la réforme Côté-Rochon, une reconnaissance comme partenaires. Dans le domaine sociosanitaire en particulier, la reconfiguration de l’État-providence peut donc se faire autrement que sous la seule alternative de la privatisation et d’une marchandisation des services collectifs [41].
En bref, la politique d’ouverture et l’adhésion au libre-échange ont mobilisé les acteurs sociaux, et les syndicats en particulier, qui ont été amenés à développer leur action et leur stratégie sur deux fronts : contre les effets pervers de la libéralisation sur le front interne et contre la politique de libre-échange sur le front externe. Sur le front interne, comme nous venons de le voir, les syndicats, en alliance avec d’autres acteurs sociaux, ont surtout appuyé les grandes initiatives du gouvernement péquiste [42] tandis que, sur le front externe, c’est-à-dire en matière de politique de libre-échange, leur position a été nettement plus critique.
Cela dit, il est malaisé d’évaluer l’impact de ces mobilisations ainsi que des tensions inévitables entre stratégie de participation, d’un côté, stratégie d’opposition, de l’autre, sur le modèle québécois de seconde génération, et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, à cause de la multiplication des mobilisations [73] consécutives à la multiplication des fronts de lutte dans le domaine de la santé, de l’éducation, de la pauvreté, du logement, de l’environnement et enfin, « last but not least », du libre-échange. En deuxième lieu, parce que les acteurs sociaux, qu’il s’agisse du mouvement des femmes, du mouvement étudiant et des syndicats, pour ne nommer que ceux-là, engagés comme ils le sont sur plusieurs fronts à la fois, il devient très difficile de mesurer l’effet utile de leurs implications multiples sur la transformation du modèle. En troisième lieu, parce que certaines de ces implications, collaborations, participations et autres consultations créent d’énormes tensions à l’intérieur même des organisations impliquées dans la construction et la mise en place d’un modèle de deuxième génération. Mais, quoi qu’il en soit de ces difficultés, il n’en reste pas moins que cette mobilisation sur le libre-échange, en particulier, contribue sans doute à renforcer la position de ces acteurs dans la définition des alternatives à une libéralisation extrême des marchés à d’autres niveaux.
Enfin, rappelons, en guise de bilan sommaire, que depuis la signature de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les EUA (ALE) en 1989, le poids des exportations de biens et services dans la richesse totale produite s’est accru considérablement : en 1995, le taux des exportations par rapport au PNB était de 11,1 % aux EUA ; au Canada, le taux était demeuré stable aux alentours de 28 % entre 1990 et 1994, mais il grimpe à 37,4 % en 1995. Cette très grande ouverture sur l’extérieur est un indicateur de l’interdépendance asymétrique qui caractérise les relations d’échanges entre les deux pays, une relation au surplus marquée par l’importance des échanges intrafirmes. C’est ainsi que 50,3 % des exportations américaines destinées au Canada et que 42,7 % de [74] toutes leurs importations du Canada sont imputables aux firmes multinationales elles-mêmes ; on aura une idée de l’ampleur de ces mouvements quand on aura souligné que le Canada compte pour 21,6 % de toutes les exportations américaines et pour 19,2 % de toutes leurs importations. Si nous cherchons maintenant à évaluer le poids des provinces dans les exportations canadiennes totales, nous voyons que la part du Québec demeure stable au cours des années et se situe aux environs de 19 % dans les années 1980 et 1990. Par comparaison, la part de l’Ontario passe de 40,3 % à 49,3 % entre 1981 et 1994, alors que 96 % de ses exportations sont destinées au marché des EUA.
Dans le même temps, au Québec également, les exportations et importations se concentrent sur les États-Unis ; c’est ainsi que les exportations vers les EUA comptaient pour 76,1 % des exportations totales en 1992 et pour 81,9 % en 1995, alors que le pourcentage de celles destinées à la Communauté européenne décline de 12,1 % à 9,4 % entre ces deux dates. De plus, les exportations du Québec sont très concentrées, puisque cinq produits de base comptent à eux seuls pour 40 % des exportations totales ; il s’agit de l’aluminium, des télécommunications, du papier journal, des automobiles et des avions. Cela dit, il est intéressant de souligner que ces secteurs d’exportations connaissent des taux de croissance inférieurs à ceux des secteurs traditionnels comme le tabac, les textiles ou le meuble.
