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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

“Civilisations et politique”
Une collection dirigée par Pr. Michel Bergès,
Agrégé de science politique,
Professeur des universités retraité de l'Université de Bordeaux IV - Montesquieu



Présentation de la collection.

  Télécharger le texte de présentation de la collection “Civilisations et politique” au format Word 2016 (.docx). (Un fichier de 16 pages de 11,1 Mo.)

La sous-collection Civilisations et Politique, inscrite dans la Collection « Sciences sociales contemporaines » des « Classiques », conjugue simultanément deux objets apparemment disproportionnés, souvent séparés :

– les civilisations, « gros personnage de l’Histoire » de très longue durée (présent sur une scène de plusieurs siècles !), systèmes collectifs très complexes, articulés bien au-dessus de simples individus ou de « réseaux » (même les plus représentatifs en termes d’intérêts financiers, d’influence, de « puissance », ou de séduction), qui englobent diverses « structures sociales » – au sens large – dans l’espace et dans le temps (dont celles politiques et institutionnelles de pouvoir…) ;

– « Le » et « la » politique, pratiques, formes et « choses » variables au cœur d’une société, a fortiori dans une même « civilisation » (qui en englobe plusieurs), voire similaires au sein de civilisations différentes.

Peuvent se rencontrer là :

– une « macrohistoire » globale, à l’image du monde, servie notamment par les travaux de Max Weber et d’Émile Durkheim (l’ensemble de leur histoire « sociologique »), Karl-August Wittfogel (Le Despotisme oriental), Jacques Pirenne (Les Grands Courants de l’Histoire universelle), Fernand Braudel (Grammaire des civilisations…), Claude Lévi-Strauss (Tristes Tropiques, La Pensée sauvage, Anthropologie structurale…), Shmuel Noah Eisenstadt (The Origins and Diversity of Axial Age Civilizations, The Political Systems of Empires, Le Retour des Juifs dans l’histoire), Philippe Némo (Qu’est-ce que l’Occident ?…), Bernard Nadoulek (L’Épopée des civilisations…), parmi d’autres auteurs, sans oublier les vieilles « philosophies de l’histoire » très prisées depuis le XVIIe siècle… ;

et, en dessous,

– une « microhistoire », qui analyse de façon spécifique et relative, ou à l’inverse, comparative, les actes dits politiques hic et nunc (institutions, rites, mythes, symboles, droits coutumiers et écrits, idées, pensées, processus de décision, d’identification et de mobilisation…), relevant d’une « science politique » qui se cherche toujours, mêlant archéologie(s), anthropologie(s) histoire(s), géographie(s), économie(s), sociologie(s), psychologie(s), linguistique(s), esthétique(s)… dans leurs approches d’un objet universel qui reste universel, qui côtoient d’autres savoirs voisins, par exemple :

– les sciences « dures » et les techniques, plus ou moins liées aux différents pouvoirs ;

– les littératures et les arts, qui, en creux, n’ont pas manqué d’accompagner la légitimation de la puissance ou sa dénonciation ;

– les religions (et les théologies), les sagesses « philosophiques » ou les élucubrations ésotériques, à visées « extra- » ou « parascientifiques » ;

– des disciplines « sociales » contemporanéistes, utilitaristes, liées par leurs expertises et leur commandite aux idéologies de la modernité et aux religions séculières subséquentes (publicitaires, « managementesques », gestionnistes, parmi d’autres…).

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Dans ce sens, seront proposés des témoignages, des écrits académiques, des essais, des documents complétant ceux déjà publiés sur le site des « Classiques » qui seront signalés de façon heuristique dans une bibliographie librement  consultable et évolutive, déjà amorcée pour l’analyse des idées politiques (revue et augmentée en conséquence – cf. dans « Les Classiques »).

Travail engagé avec le souci aussi d’éviter des approches trop unilatérales et « occidentalisées » – économicistes notamment –, négligeant la spécificité de l’objet « politique » qui reste toujours en liaison avec les différentes civilisations. Il apparaît heuristique donc de prendre en compte l’« Ailleurs civisationnel » comme « les Autres Peuples » dont aucun n’échappe au « politique », cela en dehors de distinctions fantasmées et de concepts simplificateurs, comme ceux par exemple d’« Orient » – « moyen » ou « extrême » –, d’« Occident, de « Nord », de « Sud »…

