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Préface
Par Denis Vaugeois
POUR UN HISTORIEN dont on dit qu’il a peu écrit, Maurice Séguin a fait et continue de faire couler beaucoup d'encre. Cette affirmation sur la minceur de son œuvre, constamment répétée, est-elle vraiment fondée ? Comme le suggère fort pertinemment Pierre Tousignant, commençons par mettre en contexte la carrière de Maurice Séguin.
Sa famille est de condition modeste. L’expérience agricole des parents en Saskatchewan n'a rien donné. Séguin fait tout de même son cours classique. Bon premier de classe, quelle profession choisira-t-il ? Il a l'embarras du choix. Il opte pour la faculté des lettres, obtient sa licence en mai 1944 et décide de faire son doctorat en histoire. Il soutient sa thèse en novembre 1947 après avoir accepté de la réduire des deux tiers à la demande du chanoine Groulx estomaqué par le projet de quelque mille pages que lui présente tout d'abord son étudiant. Au moment d'éditer sa thèse officielle, Maurice Séguin m'avait confié la version antérieure. D'une écriture fine, très serrée, parfaitement lisible, le travail était imposant. Séguin était plutôt amusé par tout ce qu’on racontait sur son apparente répugnance ou incapacité à écrire. Il avait l'air de me défier, conscient qu'il venait de m'envoyer au tapis. J'ai conservé ce manuscrit qui faisait cinq ou six pouces de haut que je rangeai à côté de la correspondance (en photocopie) d'Abraham De Sola. À l'occasion d'un grand ménage, j'ai tout jeté. Parfois, je me lève la nuit pour vérifier si ces deux piles n'ont pas été plutôt rangées en lieu sûr. Hélas !
À en juger par le texte publié en 1970 (grâce aux résultats des ventes fabuleuses de Canada-Québec, synthèse historique, ouvrage qui lui doit tant), Séguin avait dès 1947 formulé quelques-unes de ses idées maîtresses : l'impossible égalité, la subordination politique, les erreurs de l'occupant, une impossible indépendance, sans totalement exclure l'espérance (La Nation : 259-264). Il avait fallu des centaines de pages à l'historien pour y arriver, mais il avait accepté de bonne grâce de les réduire à la demande de son directeur de thèse. Conscient qu’il lui fallait arriver plus rapidement à ses conclusions, il n'avait pas à les imposer à ses lecteurs. Le jury composé [8] du chanoine Groulx, Guy Frégault et Jean-Pierre Houle aurait accepté la thèse sans formuler de commentaires.
Contrairement à ce qu’on pense généralement, Frégault n'a pas été pris par surprise. Professeur au naissant département d'histoire de l'Université de Montréal pendant que Séguin se partageait entre son enseignement au Collège Sainte-Marie et ses recherches, Frégault avait déjà fait déjà pas mal de chemin. C'était un esprit précoce. Il entretint une étonnante correspondance avec de grands esprits européens avant même d'avoir terminé son cours classique (B.A., 1938). Il s'y désole de la résignation des siens et, dans une lettre de mai 1937 adressée à Alexandre Marc, fondateur de l'Ordre nouveau, en tient responsable 1760. (Lamarre : 220 et Vaugeois : 118-119). Le propos est clair mais ce qui frappe surtout c'est la référence à 1760 plutôt que 1759 ou 1763. Pour Séguin aussi, ce sera 1760. Je publierai d'ailleurs Séguin dans une collection dite 17/60.
Ce fameux 1760 était venu nous hanter dès notre premier cours d'histoire à l'École normale Jacques-Cartier. André Lefebvre avait parlé de 1760 d'un ton grave. À la pause, on se regardait en se demandant : « C'est quoi 1760 ? » Aucun de la trentaine de bacheliers n’en avait la moindre idée. Ni Cazalais, ni Lachance, ni Deguire, ni Béliveau ! Lefebvre qui était un remarquable pédagogue se doutait bien de la commotion qu’i1 avait causée. La deuxième heure deviendra un cours : Conquête 101.
Séguin n’avait pas besoin de Frégault pour choisir 1760 et encore moins pour en comprendre toute la signification, mais Frégault n'avait donc pas eu besoin de Séguin non plus. Toutefois, ce dernier héritera de la période d'avant 1760 et Séguin de celle qui a suivi. De toute façon, il opta pour les idées et la réflexion plus que pour les faits.
Pour ceux qui dont pas connu Séguin, cette forme d'adulation, abondamment répétée ces dernières années, peut devenir agaçante. Ce n'est pas une raison pour nier à la légère l'influence énorme de cet historien. Dans l'ouvrage sur Séguin publié par Robert Comeau en 1997 comme dans celui-ci, plusieurs rappellent l'atmosphère des cours et l'extrême disponibilité du maître. Il y prenait un plaisir évident. Il était intarissable et insomniaque.
