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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Philippe Combessie, “Durkheim, Fauconnet et Foucault. Étayer une perspective abolitionniste à l’heure de la mondialisation des échanges”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Marco Cicchini et Michel Porret Les sphères du pénal avec Michel Foucault. Histoire et sociologie du droit de punir, pp. 57-71. Lausanne : Éditions Antipodes, 2007, 320 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 19 mai 2008 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Philippe Combessie 

Durkheim, Fauconnet et Foucault.
Étayer une perspective abolitionniste
à l’heure de la mondialisation des échanges
”. 

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Marco Cicchini et Michel Porret Les sphères du pénal avec Michel Foucault. Histoire et sociologie du droit de punir, pp. 57-71. Lausanne : Éditions Antipodes, 2007, 320 pp.

 

Introduction
 
Émile Durkheim et la définition sociologique du crime
Paul Fauconnet et la construction sociale de la responsabilité pénale
Extension du contrôle social : exemple du projet pénitentiaire
La prison constitue le criminel
La question carcérale comme levier d’analyse et d’action
Revoir l’articulation des différentes formes de justices
Renforcer la prévention, et l’envisager de façon globale

 

Introduction

 

Une archéologie de la construction sociale du crime montre comment les travaux de Michel Foucault peuvent être considérés comme la clé de voûte d’une analyse globale engagée par Émile Durkheim et Paul Fauconnet. Sur cette base, il est possible d’aborder ces questions dans une perspective politique, comme Foucault l’envisageait lui-même.

 

Émile Durkheim
et la définition sociologique du crime

 

En 1893, Durkheim propose la définition suivante : « crime : nous appelons de ce nom tout acte qui, à un degré quelconque, détermine contre son auteur cette réaction caractéristique qu’on nomme la peine » [1]. Cette définition va à contre-courant de beaucoup de prénotions des phénomènes de criminalité, les plus fréquentes se référant à une forme de droit naturel qui fait considérer comme universellement haïssable ce qui est en fait le produit des règles morales sur lesquelles s’accordent certains groupes sociaux à une époque donnée. Loin de laisser ses analyses l’entraîner vers une forme de relativisme qui excuserait tout comportement, il précise que : « le crime est un fait de sociologie normal, il ne s’en suit pas qu’il ne faille pas le haïr » [2]. En réponse à une critique de Gabriel Tarde, Durkheim explique que « le crime est normal parce qu'il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale ; il en est ainsi parce qu'il ne peut y avoir de société où les individus ne divergent plus ou moins du type collectif et que, parmi ces divergences, il y en a non moins nécessairement qui présentent un caractère criminel » [3]. 

Quelle que soit l’évolution des mœurs, la société définit toujours certains comportements comme criminels :

 

« Si la conscience morale devenait assez forte pour que tous les crimes jusque-là réprimés disparussent complètement, on la verrait taxer plus sévèrement des actes qu'elle jugeait antérieurement avec plus d'indulgence ; par conséquent, la criminalité, disparue sous une forme, réapparaîtrait sous une autre. D'où il suit qu'il y a contradiction à concevoir une société sans crimes »[4].

 

En déconstruisant les illusions sur lesquelles reposent les arguments en faveur d’un droit naturel qui reconnaîtrait tel ou tel acte comme criminel quel que soit le lieu ou l’époque, cette approche sociologique montre que le crime n’est guère définissable qu’à partir de la peine qui vient le sanctionner. Durkheim toutefois n’exclut pas l’éventualité qu’existent quelques comportements que la plupart des sociétés considèreraient comme des crimes, mais, précise-t-il, « s’il y a des actions qui ont été universellement regardées comme criminelles, elles sont l’infime minorité » [5].