* * *
En terminant, nous allons reprendre notre hypothèse de travail selon laquelle il fallait distinguer entre les effets exogènes et les effets endogènes du libre-échange dans l’analyse du modèle québécois. Cette distinction nous a permis de mettre en relief la [75] discontinuité entre les deux générations de modèle et elle nous servira maintenant à cerner l’évolution du modèle de deuxième génération vers une plus grande dissociation entre les dimensions sociales et les dimensions économiques du développement. Pour ce faire, il convient de départager les répercussions indirectes du libre-échange dans le domaine social et ses répercussions indirectes dans le domaine du développement économique.
Quant au domaine social, le principal effet indirect peut être imputé à la décision du gouvernement du premier ministre Lucien Bouchard de se rallier à la politique du déficit zéro adoptée par le G-8 à sa réunion d’Halifax en 1995. En associant les grands acteurs économiques et sociaux à sa politique de réduction du déficit budgétaire, lors du Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996, le gouvernement Bouchard aura les mains libres pour effectuer des coupes sombres dans le domaine social, et dans les secteurs de l’éducation et de la santé en particulier, ce qui ne l’empêchera pas de chercher en même temps à renforcer le secteur de l’économie sociale. Un des premiers résultats de ce sommet sera la création du Groupe conseil sur l’allégement réglementaire, placé sous la présidence de Bernard Lemaire [43].
[76]
Quant au développement économique, le gouvernement effectuera un repositionnement en direction des facteurs de soutien à la production, une stratégie qui implique une réorientation des subventions depuis les entreprises vers les secteurs de production, comme le montre la politique du 1 % affecté à la formation en R&D. Mais le gouvernement n’en continue pas moins, dans certains secteurs et domaines, à s’inscrire dans la continuité du modèle « top-bottom » de développement caractéristique de la « Révolution tranquille », comme ce sera le cas pour le dossier des fusions municipales et le développement des régions. Le traitement de ces deux dossiers comptera pour beaucoup dans la défaite du gouvernement et ce, malgré ces initiatives intéressantes que représentaient l’adoption d’une loi anti-pauvreté et la création des Centres de la petite enfance.
À l’instar du modèle de la « Révolution tranquille », le modèle québécois de deuxième génération relève d’un choix politique. Pour éclairer ce choix, on doit en évaluer la performance et la comparer aux autres modèles nationaux. Dans la mesure où les objectifs de développement intègrent des objectifs définis en termes de développement durable, de qualité de vie et de cohésion sociale basée sur l’équité, voire l’égalité, on pourrait envisager de renforcer davantage un modèle de ce type. En revanche, si l’on choisit de relâcher une, voire plusieurs de ces exigences, on pourrait alors proposer de démanteler tout ou partie du modèle en question. Au mois de janvier 2003, le débat qui a opposé Jean-François Lisée, ancien conseiller politique dans le cabinet du gouvernement, et Jean-Luc Migué de l’Institut économique de Montréal sur [77] les vertus du modèle québécois a été à la fois intéressant et révélateur. Le premier faisait valoir, entre autres choses, à quel point le modèle avait permis de réduire la pauvreté et le chômage, ainsi que les disparités entre les revenus et entre les régions, tandis que le second dénonçait les rigidités bureaucratiques et les hauts niveaux d’imposition et de taxation. Cela dit, le modèle était contesté aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du gouvernement et ces dissensions laissaient présager des lendemains difficiles [44]. On pourrait alors revenir sur la question posée en tout début de texte et se demander si les tensions entre deux ensembles de pratiques, les pratiques de participation en vue d’édifier un nouveau modèle de développement d’un côté, les pratiques de dissidence devant l’incorporation sans cesse croissante à l’intérieur des programmes publics des exigences de libéralisation et de flexibilisation de l’autre, n’auraient pas joué un rôle déterminant dans la défaite du PQ. Plus fondamentalement, nous pourrions aller encore plus loin et nous demander si les approches, les démarches et les stratégies qui ont été appliquées la seconde fois par les gouvernements libéral et péquiste qui se sont succédé au pouvoir entre 1985 et 2003 constituent véritablement un seul modèle de développement ou plusieurs, tant l’arbitrage entre les contraintes posées par la libéralisation des marchés d’un côté, les alternatives sociales, communautaires ou coopératives portées par les grands acteurs économiques et sociaux, de l’autre, aura été difficile et litigieux.
