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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Paul Charest, Présentation. La reconquête du pouvoir par les autochtones.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 16, no 3, 1992, pp. 5-16. Québec : département d'anthropologie, Université Laval. [Jeudi, le 6 décembre 2007, l'auteur accordait aux Classiques des sciences sociales sa permission de diffuser tous ses travaux et publications.]

[5]

Paul CHAREST et Adrian TANNER

M. Charest est anthropologue, professeur émérite,
Université Laval.

Présentation.
La reconquête du pouvoir par les autochtones.”

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 16, no 3, 1992, pp. 5-16. Québec : département d'anthropologie, Université Laval.


Depuis longtemps, mais surtout depuis deux décennies, les autochtones des Amériques et du monde sont engagés dans un processus de quête, ou plutôt de reconquête, du pouvoir. Ils en avaient été largement dépossédés par la colonisation européenne dont le 500e anniversaire pour les Amériques a été souligné ou boycotté de différentes façons cette année. Voués un temps à disparaître, les groupes ou nations autochtones démontrent actuellement une vigueur politique, sociale et culturelle dont les gouvernements et les citoyens des pays colonisateurs doivent maintenant tenir compte, que ce soit au Brésil, en Colombie, au Guatemala, aux États-Unis ou au Canada. Plus qu'un pouvoir personnel et spirituel incarné dans la personne du chamane manipulant des forces de tous ordres, c'est d'abord et avant tout le pouvoir politique qui est recherché sur une base collective aux niveaux local, régional ou national. Le renforcement ou la redéfinition d'autres pouvoirs, économiques, juridiques, spirituels, font aussi partie intégrante de cette démarche.

Pour les États-Unis et le Canada, c'est la création de l'American Indian Movement (AIM) en 1968 qui fut à l'origine des manifestions du pouvoir rouge (Red Power) qui marquèrent fortement toute la décennie 1970 : Trail of Broken Treaties, occupation d'Alcatraz et de Wounded Knee, Native Caravan, etc. L'occupation en 1969 du parc Anishinbe de Kenora, en Ontario, par la société des guerriers ojibwe représente le premier cas de résistance armée du XXe siècle au Canada, avant les événements d'Oka. Cependant, c'est le rejet unanime du Livre blanc du gouvernement libéral de Pierre Elliot Trudeau qui doit être considéré comme la première expression, au niveau national, de la force politique des organisations autochtones (Frideres 1990 : 4). La nouvelle politique fédérale de financement des associations politiques régionales et nationales, dès la fin des années 1960, a grandement favorisé ce type d'action concertée. Par ailleurs, le recours aux tribunaux constitue un autre champ d'intervention des organisations autochtones et, à la suite des jugements Calder et Malouf, la question territoriale est devenue une des assises de réhabilitation du pouvoir perdu. Ainsi, elle fut au centre des audiences publiques sur le pipeline de la vallée du Mackenzie présidée par le juge Thomas Berger et dont le rapport, Le nord, terre lointaine, terre ancestrale, représente un plaidoyer explicite pour un règlement équitable des revendications territoriales des Dénés.

Ces actions connurent des précédents, dont certains furent marquants si l'on songe à la rébellion des Métis de l'Ouest canadien sous la direction de Louis Riel [6] dans les années 1880. De même, certaines revendications territoriales comme celle des Nishgas de la ColombieBritannique datent de la fin du siècle dernier et sont en partie à l'origine des premières associations politiques autochtones dans cette province, dès les débuts de ce siècle. Toutefois, ces premiers mouvements furent réprimés dans les années 1920 par des modifications à la Loi sur les Indiens interdisant aux associations indiennes de lever des fonds à des fins politiques, notamment autour de l'enjeu territorial (Tennant 1990). Plus récemment, à partir des années 1950, il y eut l'opposition vigoureuse des Mohawks de Kahnawake à l'expropriation d'une partie de leurs terres de réserve pour la construction de la voie maritime du Saint-Laurent.

