Introduction
Est-ce une preuve nouvelle des progrès de la sociologie que cette attention accordée par les sociologues récents aux fondateurs et aux initiateurs de leur science ? C'est comme si l'on voulait mesurer avec une précision accrue le chemin parcouru jusqu'ici afin de mieux orienter les prochaines étapes de la discipline. Cette tendance s'observe en maints pays et elle se traduit par un intérêt renouvelé pour tout ce qui touche à l'histoire de la sociologie. Aux États-Unis et en France notamment, on a vu paraître ces dernières années de nombreuses monographies sur l'œuvre des précurseurs de la sociologie moderne. Du côté français, les travaux de Comte, de Le Play, de Durkheim, de Lévy-Bruhl bénéficient d'une attention toute particulière [1].
Le Canada, qui, par ses facultés universitaires surtout, est entré résolument dans le mouvement sociologique actuel, sera également curieux de relier ses progrès d'aujourd'hui aux travaux des premiers sociologues du pays. Quelques essais ont été publiés sur notre littérature sociale [2] ; mais un immense travail reste à faire. Nous connaissons encore mal la plupart des chercheurs qui ont lentement et laborieusement frayé la voie à la sociologie canadienne. Que savons-nous de précis, par exemple, sur l'ensemble des travaux d'Étienne Parent, d'Errol Bouchette, d'Edmond de Nevers, de Léon Gérin ?
Il serait du plus haut intérêt de reprendre l'œuvre de tous ces pionniers, de souligner les constantes et les progrès d'un auteur à l'autre et de rechercher par quelles filiations ils ont pu être influencés par les sociologues européens ou américains de leur époque. Le Canada s'est éveillé lentement à la sociologie moderne ; mais, une fois engagé dans cette voie, il se rend compte que des initiateurs de grand talent avaient eu, chez lui, le mérite de préparer et de rendre possibles les développements actuels.
Le plus remarquable parmi ces initiateurs nous semble être Léon Gérin. Tant par l'abondance et l'ampleur de son œuvre que par ses rapports étroits avec l'École française de la Science sociale, il mérite l'attention de l'historien de la sociologie. Le sociologue canadien découvre, à travers son œuvre, les continuités qui s'établissent entre les premières recherches entreprises au pays et les cadres d'une école française bien connue. Le sociologue européen, pour sa part, y retrouvera une version originale de la Science sociale et une réinterprétation canadienne des méthodes de cette École.
Gérin fut disciple de Le Play, mais un disciple de la seconde génération. A ce moment, on le sait, les adeptes de l'École s'étaient scindés en deux branches distinctes, sinon opposées : on eut d'une part le groupe plus conservateur de la Réforme sociale et, de l'autre, le groupe de la Science sociale, qui rallia les tenants de la méthode d'observation [3].
C'est à ce dernier groupe, nettement sociologique que se rattachait Gérin. La séparation de la nouvelle École de l'ancienne avait eu lieu en 1885, l'année qui précéda l'arrivée de Léon Gérin à Paris. Henri de Tourville et Edmond Demolins sont les deux noms qui dominèrent la première phase de l'École de la Science sociale. C'est par eux surtout que Gérin découvrit la Science sociale.
De retour au pays, Léon Gérin s'appliqua à la recherche sociologique selon les procédés de la Science sociale. Après avoir pratiqué quelque temps la méthode de la Science sociale, il sentit le besoin de remanier, en les adaptant aux besoins du pays, des cadres de recherche qui ne le satisfaisaient plus qu'à demi. Il reprit donc à sa base même le problème des méthodes de recherche en sociologie. Son apport est ici tout à fait original. Gérin trouva tout de suite à Paris d'enthousiastes partisans qui secondèrent ses travaux méthodologiques et ses recherches furent publiées en bonne partie par la revue de la Science sociale.
Remarquons que l'intérêt de ces travaux de méthode est tout d'abord pratique car ils expliquent le sens et la portée des recherches empiriques entreprises par Léon Gérin. En prenant connaissance de la synthèse méthodologique de Gérin, on découvrira la clef même de ses oeuvres. C'est à cette tâche que nous nous appliquerons avant tout dans les pages qui suivent. Nous voudrions présenter et analyser systématiquement la méthode de recherche de Gérin en tenant compte des dépendances de l'auteur vis-à-vis de l'École de la Science sociale et en soulignant l'originalité de sa contribution propre.