 

Paul Fauconnet et la construction sociale
de la responsabilité pénale

 

En 1894, Durkheim reprend ses analyses de la théorie des sanctions à travers quatre leçons à la Faculté des Lettres de Bordeaux. Puis il confie le manuscrit de son cours à Fauconnet. Ce dernier développe alors une thèse audacieuse – il est difficile de savoir la part de ces analyses qui revient à Durkheim, ses cours ayant été perdus depuis. Fauconnet étudie la façon dont est déterminée la responsabilité pénale [6]. Il part des approches durkheimiennes du crime [7] et de la fonction sociale de la sanction, destinée à restaurer l’ordre social troublé par le crime. Mais, au terme de ses analyses, il démontre que, contrairement à ce que l’ensemble du processus de répression pénale indique, l’objet visé par la sanction n’est pas tant l’auteur de l’infraction que le comportement qui a troublé l’ordre social. Il écrit : « C’est au crime même que s’appliquerait la peine, si elle pouvait le saisir pour l’annihiler » [8]. Il souligne qu’il n’est pas possible de revenir dans le passé, de remonter le temps, d’effacer rétrospectivement tel ou tel comportement, de faire comme si aucun trouble n’avait été commis. En conséquence :

 

« Les sociétés produisent un transfert. [¼] Elles sont acculées à la nécessité de détruire quelque chose. […] Pour se donner satisfaction, il suffit que la société soit capable de susciter un symbole, c’est-à-dire un être dont elle puisse faire, de bonne foi, le substitut du crime passé. La destruction d’un symbole remplacera la destruction du crime qui, en lui-même, ne peut pas être détruit. Ce sont les êtres jugés aptes à servir de substituts d’un crime et à supporter comme tels la peine de ce crime qui deviennent responsables [le mot est souligné par l’auteur]. La peine se dirige vers le crime. C’est seulement parce qu’elle ne peut l’atteindre en lui-même qu’elle rebondit sur un substitut du crime. » [9]

 

Selon Fauconnet :

 

« La peine est utile, il faut pour la peine un patient ; le jugement de responsabilité fournit ce patient, sorte de bouc émissaire [le mot est souligné par l’auteur] sacrifié à l’égoïsme collectif. La justice, cette entité sublime, n’a rien à voir là : il n’y a ni innocent ni coupable au sens profond que la conscience donne à ces mots, mais seulement des individus qu’il est expédient de punir. »  [10]

 

En janvier 1959, au colloque de Philosophie pénale qui se tient à Strasbourg, André Davidovitch présente une analyse du Concept de responsabilité individuelle dans le cadre judiciaire. Se référant explicitement aux travaux de Paul Fauconnet, Henri Lévy-Bruhl et Daniel Lagache, il écrit :

 

« [La société est] atteinte dans ses forces vives par le crime, le rétablissement de son équilibre ne peut s'obtenir qu'au moyen d'une action efficace dont la vigueur correspond à l'intensité du trouble qu'elle a dû endurer. A vrai dire, pour que sa satisfaction fût complète, c'est le crime lui-même qui devrait être détruit. Une telle opération se heurte cependant à une véritable impossibilité matérielle. Dès lors, comment sortir de cette impasse ?  Les sociétés y sont parvenues grâce à un moyen détourné, en suscitant un substitut pour représenter le crime. Ce substitut est le responsable, et le traitement qui lui est imposé est la sanction. » [11]

 

Les justiciables condamnés sont des agents sociaux qu’il est utile de punir pour laver la société des crimes qui ont été commis ; ils sont, selon la formulation de Fauconnet « des boucs émissaires sacrifiés à l’égoïsme collectif ». Pour le lecteur d’aujourd’hui, les concepts de sacrifice et de bouc émissaire ne peuvent manquer d’évoquer René Girard. Mais, lorsque celui-ci écrit que le sacrifice « dépérit là où s’installe un système judiciaire » [12] et qu’il précise même un peu plus loin que dans ce cas là « sa raison d’être disparaît » [13], on peut se demander s’il ne serait pas plus juste de postuler que la fonction sacrificielle s’est perpétuée (au moins en partie) ou, plus exactement, s’est institutionnalisée à travers le système judiciaire, notamment la justice criminelle. C’est la thèse que développe Christian Nils Robert en 1986 dans une analyse minutieuse de ce qu’il dénomme L’impératif sacrificiel de la justice pénale [14]. Nous avons là une filiation de pensée dense, solidement étayée, et intellectuellement stimulante, voire corrosive. Pourtant, on ne peut que constater que cette approche n’a guère reçu de succès. Depuis 1928, Paul Fauconnet n’a pas été réédité, ni les textes d’André Davidovitch de 1961, ni l’ouvrage de Christian-Nils Robert de 1986, et cette piste n’a pas véritablement fait école. 