Dans les années quatre-vingt, c'est l'enchâssement des droits aboriginaux dans la constitution canadienne (section 35) et leur définition - en particulier celle du droit inhérent à l'autonomie gouvernementale - qui ont mobilisé les organismes et représentants politiques autochtones. En vain cependant, puisque quatre conférences constitutionnelles n'ont pu réussir à faire fléchir un nombre suffisant de provinces en faveur des aspirations autonomistes autochtones. Pour certains, cet échec serait une des causes des manifestations d'impatience et de frustration de groupes autochtones, tels l'occupation de l'île Lyell par les Haïdas, les barrages routiers des Cris du lac Lubicon, la campagne internationale des Innu du Labrador contre les activités militaires et la crise d'Oka de l'été 1990. Ces différentes actions démontrent une nouvelle stratégie consistant à faire appel à l'opinion internationale afin que le gouvernement canadien révise sa politique envers les autochtones.

Au début de cette dernière décennie du siècle, l'autonomie politique apparaît plus que jamais comme la solution fondamentale aux différents problèmes économiques et sociaux dénoncés publiquement par les leaders autochtones. En conséquence, le processus de négociations constitutionnelles a été relancé après l'échec de l'entente du lac Meech en incluant cette fois les autochtones. L'entente de Charlottetown a sanctionné ce qui, selon toute apparence, semblaient être des gains importants pour ces derniers, en particulier le droit inhérent à l'autonomie gouvernementale, mais elle a été rejetée par une majorité d'électeurs, tant autochtones que non autochtones. Cette deuxième pierre d'assise du pouvoir autochtone n'a donc pu être fixée pour le moment par une reconnaissance constitutionnelle, ce qui devrait susciter de nouvelles expressions de résistance et la recherche de solutions de remplacement. Ainsi, le gouvernement fédéral n'en poursuit pas moins, en parallèle, des négociations avec des dizaines de bandes indiennes pour restaurer des gouvernements locaux autonomes, selon le modèle de la bande Sechelt, lesquels seraient en fait des gouvernements municipaux dotés de pouvoirs plus étendus. La création de gouvernements régionaux, dont le seul précédent est le Cree Regional Authority créé par la Convention de la Baie James et du Nord québécois, est une autre solution que pratiquent les Inuit des Territoires du Nord-Ouest (Nunavut) et du Nouveau-Québec (Nunavik).

Ces négociations partielles donneront-elles aux aborigènes du Canada un plus grand contrôle de leur destinée ? Sûrement, mais probablement pas aussi grand que celui recherché par de nombreux leaders et groupes autochtones. Une chose est certaine, aucun modèle uniforme ne convient à la diversité sociale, culturelle et territoriale des autochtones du Canada et la diversité sera certes aussi la caractéristique [7] fondamentale des nombreux gouvernements locaux ou régionaux qui verront nécessairement le jour dans les prochaines années.

En plus d'assises territoriales et politiques, le pouvoir autochtone est aussi à la recherche de fondements économiques. Ils pourraient en partie provenir de règlements territoriaux équitables accordant aux communautés autochtones le contrôle de ressources naturelles suffisantes pour assurer leur développement actuel et futur. Cependant, en dehors des régions éloignées et peu peuplées et surtout en milieu urbain, la majorité des collectivités et individus n'auront probablement jamais cette possibilité. L'aide gouvernementale et les liens fiduciaires du gouvernement fédéral, que la majorité des autochtones tiennent à conserver, devront donc être maintenus, même une fois les gouvernements locaux et régionaux devenus légalement autonomes. En effet, le développement économique n'ayant jamais été une priorité du ministère des Affaires indiennes, peu de communautés peuvent générer des revenus suffisants pour assurer le financement indépendant de leurs programmes et services. L'autodéveloppement des groupes autochtones serait la solution idéale pour assurer une véritable autonomie gouvernementale, mais encore faudrait-il leur fournir les moyens et les ressources nécessaires. L'on revient ainsi à la question de l'absence de contrôle de ressources valables pour la majorité des premières nations privées d'une base territoriale et économique. La situation de certains groupes des régions nordiques est toutefois meilleure, car ils contrôlent leur législature, comme c'est le cas dans les Territoires du Nord-Ouest, et continuent à occuper et utiliser leurs terres ancestrales. Par contre, les nations qui ont signé des traités, interprétés unilatéralement par le pouvoir fédéral comme des abandons de tous leurs titres aboriginaux, réclament une interprétation plus conforme à l'esprit d'une entente entre peuples souverains ainsi que l'accès à de nouvelles terres et ressources.

