Alain CLÉMENT
“Portraits de Tocqueville”.
Un article publié dans le journal LE MONDE, vendredi le 3 août 1984, page 9 et 11 Chronique “Le feuilleton”. Une édition numérique réalisée grâce à la générosité de M. Jean Michel Leclercq, bénévole, fonctionnaire retraité de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
Le purgatoire qu'a dû traverser Tocqueville pour venir jusqu'à nous aura été de courte durée. Il n'est jamais vraiment tombé dans l'oubli, à l'étranger surtout. Cependant, resté en marge des traditions universitaires françaises, délaissé peu à peu des éditeurs de la première moitié de notre siècle, il n'avait pas sa place dans la galerie de nos grands classiques. Mais, depuis la fin de la dernière guerre, quelle revanche sur la demi-obscurité où il était relégué ! La publication de ses Oeuvres complètes sous la couverture Gallimard, entreprise collective et multinationale commencée il y a plus de trente ans, compte une vingtaine de volumes édités avec un soin de la sûreté du texte et un luxe d'annotations seps équivalent de nos jours.
Peu d'auteurs ont eu droit à une exhumation aussi méthodique. Certes, elle n'est pas tout à fait achevée, mais nous possédons désormais les grandes oeuvres, les correspondances les plus révélatrices, un premier choix d'écrits politiques, les carnets de voyage et ces Souvenirs destinés à la postérité qui, à eux seuls, mériteraient à Tocqueville l'immortalité.
Ainsi, au cours du temps, le lecteur a-t-il pu, de volume en volume, se familiariser avec la personnalité d'un écrivain étroitement lié à l'histoire de son époque, tout en épousant par sa sensibilité exceptionnelle le souci de toutes les générations s'interrogeant sur elles-mêmes.
Restait à faire le point, à confronter les éléments disponibles, à retracer une vie qui s'est voulue à la fois engagée dans l'observation et l'action d'une ère nouvelle, et dégagée des pesanteurs humaines. C'est chose faite.
Passons rapidement sur le Tocqueville de Xavier de la Fournière (Librairie académique Perrin, 1981), le premier en date, qui n'est pas sans mérites, fût-ce celui de l'antériorité, mais qui agace par l'absence de notes autres que celles renvoyant aux augures du septennat giscardien. On y trouve cependant en annexe le discours de réception de Tocqueville à l'Académie française et la réponse du comte Molé, ainsi que le discours de réception de Lacordaire, successeur au fauteuil de Tocqueville, et la réponse de Guizot.
Ces documents mis à part, c'est un livre de consommation courante, où certains épisodes sont bien vus, et d'autres raccourcis à l'extrême. Et pourquoi ce sous-titre Un monarchiste indépendant qui va si mal à l'auteur de la Démocratie en Amérique ?
Plus près de nous, ce printemps, les librairies allemandes ont mis à l'étalage un Tocqueville « prophète de l'âge des masses » (Deutsche Verlag - Anstalt) dû à la plume d'un littérateur autrichien, Karl Pisa, qui s'en tient au déroulement événementiel de la vie de son héros. Là encore, des citations mais sans références, aucun appareil critique, pas de discussion en profondeur des œuvres et de leur retentissement dans ce monde germanique que Tocqueville mettra tant d'application à pénétrer. C'est à se demander si Pisa a lu de près tout ce qui est sorti des Oeuvres complètes. En tout cas, il passe au large.
Ces deux tentatives n'appellent une mention que parce qu'elles se trouvent soudainement frappées de caducité. On n'a pas fini d'interpréter Tocqueville, mais il est improbable que l'on puisse d'ici longtemps faire concurrence à l'Alexis de Tocqueville que vient de nous donner André Jardin. Cette vie est l'oeuvre d'une vie. Associé dès l'origine à l'édition des Œuvres complètes, à laquelle il prit une part prépondérante, Jardin ne s'est pas contenté de nous en offrir une synthèse. Il s'est plongé dans les archives, a dépouillé patiemment tout ce qui, manuscrit ou imprimé, se rapportait de près ou de loin à l'homme et à l'œuvre et, au lieu d'étouffer sous cette érudition prodigieuse, il en fait ressortir un Tocqueville plus vivant et plus captivant que jamais.
