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La question des médecines parallèles est un sujet tabou pour la médecine hospitalo-universitaire. En apparence, les médecines parallèles font partie des questions « pas très sérieuses » que la faculté préfère ignorer. Mais est-il raisonnable et scientifique d’ignorer des recours thérapeutiques qui concernent près de la moitié des patients hospitalisés ? Le motif de la futilité n’est à l’évidence qu’un alibi. On constate, en fait, dans les conversations informelles de couloir et de salles de soins, un véritable évitement du sujet, semblable à celui qui touche les questions politiques ou raciales. C’est que l’harmonie est toujours remise en question dans cette microsociété qu’est l’équipe soignante hospitalière. Et un sujet comme celui des médecines parallèles, qui déchaîne presque obligatoirement les passions des « pour » et des « contre », est trop brûlant pour ne pas mettre en péril ce fragile équilibre. Dans toute étude du recours aux médecines parallèles, il y a en effet deux écueils, que les médecins évitent rarement : celui du dénigrement, et celui de l’idéalisation romantique. Le dénigrement consiste à analyser le recours aux médecines parallèles comme le fruit de la naïveté et de l’ignorance. C’est en ces termes, souvent repris de manière à peine tempérée par les biomédecins d’aujourd’hui, qu’un célèbre ouvrage médical du XVIIIe siècle fustige les charlatans qui profitent de la crédulité du peuple :
« Un homme ignorant, fourbe, menteur et impudent, séduira toujours le peuple grossier et crédule, incapable de juger de rien, de ne rien apprécier, qui sera éternellement la dupe de quiconque aura la bassesse de chercher à éblouir ses sens et qui par là même sera friponné par les charlatans tant qu’on les tolérera » (Tissot 1777 : 404). Deux cents ans plus tard, cependant, qui serait capable de distinguer la médecine « scientifique » de l’époque de celle des « charlatans » ? Il y a là matière à réflexion [1]. Même si la science biomédicale s’estime capable de juger de toutes les pratiques de la santé, elle n’est ni infaillible, ni définitive, et les vérités d’aujourd’hui sont parfois les erreurs de demain. Affirmation jalouse de l’autorité du système officiel, aveuglement à ses propres limites, cette attitude participe de la tentation scientiste toujours présente chez le médecin : « L’idéal d’être un ingénieur des corps entre dans la psychologie normale du médecin... Elle marche du même pas que nous, c’est notre ombre » (Gourevitch 1985). Quant à l’idéalisation romantique des médecines parallèles, elle se lit dans ces manifestes prosélytes qui voient en elles un remède à tous les maux, la relation médecin-malade la plus chaleureuse ou la moins paternaliste, et la transcendance miraculeuse du dualisme cartésien entre corps et esprit. Or, on le verra plus loin, le recours aux médecines parallèles est peut-être en fait moins souvent sous-tendu par une adhésion profonde à une philosophie de la santé, ou même par la recherche d’un autre type de relation médecin-malade, plus « humain » ou plus proche, que par la simple quête d’une chance de guérison (ou de mieux-être) supplémentaire.
