Pierre de Cointet
Dr. en Philosophie, Lic. canonique en Théologie
Professeur, Studium de Notre-Dame de Vie, Venasque.
“Maurice Blondel. L’exigence du concret”. [1]
Préambule à l’ouvrage de l’auteur intitulé Maurice Blondel. Un réalisme spirituel, pp. 7-11. Saint-Maur : Éditions du Carmel, 2000. Collection : Parole et Silence.
La vie et l'œuvre de Maurice Blondel témoignent d'une inquiétude permanente : ne jamais s'évader dans un monde factice d'abstractions, tendre toujours vers le concret [2]. Ainsi était-il naturaliste à ses heures, collectionnant insectes et plantes rares, que ce soit dans sa jeunesse en Bourgogne ou sur le tard à Aix. Comme le souligne Jean Lacroix, « cet amour précoce de la nature marqua profondément le jeune enfant, le dotant comme du même mouvement de réalisme et symbolisme » [3]. Par son cousin André, il se tenait au courant des dernières découvertes de la physique relativiste et de la mécanique ondulatoire (Ee 507-512). Sa réflexion philosophique se nourrissait des relations qu'il entretenait avec des hommes de lettres, des linguistes, des peintres, des psychologues et des théologiens [4]. L'élaboration de L'Action témoigne de cette préoccupation incessante de penser au contact de l'humanité réelle et non dans l'abstrait. Il ne s'agissait pas, en effet, de se contenter de compiler des réflexions savantes de philosophes et de moralistes. L'Action est née de la prise de conscience des aspirations de ses contemporains, de ses professeurs et condisciples de l'École Normale, de ses élèves de lycée et au gré des rencontres [5]. Les œuvres littéraires, scientifiques et philosophiques y sont exploitées en tant qu'expressions de sentiments humains réels, de justifications des orientations possibles dans l'existence. Philosophe, Blondel voulait l'être dans la plénitude du terme. Non en chambre, mais dans la mêlée : au cœur des problèmes religieux, politiques et sociaux de son temps, soucieux de promouvoir une éducation intégrale, attentif à toute personne qui lui demandait quelque lumière [6]. Comme le souligne Jacques Paliard, disciple fidèle et successeur original de Blondel, cette philosophie est « dans la vie » : elle en procède et y revient, pour l'enrichir et la guider, parce qu'elle se nourrit aussi bien du sens du devenir que du sens de l'éternel, parce qu'elle est l'œuvre d'un penseur qui possédait une tournure d'esprit à la fois empirique (proche de celle de Locke) et universaliste (comme celle de Leibniz), « sous le signe de la charité » et non de la simple curiosité intellectuelle [7].
Car, pour Blondel, rester proche du concret c'est aussi, et peut-être surtout, consentir à avancer dans un clair-obscur, en obéissant à une lumière intérieure donnée pas après pas, à travers les événements et les circonstances de la vie. C'est savoir recueillir la connaissance expérimentale donnée par la vie vécue en pleine fidélité à un appel intérieur. Comme l'a rapporté sa secrétaire, Nathalie Panis, « sa vie a été l'expression de sa pensée » et son œuvre « est une unité infrangible de méthode et de doctrine, de pensée et de vie, de certitude rationnelle et de croissance spirituelle » [8]. Bien des faits pourraient être évoqués ici. Ainsi, par exemple, les épreuves de la crise moderniste, loin de replier Blondel dans la révolte ou l'aigreur, deviennent pour lui sources de connaissance réelle grâce à un recueillement qui lui a permis de saisir les erreurs du passé, le sens du présent, et les enjeux du futur. Au plus fort des événements de 1907, Blondel écrit : « Me recueillir pour une rénovation et une refonte totale. Bénéfice de l'encyclique Pascendi et de mes longues épreuves d'incapacité. Mûrir la découverte des deux pensées » [9].
Méditation qui n'est pas seulement intellectuelle, mais qui est animée par une acceptation douloureuse et une générosité renouvelée. Les Carnets Intimes témoignent de la constance de cette attitude, à travers des circonstances, qui, pour un regard extérieur, paraissent des impondérables : une vie d'étudiant peinant sur sa thèse, échouant à deux reprises à l'agrégation, cherchant sa vocation et souffrant des incompréhensions de son entourage, puis le labeur quotidien du professeur, les obstacles rencontrés pour entrer dans l'Université, la responsabilité de l'intellectuel catholique et les soucis de famille, enfin l'épreuve de la cécité, pendant plus de vingt ans [10]. Ainsi, par-dessus tout, ce sont les épreuves extérieures et intérieures, physiques et morales et elles n'ont pas été épargnées à Maurice Blondel qui réalisaient en lui cette concretio qui fait entrer dans la profondeur du réel. Bien des pages de L'Action et de ses œuvres ultérieures manifestent combien, pour lui, la souffrance est une « expérimentation métaphysique » : en nous vidant de nous-mêmes, elle nous prépare à accueillir l'Être « sur-concret ».