La quête ou la reconquête du pouvoir par les Amérindiens et les Inuit se manifeste aussi à bien d'autres niveaux, de bien d'autres façons et par l'entremise de diverses entités et groupes : dans les secteurs de l'éducation, de la santé, de la justice, de la spiritualité ; à travers les associations de femmes ; par la production de plus en plus considérable et étoffée des écrivains et des artistes, peintres, sculpteurs, chanteurs ; par l'entremise des médias écrits, parlés ou visuels, etc. Le domaine des arts autochtones est actuellement en pleine effervescence comme en témoignent de récentes expositions à travers le pays et particulièrement à Ottawa, Montréal et Québec. Le catalogue de la première exposition du Musée des beaux-arts du Canada sur l'art autochtone contemporain porte d'ailleurs un titre des plus révélateurs : Terre, esprit, pouvoir (voir la recension dans la section des comptes rendus). Soulignons aussi l'exposition Nouveaux territoires. 350/500 ans après tenue à Montréal et à Québec l'été et l'automne derniers et le magnifique film d'Arthur Lamothe, l'Écho des songes, dans lequel l'architecte ojibwe Douglas Cardinal expose brillamment les rapports entre la production artistique et l'univers spirituel autochtone. Ainsi, de plus en plus diffusées à travers les Amériques, les différentes productions, créations et manifestations du pouvoir autochtone constituent des exemples, des modèles qui sont repris, adaptés ailleurs dans d'autres pays, par d'autres groupes, l'objectif devenant partout le même : la prise de contrôle de ses propres affaires sur tous les plans.

[8] Ce même processus de reconquête du pouvoir par les groupes autochtones du Canada et des États-Unis peut être observé dans plusieurs autres pays et continents : en Amérique latine, en Australie, dans les îles du Pacifique, dans les pays scandinaves, et même en Sibérie. Ainsi, à l'occasion de notre participation à un colloque tenu en Sibérie à l'été 1990, nous avons pu constater que l'autonomie gouvernementale est aussi un objectif recherché par les populations aborigènes ou « petits peuples » du nord de la Russie (Bausk 1991). Quelques autres exemples nous en sont fournis dans les textes qui suivent. Le plus souvent, les revendications territoriales sont à l'origine du processus, comme pour les Aborigènes australiens et les Indiens de l'Amazonie, par exemple. Bénéficiant d'une couverture de plus en plus large de la part de la presse électronique, plusieurs ont reçu l'appui d'organisations internationales non autochtones et de mouvements écologistes qui leur donnent, par l'entremise de l'opinion publique, un pouvoir de pression sur les gouvernements des pays dans lesquels ils se trouvent enclavés en tant que nations du quart monde. L'arène de la lutte pour le pouvoir entre nations autochtones et pays pratiquant le colonialisme intérieur s'étend maintenant au delà des frontières nationales et est devenue continentale, dans les Amériques en particulier, et même planétaire. La création récente d'institutions comme la Conférence inuit circumpolaire, la Conférence mondiale des peuples aborigènes et le Groupe de travail sur les peuples aborigènes de la Commission des droits de l'Homme de l'ONU en sont quelques exemples.


La littérature sur le pouvoir autochtone

La littérature anthropologique comprend peu d'analyses portant sur le thème du pouvoir des autochtones, probablement parce que ceux-ci en étaient apparemment privés dans le contexte colonial dans lequel notre discipline s'est forgée. Seuls deux ouvrages généraux ont été retracés : The Anthropology of Power. Ethnographic Studies from Asia, Oceania, and the New World, dirigé par Fogelson et Adams (1977), et Native Power. The Quest for Autonomy and Nationhood of Indigenous Peoples, de Brosted et al. (1985). Tous deux sont des collectifs regroupant des études de cas. Dans le premier volume, la deuxième partie, « Native North America », comprend 10 études démontrant que dans les cultures nord-amérindiennes traditionnelles, le pouvoir était spirituel et appartenait aux chamanes. Dans un article synthèse (p. 375-386), Elizabeth Colson regroupe les contributions du volume en deux catégories : celles qui relèvent d'une théorie de l'échange ou de l'analyse des rapports sociaux entre hommes et femmes ; celles qui relèvent de l'anthropologie cognitive, de l'anthropologie symbolique ou de l'ethnoscience. Dans un cas comme dans l'autre, les outils théoriques répertoriés semblent peu utiles pour l'analyse du pouvoir autochtone actuel tel que décrit précédemment. Dans un autre article à portée théorique, Richard Adams développe un modèle démontrant que le processus d'expansion des sociétés s'accompagne d'un accroissement de pouvoir avec l'apparition d'une classe de dirigeants. L'inégalité sociale est évidemment le corollaire de cette concentration de pouvoir. Toutefois, comme le volume ne contient pas d'étude de cas de relations asymétriques de pouvoir entre des sociétés autrefois autonomes et leurs dominateurs coloniaux, l'auteur ne dit rien sur la façon dont ces rapports pourraient être modifiés ou renversés. Cette [9] lacune est sans doute attribuable au fait que peu de travaux ethnographiques ont tenu compte, sauf récemment, de la situation de subordination politique dans laquelle se retrouvent actuellement les groupes étudiés.