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Cela précisé, en rappelant que, d’un côté, « le » et « la » politique revêtent un aspect « noble » qui concerne ce qu’Aristote (déjà) désignait comme « l’architectonique de toutes les sciences », un processus d’action collective concernant toutes les affaires publiques (la Res publica des Romains), sous plusieurs modes de direction et d’organisation possibles. À savoir, de façon progressive et plus ou moins combinée, l’administration, la construction d’un « centre », le dressage de frontières, l’élaboration de règles écrites, la constitution d’archives bureaucratiques, la dissémination d’une justice, la « police » des villes et des campagnes, l’établissement de moyens de défense et d’une armée contre les dangers extérieurs, l’éducation de la jeunesse, le développement culturel, la construction de modes de représentation et de relations avec les corps sociaux, les villes et les territoires, l’économie de la logistique du pouvoir, interne (la fiscalité et la monétarisation) et externe (le commerce avec des alliés), les négociations, les échanges interétatiques, voire intercivilisationnels, la diplomatie, le désarmement, la construction de la Paix… Sans oublier les dépenses et dispositifs somptuaires faisant fonction de « légitimation » des dirigeants, qui relèvent de ce que le sociologue Gérard Leclerc appelle « le regard du pouvoir » : mécanisme fondé à la fois sur un « panoptisme » (tout voir du « Peuple » sans être vu par lui – police, cabinet noir, modes de surveillances, contrôles d’identification, renseignements internes ou externes…) ; et, en complément, sur un « synoptisme » qui met le Prince et sa suite en « spectacle » devant tous en permanence : construction d’une mémoire historique référentielle tournée vers des « ancêtres » identitaires de référence (les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Celtes…), organisation curiale, architecture monumentale, arts du pouvoir, « jeux du cirque », « fêtes », sacralisation et culte des puissants, rites, rencontres et transes collectives, mythes-« opium du peuple », techniques de « propagande » et de « communication » manipulatoires dans les sociétés de masse, traitées parfois de façon « biopolitique » (Michel Foucault).

Dans ce processus d’activités collectives, en faveur du « Bien commun », on peut rejoindre là le concept de « civilisation des mœurs » illustré de façon remarquable par le socio-historien Norbert Elias à travers son œuvre foisonnante (cf. entre autres, La Civilisation des mœurs ; La Dynamique de l’Occident ; La Société de Cour, Écrits sur l’Art africain, La Solitude des mourants, Engagement et distanciation ; La Société des individus ; Mozart, sociologie d’un génie inachevé ; Théorie des symboles ; L’Utopie ; La Dynamique sociale de la conscience : sociologie de la conscience et des sciences ; Humanita conditio ; Les Allemands, lutte de pouvoir et développement de l’habitus au XIXe et XXe siècle …).

Notons que la connaissance théorique et comparative concernant « le » et « la » politique, a été remarquablement synthétisée par et dans le Traité de Science politique publié sous l’égide des Professeurs Madeleine Grawitz et Jean Leca, dont ce dernier nous a fait l’honneur d’autoriser l’édition des quatre volumes parus aux Presses universitaires de France en 1985, dans la Collection « Sciences sociales contemporaines » des « Classiques ». Cf.

Jean Leca peut servir ici de référence, lui dont toute l’œuvre a été inspirée par sa passion d’élaborer une « Science politique » autonome, mais aussi voisine de toutes les autres sciences humaines, voire sociales, sans oublier le dialogue qu’il a commencé à engager avec « la philosophie » du politique. Cf.

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Mais, d’un autre côté, « le » et « la » politique revêtent des aspects plus sombres qui semblent tourner le dos à toute « civilisation » et formes collectives « civilisées », traînant un long cortège parfois « ignoble » d’incivilités, de délits et de crimes, qui relèvent alors en tant qu’objet a contrario, de cette fantastique invention humaniste qu’a été « le droit romain » (cf. à ce sujet l’ouvrage lumineux d’Aldo Schiavone : Ius. L’invention du droit en Occident).

Cela reste visible à travers les évolutions et involutions internes et externes des sociétés, dans le déploiement volontaire et explicite de faits de violence, notamment de mécanismes d’acculturation, d’enculturation, de déculturation (destruction culturelle), exportés ou importés. Faits qui impliquent tous les « centres » de pouvoir, les dispositifs et les idéologies justificatrices qui les soutiennent, et parfois l’abandon par les juristes eux-mêmes de leur invention (pensons au pseudo-droit nazi… qui n’était nullement du droit !).