Foucault, qui, comme il le dit lui-même, progresse « latéralement [¼] comme une écrevisse », invite à ne pas porter le regard sur une fonction, la répression, la fonction pénale, mais sur un instrument. Et voilà qu’il installe la prison sous le feu des projecteurs. C’est là un trait de génie. 

Surveiller et punir, bien que critiqué (nous y reviendrons) emporte un succès immédiat, et, depuis trente ans, la pertinence de ses intuitions ne fait que se confirmer. En matière de traitement social des activités désignées par la justice comme délinquantes ou criminelles, la pertinence de la focalisation sur l’instrument carcéral se renforce en effet de jour en jour depuis la parution. En 1975, malgré la rigueur des conditions de détention, la logique de l’enfermement carcéral demeurait encore relativement humaine, en ce sens qu’elle laissait toujours quelque chance à l’individu emprisonné de pouvoir modifier le cours de l’incarcération : un bon comportement, un amendement permettait une sortie anticipée. En France, dès 1978, certains dispositifs d’une loi intitulée « sécurité et liberté » instauraient des périodes dites « de sûreté » au sein desquelles aucune modulation n’est plus possible ; en 1981, l’abolition de la peine de mort a octroyé à la prison la fonction de sanction suprême, et elle s’est accompagnée d’une extension des peines de prison à perpétuité avec période de sûreté, et cela dans une double direction : d’une part de plus en plus d’infractions ont été passibles de ces sanctions, d’autre part les durées des périodes de sûreté ont été allongées (actuellement, en France, elles peuvent atteindre trente ans [15]). 

La prison est devenue l’axe central de la logique pénale, à un point tel que toutes les nouvelles modalités de coercition légale sont dites « alternatives » ou « substitutives » (le travail d’intérêt général, et, plus récemment, le placement sous surveillance électronique). En prenant l’exemple du projet d’enfermement pénitentiaire pour illustrer le développement du contrôle social, Foucault avait donc raison par anticipation [16].

 

Extension du contrôle social :
exemple du projet pénitentiaire

 

Des historiens, des philosophes, des sociologues, ont critiqué Surveiller et punir. Avec pertinence, on a souligné que le projet pénitentiaire dont s’empare Foucault n’a qu’un lointain rapport avec ce qui s’est réellement mis en place dans les prisons de l’époque contemporaine. Mais Surveiller et punir nous parle, avant tout, du contrôle social. Et ce contrôle social s’est étendu, à différents niveaux, non selon les modalités, mais selon la logique envisagée par le projet pénitentiaire, le projet humaniste. 

Foucault articule sa pensée sur l’analyse de cas concrets, de techniques et de pratiques. Il ne s’attache ni aux théories de la souveraineté, ni au jeu des forces politiques, mais aux techniques de pouvoir. Il analyse l’Etat à travers l’évolution des pratiques de gouvernement, à différents niveaux hiérarchiques et jusqu’aux « micro-pouvoirs ». Il est important, pour bien comprendre la logique qui sous-tend Surveiller et punir, de porter le regard sur les analyses que propose Foucault, de façon presque concomitante, sur le développement du libéralisme. 

Dès 1977, au Collège de France, Foucault poursuit son ambitieuse analyse de l’évolution du contrôle social ; il remarque que celui-ci se développe dans une logique de moins en moins coercitive [17]. Foucault montre l’erreur des critiques du libéralisme animées par, dit-il, une « phobie d’État » qui caractérisait, à l’époque, certains discours d’extrême gauche, soutenus par exemple par Gilles Deleuze ou Félix Guattari (désignant l’État bourgeois comme un monstre froid, fasciste, etc.). L’année 1977 voit la rupture entre Foucault et Deleuze. Foucault analyse l’avènement du libéralisme en tant que nouvelle forme de pouvoir qui, s’exerçant, dit-il encore, à travers « un art de moins d’État », constitue l’évolution inéluctable de nos sociétés. 