Comment des personnes hospitalisées, donc souffrant de troubles médicaux la plupart du temps sérieux, et interrogées alors qu’elles subissent des investigations ou des soins exclusivement biomédicaux, se placent-elles entre ces deux positions extrêmes face aux médecines parallèles ? Nous avons pour tenter de répondre étudié le recours aux médecines alternatives dans deux services de médecine interne de la région stéphanoise, l’un situé dans un hôpital universitaire, et l’autre dans une ville de 50 000 habitants éloignée d’une cinquantaine de kilomètres. Des questionnaires étaient distribués aux patients qui les remplissaient de façon anonyme ou non, selon leur désir [2]. Les répondants étaient libres d’ajouter les commentaires de leur choix et pouvaient s’il le souhaitaient avoir un entretien avec l’enquêteur. Cette étude avait pour but de quantifier l’importance du recours aux médecines parallèles dans une population de patients hospitalisés dans deux services de médecine interne, de préciser les caractéristiques sociodémographiques des utilisateurs par rapport aux non-utilisateurs, ainsi que leurs attitudes et opinions vis-à-vis des thérapies alternatives. Nous avons également cherché à corréler l’usage des médecines parallèles à des attitudes plus générales vis-à-vis de la santé et de la maladie, suivant le modèle des conduites de maladie (illness behavior), et nous avons testé l’hypothèse que le recours aux médecines parallèles corresponde à un biais d’attribution psychologique face aux symptômes somatiques. Ce travail a fait l’objet d’une thèse de doctorat en médecine (de Jauréguiberry 1993). Nous en résumerons brièvement les principaux résultats. Cent vingt questionnaires ont été exploités. Il faut d’emblée faire des réserves quant à la représentativité de cet échantillon. D’une part, s’agissant d’une population de personnes hospitalisées, cet échantillon ne peut être comparé à la population générale, mais en outre, du fait du caractère volontaire des réponses, il est probable que les adeptes des médecines parallèles soient surreprésentés parmi les répondants. Enfin, cette étude ne prend pas en compte l’extrême hétérogénéité des médecines différentes, et regroupe par exemple dans la même analyse le recours à l’acupuncture, à l’ostéopathie, ou aux thérapeutes manuels ruraux (« rebouteux »). Malgré ces limites, ses résultats nous paraissent dignes d’être rapportés. Plus d’un patient sur deux (67/120, soit 56%) avoue avoir eu recours au moins épisodiquement aux médecines parallèles, et 42% (50/120) y ont recours de manière habituelle. Les femmes, les personnes d’âge moyen (30-50), et les sujets exerçant une profession « intermédiaire » ont tendance à utiliser plus fréquemment les médecines parallèles. Le recours habituel à ces thérapies est plus fréquent dans les milieux ruraux qu’en ville. L’homéopathie (à laquelle font appel 80% des utilisateurs habituels), l’acupuncture (34/50, soit 68%), et l’ostéopathie (14/50, soit 28%) sont les thérapies les plus couramment utilisées, avec les « rebouteux » qui ont été consultés par 52% (26/50) des utilisateurs habituels de médecines parallèles. Les principales motivations pour le recours aux médecines parallèles sont l’expérience heureuse d’un membre de l’entourage (36/58, soit 62%), la multiplication des chances de guérison (24/58, soit 41,5%), et la crainte des effets secondaires des médicaments classiques (12/58, soit 21%). A l’inverse, le meilleur « contact » avec les soignants de médecine parallèle n’est évoqué que par 13% (6/46) de leurs clients habituels, et l’absence de confiance dans la médecine officielle par un seul patient. De même, parmi les patients n’ayant jamais recours aux médecines parallèles, rares sont ceux qui les considèrent comme inefficaces (3/53, soit 6%) ou qui assimilent les personnes qui les pratiquent à des charlatans (2/53, soit 4%). Les principales motivations pour le non-recours sont « l’absence d’occasion » (35/53, soit 66%), et la confiance dans la médecine classique (26/53, soit 49%). Ces motivations sont clairement d’ordre pragmatique, plutôt qu’idéologique. Le recours aux médecines parallèles est rarement secret : plus de deux tiers des utilisateurs habituels ne cachent pas ce recours à leur médecin généraliste, et 42% (21/50) d’entre eux associent le traitement de médecine parallèle à la médecine classique. C’est le même médecin qui pratique les deux types de médecine dans 22% des cas. Les patients sont donc favorables à, et pratiquent largement, un pluralisme thérapeutique. D’ailleurs, la moitié des sujets n’ayant pas recours aux médecines parallèles serait cependant favorable à l’introduction de certaines d’entre elles à l’hôpital, et un tiers à leur remboursement systématique si elles sont pratiquées par des médecins. Les adeptes des médecines parallèles sont plus sensibles aux aspects psychologiques de la santé : ils sont plus nombreux à considérer que le « moral » joue un rôle dans tous les problèmes de santé, et ont plus souvent subi ou envisagé une psychothérapie. Ils ont aussi tendance à offrir plus souvent une attribution causale psychologique pour des symptômes somatiques banaux. En termes d’attitudes vis-à-vis de la maladie, cependant, nos résultats sont largement négatifs : les utilisateurs et non-utilisateurs ne diffèrent pas quant à leur contrôle perçu sur la maladie, ou dans leur niveau de confiance à l’égard des médecins. On note simplement une tendance à se sentir plus vulnérable face à la maladie, et à craindre davantage les effets secondaires des médicaments, chez les utilisateurs habituels des médecines alternatives.