En attendant, le gouvernement Charest issu des élections remportées par le PLQ le 14 avril 2003 [78] semble nettement pencher en faveur de la révision de pans entiers du modèle québécois de seconde génération et d’un arrimage au fédéralisme canadien. Ce faisant, il se situe dans la continuité des politiques adoptées sous les gouvernements Bourassa. D’ailleurs, en s’attaquant d’entrée de jeu aux syndicats, la stratégie du gouvernement remet en cause les alliances fragiles qui avaient été tissées entre les grands acteurs économiques et sociaux lors du Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996. Il reste à voir maintenant comment le nouveau premier ministre parviendra à gérer la triangulation impossible dans laquelle il risque de se retrouver avec, d’un côté, sa révision du modèle québécois, de l’autre, le renforcement de l’intégration politique du Québec à l’intérieur de la fédération canadienne et, sur la troisième face du triangle, l’approfondissement de l’intégration économique à l’échelle continentale. Or, l’hypothèse générale sur laquelle reposait le modèle québécois de deuxième génération tel que revu et interprété par le gouvernement péquiste était qu’il était possible de poursuivre deux de ces objectifs à la fois, pas trois. En effet, l’approfondissement du modèle québécois est essentiellement dicté par les contraintes de la continentalisation de l’économie nord-américaine, ce qui implique, en retour, un relâchement des liens politiques à l’échelle canadienne. En revanche, un renforcement de l’intégration politique au Canada entraînerait une plus grande fragilisation économique et sociale du modèle de développement vis-à-vis des contraintes de la continentalisation. Pour l’instant, la recrudescence de la mobilisation des syndicats montre bien que ce réalignement ne se fera pas sans heurts.
[459]
ANNEXES
Présentation des auteurs
Dorval Brunelle, professeur au Département de sociologie, directeur de l’Observatoire des Amériques, CEIM, Université du Québec à Montréal.
Benoît Lévesque, professeur au Département de sociologie, directeur du CRISES et de l’ARUC-ÉS, Université du Québec à Montréal.
[2] En ce sens, le libre-échange sectoriel sanctionné à l’époque par le gouvernement fédéral grâce à l'Accord sur le partage de la production de défense de 1956, plus tard, grâce au Pacte de l'auto de 1965, consolidera l’implantation de l’industrie lourde en Ontario.
[3] Parmi ces initiatives, citons : la Société générale de financement, SCF (1962), SIDBEC (1964), la Société d’exploration minière (1965), la Caisse de dépôt et placements (1965), la Société de développement industriel (1971), la Société d’énergie de la baie James (1971), la Société de développement immobilier (1971), la Société québécoise d’initiatives agro-alimentaires (1975), la Société nationale de l’amiante (1978), etc.
[4] Gilles L. Bourque, Le modèle québécois de développement : de l’émergence au renouvellement, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2000.
[5] Paul R. Bélanger, Benoît Lévesque, « Le mouvement populaire et communautaire : de la revendication au partenariat », in Gérard Daigle et Guy Rocher, Québec en jeu, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1992, p. 713-747.
[6] Yves Vaillancourt et C. Jetté, L’aide à domicile au Québec : relecture de l’histoire et pistes d'action. Cahiers du LAREPPS, n° 99-01, Montréal, UQAM, avril 1999
[7] Mobilisations attisées par le mouvement de lutte contre la guerre au Viêtnam, ne l’oublions pas.
[8] M. Désy, M. Ferland, Benoît Lévesque et Yves Vaillancourt, La conjoncture au début des années 1980 : enjeux pour le mouvement ouvrier et populaire, Rimouski, Librairie socialiste, 1980.
[9] Deux conflits célèbres, la grève de United Aircraft et celle des Gens de l’air, ont marqué profondément la campagne électorale.
[10] Bureau du coordonnateur fédéral du développement économique (Québec), Perspectives de développement économique au Québec, Gouvernement du Canada, Département d’État au Développement économique, décembre 1982, p. 55.
[11] Le document reconnaît également que « la coordination s’impose entre les programmes fédéraux et québécois » (ibid., p. 70).
[12] Le Fonds est créé en 1983. Son actif atteint 4,3 milliards de dollars au 31 décembre 2002.
[13] En 1982, le Québec perdra 140 000 emplois, dont 50 000 dans le secteur manufacturier, et le taux de chômage atteindra 15 %.
[14] Le gouvernement du PQ met sur pied un ministère de l’Emploi et de la Concertation en 1984.