La sous-collection « Civilisations et Politique » devra donc se montrer également attentive aux écrits qui analysent en conséquence, à l’opposé du concept de « civilisation », les violences politiques multiformes : corruption, modes d’esclavage, complots, coups d’État, assassinats politiques, crimes collectifs, déportations, « invasions », « conquêtes », colonialismes, impérialismes, manipulations, intimidations, terreur… avec toutes les idéologies, liturgies, rites, secrets et mensonges, propagandes et mythes politiques qui ont justifié de tels actes…

Découlant souvent des « guerres » à causalités multiples, telles qu’on peut les observer dans toutes les civilisations et les sociétés qui les ont traversées, autour des organisations tribales et ethniques de parentèles, des royautés, des grands empires, des cités-États… Guerres éclairées par les ouvrages suivants, parmi d’autres (avant-goût du travail bibliographique indispensable pour aborder une telle thématique…) :

 

 – Maurice R. Davie (La Guerre dans les sociétés primitives, Paris, Payot, 1931), qui distingue diverses formes de concurrence vitale à dominante masculine, liées au cannibalisme, à la lutte pour la terre ou le butin, pour les femmes, menées au nom de la religion, de la vengeance du sang dans des sociétés dominées par la parenté, débouchant très tôt sur des pratiques de sacrifices humains, de chasse aux têtes, mais aussi de recherche de gloire pure au nom des chefs de tribus, de clans, de factions, ou des États ;

– Jean Guilaine et Jean Zammit (Le Sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique, Paris, le Seuil, et Le Grand Livre du mois, 2001), qui, après des rappels préliminaires sur l’universalité du phénomène « guerre », décrivent leurs pratiques de « cibles humaines » et de « construction du guerrier », chez les chasseurs-cueilleurs, chez les peuples agricoles sédentarisés, entre cités et États ;

– André Bernand (Guerre et violence dans la  Grèce antique, Paris, Hachette-Littératures 1999), insistant dans cet essai d’anthropologie historique et civilisationnelle, sur l’apprentissage social de la violence, recomposée à travers une anthologie de témoignages sur les brutalités, les obsessions de la virilité et de l’héroïsme, le goût du sang, les tueries collectives, les pratiques guerrières, actes reflétés jusque dans la mythologie dans des sociétés que l’on a souvent trop idéalisées ;

– John Keegan (Histoire de la guerre. Du néolithique à la Guerre du Golfe, Paris, Éditions Dagarno, 1998), ouvrage érudit, couvrant la longue durée du sujet, décrivant historiquement les techniques de combat, l’évolution des armes, des tactiques, des stratégies, s’interrogeant sur le fait de savoir si la guerre est intrinsèque à l’espace humain, ou bien si, comme l’esclavage, elle pourrait disparaître un jour ;

– Gaston Bouthoul (Traité de Polémologie. Sociologie des guerres, Paris, Payot, 1970), ouvrage incontournable qui analyse tous les aspects du plus spectaculaire et inquiétant des faits sociaux, tant au niveau des représentations, des pratiques constatées, qu’à celui des méthodes d’analyse de ceux-ci ;

– Hervé Coutau-Bégarie (Traité de stratégie, Paris, Économica, 2003), l’ouvrage le plus complet édité en Français sur le sujet, à tous les niveaux, indépassable, tant sur le plan théorique, méthodologique, historique, qu’en termes également de géostratégie comparative interarmes, terrestre, maritime, aérienne, spatiale, sur le plan mondial.

Que dire encore des crimes collectifs perpétrés depuis l’Antiquité, dont l’Inquisition catholique, les guerres de religions intraeuropéennes, les pogromes antisémites et les génocides du XIXe et du XXe siècles, dont le massacre des Arméniens, puis la Shoah impensable dans ses abominations indignes et antihumaines (comme si l’Homme-prédateur avait voulu « donner des leçons à l’enfer » – André Malraux)…

À la recherche de racines d’un type ultime de violence collective, Georges Benssoussan (rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah) n’a-t-il pas analysé les liens anciens entre les religions, la politique et les massacres de masse, dans son ouvrage Europe, une passion génocidaire. Essai d'histoire culturelle ? Recherche exemplaire qui s’inscrit dans une réflexion comparative civilisationnelle de longue durée, engagée aussi par maints historiens (cf. par exemple Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du XIe au XVIe siècle, avec une postface sur le XXe siècle, ;  Philippe Buc, Guerre Sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la Violence en Occident) ; Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme et la civilisation. Miroir de l’Occident). Également par des philosophes qui ont pensé « le mal », les éthiques, les morales comparées (cf. par exemple Nicole-Nikol Abécassis, Comprendre le Mal : L’Inquisition et la Shoah face à face, Préface de Jean-Pierre Faye, Postface d’Yves Ternon).