Il faut faire d’emblée une place aux problèmes méthodologiques. Le lieu de l’étude n’est pas anodin, les patients ayant été interrogés dans l’hôpital, espace a priori fermé aux médecines alternatives, et lieu où l’autorité médicale dans la relation médecin-malade est souvent considérée comme la plus forte. Une étude sur les médecines parallèles menée à l’hôpital entraîne d’inévitables réticences de la part des chefs de service, qui craignent d’apparaître, aux yeux de leurs confrères, comme des adeptes des thérapies alternatives, et donc de se disqualifier en tant que membres de leur communauté scientifique. Dans ce contexte, une enquête par sondage est plus neutre, plus facile à mettre en oeuvre, et permet de donner des résultats quantifiés acceptables par la « faculté ». En revanche, les réponses à des questions fermées, contrairement à celles qu’apporte une approche ethnologique, restent incontestablement à la surface des comportements et des attitudes. Il nous semble cependant que des études de style sociologique ont leur place pour mieux comprendre les enjeux du recours aux thérapies parallèles. D’abord parce que de telles études, menées dans le contexte de la biomédecine, sont finalement rares. Ensuite parce que les renseignements qu’elles livrent sont d’une autre nature que ceux que peuvent donner des études d’ethnologues, purement qualitatives, généralement basées sur des histoires de vie exemplaires ou des itinéraires d’adeptes, qui ont peut-être tendance à exagérer la cohérence du « sens » du recours aux médecines parallèles. On pourrait en effet se demander si la méthode ethnographique, basée sur le recueil et l’analyse de discours d’informateurs privilégiés, ne risque pas d’introduire une rationalité un peu trop artificielle, une cohérence un peu trop élaborée entre les recours thérapeutiques, les modèles explicatifs, et les conceptions du corps et du monde des patients (Young 1981). La complémentarité des méthodes d’analyse (sociologique/épidémiologique et ethnographique) nous paraît évidente, permettant par la confrontation des informations la correction de certains des biais propres à chacune des méthodes.
