La vérité ne sort pas toujours de la bouche des enfants, mais leurs propos sont souvent révélateurs des tensions auxquelles ils sont soumis. Les enfants de surveillants de prisons (de « matons ») ont quelque réticence à préciser le métier de leurs parents, et ils préfèrent souvent le magnifier en « policier » ou « gendarme » : « Ben oui, il s’occupe des voleurs ! ». Les discussions familiales à ce sujet sont fréquentes. On conseille en général aux enfants d’user de généralisations imprécises, telles que « fonctionnaire du ministère de la justice », expressions dont font usage les surveillants eux-mêmes quand on leur demande de décliner leur profession devant des inconnus, à la poste, chez le médecin, etc.
Quel est donc ce métier de la fonction publique dont il semble difficile d’être fier ? Pourquoi fait-il figure de métier honteux, voire de « métier de salaud » comme titrait le magazine Entrevue en décembre 1993 ?
Dans un ouvrage récent, un surveillant pénitentiaire parle de son métier, chose rare. L’auteur rend compte de ses expériences douloureuses, de ses satisfactions professionnelles aussi. Ayant eu à connaître des difficultés dans ses rapports avec certains collègues et avec la hiérarchie, il pense que, si le métier de surveillant est « mal considéré », c’est à cause de quelques mauvais fonctionnaires, mais « ils ne sont pas si nombreux que cela » dit-il. Il conclut : « C’est donc à cause des « S.S. », des rambos et des branleurs qu’il peut y avoir dans certains établissements, que nous sommes mal vus » [1]. La sociologie peut certes conforter ce point de vue, en le nuançant, mais surtout, elle doit le situer dans le cadre plus large d’une analyse qui prend en compte les fonctions sociales de la prison.
Le pouvoir dont disposent les fonctionnaires pénitentiaires sur les détenus est considérable. En cas de tentative d’évasion, les consignes sont d’ouvrir le feu après sommations même si personne n’est directement menacé par le(s) fuyard(s) à titre de comparaison, rappelons que les fonctionnaires de police ne peuvent faire usage de leurs armes qu’en cas de légitime défense. La situation de privation et de dépendance dans laquelle se trouvent les détenus accroît, dans la réalité quotidienne, ce pouvoir des surveillants. Dans un tel contexte, on comprend que les abus de pouvoir de certains aient des conséquences dramatiques, propres à entacher l’image de la fonction, même s’ils sont exceptionnels.
Mais l’analyse ne peut en rester là. S’il ne s’agissait que de quelques « brebis galeuses », une amélioration notable pourrait s’envi-sager. Il suffirait de prendre des dispositions de contrôle renforcé pour écarter les mauvais fonctionnaires, et de faire en sorte que les processus de sélection des candidats au concours soient plus efficaces, en particulier pendant la phase de stage : comme dans d’autres métiers de la fonction publique, on a plusieurs fois souligné que la période de stage n’est pas assez mise à profit pour s’assurer de l’adéquation du profil du futur fonctionnaire aux tâches qui lui seront confiées ; cette défaillance peut être particulièrement lourde de conséquences quand il s’agit de fonctions aux pouvoirs et aux responsabilités étendus.
En fait, le rejet des « matons » par la société est un phénomène à la fois plus complexe et plus profond, qui relève de ce que le sociologue Erving Goffman a nommé le « stigmate par contagion » [2].