Dans les années 1950, a-t-il pensé à publier ? Pourquoi l'aurait-il fait ? Il avait parfaitement compris le rayonnement exceptionnel de son enseignement. Et même s'il avait rêvé de grosses publications, en avait-il les moyens financiers ? Ce n'est pas comme professeur à Sainte-Marie ou à l'université qu’il pouvait réunir les économies nécessaires. Il ne faut pas oublier que les intellectuels de cette époque publiaient à compte d'auteur. Les plus astucieux comme le chanoine Lionel Groulx ou Mgr Albert Tessier [9] avaient mis au point des modèles d'autoédition, mais les laïcs comme Marcel Trudel et Guy Frégault mettaient la main dans leur poche.
Séguin écrivait pourtant. C'était l'un des professeurs qui distribuaient le plus de notes dactylographiées, surtout à partir du moment où sa santé se fit chancelante. On l'a dit pessimiste : il était réaliste. Il était aussi provocant et fondamentalement libre. Je suis de ceux qui le considèrent comme le maître d'un néonationalisme fondé sur l'histoire. Celle-ci avait jeté en Amérique une collectivité distincte. Le reste est dans les Normes. Hélas, le maître n'est plus là pour les dire, les redire, les ajuster au présent.
René Lévesque ne s'était pas trompé en voyant dans le professeur de l'École de Montréal un guide précieux. L’historien Jean Blain qui avait préfacé Option Québec avait bien dû l'entretenir des théories de son collègue.
De temps à autre, le conseil des ministres tenait des sessions spéciales. M. Lévesque m'a dit plus d'une fois : « Je compte sur vous pour mettre tout ça dans son contexte historique ». En m'invitant à joindre le conseil des ministres, il m'avait demandé de jeter un coup d'œil sur le projet de livre blanc que préparait le Dr Camille Laurin, ministre d'État au Développement culturel. Celui-ci faisait des vagues auprès des autres ministres. Tout devenait matière de culture. Le « docteur » semblait un peu envahissant. J'ai déjà raconté (L’Amour du livre, Septentrion, 2005 : 26-27) mes interventions auprès de cet auguste aréopage que constituaient le Dr Laurin et ses deux acolytes, Fernand Dumont et Guy Rocher.
Une remarque faite par Gilles Bourque et mentionnée par Josiane Lavallée m'a rappelé qu'en septembre 1979 M. Lévesque ajoutait le ministère des Communications à mes responsabilités ministérielles. J'héritais de la responsabilité d'éditer le livre blanc sur la souveraineté-association. Évidemment, Maurice Séguin n’était pas loin et il n’était pas de trop face à tous ceux qui voulaient mettre leur grain de sel. J'avais confié à l'historien André Vachon la révision finale. Je n'ai jamais vérifié les convictions personnelles de Vachon, mais il avait bien compris le discours que je lui rapportais de Séguin. Je me suis aussi demandé si Claude Malette, du bureau du premier ministre, qui avait un rôle important dans la rédaction, n’était pas aussi un séguiniste.
Il faut dire que, tout au long de la campagne référendaire de 1980, l'adversaire n’a jamais réussi à démolir ou même attaquer sérieusement le livre blanc. Il a plutôt choisi les techniques de la peur et les moyens que donne l'argent. Sitôt la campagne lancée, les agences avaient acheté à peu près tout l'espace de publicité. Jean Laurin, que M. Lévesque avait personnellement choisi pour me seconder, était effondré : « Je n’ai jamais vu ça », ne cessait-il de répéter.
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Tout ça pour dire que l'influence de Maurice Séguin s'est manifestée de multiples façons. Ses disciples étaient partout. Aucun lien ne les réunissait autre que le réalisme qu'il leur avait inculqué.
Mais nous n'avons pas fait assez. Quand je relis les Normes de Séguin dans la belle édition que Pierre Tousignant et Marc-Aimé Guérin nous ont offert en 1999, je m'arrête aux pages 142 à 155. Combien de cours, combien de conférences ai-je commencés par le rappel des éléments constituant les facteurs économique, politique et culturel. C'était et c'est toujours ma partie préférée des normes.
Pendant mon passage en politique, j'ai bien essayé de rappeler que les deux premières, et principales, composantes d'une société civile, ce sont sa population et son territoire. M. Lévesque, tout comme la plupart de nos collègues, en était bien conscient. Et pourtant, le PQ n'a jamais vraiment réussi à établir une politique de soutien à la natalité et à l'immigration : encore moins à imposer une véritable politique d'aménagement. La volonté était là, mais non les moyens. Séguin avait raison. On ne peut progresser dans un secteur si les autres ne suivent pas. Une société s'articule autour de facteurs indissociables. Vie économique, vie politique et vie culturelle : tout se tient. Tant que nous n'aurons pas compris ça, Maurice Séguin restera essentiel.
Denis Vaugeois, éditeur
Sources
Comeau, Robert, dir., Maurice Séguin, historien du pays québécois vu par ses contemporains. VLB, 1997.
Lamarre, Jean, Le devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet (1944-1969). Septentrion, 1993.
Tousignant, Pierre et Madeleine Dionne-Tousignant, dir., Les Normes de Maurice Séguin, le théoricien du néo-nationalisme. Guérin, 1999.
Vaugeois, Denis, « Guy Frégault. La Guerre de la Conquête ». In Corbo, Claude, dir., Monuments intellectuels québécois du XXe siècle. Septentrion, 2006.
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