D’où une attention portée à l’analyse des guerres du XXe siècle, « Révolution » russe comprise (manipulée à ses débuts par les services secrets de l’Empire allemand d’alors ?), catastrophiques en leurs causes, en leur déroulement, en leurs conséquences, liées à des néo-impérialismes et des dynasties enchaînées alors les unes aux autres dans leurs intérêts multiformes, leur volonté de « puissance », leur désir atavique de « faire la guerre », couverts par des idéologies dégradantes, en particulier à travers des formes extrêmes de racisme et de nationalisme.

Seront à approfondir, au passage, les liaisons fatales de ces conflits avec des régimes néo-impériaux, à l’origine notamment de la dernière « Guerre de Trente ans » dans la première moitié du XXe siècle. Ces régimes populistes, racistes, militaristes, impérialistes, ont mimé, en quelque sorte, leurs prédécesseurs dynastiques, porteurs de théories de « la puissance » comme de formes sociales tenaces (féodalistes, aristocratiques, guerrières) – ce qu’a bien montré l’œuvre de l’historien Arno Mayer (cf. notamment La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la grande Guerre). D’où cette chaîne de guerres reliées les unes aux autres :

  • après le conflit russo-japonais de 1905, le « grand massacre » de 14-18, la guerre entre le Japon et la Corée contre la Mandchourie, dès septembre 1931 ;
  • puis la guerre de l’Italie mussolinienne contre l’Éthiopie en 1934 ;
  • puis la guerre débutée le 17 juillet 1936 contre l’Espagne républicaine, agressée par une junte militaire soutenue par l’Allemagne nazie (la Légion « Condor ») et l’Italie fasciste ;
  • puis la guerre de l’empire du Japon contre la Chine en 1937 ;
  • puis la conquête militaire de l’Europe centrale et orientale par le régime hitlérien, débutée en mars 1938, annexant l’Autriche, la Tchécoslovaquie et « influençant » la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie… ;
  • puis, le 3 septembre 1939, la guerre de l’Angleterre et de la France contre un Reich agresseur de la Pologne trois jours avant ;
  • puis la guerre de l’Allemagne nazie contre la Russie le 22 juin 1941 ;
  • enfin la guerre entre le Japon et les États-Unis partagée par leurs alliés respectifs le 7 décembre 1941… largement mondialisée.

Guerres avec leur triste cortège de destruction et de millions de morts, qui débouchèrent sur d’autres guerres, « chaudes » ou « froides », postérieures, jusqu’à nos jours…

Ce qui entraîne encore un examen comparatif et critique des totalitarismes fascistes, nazis, bolchevico-lénino-trotskico-staliniens, maoïstes et assimilés, à rapprocher, selon divers auteurs (Annah Harendt, Arno Mayer, Georges Lachmann Mosse, Normann Cohn, Jules Monnerot, Alain Besançon, François Furet, Stéphane Courtois …), des « millénarismes apocalyptiques » antérieurs puis des religions politiques sécularisées surgies au XVIIIe siècle. Cela contre les valeurs humanistes d’une Europe qui avait été antérieurement ravagée par « les Guerres de religion » depuis la « Renaissance » et les guerres dynastiques, à travers aussi la période dite des « Lumières », porteuse elle, en tant que « siècle de la Raison », de technologies qui furent à la source de l’« européanisation » problématique du monde, sources indirectes de nouveaux conflits.

Si la violence collective n’est point l’apanage des civilisations européennes, au-delà de la grandeur de leur apport à l’histoire générique de l’Humanité, celles-ci y ont aussi lourdement contribué.

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Afin de mieux souligner ces relations ambivalentes et contradictoires « de l’Homme à l’Homme », nous placerons en exergue problématique de cette sous-collection « Civilisations et Politique », sous l’égide de deux réflexions heuristiques : d’abord un passage de l’essai de Paul Valéry (Crises de l’esprit), puis un bref extrait de deux textes stimulants de Claude Lévi-Strauss (« Les trois humanismes », contribution dans Anthropologie structurale deux), complétée par la conclusion lucide placée par l’ethnologue à la fin « tétralogique » de ses « Mythologiques ».