Il montre comment un gouvernement autrefois disciplinaire qui appliquait son pouvoir de façon directement coercitive sur des individus assujettis a fait place à un gouvernement libéral de vivantes masses de population [18], pour lesquelles l’extension de la liberté individuelle est inséparable du besoin de se voir garantie une certaine sécurité. La logique disciplinaire imposait de façon autoritaire, la logique libérale influence en organisant des régulations, intervenant peut-être davantage que ne le faisait un gouvernement disciplinaire, mais de façon plus douce, plus insidieuse pourrait-on dire. On passe de la réglementation, tatillonne et précise, qui segmente la société, à la gestion prévisionnelle, qui opère une double intégration, toujours plus étendue : d’une part, de plus en plus de paramètres dans les modalités de gouvernement ; d’autre part, de plus en plus d’individus dans une masse globale. La « gouvernementalité » libérale tend vers la globalisation, vers la mondialisation. On ne peut que souligner, là encore, la dimension anticipatrice de ces analyses [19], bien avant le tournant marqué par la chute du mur de Berlin. 

Ce n’est pas, pour autant, que Foucault en aurait délaissé les prisons. Comme souligne François Boullant [20], entre ses premiers textes en 1971 jusqu’à sa mort en 1984, Foucault n’a cessé de s’en préoccuper. Il l’a fait par des textes, des prises de positions publiques, et par des actions de médiatisation militantes des conditions d’enfermement. 

La spécificité libérale du contrôle social contemporain, et ses développements de plus en plus impalpables, rendent plus visible, et donc plus insupportable, le fait qu’au sein du système carcéral, la règle disciplinaire (voire, dans bien des cas, la règle discrétionnaire) perdure. 

Il ne s’agit pas d’une quelconque méchanceté ou de malveillance de tel ou tel agent, de tel ou tel fonctionnaire. Foucault a bien montré comment l’aspect le plus terrible de cette coercition physique était porté en germe par le projet même d’enfermement pénitentiaire, dans l’articulation entre la réclusion sévère et la dynamique d’amendement :

 

« Comment la prison ne serait-elle pas immédiatement acceptée puisqu’elle ne fait, en enfermant, en redressant, en rendant docile, que reproduire, quitte à les accentuer un peu, tous les mécanismes qu’on trouve dans le corps social ? La prison : une caserne un peu stricte, une école sans indulgence, un sombre atelier, mais, à la limite, rien de qualitativement différent. » [21]

 

La prison constitue le criminel

 

à la fin du XIXe siècle, quand Durkheim développait ses analyses, l’enfermement carcéral n’était qu’un châtiment parmi d’autres. En 1885, les députés avaient institué la Relégation ; l’année suivante, les premiers récidivistes arrivaient en Nouvelle Calédonie et Guyane. Lorsque paraissait, dans les années 1920, l’analyse de Fauconnet sur la responsabilité pénale, c’est sur la place publique, après des roulements de tambour, que les têtes roulaient dans la sciure. 

L’ensemble de cet arsenal pénal a été depuis profondément remanié [22]. Conformément aux analyses de Durkheim, l’individu a pris de plus en plus d’importance, et l’enfermement carcéral qui était, il y a quelques décennies encore, une sanction modérée au regard de dispositifs beaucoup plus violents, fait figure, aujourd’hui, de dernier vestige des châtiments corporels hérités de temps anciens. 

Il n’est donc pas étonnant que depuis quelques années, le temps pour les esprits de digérer peut-être l’abolition de la peine de mort, le nouveau châtiment suprême prenne une place de premier plan dans les débats publics [23]. 

La force de l’intuition foucaldienne dans Surveiller et punir (illustration du contrôle social par le projet carcéral), ne réside pas dans ce que la prison serait elle-même devenue dans le concret des pratiques pénitentiaires (elle n’a jamais été ce que le projet pénitentiaire prévoyait, elle n’a jamais été une école de redressement moral et physique), cette force réside dans l’évolution de la place occupée par la prison dans l’arsenal des dispositifs de coercition légale. 

Si l’on prend quelque recul par rapport à l’édifice constitué par la combinaison des analyses de la construction sociale du crime proposées par Durkheim, Fauconnet, et Foucault, on voit que ce dernier en a posé la clé de voûte, celle-ci permettant de renforcer une hypothèse sociologique : dans les pays démocratiques, où se développe un contrôle social libéral, le fossé entre l’enfermement carcéral et les autres dispositifs de coercition est devenu tellement important que c’est aujourd’hui l’emprisonnement, bien plus que la condamnation, qui constitue le délinquant ou le criminel. Cette hypothèse s’inscrit en double décalage par rapport à la définition juridique du délinquant ou du criminel comme l’indique le schéma ci-dessous. 


