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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition numérique réalisée à partir de l’article de Dorval Brunelle, “Le bloc économique canado-américain. Solidarité axiologique et hégémonie politique.” Un article publié dans ouvrage sous la direction de Christian Deblock et Diane Éthier, Mondialisation et régionalisation. La coopération économique internationale est-elle encore possible ? (pp. 3 à 20) Montréal : Les Presses de l’Université du Québec, 1992, 386 pages.

[3]

Le bloc économique canado-américain :
solidarité axiologique
et hégémonie politique
.”

Dorval BRUNELLE

La réflexion proposée ci-dessous se situe au confluent de deux ordres de préoccupations : la logique de l’évolution des régimes économiques internationaux d'un côté, les contenus des fondements axiologiques qui soutiennent, réorientent ou légitiment cette logique de l'autre. Règle générale, dans la littérature consacrée à l'étude et à l'interprétation de l'ordre économique d'après-guerre, les auteurs ont tenu pour acquis qu'une entente préalable était intervenue entre les principaux acteurs internationaux avec le résultat qu'il aurait pu sembler redondant de se pencher à nouveau sur les termes de cet accord. Or, depuis une dizaine d'années surtout, semblable inférence devrait s'avérer rien moins que justifiée. Si, en effet, le multilatéralisme fondé sur le principe d’égalité de traitement (Ohlin, 1955, 187) a pu constituer l'horizon indépassable à l'intérieur duquel il convenait de situer les grandes initiatives internationales engagées à l'instigation des gouvernements (Shotwell, 1945), les choses ont changé au point où l'analyste est désormais contraint de chercher à interpréter les transformations intervenues dans le nouvel ordre économique international.

Ce nouvel ordre est actuellement caractérisé par la montée des blocs économiques régionaux qui se substituent progressivement à l'ancienne division cardinale du monde qui opposait les pays capitalistes aux pays socialistes. Or, cette notion de bloc économique recouvre des processus d'intégration de formes et de contenus différents au niveau des économies internes. Nous voudrions montrer que l'adhésion à un fonds de valeurs communes joue un rôle déterminant dans le contexte nord-américain surtout dans la mesure même où nous avons [4] assisté ici à une redéfinition des paramètres de base qui contribue à éloigner de plus en plus l'idéologie et les comportements des acteurs collectifs des convictions et des stratégies appliquées, en particulier, à l'intérieur de l'Europe communautaire. Ces redéfinitions et réajustements en cours au Canada notamment ne s'expliquent pas uniquement à l'aide de considérations économiques et tactiques, ils doivent être interprétés également en ayant recours à l'idée d'une adaptation d'un cadre normatif libéral, essentiellement inspiré de nouveaux paramètres mis en place aux États-Unis. Ce n'est qu'une fois ces nouvelles valeurs sanctionnées ou imposées au niveau national que l'on assistera à l'ouverture des négociations en vue d'intégrer l'économie canadienne au bloc économique nord-américain. Notons, en passant, que cet enchaînement dans l’ordre des événements contribue fortement à accroître la légitimité du processus d'intégration, d'une part, à préparer l'assentiment sur les modalités d'intégration, d'autre part, une double démarche qui est également engagée par d'autres candidats à l’intégration continentale en Amérique, et notamment par le Mexique. En nous penchant sur la relation entre le Canada et les États-Unis et, en particulier, sur la redéfinition des paramètres engagée au tournant des années 80, nous voudrions montrer l’intérêt qu'offre l'étude des valeurs pour comprendre les phénomènes dont il a été brièvement question. La situation canadienne représente un cas d'espèce d'autant plus intéressant et significatif à cet égard que le Canada a été très tôt compromis dans l'importation et l'adaptation du cadre keynésien, avec le résultat que le largage de cette forme d'interventionnisme a représenté une révision majeure de son économie politique, une révision qui, à son tour, a préparé et facilité la négociation d’un accord de libre-échange avec les États-Unis. Dans ces conditions, une analyse consacrée à l'étude des fondements axiologiques de la nouvelle économie politique sanctionnée par ces deux partenaires historiques pourrait s'avérer un préalable intéressant pour comprendre les transformations en cours à l'échelle continentale en Amérique à l'heure actuelle, c'est-à-dire pour expliquer la transformation en cours au niveau international où l'unanimité autour du multilatéralisme fondé sur le principe d'égalité de traitement le cède devant la montée des nouvelles « forteresses » économiques.