Ce dernier texte nous rappelle la spécificité des relations que toutes les civilisations ont établies, au-delà de leurs échanges réciproques positifs et négatifs, avec la Nature et les animaux. Ainsi de la culture amérindienne (si forte au Canada, notamment en Colombie-Britannique, issue du chamanisme asiatique), exemple de pensée écologique ancestrale du « Bien commun » que l’on retrouve « à l’autre bout » – écho intercivilisationnel positif – dans le projet du musée français « Jacques Chirac » (décédé au moment même où ces lignes sont écrites), quai Branly au cœur de la mégalopole parisienne…

Pensée en faveur des générations futures et de la protection de « Gaïa », notre Planète Terre, victime des outrances « développementalistes » et « progressistes » de ce prédateur qui, à cause des limites de son intelligence et de l'omniprésence de l'animalité qui est en lui, a cru longtemps être la « créature ultime » de ces « dieux » qu’il avait lui-même inventés, comme pour se dédouaner ou en raison de ses propres peurs, oubliant les dimensions fragiles de son passage sur terre et la modestie de sa place dans l’univers…

Pr. Michel Bergès
Université de Bordeaux
Octobre 2019

Paul Valéry, « La Crise de l’esprit ». Extrait Europes de l’Antiquité au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, col. Bouquins, 2000, p. 405-415 – consultable sur le Site « Classiques des Sciences sociales ».

« Première Lettre

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entier, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.


Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.

Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?


Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.

Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants, qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience – une conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes du premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques innombrables.

Alors, – comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir physiologiques, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre : demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux…

Et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d’expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes : tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une étrange lueur contradictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que les inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols d’avions, l’âme invoquait à la fois toutes les incantations qu’elle savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties ; elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe…

La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force ; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.

Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature, en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées.

L’espoir, certes, demeure et chante à demi-voix :
« Et cum vorandi vicerit libidinem
Late triumphet imperator spiritus
 »

 [« Vainqueur de l’appétit vorace, que l’esprit souverain étend loin son triomphe »].
Mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables. Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes désarçonnés par des événements si soudains, si violents, si émouvants, et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris – les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leur esprit.

L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées.


Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient.
Je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état intellectuel de l’Europe en 1914. Et qui oserait tracer un tableau de cet état ? Le sujet est immense ; il demande des connaissances de tous les ordres, une information infinie. Lorsqu’il s’agit, d’ailleurs, d’un ensemble aussi complexe, la difficulté de reconstituer le passé, même le plus récent, est toute comparable à la difficulté de construire l’avenir, même le plus proche ; ou plutôt, c’est la même difficulté. Le prophète est dans le même sac que l’historien. Laissons-les-y.

Mais je n’ai besoin maintenant que du souvenir vague et général de ce qui se pensait à la veille de la guerre, des recherches qui se poursuivaient, des œuvres qui se publiaient.

Si donc je fais abstraction de tout détail et si je me borne à l’impression rapide, et à ce total naturel que donne une perception instantanée, je ne vois – rien ! – Rien, quoique ce fût un rien infiniment riche.

Les physiciens nous enseignent que dans un four porté à l’incandescence, si notre œil pouvait subsister, il ne verrait – rien. Aucune inégalité lumineuse ne demeure et ne distingue les points de l’espace. Cette formidable énergie enfermée aboutit à l’invisibilité, à l’égalité insensible. Or, une égalité de cette espèce n’est autre chose que le désordre à l’état parfait.

Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale ? – De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne.
Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne et de donner ce nom à certains modes d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de contemporain. Il y a dans l’histoire des moments et des lieux où nous pourrions nous introduire, nous modernes, sans troubler excessivement l’harmonie de ces temps-là, et sans y paraître des objets infiniment curieux, infiniment visibles, des êtres choquants, dissonants, inassimilables. Où notre entrée ferait le moins de sensation, là nous sommes presque chez nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que l’Alexandrie des Ptolémées nous absorberaient plus facilement que bien des localités moins reculées dans le temps, mais plus spécialisées dans un seul type de mœurs et entièrement consacrées à une seule race, à une seule culture et à un seul système de vie.

Eh bien ! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang était un carrefour pour toutes les races de l’opinion ; tout penseur, une exposition universelle de pensées. Il y avait des œuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les yeux brûlent et s’ennuient… Combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la suprême sagesse et triomphe de l’humanité ?