C'est un rare talent que celui qui allie à la maîtrise absolue des sources le don de sympathie et de résurrection. André Jardin le possède au plus haut degré. Grâce à lui, nous pouvons prendre enfin la pleine mesure humaine d'un génie qui s'inscrit au premier rang de notre patrimoine.
Jardin commence par nous dresser un tableau du milieu où, le 29 juillet 1805, naquit à Paris Alexis de Tocqueville. Son père, membre de l'aristocratie normande de vieille souche, sauvé in extremis des griffes de la Terreur par le 9 Thermidor, remplit sous la Restauration les fonctions de préfet. Nommé à Metz, après plusieurs autres affectations, le comte Hervé fait venir auprès de lui le jeune Alexis, benjamin de trois fils, alors âgé de douze ans. Le garçon suit les cours du collège royal de la ville. A seize ans, il découvre dans la bibliothèque paternelle les auteurs des Lumières.
Sa formation catholique en reçoit un choc décisif : Tocqueville ne retrouvera jamais la foi de ses ancêtres, même s'il lui garde une « tendresse filiale » et attribue plus tard aux « croyances » un rôle modérateur indispensable au dynamisme démocratique. Quoi qu'il en soit, il restera toujours attaché à sa famille d'Ancien Régime, qu'il s'agisse de son père, que la révolution de 1830 condamnera à se reconvertir en mémorialiste, de sa mère, descendante de Malesherbes, qui ne semble pas avoir joué auprès d'Alexis un grand rôle affectif, ou de ses deux aînés, tous légitimistes à tous crins.
La vocation de Tocqueville ne se décide pas du jour au lendemain. Hésitant à embrasser comme ses frères la carrière des armes, il bifurque vers le droit et l'histoire. Son premier poste est celui de juge auditeur au tribunal de Versailles. Poste mineur, non rétribué, où Tocqueville ne puise guère de stimulations. Sa rencontre avec Gustave de Beaumont et la chute de Charles X vont donner à sa vie un tour différent.
L'amitié faite d'émulation et de confiance qu'Alexis noue avec Gustave de Beaumont, jeune substitut de trois ans son aîné, comme lui enthousiaste et avide de comprendre son temps, va lui donner le coup de fouet nécessaire. C'est à cette époque de fermentation intellectuelle et d'échanges, pense Jardin, que remonte la tentation politique de Tocqueville.
Lorsque surviennent les Trois Glorieuses, Tocqueville, marqué par le légitimisme de sa famille (même si lui-même prête serment au nouveau souverain), songe à prendre ses distances et envisage de traverser l'Atlantique pour rapporter de l'autre rive « une publication quelconque capable d'avertir le public de notre existence ».
Le projet sourit à Beaumont, qui, en janvier 183 1, rédige de sa main un rapport au ministère de l'intérieur proposant d'aller examiner les méthodes d'incarcération aux Etats-Unis. La France n'a pas encore de système pénitentiaire digne de ce nom. La requête des deux magistrats est acceptée d'autant plus volontiers qu'ils s'engagent à financer de leur poche leurs investigations, pour lesquelles on leur accorde un congé de dix-huit mois.
Débarquant à New York le 11 mai 183 1, Tocqueville et Beaumont vont sillonner l'Amérique, du Canada à la Nouvelle-Orléans, pendant neuf mois, dans des conditions d'inconfort inimaginables aujourd'hui. On suit avec intérêt les pas des deux jeunes Français, qui s'ouvrent sans préjugés à toutes les variétés d'exotisme social et politique. Jardin a largement recours à leur copieuse correspondance, et les réflexions toujours pertinentes dont il en accompagne les extraits nous permettent de saisir sur le vif la genèse assez complexe de ce qui sortira plus tard de leur plume respective.
Quelques mois après leur retour, paraît en janvier 1833 Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France. D'après Jardin, c'est Beaumont qui tint la plume - il l'avait plus leste que Tocqueville, - son compagnon n'apportant que les dossiers. L'ouvrage, aux conclusions incertaines (le ministère envoya une seconde mission aux États-Unis pour supplément d'information), connut un « succès d'estime certain », et fut couronné par l'Académie.