 

Ce double décalage consiste en ce que l’hypothèse sociologique propose une définition du délinquant ou du criminel plus restreinte que la définition juridique car elle exclut les justiciables condamnés à d’autres peines que la prison, mais elle est plus étendue dans la mesure où elle inclut les détenus enfermés en attente de leur procès. Pour étayer cette hypothèse, remarquons que la prison se distingue des autres dispositifs de coercition légaux par une stigmatisation spécifique imputable à deux caractéristiques déterminantes : la prise de corps et la scission du corps social [24]. La conjonction de ces deux paramètres nous ramène à la logique même du procès pénal, et à la question centrale autour de laquelle tourne cette analyse : repenser le droit de punir.

 

La question carcérale
comme levier d’analyse et d’action

 

L’approche de la question carcérale par Michel Foucault se situe dans un double registre. D’une part, un registre instrumental : Foucault utilise l’exemple du projet d’enfermement carcéral pour sa démonstration concernant l’extension du contrôle social. D’autre part, un registre militant d’engagement politique : en participant notamment à la fondation, avec Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet [25], du Groupe d’information sur les prisons, Foucault s’inscrit autant dans un projet de connaissance que dans une perspective d’action. 

Si nous voulons suivre les pistes empruntées par Foucault, et articuler l’analyse scientifique, la conviction politique et l’engagement citoyen, alors sans doute la voie est-elle déjà en partie tracée. La collectivité humaine, à travers ces traces dans l’histoire des idées et des combats, a semé des cailloux sur son passage. L’archéologie de la construction sociale du crime est maintenant un peu mieux éclairée, grâce à ce triptyque formé par les analyses de Durkheim, Fauconnet et Foucault. En portant le regard sur les articulations des différentes strates d’analyse, jusqu’à la plus visible d’entre elles, on est invité à se poser des questions au sujet des troubles provoqués par l’existence des prisons [26]. Peut-être est-il possible d’aller au-delà des apparences, de remonter plus en amont pour atteindre la logique qui fait tenir l’ensemble du système dont la prison n’est que le dernier maillon : la logique pénale. Si la prison est, à bien des égards, insupportable, elle ne l’est pas uniquement en elle-même, pourrait-on dire, parce que, privant quelque citoyen de sa liberté, elle avilit l’espèce humaine tout entière lorsqu’elle en asservit un seul, ou encore du fait de conditions d’enfermement qui font « honte » à la République comme l’indique en titre un rapport du Sénat français… Mais la prison est, plus profondément, insupportable en ce qu’elle cristallise une vision simpliste et dépassée du monde social. Cette vision selon laquelle il y aurait d’un côté, le bien, la majorité silencieuse, les bons bourgeois, les intellectuels révérencieux et les braves ouvriers parfois chômeurs, braves tant qu’ils restent docilement soumis à l’ordre dominant, et, de l’autre côté, une minorité de citoyens du monde plus ou moins désaffiliés des réseaux de sociabilité ordinaire, de marginaux, de mal pensants, qui font autant de « boucs émissaires facilement sacrifiables à l’égoïsme collectif », pourrait-on dire, en adaptant quelque peu l’expression de Paul Fauconnet. Les premiers sont rarement incarcérés, quand bien même ils seraient condamnés [27], les seconds, qui constituent le lot courant des mises sous écrou, constituent des victimes expiatoires beaucoup plus facilement repérées, arrêtées, enfermées. 

La sociologie nous permet de découvrir que le monde social est d’une complexité telle qu’il est le plus souvent impossible d’affirmer que les maux engendrés par la vie sociale seraient imputables en totalité à un unique justiciable, qui serait ensuite, de surcroît, identifié aux crimes dont on l’accuse. Les procédés utilisés pour désigner et châtier un responsable ne permettent guère, bien souvent, que de choisir une victime expiatoire. 

Il existe pourtant des souffrances, il existe pourtant des violences, inacceptables. Et la société doit faire tout ce qui est possible pour en protéger les citoyens, à condition, bien sûr, que les solutions envisagées ne soient pas, elles-mêmes, responsables de davantage de souffrances encore.