La nature des motivations des malades nous arrêtera quelques instants. C’est en effet la question la plus régulièrement posée, et celle qui taraude tant « l’establishment » biomédical (Campion 1993) que les chercheurs en psychologie (Furnham 1994) [3]. L’influence capitale de l’entourage familial ou professionnel est rarement contestée (Bouchayer 1986, Hélary 1990, Quéniart 1990). Quéniart (1990) distingue les motifs du premier recours et ceux des recours subséquents : le premier recours correspondrait généralement à une recherche de soins curatifs, alors que les recours ultérieurs participeraient davantage d’un désir de prévention, d’écoute, de sécurité, de compréhension et de recherche de sens. C’est ainsi que pourrait s’opérer le glissement d’un recours pragmatique, peu chargé d’idéologie et de motifs culturels, vers un recours sous-tendu par une quête existentielle ou une sensibilité philosophique ou culturelle, qui survient chez certains usagers (Bouchayer 1986). Comme l’expérience heureuse d’un membre de l’entourage, la multiplication des chances de guérison, invoquée par nos enquêtés, est un motif très pragmatique, qui est d’autant plus fréquemment mis en avant que les patients souffrent de pathologies graves, et particulièrement de cancer (Schraub 1987). Parfois cette chance supplémentaire est perçue différemment des soins biomédicaux, comme une possibilité de renforcer le potentiel de défense (par l’opposition des modèles allopathique et homéopathique). La crainte des effets secondaires des traitements conventionnels n’est invoquée comme motif de recours que par un quart des usagers de notre échantillon. Cependant, c’est un refrain pour les analystes des médecines alternatives : la critique de la « brutalité allopathique » (Laplantine et Rabeyron 1987) serait centrale chez les usagers habituels des médecines parallèles. Elle renvoie à la iatrogénie inhérente à la biomédecine pointée par Illich (1975). « La médecine classique est certainement efficace, mais vraiment effrayante par ses effets secondaires », nous écrit l’une des patientes interrogées, femme de médecin de 85 ans. Dans notre étude, les patients qui utilisent habituellement les médecines alternatives ont une simple tendance (p=0,07) à craindre davantage les effets secondaires des médicaments que les autres patients, mais la moyenne des scores sur cette échelle est élevée dans les deux groupes. Ce problème concerne donc l’ensemble des patients et ne peut donc être considéré comme un facteur déterminant en soi du recours aux médecines parallèles. Nous avons été surpris du peu d’importance que les usagers des médecines parallèles semblent accorder à la qualité de la relation médecin-malade (seuls 13% d’entre eux invoquent cette raison pour expliquer leur recours aux médecines alternatives), mais le lieu du sondage n’est probablement pas étranger à cette particularité. Dans d’autres études, le facteur relationnel apparaît comme déterminant (Bouchayer 1986, Quéniart 1990). Laplantine et Rabeyron (1987) invoquent la « protestation humaniste » contre la tendance technicisante et dépersonnalisante de la médecine officielle. Quéniart (1990) note que les utilisateurs décrivent leurs praticiens de médecines parallèles dans un registre presque exclusivement affectif. Le respect de la personne et la confiance sont des leitmotivs dans le discours des patients qu’elle a interrogés. Certains enquêtés nous ont aussi exprimé leur refus d’être traités « comme un numéro » par la médecine conventionnelle : « Le contact malade-praticien s’établit plus facilement, en médecine parallèle. Je ne parle pas de l’anonymat des hôpitaux où l’on a l’impression, dans un désordre constant, d’un va-et-vient dans les couloirs du personnel hospitalier, et de l’attente des soins. On a l’impression d’être pris pour un numéro, c’est dommage. Le personnel est-il bien motivé pour la tâche qu’il doit accomplir ? » (femme, 43 ans, employée de banque). Parfois les médecines parallèles sont vécues comme une réponse à la morcellisation de soi qu’opère la médecine moderne : « Je fais appel aux médecines parallèles pour ces petits riens qui à la longue empoisonnent réellement l’existence et qui ne sont pas pris en compte par beaucoup d’allopathes ; ou bien quand je suis lasse de n’être prise en charge que pour un petit morceau de moi (dermatologie, gynécologie...) alors j’ai le sentiment d’un mal-être dont découlent plusieurs symptômes qui sont forcément liés entre eux » (femme, 29 ans, plasticienne). À l’inverse de cette biomédecine éclatée, certaines médecines alternatives peuvent être qualifiées d’holistiques, lorsqu’elles prennent en compte tous les symptômes, qu’ils soient physiques, affectifs, sociaux, ou spirituels, et qu’elles « tendent à resituer le mal dans un système explicatif cohérent, faisant appel à la totalité de l’expérience de l’individu » (Quéniart 1990). Le recours aux médecines alternatives s’inscrit alors dans une quête de bien-être global, de sens et d’autonomie. Cette sensibilité, cependant, est apparue assez marginale parmi nos répondants, pour qui les motifs pragmatiques du recours (ou de l’absence de recours) aux médecines parallèles, paraît largement prédominer.