Dans tel livre de cette époque – et non des plus médiocres – on trouve, sans aucun effort : – une influence des ballets russes, – un peu du style sombre de Pascal, – beaucoup d’impressions du type Goncourt, quelque chose de Nietzsche, — quelque chose de Rimbaud, — certains effets dus à la fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, — le tout parfumé d’un je ne sais quoi de britannique difficile à doser !… Observons, en passant, que dans chacun des composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres corps. Inutile de les rechercher : ce serait répéter ce que je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe.

Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, – l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.
Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.

S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. – Whose was it ? – Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur : nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero) a, de nos jours, d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes... Et cet autre crâne est celui de Leibniz qui rêva de la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel qui genuit Marx qui genuit…

Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les abandonne !… Va-t-il cesser d’être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. « Et moi, se dit-il, moi, l’intellect européen, que vais-je devenir ?... Et qu’est-ce que la paix ? La paix est peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par de créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ? N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes, qui est quelque part dans l’aviation ? comme Rosencrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ?

– Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le monde, qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits de la vie les avantages de la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »

Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 319-322

« Chapitre XV

Réponses à des enquêtes

I. Les trois humanismes

 

(Première publication : Demain, n° 35, 1956)

À la plupart d’entre nous, l’ethnologie apparaît comme une science nouvelle, un raffinement et une curiosité de l’homme moderne. Les objets primitifs ont pris rang dans notre esthétique il y a moins de cinquante ans. Et si l’intérêt pour les coutumes et croyances des sauvages est un peu plus ancien, les premiers travaux qui leur ont été systématiquement consacrés ne remontent guère au-delà de 1860, c’est à dire à l’époque où Darwin posait le problème de l’évolutionnisme biologique auquel répondait, dans l’esprit de ses contemporains, celui de l’évolution sociale et intellectuelle de l’homme.

Pourtant, il y a là une illusion dangereuse, dans la mesure où elle trompe sur la place réelle qu’occupe, dans notre vision du monde, la connaissance des peuples lointains. L’ethnologie n’est ni une science à part, ni une science neuve : c’est la forme la plus ancienne et la plus générale de ce que nous désignons du nom d’humanisme.

Quand les hommes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance ont redécouvert l’antiquité gréco-romaine, et quand les jésuites ont fait du grec et du latin la base de la formation intellectuelle, n’était ce pas une première forme d’ethnologie ? On reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne, des notions et des méthodes oubliées ; mais plus encore, le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres lieux.

Ceux qui critiquent l’enseignement classique auraient tort de s’y tromper : si l’apprentissage du grec et du latin se réduisait à l’acquisition éphémère des rudiments de langues mortes, il ne servirait pas à grand-chose. Mais les professeurs de l’enseignement secondaire le savent bien à travers la langue et les textes, l’élève s’initie à une méthode intellectuelle qui est celle même de l’ethnographie, et que j’appellerais volontiers la technique du dépaysement.

La seule différence entre culture classique et culture ethnographique tient aux dimensions du monde connu à leurs époques respectives. Au début de la Renaissance, l’univers humain est circonscrit par les limites du bassin méditerranéen. Le reste, on ne fait qu’en soupçonner l’existence. Mais on sait déjà qu’aucune fraction de l’humanité ne peut aspirer à se comprendre, sinon par référence à toutes les autres.

Au XVIIIe et au XIXe siècle, l’humanisme s’élargit avec le progrès de l’exploration géographique. Rousseau, Diderot ne prennent encore qu’une hypothèque sur les civilisations les plus lointaines. Mais la Chine, l’Inde s’inscrivent déjà dans le tableau. Notre terminologie universitaire, qui désigne leur étude sous le nom de philologie non classique, confesse, par son inaptitude à créer un terme original, qu’il s’agit bien du même mouvement humaniste, envahissant seulement un territoire nouveau comme, pour les anciens, la métaphysique était ce qui venait après la physique. En s’intéressant aujourd’hui aux dernières civilisations encore dédaignées les sociétés dites primitives   l’ethnologie fait parcourir à l’humanisme sa troisième étape. Sans doute sera-t-elle aussi la dernière, puisqu’après cela, l’homme n’aura plus rien à découvrir de lui même, au moins en extension (car, il existe une autre recherche, celle là en profondeur, dont nous ne sommes pas prêts d’atteindre le bout).

Mais le problème comporte un autre aspect. Les deux premiers humanismes   classique et non classique voyaient leur extension limitée, non seulement en surface, mais aussi en qualité. Les civilisations antiques ayant disparu, on ne pouvait les atteindre qu’à travers les textes et les monuments. Quant à l’Orient et l’Extrême-Orient, où la difficulté n’existait pas, la méthode restait la même, parce que des civilisations si lointaines ne méritaient croyait-on l’intérêt que par leurs productions les plus savantes et les plus raffinées.