 

Revoir l’articulation
des différentes formes de justices

 

Repenser le droit de punir devrait nous amener à penser que la justice pénale pourrait, comme l’indiquait déjà Durkheim, tendre à se réduire jusqu’à un strict minimum ; et qu’on devrait lui substituer une extension de la justice civile, la seule qui prenne véritablement en compte le droit des victimes. Et, dans bien des cas, la seule condamnation, dans un procès civil, pourrait valoir sanction sociale, comme le suggèrent les thèses abolitionnistes développées, par exemple, par Louk Hulsman [28]. Malgré de nombreuses résistances à attendre, un certain nombre d’éléments nouveaux pourraient permettre à des citoyens convaincus et déterminés d’engager une réforme politique dans cette direction. On peut en souligner trois. Il y a, d’une part, les demandes croissantes de prise en charge de la question des victimes. On voit, d’autre part, le développement d’incriminations pénales pour des comportements réputés involontaires. On voit, enfin, le début du développement d’une justice internationale ordinaire. 

L’un des fondements de la justice pénale est de tenir les éventuelles victimes directes d’un comportement troublant l’ordre social à l’écart du combat judiciaire. Les différentes procédures permettant de les introduire dans le processus sont donc forcément insatisfaisantes, frustrantes et sources de tensions – sans même parler des situations extrêmes où la logique pénale interdit au procès de se tenir (suspect déclaré pénalement irresponsable par exemple). Le procès civil, lui, met face à face la situation de la victime et celle de l’accusé (ou, dans certains cas, de leurs représentants respectifs), l’autorité judiciaire ayant pour fonction d’évaluer comment le préjudice déclaré par la victime peut être réparé, conformément à la loi, par telle ou telle sanction civile de la part de l’auteur reconnu responsable des faits dénoncés. 

Cette montée en puissance des victimes s’est accompagnée de l’invention et du développement d’une nouvelle catégorie d’infractions, celles qui peuvent frapper, dorénavant, des actions involontaires. Depuis quelques années, des responsables industriels, administratifs ou politiques peuvent être tenus pour pénalement responsables d’actes qui relèvent en partie de l’accident, s’il peut être prouvé qu’ils étaient au courant, par exemple de certaines probabilités que des catastrophes se déroulent au sein du domaine dont ils ont la charge, quand bien même il ne leur serait reproché ni volonté de nuire, ni responsabilité directe dans un drame éventuel. Cette possibilité de se voir déclaré pénalement responsable pour un acte qu’on n’a pas commis et qui a entraîné un dommage qu’on n’a jamais souhaité tend à saper la logique même de la responsabilité pénale. 

Le développement des procès internationaux donne une visibilité nouvelle à la justice pénale. Lorsqu’il s’agissait de procès exceptionnels, celui de Nuremberg pour juger certains dignitaires du régime nazi en est l’exemple le plus emblématique, la logique était encore, à bien des égards, une logique de guerre (ne serait-ce que parce que les magistrats étaient représentants des pays vainqueurs d’un conflit armé, les accusés des responsables d’un pays vaincu), et la sanction fut bien souvent une peine capitale. Depuis le développement des tribunaux internationaux, la justice qui s’y rend est plus ordinaire : les magistrats ne sont pas les représentants d’un pays en conflit, et les sanctions sont plus modérées, plus raisonnables au regard du droit pénal ordinaire des pays démocratiques. 

Remarquons maintenant que ces sanctions, relativement modérées, pour des personnes jugées responsables de dizaines, de centaines, parfois de milliers de morts, souvent abattus dans des logiques cyniques de domination territoriale plus ou moins racistes, ces sanctions modérées viennent enfoncer un coin dans l’échelle des peines que la prison est censée permettre de moduler. Tel auteur de braquage de banque qui aurait entraîné quelques victimes au cours d’une fusillade se voit souvent plus sévèrement sanctionné qu’un dictateur sanguinaire, responsable que nombreux massacres. 

Ces trois nouveautés invitent à repenser les modalités du contrôle social, et, notamment, la place respective des logiques de prévention, de réparation, et de stricte répression. 