Comment les patients vivent-ils les relations entre la médecine classique et les médecines alternatives ? En d’autres termes, qu’en est-il du « pluralisme thérapeutique » ? Dans notre enquête, près de la moitié des usagers de médecines parallèles associent ce recours à la médecine conventionnelle pour un problème de santé donné. Plus des deux tiers ne cachent pas ce recours à leur généraliste habituel [4], qui est d’ailleurs lui-même le praticien de médecine alternative dans 22% des cas. L’idée de complémentarité des médecines est très courante : « Je pense que la médecine traditionnelle et certaines médecines parallèles peuvent se compléter au point de vue diagnostique et traitement pour certaines maladies ou symptômes » (homme, 63 ans, retraité) ; « Je suis pour la médecine parallèle en accord avec l’autre médecine : les deux se complètent » (femme, 51 ans, commerçante). Mais apparemment, les médecins sont loin de toujours partager leur sentiment : « Ce qui me fatigue, c’est cette haine méprisante que la médecine ordinaire accorde à l’homéopathie. On passe pour de pauvres idiots si on dit que l’on croit à l’homéopathie et que l’on s’est soigné trente ans par elle » (femme, 65 ans, retraitée). Le pluralisme thérapeutique observé dans notre enquête est probablement rendu plus évident par le lieu de sondage : par définition, nos patients ont recours à la biomédecine puisqu’il sont interrogés dans le cadre d’une hospitalisation en médecine. Ils ne sont donc pas, en principe, fondamentalement hostiles à la médecine officielle, même s’ils expriment des critiques à son sujet. Plus intéressante est donc l’attitude des patients n’ayant jamais recours aux médecines parallèles vis-à-vis des pratiques alternatives. Cette attitude est, assez curieusement, largement favorable. La plupart des non-utilisateurs de médecines parallèles n’y ont pas eu recours parce qu’ils « n’en ont pas eu l’occasion », ou parce qu’ils « ont toute confiance dans leur médecin habituel ». Seuls 6% considèrent les médecines parallèles comme inefficaces, et de très rares personnes expriment une franche hostilité : « Les médecines parallèles relèvent du snobisme » (homme, 66 ans, retraité) ; « Les médecines « populaires » relèvent d’un charlatanisme éhonté... Aucune preuve d’efficacité n’a été faite en ce qui concerne l’homéopathie, ce qui est normal avec les dilutions proposées ! De plus, laquelle de ces « médecines » aurait résolu mon problème de hernie hiatale ?... Si mon médecin généraliste pratiquait en plus une médecine parallèle, je changerais de médecin... Veuillez m’excuser de ne pas partager votre point de vue, mais je ne désire pas participer à la décadence de la médecine occidentale, même si à l’âge que j’ai, je n’en subis pas les conséquences » (homme, 63 ans, retraité). Cette position, unique parmi les répondants de notre enquête, qui caricature l’attitude biomédicale « officielle », est a contrario révélatrice du consensus qui semble s’établir chez les patients en faveur d’une plus grande tolérance des médecines parallèles par le système médical officiel. Rappelons que près de la moitié des sujets n’ayant jamais recours aux médecines parallèles seraient cependant favorables à l’introduction de certaines d’entre elles à l’hôpital. La plupart d’entre eux pour les motifs de complémentarité déjà évoqués : « Je pense que les médecines parallèles, comme l’acupuncture, l’homéopathie, l’ostéopathie, devraient être reconnues et exercées à l’hôpital, car elles sont un complément à la médication » (femme, 73 ans, sans profession). L’un des sujets interrogés pense qu’ainsi il sera possible de les mettre à l’épreuve et de juger de leur efficacité. Une attitude tout aussi complaisante est observée vis-à-vis de l’officialisation des médecines parallèles, et de leur prise en charge sociale au même titre que la médecine allopathique. Un tiers des non-usagers de médecines parallèles, dans notre étude, seraient favorables à leur remboursement systématique, si elles sont pratiquées par des médecins. Les usagers habituels y seraient massivement favorables : « Je pense sincèrement que les autorités devraient permettre la mise en pratique (remboursement, prise en charge) des médecines dites parallèles dans les hôpitaux. Les usagers feraient ainsi plus connaissance avec ce type de médecine et cela démocratiserait cette forme de médecine. Nous