Pour Maurice Blondel, le concret constitue donc un impératif émanant d'une exigence intérieure. Pour lui l'officium du philosophe, son devoir et le service qu'il est destiné à rendre dans la société, c'est de promouvoir, par la pensée et par la vie, « un esprit plus concret, plus réaliste, plus humain » [11]. Écoutons comment, en 1933, analysait la situation de la culture occidentale : « Depuis cinquante ans et plus, il m'a toujours semblé qu'il y avait quelque chose de frelaté, d'irréel, de ruineux dans nos méthodes d'enseignement, dans la formation des esprits et l'orientation des volontés, dans les idées directrices des pouvoirs publics, dans les relations des peuples. J'ai senti, j'ai aperçu un renversement des perspectives normales et un oubli des fins véritables de la science et de toute l'activité humaine » [12].
Mais le philosophe d'Aix ne nous invite pas pour autant à nous mettre dans une attitude de repli par rapport à la pensée moderne. Il s'agit au contraire de réfléchir au pourquoi de ses indéniables conquêtes : « Prenons, continue-t-il, les sciences positives dont l'avènement a tellement infléchi la civilisation moderne. On s'imagine souvent qu'elles sont responsables d'une sorte de matérialisation de la vie et de la déchristianisation des sociétés contemporaines. C'est à tort. Comme l'ont montré Boutroux et Duhem, ces sciences, qui augmentent la puissance de l'homme sur la nature, sont issues d'un sentiment que n'avaient pas les anciens, la transcendance de l'homme, sa maîtrise sur la nature, sa destinée originale » [13].
Le réalisme blondélien nous conduit donc à chercher concrètement dans l'élan spirituel de l'homme l'origine des fantastiques progrès de la culture technoscientifique. Il nous invite précisément à relier la crise de la modernité et la frustration de cette soif : « qu'a-t-on fait de ces sciences, œuvres de vérité et de libération ? Des servantes-maîtresses qui, au lieu de servir les fins les plus hautes de l'humanité, asservissent les hommes au rythme des travaux mercenaires, des ambitions forcenées, des jouissances frénétiques. (...) Et c'est ainsi qu'une surabondance peut conduire à l'indigence, faute non seulement d'une rationalisation, mais d'une moralisation de notre civilisation scientifique, orientée trop souvent au rebours de sa nature originelle et de sa destination véritable » [14].
Quand, au soir de sa vie, il s'est efforcé de expliciter méthodiquement le problème du concret, Blondel mesurait la difficulté d'une telle entreprise : « Lorsque je me suis imposé, comme règle implacable, de ne jamais lâcher le concret et de rester à la fois attaché constamment au singulier et à l'universel, beaucoup m'ont objecté que c'était là un précepte inapplicable, une impossibilité ou même une prétention formellement inintelligible » (PI 266/ 232). En effet, comment concilier ces exigences paradoxales : rester proche du singulier et s'élever au point de vue de l'universel ? Par quelle méthode saisir l'unité totale sans tomber dans ces systèmes abstraits que critiquait Blondel, « palais d'idées » qui fascinent un temps l'imagination métaphysique mais « ne résistent pas longtemps au contact du réel » (PI 265/ 232) ? L'esquisse de la physionomie intérieure de Maurice Blondel que nous venons de donner suggère que le philosophe peut chercher le concret par un réalisme spirituel, par la pensée et la vie, en suivant l'élan le plus vrai de notre être.
Loin d’être un thème philosophique parmi d’autres dans l’œuvre blondélienne, le problème du concret se situe à la croisée des chemins de ce réalisme métaphysique intégral que le philosophe d'Aix amorçait dans L'Action de 1893 et qu’il a amplement déployé dans son œuvre finale, la Trilogie. Le suivre permet de saisir que l’homme est foncièrement « élan spirituel » (PI 118) [15].