La mise au jour de l’absence d’essence criminelle des comportements désignés comme tels (Durkheim), la révélation de la logique sacrificielle du fonctionnement de la justice pénale (Fauconnet), et la place aujourd’hui centrale occupée par des procédés d’enfermement (Foucault) qui sont à la fois de plus en plus longs et de moins en moins modulables invitent à réduire, disait-on, le droit de punir à un strict minimum. 

Lequel ? 

Il est difficile, voire illusoire, de chercher ces hypothétiques actions évoquées par Durkheim lorsqu’il écrivait que certaines pourraient être « universellement regardées comme criminelles » [29]. 

Une piste pragmatique paraît plus prometteuse. 

Devant les massacres entraînés par la bataille de Solférino (1859), le citoyen helvétique Henri Dunant développe un argumentaire visant à limiter les exactions et souffrances liées à la violence guerrière ; il propose trois pistes d’action, notamment la formulation d’un « principe international, conventionnel et sacré » formulé dans un texte officiel signé et respecté par tous les gouvernements. Son compatriote Gustave Moynier participe activement à ce combat. Une première Convention de Genève est signée dès 1864, reprise et reformulée, enrichie et développée à diverses reprises : en 1906, en 1929, et surtout en 1949, à la suite de différents massacres perpétrés au cours du Second conflit mondial. Les bases d’un droit international sont ainsi posées. Il s’agit d’un droit international qui concerne, d’abord, les situations les plus meurtrières de l’activité humaine, les guerres. Parallèlement on a vu se développer différentes instances supranationales qui se sont dotées de possibilités de jugements : après la Première Guerre mondiale, la Société des Nations et la Cour permanente internationale de justice, remplacées après la Seconde guerre mondiale par l’Organisation des Nations Unies et la Cour internationale de Justice. Différents tribunaux internationaux temporaires ont préparé la mise en place de la Cour pénale internationale, entrée en vigueur le 1er juillet 2002. 

Ne serait-il pas raisonnable d’envisager de considérer que les affaires relevant des différents organes de justice internationale pourraient constituer ce strict minimum auquel on réduirait les logiques strictement répressives ? 

Au niveau de chaque État, la justice pénale serait remplacée par une extension des différentes formes de justice civile, et une politique de prévention renforcée, pour limiter les effets induits par les inégalités sociales (le plus souvent à base d’inégalités économiques), et, bien sûr, par les divergences inévitables entre tel ou tel comportement particulier et les comportements statistiquement les plus développés. La justice civile, qui pourrait voir ses prérogatives étendues par les possibilités de porter plainte de la part de personnes morales, remplacerait avantageusement la justice pénale dans la mesure où son souci principal serait de réparer les dommages causés. Les dommages sociaux entraînés par les condamnations strictement répressives, notamment l’enfermement carcéral (désagrégation des liens familiaux, des carrières professionnelles, etc.), viennent en effet s’ajouter aux dégâts liés au comportement désigné comme criminel, alors que la logique civile invite à opérer dans une logique de réparation. Cela n’empêchera pas les éventuelles iniquités, mais, au moins, évitera que se surajoutent des ruptures sociales.

 

Renforcer la prévention,
et l’envisager de façon globale

 

À côté de cette modification des organisations judiciaires, il serait souhaitable de développer massivement les politiques de prévention. Celles-ci pourraient être développées dans de multiples directions, mais il est important de souligner que chacune devrait être en mesure de prendre en compte, selon une même perspective globale, les risques liés à d’éventuelles menaces intentionnelles et ceux qu’entraînent tel ou tel accident technologique ou naturel. Le fait qu’il soit possible d’attribuer une responsabilité individuelle, liée à un comportement volontaire ou non, à un acte ayant troublé l’ordre social, ne pourra être envisagé qu’a posteriori. Les politiques de prévention doivent être développées de façon extensive, à tous les niveaux, en fonction de principes de probabilité et dans une perspective de réduction des risques. 

L’analyse sociologique de la justice de l’ère de la société libérale mondialisée dans laquelle nous sommes en train de pénétrer, ou, plus exactement, que nous sommes en train de construire, nous montre une voie à suivre. C’est, du moins, ce que nous disent Durkheim, Fauconnet et Foucault, si l’on essaie d’articuler ensemble leurs analyses complémentaires. En 1900 déjà, Durkheim écrivait :

 

« Nous sommes arrivés au moment où les institutions pénales du passé ou bien ont disparu ou bien ne survivent plus que par la force de l’habitude, mais sans que d’autres soient nées qui répondent mieux aux aspirations nouvelles de la conscience morale » [30].