aboutirions déjà à plus de liberté quant au choix de nos traitements et, ainsi, les relations « malades-blouses blanches » deviendraient des relations plus conviviales » (femme, 33 ans, auxiliaire puéricultrice). Un tel consensus, dans une période de crise de l’Etat-providence, est surprenant. Il contraste d’ailleurs avec l’opinion d’usagers québécois de médecines parallèles, qui seraient souvent hostiles à leur institutionnalisation, mettant en avant une idéologie du libre choix et de l’autodétermination (Quéniart 1990 : 60). En Grande-Bretagne, une étude récente menée au contraire de la nôtre à partir des consultants des thérapeutes alternatifs (Thomas et coll. 1991) montre aussi que les usagers des médecines parallèles ne tournent pas le dos à la médecine orthodoxe, puisque deux tiers d’entre eux ont reçu des soins conventionnels avant, ou en même temps, que les soins alternatifs, pour leur problème de santé. Cependant, en Grande-Bretagne comme en France, les relations entre le système de santé officiel et alternatif restent le plus souvent conflictuelles, malgré l’appellation couramment utilisée de « complementary medicines » (Pietroni 1992). Une attitude plus ouverte de la part du système de soins officiel paraît s’observer aux Pays-Bas, où presque tous les médecins généralistes admettent adresser des patients à des thérapeutes alternatifs (Knipschild et coll. 1990) [5]. Mais généralement, dans les sociétés industrialisées les plus avancées, le pluralisme établi de fait par les patients continue à se heurter à « l’ignorance réciproque », aux « malentendus entretenus », et aux « querelles sans espoir » sur lesquelles se fondent les rapports entre médecines différentes et institutions officielles (Conan 1986).
En effet, les attitudes médicales officielles vis-à-vis des médecines parallèles restent très crispées. Les réticences qu’a suscitées cette étude sur le recours aux médecines alternatives menée dans l’hôpital, temple de la biomédecine, témoignent du poids considérable de l’institution. À l’évidence, c’est la question de la légitimité scientifique qui est centrale pour les biomédecins. C’est aussi le discours sur l’efficacité qui revient le plus souvent : on reconnaît à la rigueur aux médecines hétérodoxes l’efficacité du placebo (c’est-à-dire, du point de vue de « l’essai contrôlé », pas d’efficacité du tout). La biomédecine, face aux médecines non validées scientifiquement, choisit donc généralement une attitude de déni. Plus rarement, c’est à une réintégration dans le champ de la médecine orthodoxe, par le biais de la psychologie, que les représentants de la biomédecine se livrent. Par exemple, en cancérologie, le recours aux médecines parallèles est souvent considéré comme une « perte de temps » ou une « perte de chances », mais le discours des cancérologues, de plus en plus sensibilisés aux problèmes de la relation thérapeutique, a tendance à devenir moins hostile, dans la mesure où les médecines parallèles sont utilisées comme adjuvants des traitements classiques, situation de loin la plus fréquente. Le recours aux thérapies hétérodoxes, plutôt que relevant de la superstition ou de la naïveté, est désormais analysé en termes psychologiques (Schraub 1987). Ce glissement du débat cancérologie officielle / cancérologie parallèle vers le débat sur psychisme et cancer est interprété par certains sociologues comme une tentative de défense de l’orthodoxie médicale, qui permet de diluer la question des médecines parallèles dans un champ plus large et plus « légitime », celui de la psycho-oncologie (Bouchayer 1988). Il est vrai que la psycho-immunologie est constamment invoquée comme le « chaînon manquant » entre les facteurs sociaux, psychologiques et biologiques, probablement au-delà de ses conclusions réelles encore préliminaires. Les réactions du patient, ses espoirs, ses recours en apparence irrationnels sont ainsi réintégrés dans le champ médical, au prix d’un extrême réductionnisme biologique (Cathébras 1991) [6]. Mais malgré ces tentatives de « récupération », ce qu’on observe en somme, c’est un frappant contraste entre les attitudes des patients et de leurs médecins face aux médecines parallèles : à la tolérance et à une certaine banalisation observées chez les patients, s’opposent encore l’hostilité à peine déguisée et la crispation dogmatique de la plupart des médecins.