L'approche adoptée par Brosted et al. est plus actuelle et plus radicale que celle de Fogelson et Adams, mais peu explicite sur le plan théorique. D'emblée, les auteurs proclament que le pouvoir autochtone (native power) réside dans l'autodétermination (p. 7). Celle-ci doit s'affirmer contre l'État-nation oppresseur des groupes autochtones et souvent responsable de génocide, d'ethnocide ou de dépossession de ces peuples. Pour lutter contre ces inégalités dans les relations de pouvoir, la voie juridique et le recours aux droits humains reconnus internationalement constituent une stratégie pouvant permettre de rétablir l'équilibre entre les parties. Les autres textes de cet ouvrage analysent des cas particuliers de rapports de domination et de revendication des droits, mais quelques-uns, en particulier ceux de Henriksen et de Eidheim traitant des Saami, fournissent des exemples concrets d'articulation du pouvoir autochtone à des structures étatiques.

Deux autres volumes abordent plus spécifiquement le sujet du pouvoir rouge. Le premier, Paper Tomahawks. From Red Tape to Red Power (1976) de James Burke, représente une autre dénonciation du racisme, des conditions de vie déplorables et de la domination sous toutes ses formes dont sont victimes les Indiens du Manitoba. Il doit être classé dans la même catégorie que d'autres ouvrages aussi écrits par des autochtones (Cardinal 1969 ; Robertson 1970) dénonçant l'assujettissement des Amérindiens aux gouvernements fédéral et provinciaux et faisant le constat de la perte progressive du pouvoir des autochtones dans tous les domaines de leur vie individuelle et collective, y compris la capacité de définir leur appartenance. Suivant une voie différente, Wuttanee (1971) s'attaque à certains leaders du pouvoir rouge ou « faux indiens àplume » défenseurs du système des réserves et des traités obsolètes favorisant l'intégration et l'individualisme.

L'autre volume, The Iroquois Struggle for Survival. World War II to Red Power (1985) de L.M. Hauptman, décrit la résistance de groupes iroquois des ÉtatsUnis et du Canada à la perte de terres de réserve et à des projets comme celui de la voie maritime du Saint-Laurent. Il souligne aussi le support apporté par des leaders et communautés iroquoises à l'American Indian Movement lors de l'occupation de Wounded Knee en 1973. Tout en reconnaissant les divisions entre nations iroquoises et à l'intérieur même des nations, l'auteur identifie des signes positifs d'un mouvement transnational d'unité face àdes ennemis communs, gouvernements et promoteurs non autochtones. Au Québec plus particulièrement, l'activisme politique et différentes démonstrations de force de la part des Mohawks projettent clairement l'image du pouvoir rouge, représenté sur la page couverture de l'édition du premier décembre 1991 du magazine L'Actualité, intitulée « Le pouvoir rouge. Allié ou ennemi ? », sous les traits d'Ovide Mercredi coiffé de la parure de guerre des Indiens des Plaines.

Lors d'un colloque tenu à Toronto en septembre 1990, les participants autochtones et allochtones discutèrent de l'autodétermination des autochtones en la reliant aux sources et au partage du pouvoir (Cassidy 1991). Les premières furent identifiées aux droits ancestraux, aux liens spéciaux avec la terre et ultimement à Dieu. Le partage du pouvoir a été essentiellement traité en fonction d'une future [10] répartition de domaines de juridiction entre différents paliers de gouvernement, les gouvernements autochtones devenant ainsi un troisième niveau, doté de pouvoirs semblables à ceux des provinces et non de simples pouvoirs municipaux (voir la recension de l'ouvrage de Cassidy).