Un retour en arrière

L'édification de l'ordre économique d'après-guerre est indissociablement liée à deux ensembles de facteurs : des facteurs géopolitiques et des facteurs axiologiques. Pour cerner les fondements de cet ordre, [5] nous avons à tenir compte de la position hégémonique occupée, en particulier, par deux pays anglo-saxons, et de l'ascendant qu'ont exercé les théories et les projets sociaux avancés par des économistes comme Lord Keynes ou Lord Beveridge en Angleterre, ou comme Alvin Hansen aux États-Unis. À cet égard, il est intéressant de rappeler que tant la mise en place des institutions internationales, que la cohérence qui avait été tissée entre elles étaient toutes deux articulées à la défense du multilatéralisme de la part des États-Unis, du Royaume-Uni et de l'URSS. Cet ascendant théorique et programmatique devait être remis en cause à partir du moment où les pays anglo-saxons connaissaient un déclin relatif de leur économie et que leur position hégémonique à l'intérieur de l'économie mondiale était remise en question. L'entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun, en 1973, portera un coup décisif à cette solidarité ; elle viendra surtout mettre fin à l'hégémonie du « triangle de l'Atlantique nord », conceptualisé quelques décennies plus tôt par Brebner, et elle contribuera à détacher désormais le Canada de sa mission transatlantique en le rapprochant irrémédiablement des États-Unis. Deux conséquences de cet effondrement des relations triangulaires sont importantes pour notre propos : premièrement, les États-Unis devront désormais assumer seuls le poids de la redéfinition des paramètres de la gestion macro-économique aux niveaux national et international ; deuxièmement, le Canada verra sa marge de manœuvre théorique et tactique considérablement réduite. En définitive, la rupture du « triangle » anglo-saxon contribuera à isoler les États-Unis et le Canada de la Communauté européenne et des modalités d'intégration appliquées au sein de la Communauté ; elle contribuera ainsi à accroître la pression en faveur de la mise au rancart des thèses keynésiennes dans la mesure même où ni les États-Unis ni le Canada n'envisageront, à l'instar de l'Europe des douze, d'internationaliser les acquis de l'État providence au niveau continental (Gurvitch, 1944). L'un ne va d'ailleurs pas sans l'autre : la faillite du keynésianisme au niveau international devait tôt ou tard emporter la légitimité du recours aux politiques keynésiennes au niveau national. Or, ce réajustement apparaîtra moins difficile à réaliser aux États-Unis dans la mesure même où le keynésianisme bénéficiait d'un soutien politique et idéologique mitigé, tandis qu'il conduira au déclenchement d'un débat de société beaucoup plus important et déchirant au Canada, où les thèses de Keynes jouissaient d'un ascendant certain sur les politiques économiques aux niveaux tant fédéral que provincial. Nous reviendrons en conclusion sur les importantes différences entre les cas européen et nord-américain que ce genre d'approche permet de cerner ; au préalable, nous nous pencherons sur la question du renversement [6] des paramètres keynésiens aux États-Unis et au Canada dans la foulée de l'accession de Ronald Reagan à la présidence, au début de la précédente décennie.

La « révolution » conservatrice

Il ne fait plus de doute que l'arrivée de Ronald Reagan à la Maison-Blanche, en janvier 1981, marque le début d'une véritable « révolution » caractérisée par le recours à la triade privatisation, déréglementation, réduction gouvernementale, et théorisée au préalable à l'occasion d'une redéfinition des paramètres du libéralisme (Phillips, 1983). Bien sûr, dans ces conditions, c'est donc en un sens à la fois métaphorique et mythique que l'on doit entendre l'expression de « révolution » utilisée par certains adeptes du reaganisme (Berger, 1985). Mais cela est secondaire ; ce qu'il importe de retenir, c'est bien l'ampleur de la reconversion intervenue à l'intérieur même de la société américaine autour d'une réinterprétation conservatrice des idées de base du libéralisme et du laisser-faire en vue d'accroître ainsi la pertinence et la validité de l'ordre du marché à l'encontre de l’accumulation des interventions de la part des pouvoirs publics.

Sans prétendre épuiser un phénomène historique aussi complexe, nous pouvons néanmoins poser quelques jalons : si les années 50 sont caractérisées par un déploiement du conservatisme aux niveaux militant, politique, idéologique, social ou intellectuel, l’ascendant que parviendront à exercer les courants de droite ne sera pas acquis sans luttes, surtout à l'intérieur des mouvements sociaux et des syndicats en particulier. Par ailleurs, la droite radicale subira deux revers importants avec la mise au rancart du maccarthynisme et l'interdiction du Ku Klux Klan par la Cour Suprême (Foster et Epstein, 1964). Les années 70 apparaissent ainsi, en rétrospective, comme une étape marquée par une certaine prééminence, aux niveaux social, politique et idéologique, des idées et des pratiques réformistes. Qu'il s'agisse des projets engagés sous l'égide de la « société juste » et de la « grande société », sous les présidences de John F. Kennedy et de Lyndon B. Johnson respectivement, ou du constant souci d'engager le gouvernement national dans l'allègement des contradictions sociales, toute cette période est marquée du sceau de l'intervention étatique dans l'économie et la société. Engagés entretemps dans une lutte intellectuelle et militante de longue haleine, contre ce qu'ils interprètent comme une dérive hors des paramètres d'un libéralisme classique susceptible de les mener sur la « route de la [7] servitude » (Hayek, 1944), les « ultra-conservateurs » mettent en place et consolident les moyens de diffusion de leurs idées, tout en concentrant leurs énergies sur la formation idéologique de la génération montante en investissant les campus universitaires, reprenant à cette occasion une stratégie qui avait été mise au point par les darwinistes de gauche et autres progressistes de la génération précédente durant les années 30 et 40 surtout (Kitch, 1983). Le résultat concret et probant de ces initiatives sera, comme le souligne William R. Harbour dans The Foundations of Conservative Thought (1982), qu'après deux décennies d'engagements militants, académiques et intellectuels soutenus, les « ultra-conservateurs » en viennent bel et bien à occuper l'avant-scène avec l'arrivée au pouvoir du Parti républicain, ayant à sa tête Ronald Reagan. En effet, aux États-Unis, ce sont moins les détenteurs du pouvoir qui manipulent les tenants et les aboutissants de la nouvelle philosophie politique, que des intellectuels organiques qui n'occupent pas forcément les antichambres du pouvoir, même si leur influence sur la gouverne politique et la gestion sociale est déterminante. Témoigne d'ailleurs de cet ascendant le fait que le président Reagan disposait de quelque 329 conseillers économiques et politiques (Anderson, 1988). Ces prémisses établies, nous allons maintenant développer l'argumentation à partir de quatre sous-thèmes consacrés respectivement à la crise économique, la rupture d'avec un cadre antérieur, le retour aux idées de base et les fondements de la nouvelle démarche.