Il faut, nous semble-t-il, mettre ces attitudes contrastées en perspective avec l’évolution historique des attitudes vis-à-vis des soins médicaux et de la santé en général. Si les motivations du recours aux thérapies alternatives étaient surtout d’ordre idéologique dans les années 1970 (opposition à une institution toute-puissante, rejet de la « brutalité allopathique », attirance pour une médecine plus proche de la nature, plus « humaine »...) (Laplantine et Rabeyron 1987), les motivations semblent désormais plus souvent d’ordre pragmatique. L’amélioration du niveau de santé objectif de la population, même s’il s’oppose à une santé perçue subjectivement comme insatisfaisante (Barsky 1988), pousse à rechercher des soins pour des symptômes autrefois considérés comme mineurs, et à utiliser la médecine comme un outil permettant d’atteindre le bien-être. Pour les problèmes les plus graves, la disparition du fatalisme face à la maladie incite à la recherche de chances de guérison supplémentaires et, si l’on recourt aux médecines parallèles, c’est surtout parce qu’un proche en a été satisfait. A la limite, c’est parfois une logique consumériste qui semble à l’oeuvre, comme si dans le supermarché des soins, on était tenté de se servir à tous les rayons. D’où le pluralisme thérapeutique établi de fait par les patients, qui apparemment ne se soucient guère de la « coupure épistémologique » qui préoccupe les médecins et les sociologues (Cornillot 1986). Les patients que nous avons interrogés, dans l’ensemble, comprennent mal les oppositions farouches entre les tenants de la médecine officielle et les thérapeutes alternatifs. La question de la légitimité scientifique, au coeur du débat pour les médecins, a beaucoup moins d’importance pour les malades. Les personnes ayant recours aux médecines parallèles acceptent volontiers d’octroyer leur confiance à leur médecin « orthodoxe », mais réclament plus d’explications et de participation qu’auparavant. En effet, les exigences des patients vis-à-vis de la médecine ont changé, comme le fait remarquer Rémond (1992) : « L’homme, aujourd’hui, entend être associé, informé, consulté. De même qu’on ne peut plus enseigner comme autrefois, ni juger, ni commander, ni diriger... il en va de même lorsqu’il s’agit de soigner... aucun secteur ne peut totalement fonctionner sur des règles par trop contraires aux principes généraux sur lesquels repose notre société ». Et, ajoute-t-il à l’attention des médecins, « que nous soyons enseignants, magistrats, hauts fonctionnaires ou médecins, nous devons nous défendre de la tendance à croire que notre savoir nous appartient en propre, que nous disposons d’un monopole et que l’exercice de notre métier ne regarde que nous ». Pour le patient, même s’il ne s’agit que d’additionner les recours pour être soulagé, il importe désormais de faire un choix personnel dans l’éventail des soins offerts. Et ce que l’on demande surtout, c’est le droit d’associer les recours thérapeutiques sans encourir de rejet.
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