(Lire la suite page 11.)
(Suite de la page 9.)
Et la Démocratie dans tout cela ? Jardin montre que, partis du désir de faire oeuvre commune sur l'Amérique, les deux compagnons en viennent à délimiter soigneusement le champ de leurs travaux. Après un bref séjour en Angleterre, dont il croit l'oligarchie dominante menacée dans son monopole, Tocqueville s'enferme vers la mi-septembre 1833 dans une mansarde de la demeure parisienne de ses parents, rue de Verneuil, et se jette sur le sujet « avec une sorte de fureur ». En moins d'un an, la première partie - le premier volume dans l'édition actuelle - est terminée. Le livre sort chez Gosselin en janvier 1835. C'est le coup de foudre dans l'opinion pour ce que Jardin appelle « le livre de l'année ».
Certes, comme on pouvait s'y attendre, l'ouvrage est décrié par les « ultras », mais Sainte-Beuve, Royer-Collard, Lamartine, Cavour et bien d'autres le portent aux nues. Les éditions s'enlèvent les unes après les autres. Tocqueville est très sensible à cette célébrité soudaine. Presque contre son gré, il est élu en janvier 1838 à l'Académie des sciences morales et politiques : ce sont les quarante qu'il brigue. Sa « fièvre académique » ne le quitte pas. Elle ne trouvera satisfaction que le 23 décembre 1843.
L'année de la parution de la Démocratie est aussi celle du mariage d'Alexis avec Marie Motley. Mésalliance certes, la fiancée anglaise (de neuf ans son aînée) n'est ni belle, ni riche, ni titrée. Mais Tocqueville, qui la fréquente depuis plusieurs années, semble y tenir. L'union fut-elle heureuse ? Oui et non, selon Jardin. Le tempérament impérieux et excessif d'Alexis se heurte souvent au flegme britannique.
Le foyer, resté sans enfant, n'échappe peut-être pas à l'ennui : à la veillée, les époux se lisent à haute voix des récits de voyage, mais Alexis presse souvent ses amis de venir partager cette intimité un peu languissante... Fut-il infidèle ? Le doute persiste, mais ce qui est certain, c'est qu'il fut toujours partagé entre sa sensibilité à l'attraction féminine et son obsession de la « pureté des mœurs ». Non, la grande affaire de la vie de Tocqueville ne fut pas l'amour...
À peine marié, il s'emploie à donner une suite à la première partie de la Démocratie. Elle lui demandera cinq ans d'efforts inter rompus par les débuts de sa carrière politique. Une première fois, en 1837, il se présente à la députation dans l'arrondissement de ses ancêtres, Valognes, et il est battu par le candidat « gouvernemental ». Mais, en 1839, pour sa seconde tentative, il est en meilleure posture. L'intérêt « un peu abstrait pour le berceau familial, nous dit Jardin, s'était mué en un attachement profond pour les choses et les gens » des parages : « peut-être, commente Jardin, la passion la plus heureuse de sa vie ». Il fait une campagne active et emporte le siège à pourvoir.
Quand paraît enfin la seconde partie de la Démocratie en Amérique, en 1840, la matière américaine, a calculé Jardin, ne compte que pour 20% dans le texte complet. On passait du particulier - de l'unique - au général, de l'« égalité des conditions » réalisée sur un continent vierge aux changements radicaux qu'elle apporterait dans les sociétés de la vieille Europe. Tocqueville déduisait d'un principe central un modèle de ce qui s'ensuivrait dans la société démocratique - alors très éloignée de ce qui existait dans le vieux monde - et se demandait ce que des hommes libres, affranchis des tutelles et des privilèges aristocratiques, feraient de cette « détermination » sans contrainte. Comme elle ne supprimerait ni l'instinct d'acquisition ni celui de suprématie, l'anarchie et la servitude seraient les périls extrêmes qui guetteraient l'ère nouvelle. Tocqueville répugne à l'une comme à l'autre et fera l'expérience des deux à la fin de sa carrière.