La crise

Peut-être qu'à force d'avoir été employé, le mot « crise » s'est usé au point de s'avérer inutilisable pour caractériser un moment spécifique dans l'évolution du capitalisme. Mais il n'en demeure pas moins que ce qui se profile à l'horizon des années 80 apparaît encore plus menaçant que ce qui avait surgi antérieurement. Plus que le passage de l'inflation à la stagflation au début des années 70, plus que l'irruption des chocs pétroliers, à compter de 1973, et les difficultés inhérentes à la gouverne des démocraties, plus que l'endettement des pays du tiers-monde et le problème des remboursements qui surgissent à la fin de la décennie, c’est le lent glissement de la puissance économique américaine dans le monde qui explique le mieux que la notion de crise ait été désormais investie d'une densité nouvelle. Cette crise-là ne pourrait plus être surmontée en ayant recours aux mécanismes éprouvés d'intervention, en l'occurrence à l'État, précisément parce que l'État lui-même contribuerait à approfondir la crise ; quelle que soit la [8] validité heuristique de ce raisonnement, c'est en tout cas celui que tiennent les apologistes du libéralisme à l’époque. En un sens, la crise dont il est depuis lors question s'avérerait d'autant plus grave qu'il faudrait désormais envisager un renversement décisif pour la résoudre. Ce renversement implique deux choses : d'une part, l'abandon des théories déficitaires, au premier rang desquelles il convient de placer toute forme d'interventionnisme, au profit du raffermissement de l'ordre de marché et de ses exigences ; d'autre part, la mise au point des stratégies de retrait de l'État, de renforcement de l'entreprise privée et de valorisation des opportunismes individuels.

La rupture

Le modèle interventionniste a été, durant les décennies qui ont suivi la présidence de F. D. Roosevelt, un lieu privilégié de négociation des compromis idéologiques et sociaux. C'est ainsi qu'employeurs et employés, patrons et ouvriers, organisations patronales et syndicats avaient pu, autour d'une adhésion minimale à l'étatisme, engager une panoplie impressionnante d'accommodements économiques et sociaux. En rétrospective, il s'agit sans doute là d’un âge d'or du capitalisme de collaboration où les partenaires sociaux s'entendent pour nouer des compromis en misant sur les capacités rédemptrices d'une croissance économique soutenue par les politiques économiques, sociales et budgétaires de l'État. Or, ces compromis viennent buter sur la crise économique de la fin des années 70, avec le résultat qu'en Angleterre, aux États-Unis, de même qu'au Canada — voire au Québec — ce sont des gouvernements généralement connus pour leur parti pris plus ou moins social-démocrate qui ont une première fois recours à de nouvelles mesures fiscales et budgétaires d’austérité. À cet égard, il n'est peut-être pas inutile de rappeler qu’aussi bien le Labour Party en Angleterre, les démocrates aux États-Unis, les libéraux au Canada — tout comme les péquistes à Québec — avaient suivi cette voie qui sera reprise, approfondie et systématisée par les pouvoirs de droite qui leur succéderont en 1979, 1981, 1984 et 1985 respectivement. Le président Reagan donne le ton en prononçant cette phrase célèbre dans son discours d'inauguration, en janvier 1981 : « Government is not the solution to our problem... government is the problem ». Selon cette approche, si l'on retourne les taxes aux hommes d'affaires et si l'on réduit la taille du gouvernement, on accroît l’incitation au travail et la propension à épargner, en conséquence de quoi l'investissement progresse, la productivité augmente et l'inflation tombe. À ce moment-là, l'économie américaine est toujours en pleine récession : en janvier [9] 1981, les taux d’intérêt privilégiés oscillent autour de 20 %, l’inflation annuelle se maintient à 12 % et, en décembre, le taux de chômage atteint 8,8 %, ce qui signifie que plus de 9 millions d'Américains sont sans emploi. Dans le premier budget qu'il soumet au Congrès, en février, le président propose la plus importante réduction d’impôt de toute l'histoire des États-Unis, de même que de profondes coupures dans tous les domaines d’intervention de l’État, à part la Défense. Ainsi, le budget prévoit des coupures de l'ordre de 35,2 milliards de dollars pour la seule année 1982, et des réductions de 130,6 milliards de dollars pour la période 1981-1984. Parmi les mesures fiscales annoncées, la plus importante est une réduction des taux d'imposition personnels de l'ordre de 30 % sur trois ans, l'ensemble de ces mesures devant priver le Trésor d'environ 749 milliards de dollars en cinq ans. Si, dans un premier temps, les initiatives du président semblent avoir quelques effets sur des indicateurs comme le niveau d'inflation, qui se met à décroître, par contre, il apparaît très tôt que l'engagement d'équilibrer le budget dès 1984 est irréalisable et que, bien au contraire, avec l'approfondissement de la récession en 1981-1982, le déficit prévu est désormais fixé à 100 milliards de dollars, tandis que le taux de chômage atteint un sommet inégalé depuis la Seconde Guerre mondiale (10,8 %), ce qui porte à plus de 12 millions le nombre des sans-emploi. L'année suivante, on prévoit un déficit budgétaire de 182 milliards de dollars et l'on pense atteindre les 300 milliards en 1988 si aucun ajustement majeur ne se produit. Il apparaît de plus en plus clairement, pour les deux chambres, le Sénat et la Chambre des représentants, que la politique économique du président est intenable. Pour réduire le déficit, on se résout donc à opérer des coupures budgétaires et, surtout, à accroître les impôts de 98,3 milliards de dollars sur trois ans. L’année 1983 est marquée d'abord et avant tout par la reprise économique. Le taux de chômage est à 8,2 % et l'inflation à 3,8 %, même si le déficit budgétaire atteint 195,4 milliards. Malgré son ampleur, ni l'Exécutif ni le Congrès ne semblent prêts à proposer les correctifs qui s'imposent en cette année préélectorale. D'ailleurs, le budget fiscal de 1984 du président, qui prévoit notamment un accroissement de 10 % des coûts de la Défense tout en préparant le gel des autres dépenses nationales, est rejeté tant par les républicains que par les démocrates du Congrès. À la place, celui-ci propose d'augmenter les taxes pour prévenir la majoration du déficit. Ce rapide survol des prévisions économiques déposées entre 1981 et 1984 permet de faire ressortir à quel point l'Exécutif et le Congrès ont été incapables d'engager l'économie sur la voie de la reprise autrement qu'en accumulant les déficits budgétaires.