[15] En plus des trois noms cités, cette crise conduira au départ de Jacques Parizeau, Jacques Léonard, Denise Leblanc-Bantey et Louise Harel.
[16] Larry Black, « La position du Québec apparaît incertaine dans un contexte de libre-échange avec les États-Unis », Le Devoir, 12 mars 1985, p. 11.
[17] Une liste, même très partielle, peut donner une idée de l’ampleur du phénomène des déménagements d’entreprises hors du Québec : Northern Telecom à Nashville, Seagram à New York, Ciment Lafarge à Dallas, AMCA de C.P., autrefois Dominion Bridge, à Hanover. En plus, d’autres grandes entreprises canadiennes, comme Canadien Pacifique, Molson et Bell Canada, ou des secteurs entiers, comme les banques et les assurances, qui maintenaient officiellement leur siège social à Montréal, avaient en fait déplacé le contrôle et parfois une bonne part de leurs effectifs ouvriers à Toronto (ibid., p. 12).
[18] Dette qui se décomposait comme suit : la dette totale du gouvernement était égale à 22 milliards de dollars, celle des sociétés d’État garantie par le gouvernement, à 23,2 milliards de dollars et celle des municipalités, à 15,2 milliards de dollars. Voir : Le Devoir, 17 juillet 1986, p. 11.
[19] Rappelons les dates : si l’on peut faire remonter l’épisode qui entoure les négociations de l’Accord du lac Meech à l’élection du Parti progressiste-conservateur en septembre 1984 et au Projet d’accord constitutionnel du gouvernement du Québec présenté par le premier ministre Lévesque et son ministre de la Justice P.-M. Johnson en mai 1985, le fameux « beau risque », c’est véritablement le retour au pouvoir du PLQ de Robert Bourassa en décembre qui relance la « collaboration renouvelée entre le Québec et ses partenaires dans la Confédération », pour reprendre le titre d’un colloque tenu sur ce thème en mai 1986. Quant à l’ouverture officielle des négociations de libre-échange entre le Canada et les EUA, elle a lieu à Québec en mars 1985 lors du « Sommet Shamrock » qui réunit les deux « Irlandais », le président Reagan et le premier ministre Mulroney.
[20] Les quatre grands sujets à l’ordre du jour étaient l’investissement, le commerce international, le développement économique régional et la formation de la main-d’œuvre.
[21] Il y a 748 000 PME au Canada à l’époque et 167 000 au Québec, dont les ventes totalisent 31,1 milliards de dollars en 1983. Parmi les grandes entreprises opposées au projet, il y a le secteur de la brasserie.
[22] En janvier 1986, le gouvernement Bourassa nomme Jack H. Warren président du Comité consultatif du gouvernement québécois sur les questions reliées au libre-échange et il forme un sous-comité ministériel présidé par le ministre du Commerce extérieur Pierre MacDonald, avec Daniel Johnson, ministre de l’Industrie et du Commerce, André Vallerand, ministre aux PME, et Cil Rémillard, ministre aux Relations internationales et Affaires intergouvernementales canadiennes. Cependant, rien, ou à peu près, ne transpirera de leurs travaux.
[23] Erik Nielsen, « Le gouvernement conservateur procède à l’examen d'anciens programmes », Le Devoir, 20 février 1985, p. 11. Extraits d’une allocution prononcée devant le Canadian Club à Toronto le 13 février.
[25] Le contenu de ces rapports a soulevé un tollé de réactions négatives. À part l’intervention de Jacques Parizeau dont il sera question plus avant, on peut citer, par exemple : Jean-Paul L’Allier, « La démolition tranquille », Le Devoir, 19 juillet 1986, p. A-7.
[26] Voir : Perspectives de développement économique au Québec, op. cit., p. 56-61.
[27] À titre d’exemple, on peut rappeler que l’un des effets de la politique agricole de la « Révolution tranquille » aura été de faire passer l’autosuffisance québécoise de 47 % à 60 % entre 1979 et 1982.
[28] On n’a qu’à penser, par exemple, au plan demeuré sans suite de privatisation de la Société des alcools du Québec déposé par le ministre Biron en 1984. Voir Léo-Paul Lauzon : Société des alcools du Québec : projets de privatisation, Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM, janvier 1994. [En ligne] unités.uqam.ca/cese/etudes/privatisation/privoo3.html
[30] Voir Jacques Parizeau, « Évitons de jeter le bébé avec l’eau du bain », La Presse, 19 juillet 1986, p. B-5.