Pour sa part, James Frideres, dans un numéro récent de la revue Canadian Ethnic Studies/Études ethniques au Canada (1990), établit un lien direct entre la revendication des droits autochtones au Canada et la montée du pouvoir rouge (The Making of Red Power). Dans ce même numéro, Sally Weaver définit les composantes d'un nouveau paradigme influençant la redéfinition de la politique du gouvernement fédéral envers les Amérindiens. Un des éléments clés de ce paradigme est la mise en place d'un réel pouvoir autochtone (real empowerment of aboriginal peoples) par le développement de gouvernements autonomes. Ainsi, selon les recommandations du rapport Penner, les premières nations devraient jouir « des pleins pouvoirs politiques, législatifs et administratifs d'un gouvernement autonome sur le territoire et les ressources comprises à l'intérieur de ses frontières » (Weaver 1990 : 13). La mise en place de systèmes de cogestion, en particulier en ce qui concerne les ressources fauniques, apparaît comme une des mesures accordant aux autochtones pouvoir et responsabilité dans des secteurs d'intérêt primordial. De même, les Amérindiens devront être directement associés à l'élaboration de toute nouvelle politique les concernant et à l'éventuelle reformulation de la Loi sur les Indiens. En fait, le désir d'accroître leur pouvoir autonome n'empêche pas les premières nations de vouloir conserver une « relation organique permanente » avec l'État canadien (ibid. : 11), position qui va tout à fait à l'encontre de la philosophie du Livre blanc qui voulait mettre fin aux responsabilités fiduciaires du gouvernement fédéral envers les Amérindiens et au statut spécial de ceux-ci à l'intérieur de l'ensemble politique canadien. Bien sûr, les sommes importantes versées aux autochtones par le gouvernement fédéral, par le biais de divers programmes d'éducation, de services sociaux, de construction de logements, de développement économique, etc., découlent directement de ces responsabilités et les actuelles administrations et futurs gouvernements autochtones ne sauraient s'en passer pendant encore longtemps. Cette dépendance financière pourrait fort bien limiter l'autonomie réelle des gouvernements autochtones qui seraient probablement obligés de rendre des comptes à des instances politiques non autochtones.

Finalement, le tout récent rapport préliminaire de la Commission royale sur les peuples autochtones traite peu, et le plus souvent indirectement, de la question du pouvoir autochtone. Basé essentiellement sur les témoignages d'autochtones lors d'une première série d'audiences publiques, il constitue en fait un autre réquisitoire contre la situation de domination toujours vécue par les autochtones du Canada. Le constat n'est donc pas nouveau et répète des analyses déjà révélées par les travaux de comités antérieurs, tels les rapports Beaver, Penner ou Coolican qui sont à toutes fins utiles demeurés lettre morte. En fait, la situation est déjà bien connue, mais ce sont les solutions qui manquent ainsi que la volonté et les moyens de les appliquer. La première solution ressortant des consultations publiques réside dans l'autonomie gouvernementale. Ainsi, le député amérindien Elijah Harper du Manitoba, fossoyeur de l'entente du lac Meech, résumait bien la pensée de la plupart des leaders autochtones en ces termes :

[11]

L'autonomie gouvernementale, c'est le pouvoir de diriger nos propres affaires, de prendre en main notre avenir et notre destinée, de créer nos propres institutions, de prendre en charge notre langue, notre culture, notre santé, notre éducation, et d'assurer le développement économique et social dans nos réserves.


Commission royale sur les peuples autochtones
1992b : 42 ; souligné par nous

Pouvoir et autonomie gouvernementale sont intimement liés pour les leaders autochtones et autres analystes. C'est probablement la raison pour laquelle les ouvrages récents sur l'autodétermination et l'autonomie gouvernementale des autochtones se multiplient, comme en témoigne le guide bibliographique apparaissant à la fin de cette présentation. Malgré des imprécisions dans la définition des modèles de gouvernement à mettre en place, il est évident qu'ils devront tenir compte de disparités géographiques et économiques difficiles à contourner, certains disposant de territoires et de ressources importantes grâce à la négociation territoriale, d'autres étant confinés dans d'étroites réserves dépourvues de ressources.