[10]

Le retour aux idées de base

Il n'y a jusqu'ici, ni dans le repérage de la crise, ni dans la rupture engagée à sa suite, rien de bien particulier qui soit susceptible de distinguer cette mouvance de toutes ces phases où le pouvoir bascule des mains des progressistes, ou de ceux qui se prennent pour tels, dans celles des conservateurs. Or, il faut maintenant relever et mettre en évidence ce qui apparaissait en filigrane antérieurement, à savoir que ce réaménagement dans la gouverne politique et, surtout, dans sa philosophie de base, implique en l'occurrence un retour sur les idéaux qui ont présidé à l'édification de la société libérale. Ce n'est donc pas par hasard si ce sont les États-Unis qui occupent l'avant-scène à cet égard puisque c'est bien la première société à avoir connu une période révolutionnaire au cours de laquelle ont été forgés et formalisés simultanément l'ordre libéral avec sa défense des libertés et le système capitaliste avec sa promotion du progrès économique. L'ampleur du débat actuel autour des paramètres du néolibéralisme est sans commune mesure avec des affrontements intellectuels précédents. Qu'il suffise, pour illustrer ce fait, de rappeler que l’ouvrage de John Rawls, A Theory of Justice (1971), dont on peut dire qu'il a été un des déclencheurs de ces discussions, aurait été le livre de philosophie politique le plus diffusé au XXe siècle. Wolff pouvait écrire à son sujet quelques années plus tard, que les interventions, critiques et confrontations autour des thèses de Rawls ne se dénombraient plus (Wolff, 1977, 212). À leur tour, certaines réponses apportées aux thèses de Rawls sont devenues de véritables classiques du néolibéralisme ou du néoconservatisme ; il n'est que de mentionner les noms de Robert Nozick (1974) ou James M. Buchanan (1975), parmi d'autres, pour s'en convaincre. Au demeurant, la polémique a gagné à peu près tous les pays, depuis le Canada (Lemieux, 1988), la France (Audard, 1988) ou le Mexique (Villarreal, 1984), en passant par l'Allemagne (Habermas, 1983), la Belgique (Ladrière et Van Parijs, 1984) et les pays du bloc socialiste. Jamais aura-t-il été tellement question de remettre à l'ordre du jour la défense de l'individualisme, du contractualisme, de revalider la société civile et de confronter l'omnipotence de l'État (Donner et Peters, 1979) ou encore, de critiquer le néolibéralisme (Villarreal, 1984). Même si l'actuel retour aux préceptes de base de la société civile opère dans un tout nouveau contexte par rapport à celui qui prévalait au temps des fondateurs, puisque l'individualisme anthropocentrique envisagé alors se trouve en quelque sorte universalisé à la suite de l'orientation prise par les sociétés actuelles, sous la poussée d'un vaste processus de démocratisation des implications sociales et interindividuelles intervenu sous l'égide des États [11] contemporains, il n'en reste pas moins que la revendication de la liberté individuelle participe aussi d’une vaste nostalgie des temps de la fondation car, on ne dira jamais assez à quel point cette liberté recherchée, est instrumentale : il s'agit bel et bien d'opportunités et d'opportunismes, de telle sorte qu'à l'occasion de l'actuelle remontée dans le temps et dans la théorie, il n'est pas du tout acquis que l'on doive considérer les libertés et les égalités avec toute l'extension qu'elles revêtent aujourd'hui, ou si l'on ne devrait pas plutôt revenir à une définition étroite des termes. C'est vraisemblablement pourquoi le néolibéralisme remet en cause la production des biens publics et la dispense des services sociaux (Gwartney et Wagner, 1988).

