In memoriam François Chazel (1937-2022)
François Dubet
https://journals.openedition.org/sociologie/11104
Généralement, notre milieu professionnel rend hommage aux collègues dont le travail a été fortement identifié à un domaine de la connaissance, à la sociologie d’un champ particulier. Il rend aussi hommage à celles et à ceux qui ont construit une théorie, qui ont été des intellectuels autant que des chercheurs. Une vie de travail peut être ainsi résumée aux quelques livres qui ont marqué notre monde professionnel et parfois au-delà. Dans ce paysage, François Chazel a été un sociologue singulier : il a publié beaucoup d’articles et peu de livres, il n’a guère fait de recherches empiriques et s’il a consacré sa vie à la théorie sociologique, il n’a pas développé sa propre théorie. Et pourtant, François Chazel a joué un rôle essentiel dans l’histoire de notre discipline.
Cette position singulière tenait sans doute à un caractère et à un style intellectuel. Attaché aux terres protestantes de l’Ardèche, normalien, agrégé de lettres classiques et lecteur rigoureux, François Chazel n’aimait pas tout ce qui peut s’apparenter à « l’esbroufe » intellectuelle et scientifique, aux « ruptures » auto-proclamée, aux indignations convenues et aux pseudo innovations qui ne reposent souvent que sur l’ignorance d’une tradition sociologique qu’il connaissait parfaitement. Intellectuellement austère, François Chazel n’aimait rien tant que la théorie sociologique, non pour en faire l’histoire et pour étaler une érudition impressionnante, mais pour discuter des conditions-mêmes de la construction d’une théorie sociologique susceptible d’être mise en œuvre dans des recherches empiriques.
François Chazel est entré dans la sociologie au milieu des années 1960, au temps des grands débats et des grandes combinatoires entre le fonctionnalisme, le structuralisme et le marxisme. Sur ce champ de bataille, il a choisi une position singulière en travaillant sur l’œuvre de Talcott Parsons dont l’aura déclinait déjà aux États-Unis. Mais il n’a été ni parsonien, ni anti-parsonien ; ce qui l’intéressait, c’était le travail même de Parsons et les conditions de formation d’une théorie sociologique ambitionnant d’être une théorie générale, c’est-à-dire une théorie intégrée de l’acteur et du système (La Théorie analytique de la société dans l’œuvre de Talcott Parsons, Payot, 1974, Presses de l’université Paris Sorbonne, 2011). Son jugement sur Parsons a été nettement plus réservé dans ses préfaces à Sociétés. Essais sur leur évolution comparée, et à Le Système des sociétés modernes, (Plon, 1973) où le fonctionnalisme et l’évolutionnisme de Parsons ne trouvaient pas grâce à ses yeux.
François Chazel a été professeur à Bordeaux quand la sociologie française était dominée par les Écoles attachées aux noms de Boudon, Bourdieu, Crozier et Touraine, et, il faut bien le dire, quand la majorité des étudiants étaient plus ou moins radicalement marxistes. Dans ce contexte, plutôt que de prendre parti et de faire la guerre, François Chazel a choisi de défendre les méthodes en expliquant qu’une méthode digne de ce nom est toujours une théorie latente, et qu’une théorie sans méthode est un simple exercice de style. En fait, les recueils de textes publiés à cette époque pouvaient apparaître comme des défenses élémentaires d’une sociologie professionnelle n’ignorant pas ce qui se passait de l’autre côté de l’Atlantique. Avec Boudon et Lazarsfeld (L’Analyse des processus sociaux, Mouton, 1970), avec son ami Pierre Birnbaum (Théorie sociologique, Puf, 1975 ; Sociologie politique, Armand Colin, 1978), avec Jacques Commaille (Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ, 1991), François Chazel a publié des readers que nul étudiant voulant apprendre le métier de sociologue ne pouvait ignorer. L’un de ces recueils, Sociologie politique, a probablement contribué à désenclaver la science politique française trop enfermée dans les facultés de Droit en l’ouvrant vers les mobilisations collectives, les mouvements sociaux et les révolutions. Pierre Birnbaum et François Chazel n’ont pas été seulement des passeurs permettant aux sociologues français d’accéder à des recherches et à des théories longtemps ignorées en France ; ils ont élargi et renouvelé les recherches sur les mobilisations collectives en nous familiarisant avec les travaux d’Olson, de Smelser, de Tilly… et de beaucoup d’autres.
À l’ombre des grands débats et des grandes querelles, François Chazel a défendu une conception professionnelle de la théorie sociologique, avec une érudition et une rigueur qui ont impressionné et parfois intimidé ses étudiants tenus de beaucoup lire et de ne pas céder aux modes. Au fond, c’est ce qu’on attend d’un professeur plus que d’un maître ; il a laissé ses étudiants libres de leurs choix, sous réserve de ne pas dire de « bêtises » et de prouver ce qu’ils disaient. Nommé à la Sorbonne en 1989, François Chazel a poursuivi son travail de bénédictin, au meilleur sens du terme, en se rapprochant de son ami Raymond Boudon sans en être pour autant le disciple. Il s’est alors consacré à l’œuvre de Max Weber afin de reposer encore et toujours la question des conditions de formation d’une théorie sociologique. Sa contribution a visé pour une bonne part à dresser un bilan des travaux de Weber consacrés à la sociologie de la domination et à la politique, mais son intérêt profond pour Weber a été surtout de mettre en évidence en quoi ce dernier a construit une démarche et une perspective d’analyse spécifiquement sociologiques n’ignorant certainement pas les autres sciences sociales mais apportant un autre regard et d’autres explications. De la même manière que Michel Lallement a montré que la sociologie économique de Weber voulait analyser la vie économique autrement que ne le faisait la science économique, François Chazel s’est intéressé à la sociologie du Droit de Weber permettant de comprendre et d’expliquer le fonctionnement des sociétés modernes. Sociologue de l’action, François Chazel est resté marqué par celui des « pères fondateurs » qui, a ses yeux, a su combiner la subjectivité de l’acteur et l’étude des structures sociales, montrant ainsi clairement que la compréhension est bien une dimension de l’explication en sociologie.
Par la lecture serrée des « classiques », le travail de François Chazel a voulu convaincre de la spécificité de la démarche sociologique et de son apport. Si la théorie était si vitale à ses yeux, c’était pour éviter que la sociologie ne soit qu’un style de littérature sociale, qu’un stock de techniques ou qu’une forme dégradée de philosophie sociale. Lecteur minutieux, François Chazel a longtemps été membre du comité de rédaction de la Revue française de Sociologie et de l’Année sociologique. La rigueur et l’ascétisme-même de François Chazel participaient de ce qu’il appelait la défense de la discipline : nous pourrions dire aujourd’hui de sa survie. Sa lucidité et son exigence nous manqueront.
Source: OpenEdition Journals: “In Memoriam François Chazel”. [En ligne] Consulté le 14 décembre 2022.
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