 

Il y a trente ans, Michel Foucault montrait la voie, en articulant son travail de penseur et son militantisme d’acteur engagé de la citoyenneté. 

Pourquoi ne pas suivre ces pistes ?



[1]    Émile Durkheim, De la division du travail social [1893], Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 66. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2]    Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique [1894], Paris, Presses universitaires de France, 1947, p. 49. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[3]    Émile Durkheim, « Crime et santé sociale », Revue philosophique, n° 39, 1895, p. 521.

[4]    Ibid., p. 519.

[5]    Émile Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 36.

[6]    Paul Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie [1920], Paris, Alcan, 1928. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[7]    « Un acte est criminel quand il offense les états forts et définis de la conscience collective », (Émile Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 55).

[8]    Paul Fauconnet, op. cit., p. 233.

[9]    Ibid., pp. 233-234.

[10]  Paul Fauconnet, Op. cit., p. 300.

[11]  André Davidovitch, « Le fonctionnement du concept de responsabilité individuelle dans le cadre judiciaire », in : Collectif, La Responsabilité pénale. Travaux du colloque de responsabilité pénale (12 au 21 janvier 1959), Paris, Dalloz, 1961, pp. 226-227.

[12]  René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 33.

[13]  Ibid., p. 35.

[14]  Christian-Nils Robert, L’Impératif sacrificiel. Justice pénale : au-delà de l’innocence et de la culpabilité, Lausanne, Éditions d’en bas, 1986.

[15]  Cette durée, plus importante que dans d’autres pays Européens, permet de justifier des réserves à l’extradition de certains détenus vers la France. Ce fut le cas de Sid Ahmed Rezala, recherché par la justice française à la suite d’une série de meurtres dans des trains, qui a été arrêté à Lisbonne le 12 janvier 2000, et qui s’y est suicidé dans sa cellule quelques mois plus tard.

[16]  Comme s’il l’avait perçu, il écrivait lui-même : « Mon espoir est que mes livres prennent leur vérité une fois écrits [¼] c’est une preuve de vérité, de vérité politique, tangible, une vérité qui a commencé une fois le livre écrit. J’espère que la vérité de mes livres est dans l’avenir » (Michel Foucault, Dits et Écrits, T. IV (1980-1988), Paris, Gallimard, 1994, pp. 40-41).

[17]  Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.

[18]  Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.

[19]  Philippe Combessie, « Vingtième anniversaire de la mort de Michel Foucault. Analyses et comptes rendus », Revue Philosophique, n°3/2005, pp. 396-399.

[20]  François Boullant, Michel Foucault et les prisons, Paris, Presses Universitaires de France, 2003.

[21]  Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 235.

[22]  Philippe Combessie, « Crime et criminalité – Histoire », in : Massimo Borlandi, Raymond Boudon, Mohamed Cherkaoui, Bernard Valade (dir.), Dictionnaire de la pensée sociologique, Paris, PUF, 2005, p. 140-142.

[23]  Philippe Combessie, Sociologie de la prison [2001], Paris, La Découverte, 2004.

[24]  Philippe Combessie, Les fonctions sociales de l’enfermement carcéral : constats, hypothèses, projets de recherche, mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Université Paris 8, 2003, pp. 60-64.

[25]  Rejoints par Defert, Deleuze, Donzelot, Rancière…

[26]  Contestations apparues dès que la prison pour peine s’est développée au début du XIXe siècle, réitérées de façon récurrente depuis, à tel point qu’on peut se demander dans quelle mesure elles ne sont pas consubstantielles à la prison elle-même.

[27]  Bruno Aubusson de Cavarlay, « Hommes, peines et infractions : la légalité de l’inégalité », L’Année sociologique, vol. 35, 1985, pp. 275-309.

[28]  Louk Hulsman, Jacqueline Bernat de Celis, Peines perdues, le système pénal en question, Paris, Le Centurion, 1982.

[29]  Émile Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 36.

[30]  Émile Durkheim, « Deux lois de l’évolution pénale », L’Année sociologique, vol. IV, 1899-1900, p. 95.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 21 mai 2008 7:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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