[1] Ce texte constitue le préambule de notre ouvrage Maurice Blondel. Un réalisme spirituel, Parole et Silence, Saint Maur, 2000 (p. 7-11).
[2] Rappelons que Maurice Blondel est né le 2 novembre 1861 à Dijon. Entré à l'École Normale Supérieure en 1881, il soutint sa thèse célèbre, L'Action, le 7 juin 1893. De 1895 à 1926, il enseigna à la Faculté des Lettres d'Aix-Marseille et prit une part active dans les débats philosophiques, politiques, sociaux et théologiques de son temps. La cécité interrompit prématurément sa carrière de professeur mais non son travail philosophique. Cette période voit la publication de nombreux articles et d'ouvrages majeurs dont la Trilogie : La Pensée, 2 t., 1934 (PI et PII), L'Être et les êtres, 1935 (Ee), L'Action, 2 t., 1936-37 (AI et AII) ; et deux tomes de La Philosophie et l'Esprit Chrétien (1944-46). Blondel meurt le 4 juin 1949, à Aix-en-Provence, laissant inachevé le troisième tome de La Philosophie et l'Esprit Chrétien.
[3] Maurice Blondel, P.U.F., 1963, p. 1. Cf. Témoignages, recueillis par Madeleine Blondel, Éditions Universitaires de Dijon, 1988, p. 12-13 ; 34.
[4] Blondel évoque ces amitiés dans L'itinéraire philosophique de Maurice Blondel, propos recueillis par F. Lefèvre, Aubier, Paris, 1966, p. 29-33 ; 173-174 ; 180-182.
[5] Cf. Carnets Intimes, t. I (1883-1894), Cerf, 1961, passim.
[6] Sa participation au journal La Croix de Provence, ses articles sur des sujets d'éducation, sur la paix et l'organisation internationale, et sur bien d'autres questions d'actualité, témoignent de ce trait de sa personnalité. Il faut bien sûr souligner ici sa critique précoce des dérives de l'Action Française et son rôle dans le catholicisme social (cf. René Virgoulay, Blondel et le modernisme. La philosophie de l'action et les sciences religieuses 1896-1913, Cerf, 1980 ; voir également, Paul Poupard, « Blondel et les catholiques sociaux », Nouvelles de l'Institut Catholique de Paris, déc. 1974, p. 49-71 ; Joseph Vialatoux, « Maurice Blondel et les Semaines Sociales », Chronique sociale de France, 58, mai-juin 1950, p. 195-209). Son action n'en restait pas sur le plan des idées ; ainsi, par exemple, Blondel était membre actif et animateur spirituel du « groupe de la Sainte Famille », qui voulait fonder l'action des catholiques du diocèse d'Aix-en-Provence « sur la prière et les vues surnaturelles, en esprit de charité, d'humilité et d'action ». Blondel commençait chaque séance par une méditation qui faisait ensuite l'objet d'une lettre circulaire (cf. Blondel-Werhlé. Correspondance, Aubier-Montaigne, 1969, t. II, p. 681, n. 1).
[7] Cf. Jacques Paliard, Maurice Blondel ou le dépassement chrétien, Julliard, 1950, p. 55-59.
[8] « Notice générale sur la philosophie de Maurice Blondel », Actes du XIème Congrès International de Philosophie, (Bruxelles, 20-26 août 1953), vol. XIII, North Holland Publ. C°, Nauwelaerts, Amsterdam, Louvain, p. 180-187 (ce texte reprend des notes de Blondel lui-même).
[9] Carnets Intimes, t. II (1894-1949), Cerf, 1966, p. 157. Sur ce contexte historique, cf. René Virgoulay, Blondel et le modernisme, op. cit., p. 215-257.
[10] Cf. Carnets Intimes, t. I et II, op. cit., passim.
[11] « Regards d'écrivains sur la crise : Conversation avec M. Maurice Blondel », par Jean Soulairol, L'Aube, 29 et 31 mars 1933, reprt. dans Maurice Blondel. Une dramatique de la modernité, Ed. Universitaires, 1990, p. 16.
[15] Jacques Paliard a mis en lumière comment toute la métaphysique de Maurice Blondel, de L'Action de 1893 à la Tétralogie, s'organise autour de cette dimension qui constitue essentiellement la personne humaine (cf. « L'élan spirituel selon Henri Bergson et selon Maurice Blondel », Études Blondéliennes, t. III, P.U.F., 1954, p. 54-70).
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