[31] Un double financement qui n’est pas sans créer parfois d’importantes duplications, voire des tensions sur le terrain.
[32] Louis Favreau et Benoît Lévesque, Développement économique communautaire. Économie sociale et intervention, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1996.
[33] Michael E. Porter, The Competitive Advantage of Nations, New York, The Free Press, 1990.
[34] Lionel Monnier et Bernard Thiry (dir.). Mutations structurelles et intérêt général : vers quels nouveaux paradigmes par l’économie publique, sociale et coopérative ? Bruxelles, Université De Boeck, 1997.
[35] Paul-André Lapointe, Paul Bélanger, Guy Cucumel et Benoît Lévesque, Innovations en milieu de travail dans le secteur manufacturier au Québec, Montréal, Cahiers du CRISES, 2002.
[36] Paul R. Bélanger, M. Grant et Benoît Lévesque, La modernisation sociale des entreprises, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1994.
[37] Yvan Comeau et Benoît Lévesque, « Workers’ Financial Participation in the Property of Enterprises in Québec », Economic and Industrial Democracy, An International Journal, vol. 14, n° 2, 1993, p. 233-250. « À travers l’institutionnalisation de l’épargne financière, la partie des salariés qui peut épargner, soit individuellement soit collectivement, peut devenir actionnaire des entreprises. La délégation de gestion de cette épargne-action donne aux investisseurs institutionnels un pouvoir de contrôle sur les dirigeants des entreprises qui n’existait pas dans le régime de croissance précédent », cité de : Michel Aglietta, « Des mutations du capitalisme : une société salariale schizophrène ? », Forum européen de confrontations, Caractéristiques du capitalisme contemporain. Recherche d’alternatives. Capitalisme : Quoi de neuf ? Paris, Syllepse et Espace Marx, 2002. Outre les conséquences de cette épargne sur les circuits économiques et sur les solidarités des travailleurs, il nous semble important de mentionner qu’au Québec plus de la moitié des entreprises manufacturières de 50 employés et plus ont pour partenaires financiers des fonds de développement contrôlés par les syndicats ou par l’État (Benoît Lévesque, Marguerite Mendell et Ralph Rouzier, « Portrait du capital de risque au Québec. Une première esquisse », in Économie et Solidarités, vol. 34, n° 1, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2003).
[38] Anthony Giddens, The Third Way : The Renewal of Social Democracy, Cambridge, Polity Press, 1999.
[39] Yves Vaillancourt et Jean-Louis Laville, « Les rapports entre associations et État : un enjeu politique », Une solution, l'association ? Socio-économie du fait associatif, in Revue du MAUSS semestrielle, n° 11, 1998, p. 119-135.
[40] Louis Favreau et Benoît Lévesque, Développement économique communautaire. Économie sociale et intervention, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1996.
[41] Yves Vaillancourt, « Tiers secteur et reconfiguration des politiques sociales », Nouvelles Pratiques Sociales, vol. 11, n° 2 et vol. 12, n° 1, 1999, p. 21-39.
[42] Cet appui n’a pas été sans heurt ni sans coût, et il a même été payé chèrement par certaines directions syndicales.
[43] Ce groupe est formé de 12 membres, soi 9 provenant du milieu des affaires. 2 du milieu syndical et un avocat spécialisé dans les questions environnementales. Pour donner une idée du travail du Groupe, on peut citer l’extrait suivant de son rapport de 2001 : « Le président du Groupe conseil sur l’allégement réglementaire, M. Bernard Lemaire, a rendu public aujourd’hui un rapport sur La simplification des formalités administratives : une nécessité pour l’économie. Ce rapport contient 44 recommandations dont une visant à imposer un moratoire de deux ans sur toute nouvelle formalité administrative destinée aux entreprises, sauf en cas de nécessité absolue. On a dénombré un total de 17 millions de formalités imposées par seulement 20 ministères et organismes en 1998-1999, et le Groupe conseil en arrive à la conclusion qu’il faut donner un coup de barre pour enrayer l'introduction de nouvelles formalités si l’on veut stimuler le développement de l’économie et la création d’emplois au Québec. » [En ligne] mce.gouv.qc.ca
[44] Dorval Brunelle et Pierre Drouilly, « Le PQ à bout de souffle ». Le Monde diplomatique, novembre 2002.
|