Notre travail se divisera en deux parties : une introduction à la vie et aux oeuvres de Gérin, une étude détaillée de sa méthodologie.
Nous avons dû allonger un peu notre première partie afin de présenter au préalable un auteur peu connu et difficile à connaître. Aucune monographie d'ensemble n'ayant encore paru sur la vie et l'œuvre de Léon Gérin, il nous était impossible de référer le lecteur à quelque source connue [4].
D'autre part, il nous semble essentiel de connaître, au moins sommairement, les œuvres principales de Gérin, si l'on veut saisir la signification de ses travaux méthodologiques. Il est vrai que Gérin nous a laissé une douzaine d'études théoriques sur sa méthode de recherche ; mais on ne saurait présenter une véritable synthèse de ses principes méthodologiques sans consulter également le reste de son oeuvre en y observant les procédés ordinaires de ses recherches. Gérin a été un théoricien, mais il ne l'a été que dans la mesure où les théories pouvaient guider ses enquêtes.
Le temps n'est pas encore venu d'évaluer définitivement les résultats de ses vastes travaux sur l'histoire sociale ou le milieu canadien. Mais quiconque voudra tenter une appréciation scientifique de son oeuvre devra auparavant faire la critique de ses méthodes. Nous serions donc heureux si, avec cette première synthèse de sa méthodologie, nous pouvions faire avancer d'un pas les études sur un excellent sociologue encore peu connu.
Nous avons puisé nos renseignements biographiques sur Gérin à deux sources principales : les souvenirs recueillis auprès de ses parents et amis, et les confidences nombreuses que l'auteur lui-même nous a faites tout au long de son œuvre.
Nous avons apprécié la bonne grâce avec laquelle la famille Gérin a bien voulu nous entretenir de la vie et de la carrière de l'auteur, ainsi que d'avoir mis à notre disposition la collection privée de ses travaux et de ses manuscrits.
[1] Pour nous en tenir à Frédéric LE PLAY, le « maître » de Léon Gérin, mentionnons l'ouvrage écrit en collaboration lors du Centenaire de la Société d'Économie et de Sciences sociales fondée en 1856 par Le Play lui-même : Recueil d'études sociales publié à la mémoire de Frédéric Le Play. Paris, Éditions A. et J. Picard, 1956.
[2] Mentionnons par exemple : G. LANCTÔT, « Rétrospective d'économie sociale au Canada français », Mémoires de la Société royale du Canada (Volume anniversaire : Rétrospective de cinquante ans 1882-1932) ; - A. SAINT-PIERRE, La Littérature sociale canadienne-française avant la Confédération. Montréal, Éditions de la Bibl. canadienne, 1951 ; - J.-C. FALARDEAU, « Les recherches de sociologie religieuse au Canada », Lumen Vitae, VI (1951) 127-142. - La revue Recherches sociographiques de l'Université Laval annonce heureusement, dès son premier numéro (1960), son intention d'étudier « l'histoire des recherches sociales au Canada français ».
[3] Il existe une certaine confusion lorsqu'on parle des activités et des publications de ces deux Écoles ; voici quelques indications qui pourront orienter le lecteur et lui permettre d'identifier les revues publiées par les deux groupes. La Réforme sociale commença à paraître en 1880. La Science sociale, fondée en 1886, parut jusqu'en 1924. En 1929, une nouvelle revue fut lancée, la Revue d'Économie rurale, mais elle ne survécut que deux ans. En 1931, nouvelle formule, celle de la Revue d'Économie sociale et rurale ; cette revue paraîtra jusqu'en 1935 avec le titre auxiliaire de « La Réforme sociale ». Depuis 1935 jusqu'à nos jours paraissent les Études sociales, en 1935 les deux groupes de « La Réforme sociale » et de « La Science sociale » fusionnent sous le nom de « Société d'Économie et de Science sociales », 83. rue de l'Université, Paris VIIe.
[4] Pour une brève introduction à Léon Gérin on pourra consulter : A. SAINT-PIERRE, « Léon Gérin : un disciple canadien de Frédéric Le Play », Revue trimestrielle canadienne, XXXIX (1953) 127-143. - Nous allions sous presse lorsque M. Jean-Charles Falardeau nous fit part de son étude à paraître dans le deuxième numéro de Recherches sociographiques (1960) sous le titre : « Léon Gérin : une introduction à la lecture de son oeuvre ».
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