À l’époque des supplices publics, on cachait le visage du bourreau. À cette dissimulation physique de l’exécuteur des hautes œuvres, correspond une dissimulation sociale du surveillant pénitentiaire, considéré comme un exécuteur de basses œuvres. Le corps social institue en effet les surveillants en gardiens d’une institution et de ses secrets, que les citoyens se cachent à eux-mêmes, parce qu’ils ne veulent pas les connaître. Les deux fonctions explicitement assignées à la prison, mise à l’écart et réadaptation, devraient assurer sa légitimité et celle de ses agents ; mais la seconde de ces fonctions est régulièrement démentie par les faits. Quant à la mise à l’écart, si elle est manifestement assurée par l’institution, statistiquement, on constate que la ségrégation judiciaire reproduit et par là même masque une ségrégation sociale : on enferme surtout les plus pauvres, les plus démunis [3]. Or, un enfermement qui renforce la ségrégation sociale est difficile à accepter dans une démocratie, surtout si les réadaptations « réussies » ne constituent que de rares exceptions qui confirment la règle d’une fonction non remplie. Dans ces conditions, on préfère penser qu’il s’agit de dysfonctionnements, causés par quelques brebis galeuses parmi le personnel, ou par le manque de moyens, ou encore par une organisation archaïque qui n’a pas suffisamment évolué. Tous ces « dysfonc-tionnements » sont repérables et pourraient être corrigés. Mais il est clair que cela ne changerait rien à la ségrégation sociale des enfermements et il est douteux en revanche qu’on puisse par là assurer la réadaptation demandée. La prison ne fonctionne pas comme on aime à se laisser croire qu’elle fonctionne, et un puissant intérêt social pousse à méconnaître la fonction effective de cette institution. La mise à l’écart des prisons et de ceux qui y travaillent contribue à permettre au corps social de se tenir dans l’ignorance de sa propre responsabilité dans la pérennisation d’un tel dispositif.
Les surveillants, eux, sont en première ligne, ils sont comme les fantassins de cette machine de guerre qu’est la prison. Machine de guerre, oui [4]… Mais quelle guerre ? Regardons donc à quoi servent les armes dont disposent les surveillants ? Essentiellement à empêcher les évasions, c’est-à-dire que la guerre que mène la prison, c’est une guerre contre un danger suscité par l’enfermement !
Certains rétorqueront que la prison est un instrument de lutte contre la délinquance et la criminalité. Regardons-y de plus près ! S’il s’agit de réprimer des actes de violence intolérables ou de lutter contre le crime organisé, la prison est un dispositif de mise à l’écart assez efficace et moins cruel que beaucoup d’autres. Mais ces crimes ne constituent qu’une minorité des cas d’emprisonnement. à la disparité des motifs d’incarcération correspond une multiplication des rôles qu’on prétend faire jouer à la prison : faire avouer les présumés coupables, faire souffrir les condamnés, donner une formation professionnelle aux exclus, soigner les toxicomanes, dissuader les citoyens de contrevenir aux lois, faire prendre conscience de l’intérêt des valeurs du travail et de l’honnêteté aux fils de chômeurs malencontreusement entraînés à commettre des actes illégaux, etc. Ces multiples combats, contradictoires entre eux pour certains, sont ceux qu’on entend voir menés par la prison. Avec des missions aussi incohérentes, comment les surveillants ne seraient-ils pas en porte-à-faux ?
Adoptons un autre point de vue pour saisir l’ampleur du problème. En amont de la prison, il y a toujours une décision judiciaire. Cette décision, même s’il ne s’agit que d’une incarcération provisoire, présente toujours un caractère infâmant. Il n’est que de voir, pour s’en convaincre, certains projets d'interdiction visant les photographies d’individus menottés. Dès que la décision judiciaire est formulée, le justiciable change de statut : d’homme libre, il devient prisonnier, de citoyen respectable il devient repris de justice. La prison est l’instrument qui matérialise le stigmate.
Et le stigmate est tellement fort qu’il se répand comme une tache d’huile ; les murs des bâtiments en sont affectés (on n’aime pas avoir une prison près de chez soi, ce qui déprécie souvent les patrimoines fonciers environnants [5] ), tout comme le sont les agents chargés par la société de s’occuper des détenus. Tous ceux qui travaillent en prison ne sont pas stigmatisés de la même façon. Ils le sont d’autant plus fortement qu’ils sont en contact physique direct quotidien avec les détenus ; c’est-à-dire que les surveillants le sont bien davantage que les agents administratifs, les directeurs de prisons ou les travailleurs sociaux. Dans la banlieue un peu bourgeoise de la prison de Bois d’Arcy, on a rencontré des propriétaires bailleurs qui refusaient de louer des appartements à des surveillants, alors que le statut de fonctionnaire est en général recherché.