Notre contribution
à l'analyse du pouvoir autochtone


Ce numéro d'Anthropologie et Sociétés vise d'abord à combler une lacune, celle de la rareté des textes sur le pouvoir autochtone, et à apporter un éclairage anthropologique actuel sur le sujet, dans le contexte des nombreux événements témoignant de la reconquête du pouvoir par les autochtones. Notre objectif initial était d'illustrer les différentes facettes du pouvoir autochtone à différents niveaux (non seulement politique, mais aussi économique, juridique, spirituel, etc.) et pour divers groupes aborigènes à travers le monde (Amérindiens du nord et du sud, Inuit, Lapons, Aborigènes australiens, etc.). Comme toute entreprise du même genre, les résultats atteints divergent des objectifs, en raison de nombreuses contingences. Le produit final que nous présentons au lecteur traite principalement de pouvoir politique et de groupes amérindiens du Canada. Toutefois, les thèmes abordés à travers la notion de pouvoir s'avèrent assez diversifiés : quart monde et rapports État-autochtones, ethnicité, prise en charge administrative, utilisation et rôle des médias, redéploiement territorial, production artistique.

Le texte d'Adrian Tanner a pour but de fournir un cadre théorique et conceptuel à la compréhension des relations de pouvoir entre l'État colonial et les peuples du quart monde, auxquels sont associés les autochtones. Les théories de l'État, selon l'auteur, ont négligé le fait que l'autochtonéité est une source intérieure de pouvoir. Après avoir défini le pouvoir comme étant la capacité pour des individus ou des groupes d'atteindre leurs objectifs en respectant ceux des autres, le texte discute d'autres concepts (autochtonéité, indigénéité, ethnicité, culture) en rapport avec la subordination et le pouvoir. Par ailleurs, l'auteur analyse aussi longuement les rapports de l'État colonial avec les groupes ethniques qu'il s'est incorporés de fait ou par la force, suscitant ainsi différentes formes de résistance active ou passive. Ainsi, l'identité ethnique peut être l'un des traits marquants des groupes dépourvus de pouvoir à l'intérieur d'une société multiethnique. Finalement, différentes stratégies politiques fondées sur l'autochtonéité sont utilisées par les peuples du quart monde dans leurs rapports de pouvoir avec l'État mais elles [12] comportent un risque : celui de perdre la lutte et d'être incorporés définitivement à la société dominante.

Dans la même veine, l'article de Jean-Jacques Chalifoux démontre, à partir de l'étude de cas des Galibis de la Guyane française, comment l'ethnicité peut devenir un fondement du pouvoir politique par la création d'associations et la participation à des élections régionale et municipale. Pour sa part, Paul Charest explique le processus de prise en charge par les Atikamekw et les Montagnais du Québec de l'administration de plusieurs secteurs de services, par l'entremise de corporations et organismes. Il en conclut cependant qu'ils n'ont pas acquis pour autant un véritable pouvoir, c'est-à-dire celui de décider des programmes et de l'allocation des ressources sans contrôle de la part du ministère des Affaires indiennes et du gouvernement fédéral. Les deux textes suivants, ceux de Peter Armitage et de Lisa Philips Valentine, traitent de l'utilisation des médias par des groupes amérindiens, une situation de plus en plus courante aujourd'hui. Selon Armitage, la stratégie médiatique élaborée par les Innu du Labrador en vue d'obtenir un soutien public dans leur opposition à la construction d'une base militaire à Goose Bay a dû tenir compte de celle des militaires et s'y adapter. De son côte, Valentine explique que le recours au medium radiophonique dans une communauté ojibwe de l'Ontario correspond à une pratique ancienne d'intervention par les aînés dans les relations de pouvoir intracommunautaires au moyen du discours public. Il s'agit du seul texte élaborant sur les rapports intérieurs de pouvoir, un sujet difficile à aborder par des observateurs de l'extérieur, mais qui permet de mieux comprendre les rapports politiques extérieurs.

Nous transportant dans un autre continent, l'Australie, Sylvie Poirier et Alain Sachel montrent dans leur note de recherche que le phénomène des oustations contribue à redonner le pouvoir territorial et le contrôle de leur destinée à un groupe d'Aborigènes. Finalement, dans le dossier préparé par Jacqueline Bouchard, le lecteur constate que leur activité de création fournit aux artistes autochtones le pouvoir de se définir, c'est-à-dire de construire leur identité personnelle et collective face aux non-autochtones.

Nous espérons donc que ces différentes contributions et analyses permettront aux lecteurs, surtout ceux qui ne sont pas familiers avec les questions autochtones, de mieux saisir le processus de reconquête du pouvoir dans lequel les autochtones sont engagés et qui les mène irréversiblement vers le contrôle de leurs propres structures politiques, sociales et économiques.


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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 15 octobre 2010 19:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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