La poursuite du bonheur individuel

En première approximation, il pourrait paraître que la finalité recherchée dans les bouleversements en cours demeure en suspens, en ce sens que les objectifs visés ne sont plus explicites comme c'était le cas, en particulier, au moment de la définition des paramètres keynésiens qui présupposaient un accord minimal autour d'objectifs sociaux comme la recherche du plein emploi et la réduction des inégalités salariales et sociales. Pourtant la Constitution américaine de 1776 enchâssait la poursuite d'un bonheur individuel en tant que but premier et ultime de la société et de la gouverne politique. Elle représente jusqu'à ce jour la formalisation juridique la plus poussée de la finalité « historique » d'un régime de production privatisé à l'extrême. Dans ces conditions, un retour sur les idées fondatrices impliquerait nécessairement la défense et l'illustration d'une société civile arrimée à l'institution de la propriété privée contre toutes les « tentations totalitaires » qui viendraient obligatoirement avec les prétentions « socialisantes » des pouvoirs publics dans leur ensemble et du gouvernement en particulier (Friedman, 1961 ; Murray, 1990). On aura d'ailleurs la plus éclatante illustration de ceci à la lecture du plus récent Economic Report déposé par le président Bush en 1991 où la question de la défense et de l'accroissement des droits de propriété apparaît comme la finalité dernière du développement et de la croissance économiques.

La conjoncture au Canada

En nous tournant du côté du Canada, nous allons faire valoir que les années Trudeau représentent une rupture significative avec la [12] situation qui prévalait antérieurement, tandis que les années Mulroney enclenchent et marquent un retour vers la consolidation d'une économie politique anglo-américaine et, par voie de conséquence, elles conduisent au raffermissement et à la consolidation d'un bloc économique nord-américain. Cela dit, le second énoncé pose moins de problèmes théoriques et empiriques que le premier, mais nous allons quand même les étudier dans l'ordre.

Les années Trudeau

Il ne suffit pas de prendre acte de la rupture que représenteraient les années 1968-1984, qui ont marqué le passage au pouvoir de Pierre Elliott Trudeau ; il faudrait encore aligner les points de clivage et expliquer les fondements des mesures proposées. Afin de parer au plus pressé, il conviendrait sans doute de relever que les gouvernements de Trudeau ont à peu près systématiquement développé une approche qui les plaçait d'emblée en discontinuité par rapport aux initiatives antérieures et nulle part cette discontinuité n’est-elle plus révélatrice que dans les relations internationales vis-à-vis des États-Unis. Dès son arrivée au pouvoir, en 1968, Trudeau devait stigmatiser et dénoncer l’état des relations asymétriques qu'entretenaient les États-Unis avec le Canada. On peut aller encore plus loin et envisager l’ensemble des initiatives internationales et même nationales de Trudeau sous l'angle de l'expression d'une volonté arrêtée d’arracher le Canada au « triangle nord-américain » d'une part, à son engagement dans une solidarité de base anglo-américaine d'autre part (Lizée, 1990). Comment expliquer autrement, non seulement les politiques économiques nationalistes, mais surtout la politique d'immigration, l'approche multiculturaliste appliquée au niveau infra-national, la « troisième option », ou la canadianisation des industries culturelles ? Prises une à une, en effet, ces initiatives semblent participer à la mise en place d'un dessein national et, en général, l'interprétation ne pousse pas plus loin. Or, le cumul même des innovations et des ruptures devrait nous conduire à repérer derrière cette interprétation linéaire un renversement beaucoup plus significatif (Axworthy et Trudeau, 1990). Les gouvernements dirigés par Trudeau ont cherché à faire accéder le Canada à une personnalité internationale distincte, c'est-à-dire en rupture avec le passé du pays et, surtout, en rupture avec ses alliances anglo-américaines historiques. Sous cet angle, la politique nationale de Trudeau ne devait pas seulement lui aliéner les Québécois, mais également les Anglo-canadiens, un effet dont on sous-estime en général toute la portée politique [13] et sociale. D'ailleurs, le dernier, et le plus triste, de ces épisodes s'est produit dans les quelques semaines qui ont précédé la démission de l'ex-premier ministre à l'hiver 1984, épisode au cours duquel il s’était cru autorisé à assumer un rôle de pacificateur des nations, rôle qui l'avait conduit à se faire l'apôtre du désarmement auprès des grands de ce monde. On connaît la suite : éconduit de capitale en capitale, si ce n'est auprès de feu Ceausescu, entre autres, Trudeau devait rentrer bredouille en ses propres terres. Il démissionnait fin février de cette même année. Par ailleurs, nous n'avons pas encore évoqué en ces lignes la question du Québec, peut-être tout simplement parce que le défi posé par le nationalisme québécois n'avait pas plus de place dans ce genre de théorisation que celui posé par la survivance d'une ethnie anglo-saxonne, d’où d'ailleurs le recours au multiculturalisme en tant que stratégie qui aurait eu la vertu de renvoyer dos à dos les revendications nationalistes issues des deux peuples dits « fondateurs ». On oublie peut-être trop facilement que, en fin de piste, Trudeau était à peu près aussi conspué au Canada anglais qu'il l'avait été au Québec, ce qui confirmerait que la vision du Canada portée par le gouvernement ne correspondait ni aux aspirations des uns, ni à celles des autres. En ce sens, l'héritage le plus significatif du gouvernement Trudeau aura été la constitutionnalisation d’une Charte canadienne des droits et libertés en 1982 (Bélanger et Brunelle, 1989).