Le domaine de l’ethnologie consiste en civilisations nouvelles, et qui posent aussi des problèmes nouveaux. Étant sans écriture, elles ne fournissent pas de documents écrits ; et comme leur niveau technique est généralement fort bas, la plupart n’ont pas laissé de monuments figurés. D’où la nécessité, pour l’ethnologie, de doter l’humanisme de nouveaux outils d’investigation.

Les modes de connaissance de l’ethnologie sont à la fois plus extérieurs et plus intérieurs (on pourrait dire aussi plus gros et plus fins) que ceux de ses devanciers : philologues et historiens. Pour pénétrer des sociétés d’accès particulièrement difficile, il est obligé de se placer très en dehors (anthropologie physique, préhistoire, technologie) et aussi très en dedans, par l’identification de l’ethnologue au groupe dont il partage l’existence, et l’extrême importance qu’il doit attacher   à défaut d’autres éléments d’information aux moindres nuances de la vie psychique des indigènes.

Toujours en deçà et au-delà de l’humanisme traditionnel, l’ethnologie le déborde dans tous les sens. Son terrain englobe la totalité de la terre habitée, tandis que sa méthode assemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir : sciences humaines et sciences naturelles.

En se succédant, les trois humanismes s’intègrent donc, et font progresser la connaissance de l’homme dans trois directions en surface sans doute, mais c’est l’aspect le plus « superficiel », au sens propre comme au sens figuré. En richesse des moyens d’investigation, puisque nous nous apercevons peu à peu que si l’ethnologie a été obligée de forger de nouveaux modes de connaissance en fonction des caractères particuliers des sociétés « résiduelles » qui lui étaient laissées en partage, ces modes de connaissance peuvent être appliqués avec fruit à l’étude de toutes les autres sociétés, y compris la nôtre.

Mais il y a plus : l’humanisme classique n’était pas seulement restreint quant à son objet, mais quant aux bénéficiaires qui formaient la classe privilégiée. L’humanisme exotique du XIXe siècle s’est trouvé lui même lié aux intérêts industriels et commerciaux qui lui servaient de support et auxquels il devait d’exister. Après l’humanisme aristocratique de la Renaissance et l’humanisme bourgeois du XIXe siècle, l’ethnologie marque donc l’avènement, pour le monde fini qu’est devenue notre planète, d’un humanisme doublement universel.

En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus humbles et les plus méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être étranger à l’homme, et fonde ainsi un humanisme démocratique qui s’oppose à ceux qui le précédèrent créés pour des privilégiés, à partir de civilisations privilégiées. Et en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la connaissance de l’homme, elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature, dans un humanisme généralisé. »


Rappelons enfin le message des dernières lignes du quatrième tome des « Mythologiques », où Claude Lévi-Strauss se révèle moins optimiste à la fin de sa trajectoire.

C’est bien sa réflexion de l’intérieur des Sciences humaines qui a servi en partie de modèle à l’institution du Musée Jacques Chirac, son initiateur, quai Branly à Paris (et dont une salle porte le nom du grand ethnologue).

Mais ces Sciences humaines, à côté des autres savoirs (à part la musique elle-même évoquée avec la référence à « l’autre tétralogie » – celle de Richard Wagner) n’ont constitué, nous souffle le vieux philosophe qui dormait en lui sous les cendres, qu’« une modeste lanterne pour éclairer notre route »… qui ne mène finalement nulle part, au regard de la destinée entropique de l’homme, de la Terre elle-même et de son Soleil, qu’elle ne contournera pas éternellement et qui s’éteindra à son tour.

Contrairement à ce qu’aurait pu penser Galilée…

Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, t. IV, L’Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 621.

« Un ouvrage que je sais pétri de sens se réduit pour d’autres au déploiement d’une forme vide de sens. Mais c’est que ce sens se trouve inclus et comme comprimé à l’intérieur du système. Faute de pouvoir s’y installer en disposant de l’immense somme ethnologique que représentent les cultures indigènes du Nouveau Monde, on se condamne à ne rien apercevoir de sa signification interne ; vue du dehors, elle s’annule. Rien d’étonnant, donc, que les philosophes puissent se sentir hors du jeu : ils le sont en effet ; la portée de l’entreprise leur échappe, à la différence des sémiologues et des ethnologues plus directement concernés, et qui retiennent les uns la forme, les autres le contenu.