On pourrait imaginer qu’avec la modernisation des prisons, l’image du métier change un peu. C’est le cas pour les métiers de l’encadrement : les directeurs de prison sont davantage considérés comme des notables aujourd’hui qu’il y a une trentaine d’années, ils sont par exemple plus volontiers invités aux cocktails officiels, etc. Mais cette modernisation de la prison, son ouverture sur de nombreux partenariats externes [6], prend les surveillants à revers. Elle s’est caractérisée par l’entrée massive en prison de nombreux nouveaux intervenants (formateurs, moniteurs, artistes, bénévoles, etc.) qui accaparent « le beau rôle » et ne laissent aux surveillants que des fonctions dégradées : « sale boulot » quand il s’agit de faire du maintien de l’ordre interne, travail insipide quand il s’agit d’ouvrir et fermer les portes. L’image du métier de surveillant n’a donc guère profité de la modernisation et de l’ouverture de la prison. Elle est prise comme dans un cercle vicieux : si les prisons sont réputées sévères, les surveillants sont considérés comme des brutes ; si les prisons sont au contraire regardées comme des hôtels trois étoiles, les surveillants sont considérés comme de simples « porte-clefs ».
À cette difficulté liée à une image extérieure stigmatisée et brouillée s’ajoutent certains malaises dans l’exercice du métier. Comme le souligne Antoinette Chauvenet, les surveillants sont soumis à une « double contrainte » [7] ; il s’agit d’une contradiction entre les fins et les moyens : les surveillants ont pour tâche de maintenir les détentions au calme, et de faire en sorte d’éviter les troubles ; mais on leur demande d’y parvenir en s’interdisant toute relation avec les détenus autre que strictement instrumentale. Or le calme est d’autant plus facile à obtenir que d’autres types d’échanges ou de contacts personnels sont établis. Malgré cela, le surveillant qui s’engage dans cette voie se met en défaut par rapport à la réglementation, et, si un incident intervient, il risque des sanctions.
Fait de contact humain, avec des individus pris parmi les plus démunis souvent, le métier pourrait avoir quelques lettres de noblesse. De fait, il apparaît souvent comme un « deuxième choix » [8], même si, rétrospectivement, il est considéré par beaucoup de surveillants comme plus agréable que la plupart des métiers de l’industrie qu’ils exerçaient parfois auparavant (les reconversions de ce type ont été nombreuses dans le Nord-Est de la France [9] ). Mais il est englué dans la logique stigmatisante de l’ensemble d’une institution dont la légitimité est mal assurée. C’est que, dans une démocratie, priver de liberté ne va pas sans problème. La logique positive est celle qui vise à amender, améliorer l’individu qu’on enferme ; mais son efficacité est bien difficile à établir¼ La logique strictement sécuritaire de l’enfermement se soutient par son efficacité même, mais se pose le problème de sa justification [10] ; celle-ci n’est aisée que pour une très courte durée, ou pour protéger la société de certains comportements particulièrement dangereux. Ce défaut de légitimité rejaillit directement sur le personnel de surveillance, qui n’a guère d’autre mission que de surveiller, ce qui n’est guère valorisant. Comment avec cela intéresser les foules ? À quand un roman, un film, ou une série télévisée prenant pour héros un surveillant de prison ? On connaît le Commissaire Maigret, « Pinot, simple flic », même Marie Pervenche¼ Mais quand on parle de prison dans la littérature ou les productions audiovisuelles, le beau rôle est habituellement du côté des enfermés [11]… À quand les gardiens à l’honneur ?
Dans un précédent travail, j’avais appelé « périmètre sensible » [12] le secteur qui, comme une zone de no man’s land, entoure la prison et contribue à la masquer, à la tenir à l’écart de son environnement. Ce « périmètre sensible » est constitué par les différents processus d’occultation de la prison, mis en place, à leur insu le plus souvent, par l’ensemble des citoyens des pays démocratiques, dont les prisons sont une des parts d’ombre parmi les plus sombres [13]. La force des logiques de mise à l’écart de tout ce qui touche à la prison est tellement puissante qu’elle parvient à s’opposer aux directives qui prônent l’ouverture des prisons au partenariat local, ou, au moins, à les détourner, à tel point que, dans les communes qui possèdent une prison, rares sont les municipalités qui financent des activités pour les détenus. Les surveillants quittent la détention chaque fois qu’ils quittent leur travail, mais ils sont aussi les premiers prisonniers de ce périmètre sensible, et si l’exemple de la façon dont les enfants de « matons » présentent « le métier de leur papa » est sans doute l’un des éléments les plus visibles de ce phénomène, il en existe bien d’autres, qui s’insinuent quotidiennement dans la vie de ces fonctionnaires condamnés à demeurer dans l’ombre où la société tient ses prisons.