Ces considérations ne seront pas développées ici, elles appartiennent à une autre analyse et, si nous les avons soumises, c'est essentiellement aux fins de préciser les tenants et les aboutissants de la situation ou de la conjoncture présente, sur laquelle nous nous attarderons maintenant.

Les années Mulroney

La première chose qui frappe avec l'arrivée au pouvoir de Brian Mulroney, en septembre 1984, ce n'est pas l'ampleur de la défaite des libéraux, mais bien le fait qu'il s'agit là d'un profond réalignement en vertu duquel le front des pays anglo-saxons de l'Atlantique nord se trouve désormais reconsolidé. Après la prise de pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, celle de Ronald Reagan aux États-Unis, pour la première fois depuis la fin des années 50, trois formations politiques aux multiples affinités idéologiques et programmatiques se trouvent concurremment placées dans une position hégémonique à l'intérieur des trois pays concernés. Cette seule isomorphie politique aura été trop extraordinaire pour n'avoir pas été [14] l'occasion rêvée de préparer un nouvel ordre économique et social à l'échelle des trois pays. Déjà, la difficulté d'expliquer ce parallélisme constitue un sujet d'analyse en soi, car il faut moins invoquer le hasard à cette occasion que chercher à repérer les canaux plus ou moins occultes à travers lesquels ont pu émerger ces alternatives, avec leur étonnante parenté programmatique (Anderson, 1988). Mais c'est moins cet aspect de la question que nous retiendrons que le résultat atteint. En effet, en rétrospective, si la signature d'un accord de libre-échange canado-américain est liée en partie aux affinités interpersonnelles entretenues par le président des États-Unis et le premier ministre du Canada, affinités déployées au grand jour lors du sommet de Québec en mars 1985, il faudrait surtout parvenir à repérer, au-delà ou en deçà de l'événement, l'expression d'une volonté plus précise ou plus déterminée de raffermir l'ascendant d'une véritable pax anglosaxonia sur les affaires mondiales. Le Canada n'a pas connu, comme ce fut le cas aux États-Unis, un débat de société équivalent qui aurait porté sur l'enjeu de la redéfinition du contenu des valeurs de base. En ce sens, la critique de l'État providence et celle des effets sociaux pervers de l'interventionnisme sont demeurées somme toute des questions polémiques qui n'ont eu d'effet que dans la mesure où elles ont été la reprise des débats conduits aux États-Unis. Ce phénomène d'imitation est d'autant plus étonnant que le gouvernement conservateur entreprenait une restructuration beaucoup plus profonde des institutions économiques canadiennes en s'engageant sur la voie des réformes qui allaient dans le sens de la redéfinition des rapports entre l'État et l'économie, que ce n'était le cas aux États-Unis où l'interventionnisme étatique n'avait jamais reposé sur une unanimité comparable (Abele, 1991). Autant les débats sociaux sont demeurés partisans et liés aux prises de position des principaux partenaires sociaux — patronat d'un côté, les syndicats et les groupes sociaux de l'autre — autant la redéfinition des valeurs en tant que telle a été concentrée entre les mains d'un nombre restreint d'intervenants parmi lesquels il convient d'en retenir essentiellement deux : les juges de la Cour suprême du Canada et les rédacteurs du Rapport sur l'Union économique et les perspectives de développement du Canada. Le rôle des premiers dans la réinterprétation des nouvelles valeurs sociétales leur venait essentiellement de la mission qu'ils s'étaient vu confier par le constituant au moment du rapatriement de la Constitution et de l'enchâssement de la Charte canadienne des droits et libertés, en 1982, tandis que celui des seconds relevait du mandat qui leur avait été confié, cette même année, d'étudier l'applicabilité de la nouvelle Constitution dans le domaine de l’économie. Il ne faut donc pas chercher, dans les débats politiques conduits en ces [15] années au Canada, la redéfinition du contenu des valeurs de base sur lesquelles allaient ensuite venir s'appuyer des initiatives aussi importantes que l'a été l'ouverture de négociations de libre-échange avec les États-Unis, mais il faut plutôt repérer cette redéfinition auprès des deux organismes qui ont été mandatés pour procéder à cette révision. Les jugements de la Cour suprême du Canada développent progressivement le contenu des nouvelles valeurs sociales et individuelles qui s'imposent désormais comme référent obligé dans la définition d'un ethos canadien ; celles-ci justifient la renonciation au keynésianisme et légitiment le recours au libre-échangisme.