Moi-même, selon que je considère mon travail du dedans où je l’ai vécu, ou du dehors où il est maintenant et s’éloigne pour se perdre dans mon passé, je comprends mieux qu’ayant moi aussi composé ma tétralogie, elle doive s’achever sur un crépuscule des dieux comme l’autre ; ou, plus précisément, que terminée un siècle plus tard et dans des temps plus cruels, elle anticipe le crépuscule des hommes, après celui des dieux qui devait permettre l’avènement d’une humanité heureuse et libérée. Parvenu au soir de ma carrière, la dernière image que me laissent les mythes et, à travers eux, ce mythe suprême que raconte l’histoire de l’humanité, l’histoire aussi de l’univers au sein de laquelle l’autre se déroule, rejoint donc l’intuition qui, à mes débuts et comme je l’ai raconté dans Tristes Tropiques, me faisait rechercher dans les phases d’un coucher de soleil, guetté depuis la mise en place d’un décor céleste qui se complique progressivement jusqu’à se défaire et s’abolir dans l’anéantissement nocturne, le modèle des faits que j’allais étudier plus tard et des problèmes qu’il me faudrait résoudre sur la mythologie, vaste et complexe édifice, lui aussi irisé de mille teintes, qui se déploie sous le regard de l’analyste, s’épanouit lentement et se referme pour s’abîmer au loin comme s’il n’avait jamais existé.

Cette image n’est-elle pas celle de l’humanité même et, par delà l’humanité, de toutes les manifestations de la vie : oiseaux, papillons, coquillages et autres animaux, plantes avec leurs fleurs, dont l’évolution développe et diversifie les formes, mais toujours pour qu’elles s’abolissent et qu’à la fin, de la nature, de la vie, de l’homme, de tous ces ouvrages subtils et raffinés que sont les langues, les institutions sociales, les coutumes, les chefs-d’œuvre de l’art et les mythes, quand ils auront tiré leurs derniers feux d’artifice, rien ne subsiste ? En démontrant l’agencement rigoureux des mythes et en leur conférant ainsi l’existence d’objets, mon analyse fait donc ressortir le caractère mythique des objets : l’univers, la nature, l’homme, qui, au long de milliers, de millions, de milliards d’années n’auront, somme toute, rien fait d’autre qu’à la façon d’un vaste système mythologique, déployer les ressources de leur combinatoire avant de s’involuer et de s’anéantir dans l’évidence de leur caducité.

L’opposition fondamentale, génératrice de toutes les autres qui foisonnent dans les mythes et dont ces quatre tomes ont dressé l’inventaire, est celle même qu’énonce Hamlet sous la forme d’une encore trop crédule alternative. Car entre l’être et le non-être, il n’appartient pas à l’homme de choisir. Un effort mental consubstantiel à son histoire, et qui ne cessera qu’avec son effacement de la scène de l’univers, lui impose d’assumer les deux évidences contradictoires dont le heurt met sa pensée en branle et, pour neutraliser leur opposition, engendre une série illimitée d’autres distinctions binaires qui, sans jamais résoudre cette antinomie première, ne font, à des échelles de plus en plus réduites, que la reproduire et la perpétuer : réalité de l’être, que l’homme éprouve au plus profond de lui même comme seule capable de donner raison et sens à ses gestes quotidiens, à sa vie morale et sentimentale, à ses choix politiques, à son engagement dans le monde social et naturel, à ses entreprises pratiques et à ses conquêtes scientifiques ; mais en même temps, réalité du non-être dont l’intuition accompagne indissolublement l’autre puisqu’il incombe à l’homme de vivre et lutter, penser et croire, garder surtout courage, sans que jamais le quitte la certitude adverse qu’il n’était pas présent autrefois sur la terre et qu’il ne le sera pas toujours, et qu’avec sa disparition inéluctable de la surface d’une planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs et ses œuvres deviendront comme s’ils n’avaient pas existé, nulle conscience n’étant plus là pour préserver fût-ce le souvenir de ces mouvements éphémères sauf, par quelques traits vite effacés d’un monde au visage désormais impassible, le constat abrogé qu’ils eurent lieu, c’est-à-dire rien.
Paris, octobre 1967 – Lignerolles, septembre 1970. »
Retour à la collection Dernière mise à jour de cette page le jeudi 10 octobre 2019 19:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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