Pour en savoir plus, bibliographie indicative
Chauvenet A., Orlic F., Benguigui G. [1994], Le Monde des surveillants de prison, Paris, PUF, coll. Sociologies.
Combessie Ph. [1996], Prisons des villes et des campagnes. Étude d’écologie sociale, Paris, Editions de l’Atelier - Editions ouvrières, coll. Champs pénitentiaires.
Lambert Ch. [1999], Derrière les barreaux, Paris, Michalon, coll. Droit de citer.
Faugeron Cl., Chauvenet A., Combessie Ph. (dir.) [1996], Approches de la prison, Bruxelles, De Boeck / Montréal, PUM / Ottawa, PUO, coll. Perspectives criminologiques.
Ainsi que, à paraître : Combessie Ph. [2001], Sociologie de la prison, Paris, Editions Syros La Découverte, coll. Repères.
[1] Christophe Lambert [1999], Derrière les barreaux, Paris, Michalon, coll. Droit de citer., p. 32.
[2] Erving Goffman [1975], Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, coll. Le sens commun.
[3] Philippe Combessie [2000], « Quand on enferme les pauvres, quand on appauvrit les enfermés », Panoramiques, n°45, 2000 II, p. 29-36.
[4] Antoinette Chauvenet [1998], « Guerre et paix en prison », Les cahiers de la sécurité intérieure, n° 31, pp. 91-110.
[5] Philippe Combessie [1996], Prisons des villes et des campagnes, Étude d’écologie sociale, Paris, Editions de l’Atelier - Editions Ouvrières, coll. Champs pénitentiaires. pp. 117-132.
[6] Entamée par la réforme de 1975, elle a été réactivée par les gouvernements suivants, en particulier depuis les directives de décentralisation, à partir de 1982.
[7] Antoinette Chauvenet, « L’échange et la prison » [1996], in : Cl. Faugeron, A. Chauvenet, Ph. Combessie (dir.), Approches de la prison, op. cit., pp. 45-70.
[8] Je n’ai rencontré aucun surveillant pénitentiaire qui revendique une vocation à ce métier, même parmi les familles considérées comme des « dynasties » où l’on peut être surveillant sur trois générations.
[9] De même, dans le film documentaire Roger & me de Michaël Moore [1990], d’anciens salariés d’usine automobile licenciés trouvent « très positive » leur intégration comme surveillant pénitentiaire, malgré un revenu mensuel déclaré comme « deux fois plus faible » cette différence de revenus n’est pas comparable en France.
[10] Claude Faugeron, Jean-Michel Le Boulaire [1992], « Prisons, peines de prison et ordre public », Revue française de sociologie, vol. XXXIII, n° 1, pp. 3-32.
[11] À une exception près : Le Jap ; mais le héros de cette série télévisée, incarné par le comédien Carlos, est juge de l’application des peines, pas surveillant. La série américaine "Oz" (qui passe en France sur Série Club), dont tous les épisodes sont situés en prison, présente certains surveillants "humains" et certains détenus "méchants" (et vice versa), mais le narrateur est toujours un détenu.
[12] Philippe Combessie [1998], « The ‘sensitive perimeter’ of the prison : a key to understanding the durability of the penal institution », in : V. Ruggiero, I. Taylor, N. South (dir.), The New European Criminology. Crime and Social Order in Europe, Londres & New-York, Routledge, pp. 125-135.
[13] Philippe Combessie [1998], « Pourquoi se demande-t-on encore à quoi servent les prisons ? », Mana, revue de sociologie et d’anthropologie, n°5, Presses Universitaires de Caen, pp. 145-164.
Philippe Combessie,
“Surveillants de prisons: condamnés à l’obscurité ?”
Un Article paru dans la revue Informations sociales, n° 82, 2000, pp. 64-71.Résumé : La prison provoque une mise à l’écart qui touche détenus et personnel pénitentiaire. Pourquoi ce rejet des « matons » par la société ? Des missions souvent contradictoires, au sein d’une institution dont la légitimité est mal assurée, placent les surveillants de prison en porte-à-faux. Une distance qui permet au corps social de se tenir dans l’ignorance de sa propre responsabilité.