Le rôle des groupes de pression

Entre temps, c'est-à-dire en deçà des transformations intervenues sur la scène politique, l'enjeu de la continentalisation des économies canadienne et états-unienne n'a pas fait relâche et, pour le comprendre, il convient de suivre le filon d'une problématisation portée, en particulier, par deux organismes : le Canadian American Committee (CAC) et le British-North American Committee, même si d'autres groupes de pression ou d’autres pompes-à-idées — think tanks — comme le Conference Board, le Brookings Institute, le Hudson Institute, le Business Roundtable, le Fraser Institute, entre autres, ont également joué un rôle important à cet égard. Le Canada-American Committee a été mis sur pied au plus fort de la guerre froide, en 1957, suivant l'initiative de deux groupes de pression : le National Planning Association ayant son siège social à Washington et le Private Planning Association of Canada (PPA) qui avait autrefois son siège social à Montréal. En 1973, le CD Howe Research Institute est mis sur pied à la suite de la fusion du PPA et du CD Howe Memorial Foundation ; il a aujourd'hui son siège social à Toronto. Antérieurement, en 1968, le British-North American Committee (BNAC) est créé, cette fois encore à l'instigation du National Planning Association et du CD Howe Research Institute, auxquels s’adjoint le British-North American Research Association de Londres. Le CAC et le BNAC opèrent et fonctionnent de la même façon ; ils rassemblent en leur sein une imposante panoplie de représentants des milieux d'affaires, des syndicats et des milieux professionnels ; ils produisent des études sur l'économie politique des trois pays et émettent des énoncés de politiques. Leur ascendant ne vient pas seulement de leur membership, il est lié surtout à la défense et à la propagation des valeurs communes ; dans tous les cas, la même finalité est visée, à savoir l'intégration la plus poussée entre les économies. Déjà, en 1965, le CAC publiait A [16] possible Plan for a Canada — U.S. Free Trade Area tandis que, tout au long des années 70, le CAC n’avait de cesse de dénoncer les difficultés d'instauration de relations plus étroites entre les États-Unis et le Canada. À cet égard, il s'est fait le défenseur de la négociation d'un accord de libre-échange entre les deux pays. Dans un énoncé de politique publié quelques mois après le Sommet de Québec, tenu en mars 1985, le CAC engage les autorités politiques des deux pays à négocier un accord commercial bilatéral. Il précise d'ailleurs la stratégie proposée en ces termes :

[...] creation of new trading opportunities in the North American Market place would encourage many firms in both countries to improve productivity and enhance product quality and thus, become better able to meet offshore compétitive challenges. (CAC, 1985, 5-6)

Ce genre de prise de position tranche nettement sur la démarche du CAC à la fin des années 50, en particulier, alors que la question de l'approvisionnement de l'industrie américaine en ressources naturelles était seule placée au centre des débats. Tout se passe alors comme si, à la défense d'un continentalisme passif qui prévalait antérieurement, on substituait désormais la recherche d'une intégration consciemment planifiée et négociée aux fins de rétablir la position hégémonique d’une économie nord-américaine sur le monde. Entre-temps, l'ouverture du dossier du côté du Royaume-Uni, à compter de 1969, aura moins eu pour effet de ranimer la création d’un éventuel libre-échange nord-atlantique — le North-Atlantic Free Trade Area proposé par l'économiste Harry G. Johnson — que de développer une approche commune à des questions comme l'innovation industrielle, le partage des coûts de la défense ou le renouvellement des infrastructures. En terminant, ce qu'il convient de tirer de ces rapides incursions, c'est que l'enjeu axiologique de l'intégration, en Amérique du Nord en tout cas, est soutenu et porté essentiellement à l'instigation de groupes privés, davantage qu’il ne l'est par les pouvoirs publics.