L'accueil mitigé que reçoit la seconde partie amène Tocqueville a se concentrer sur son mandat parlementaire. A la Chambre, il siège au centre gauche de l'opposition dynastique. Orateur ennemi des grandes phrases qui agitent les travées, il n'est pas à l'aise dans l'improvisation et encore moins dans la camaraderie des couloirs. Son oeuvre lui confère un prestige certain, mais elle le classe parmi les « experts » et non parmi les leaders.
TOCQUEVILLE reste relativement isolé. Les journées de Février le prennent de court. « Le sens propre de l'événement, écrit Jardin, lui paraissait être l'insurrection des prolétaires contre un droit de propriété qui avait été la garantie de l'ordre social depuis des millénaires. » Tocqueville redoute que cette remise en cause ne s'étende à l'Europe tout entière, mais surmonte ses appréhensions en constatant que le gouvernement provisoire, qui a proclamé la République - ce qui laisse Tocqueville indifférent, les princes en fuite ne lui « étant rien », - est aux mains de « républicains modérés ». Le suffrage universel étant institué, Tocqueville se présente dans la Manche aux élections à la Constituante. « Il y est populaire, remarque Jardin, parce qu'il avait fait oublier sa qualité de châtelain et donné l'image d'un notable baptisé par les principes de 1789. »Vigoureusement applaudi à Cherbourg pour une harangue qui éclipse tous les discours officiels, il est élu le 24 avril avec les neuf dixièmes des suffrages exprimés.
L'insurrection de juin n'attire que son mépris et, dans ses Souvenirs, Tocqueville n'élève pas d'objection à la terrible répression qui s'abat sur les insurgés vaincus.
Membre de la Constituante, il y plaide en vain pour le système bicamériste qu'il a vu si bien fonctionner aux Etats-Unis. En mai 1849, il est élu triomphalement à la nouvelle Législative. En juin, consécration de sa carrière politique, il est chargé, au sein du cabinet Odilon Barrot, du portefeuille des affaires étrangères.
La brièveté de son passage aux responsabilités diplomatiques (le ministère est renvoyé en octobre) rend difficile d'en apprécier la portée. Auguste Cochin, cité par Jardin, regrette que « ce grand penseur, ce grand écrivain ait été un ministre inutile ». Le bilan est cependant honorable : Tocqueville contint les ardeurs du prince Napoléon, veilla de concert avec l'Angleterre au maintien de la paix en Europe, lança Gobineau dans la carrière diplomatique.
La carrière politique de Tocqueville s'achève pratiquement avec la Ile République. Après 1852, il se consacre à la rédaction de ses Souvenirs et aux recherches nécessaires à l’Ancien Régime. L'historien Tocqueville, selon les mots de Jardin, « qui n'a du passé que le goût de ce qui reste mêlé au présent, prend le relais de l'homme politique ». En janvier 1856, le premier volume de l'Ancien Régime sort des presses. C'est une analyse qui fait de la Révolution le prolongement désacralisé de l'absolutisme royal, centralisateur, Son succès est immédiat. Mais Tocqueville, malade, renonce aux honneurs et se retranche sur ses terres. Ses jours sont désormais comptés. En 1858, il s'installe, sur les ordres de la faculté, au soleil du Midi, mais le climat de Cannes est impuissant à guérir sa tuberculose. Il meurt en avril 1859, après s'être, sur les instances de Marie, mis en paix avec l'Église, ou du moins avec ses rites.
Raymond Aron, qui fit beaucoup pour la propagation du message de Tocqueville, ne l'avait abordé qu'à l'âge mûr, après avoir étudié la sociologie allemande. Mais peut-on commencer par Tocqueville, autodidacte de génie, qui ne nous a laissé ni théorie, ni disciples, ni école, ni méthode, seulement des textes magnifiques et un doute invincible envers les « constructions de l'esprit » fermées sur elles-mêmes ? Nous avons désormais, avec l'Alexis de Tocqueville d'André Jardin, un guide de premier ordre pour nous introduire à la compréhension de cette oeuvre.
ALAIN CLÉMENT.
ALEXIS DE TOCQUEVILLE, par André Jardin. Hachette-Littérature 530 pages, 150 F.
|