Conclusion

Les études et analyses sur les rapports et différences entre les États-Unis et le Canada se sont multipliées ces dernières années. Cependant, si la démarche sociologique d'un S. M. Lipset (1986), comme celle, plus ancienne, de Herschel Hardin (1974) sur la culture économique, permettent de relever des ressemblances et des différences [17] sociétales intéressantes, c'est surtout du côté de la redéfinition des valeurs que les résultats pourraient s'avérer les plus probants, si ce genre d'analyse pouvait permettre de cerner le phénomène de l'adaptation des valeurs américaines au contexte canadien. Si l'on connaît bien la nature des rapports économiques entre les deux pays, l'importance des échanges intrafirmes et la politique de sous-traitance à laquelle se sont pliées les élites économiques canadiennes, on omet par contre d'accorder toute l'importance requise à des processus de cette nature qui ont contribué à placer les élites canadiennes dans une situation pour le moins paradoxale, c'est-à-dire à confondre les dimensions domestiques et internationales de la politique économique ou, pour formuler le problème comme l'ont fait Flaherty et McKercher (1986), à assumer que la politique domestique américaine soit l'envers de leur politique étrangère et, à l'inverse, que la politique étrangère américaine soit l'avers de leur propre politique intérieure. Or, étant donné la difficulté historique, pour les gouvernements canadiens, d'intervenir de plain-pied dans la définition d'une politique étrangère nord-américaine puis panaméricaine, le risque est grand que le Canada en vienne à intégrer la politique domestique américaine au cœur même de la définition de sa propre économie politique non seulement au niveau interne mais aussi au niveau extérieur. Cette forme tout à fait unique d'intégration n'a plus grand-chose à voir avec celle en cours en Europe de l'Ouest par exemple. Dans ces conditions, si l'économie nord-américaine et anglo-saxonne répond à la définition de la notion de bloc économique, cette notion n'a plus le même sens dans les deux cas. Il suffit seulement d'envisager une ouverture de cet espace et l'intégration de l'économie mexicaine pour s'en rendre compte. Non seulement cette éventualité est-elle soutenue par les États-Unis à l'heure actuelle, mais la position du Canada dans cette négociation est ambiguë et distante au plus haut point. Dans ce cas-ci, la filière anglo-saxonne semble jouer à plein du point de vue du Canada en tout cas où, confiant dans cette solidarité de base, on est porté à considérer cette ouverture au Sud comme une initiative internationale des Américains qui ne devrait pas affecter les rapports domestiques entre les deux pays. Ici encore, la notion de bloc économique revêt un sens limité, avec le résultat que, depuis le Canada, l'idée que le concept puisse accommoder les Mexicains et leur économie n’a pas vraiment ébranlé les convictions de départ. Et pourtant, toutes proportions gardées, l'intégration de l'économie mexicaine au bloc nord-américain n'est pas sans évoquer le problème posé en Europe récemment par l'enjeu de l'« encastrement » d’une Allemagne unie dans le Marché unique. Faut-il rappeler, entre autres indicateurs, que la population de l’Allemagne de l'Est compte 20 millions d'habitants et celle du [18] Mexique, 80 ? Faut-il relever que les Mexicains sont actuellement les troisièmes partenaires commerciaux des Américains, après le Canada et le Japon ? Aux prises avec une économie en déclin, le gouvernement canadien s'est contenté d'une définition complaisante de ses relations avec les États-Unis ; en jonglant comme il le fait avec une approche aussi sélective de ses rapports de voisinage, il est en bonne voie de faire la preuve que le pays ne méritait pas le statut de grande puissance qui lui est échu dans les années 80, au moment de son accession au groupe des sept principaux pays industrialisés. Cette incapacité risque de précipiter le glissement en cours au lieu de convaincre les partenaires du Canada de ses capacités réelles à s'inscrire de manière significative et autonome dans la construction d'un nouvel ordre économique continental, de concert avec les Mexicains aujourd'hui, avec les Vénézuéliens ou les Brésiliens demain. Par comparaison, les pays de l'Europe de l'Ouest auront fait preuve d'une maturité et d'une détermination beaucoup plus soutenues puisque leur projet d'intégration procède selon les exigences d'un cheminement critique serré même si, on s'en souvient, les modalités d’intégration des nouveaux partenaires ont soulevé parfois des déchirements, comme ce fut le cas jusqu'à l'acceptation de la candidature de la Grande-Bretagne en 1973.

En terminant, l'étude que nous avons engagée sur les valeurs qui soutiennent le processus de l'intégration entre le Canada et les États-Unis nous permet de souligner deux choses : premièrement, une différence profonde sépare les processus d'intégration en cours en Amérique du Nord et au sein de l'Europe communautaire, dans la mesure où il s’agit, dans le premier cas, d'étendre le périmètre d'application des valeurs de base qui prévalent aux États-Unis aux autres partenaires, tandis qu'au sein de l'Europe des douze, il s'agit de construire de nouvelles valeurs communes, une tâche qui revient, entre autres institutions, à la Cour de justice des Communautés ; deuxièmement, une différence significative sépare les modalités de l'intégration du Canada au périmètre d'influence des États-Unis, de celles qui prévalent actuellement dans l’intégration du Mexique et qui prévaudront demain lors de l’intégration de l'un ou l'autre partenaire latino-américain. Cette différence tient à ce que nous avons identifié comme une solidarité axiologique anglo-saxonne qui ne pourra pas, par définition, être sanctionnée par ces nouveaux partenaires d'un grand marché panaméricain et qui pourrait leur accorder une marge de manœuvre là où le Canada a renoncé à conserver la sienne.

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NOTES SUR LES AUTEURS

Dorval BRUNELLE est professeur au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est également codirecteur du Groupe de recherche sur la continentalisation des économies canadienne et mexicaine et auteur de nombreuses publications sur les processus d'intégration nord-américain et européen et le néolibéralisme.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 19 janvier 2021 13:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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