[81]
Jean COPANS
anthropologue et sociologue,
professeur émérite de l’Université de Paris Descartes
“Le développement et la mondialisation
dans les sciences sociales françaises.
Une chance ou un nouveau ghetto
pour l’anthropologie ?”
In revue Journal des anthropologues, no 126-127, 2011/3-4, p. 81-118. No intitulé : “Formations et devenir anthropologiques”.
- Introduction [81]
-
- Crises de l’anthropologie ou crise de l’enseignement de la discipline ? [84]
- L’anthropologie se reconnait-elle encore dans le miroir des amphis ? [84]
- L’assignation à résidence exotique de l’anthropologie [86]
- Quelles images de soi ? [89]
- L’hypothèse d’une anthropologie monde du monde du développement [91]
-
- 60 ans d’anthropologie du développement : les leçons d’un recentrage [93]
- De la sociologie à l’anthropologie : un aller sans retour ? [93]
- Le développement fait-il partie de la mondialisation ? (96]
- Le retour aux fondamentaux : quels fondamentaux ? [100]
-
- Conclusions très provisoires et utopiques : le fil rouge du développement traverse tous les terrains d’une anthropologie-monde ou sans frontières [104]
-
- Bibliographie [109]
- Résumés : Français / English [117]
Introduction
L’absence de valorisation de tout débouché non-académique hors de la recherche, font qu’aujourd’hui en France l’ethnologue et l’anthropologue renvoient métaphoriquement à la juxtaposition de deux images d’Épinal intimement superposées : celle d’un chercheur solitaire sur son terrain au milieu de la brousse ou de la forêt « vierge » d’une part ou celle au contraire d’un inconnu perdu au sein de bidonvilles gigantesques, de camps de transit ou de réfugiés d’autre part. Les « publicités » disciplinaires mises en avant à l’occasion du centenaire puis du décès de Lévi-Strauss ne font la part belle qu’à la première image [1]. Dans le journal Le Monde les critiques valorisent les conceptions philosophiques, littéraires, voyageuses et héroïques de la discipline [2]. E. Terray a [82] noté cette évolution de son côté dans un texte récent mais conclut tristement à la fatalité des choses (2010). Plus sérieusement J.-L. Amselle (2010 : 14-15) et A. Bensa (op. cit. : 1824, 32) remarquent chacun de leur côté, et dans le cadre d’argumentaires différents, que ce retour de l’exotisme (un faux exotisme de plus au vu de la globalisation universelle qui assaille nos terrains !) est en train de déconsidérer gravement la discipline. J’ai essayé de contribuer moi-même à ce combat anti-exotique dès le début de ma carrière d’anthropologue sous la forme d’écriture de manuels et d’ouvrages, de notices encyclopédiques ou de textes de popularisation disciplinaire (1971, 1993, 2010a, 2010c, 2011a). Mais même les revues chargées de vulgariser les sciences sociales ne critiquent plus ce genre d’ouvrages préférant valoriser des approches plus exotiques et n’évoquent que rarement des orientations divergentes.
L’une des contraintes mise en lumière (mais également critiquée) depuis longtemps en anthropologie, provient du découpage de son univers en aires culturelles ou en champs très généraux et des liens intrinsèques très profonds qui articulent telle aire culturelle avec telle panoplie particulière de thématiques et de réflexions conceptuelles ou inversement. Ainsi la parenté tenait initialement aux terrains de l’Océanie ou des Amériques alors que le politique ou même l’économique semblaient plutôt s’enraciner dans des terrains africains (Fardon, 1990). Les débats internationaux entre anthropologues sont par conséquent autant des débats entre spécialistes d’aires culturelles différentes, mais plutôt au second degré et pas dans tous les cas, que des confrontations entre conceptions analytiques différentes. En effet la spécialisation en matière d’aire culturelle renvoie à une histoire complexe, faite de traditions intellectuelles nationales, de l’existence d’expériences [83] coloniales ou non, de modes institutionnelles et universitaires spécifiques. L’oubli ou l’abandon des grandes théories macro-explicatives il y a une vingtaine d’années fut peut-être une bonne chose pour le décloisonnement des genres analytiques mais le recours réflexe et traditionnel au comparatisme, du moins à l’échelle internationale des aires culturelles, en fut grandement affecté.
Cette disparition des « grands récits » anthropologiques des années 1950-1980 (pour citer une expression de la philosophie postmoderne) a en tout cas joué un rôle certain dans la stagnation pédagogique de l’ethnologie et de l’anthropologie depuis une quinzaine d’années, dans la mesure où les symboles d’un consensus disciplinaire fort d’une part [3] et ceux d’une hiérarchie de champs clairement identifiés de l’autre se sont effilochés progressivement sans susciter apparemment de réaction ou de proposition alternative notable.
Une question fondamentale se pose par conséquent aujourd’hui : l’anthropologie peut-elle se ressourcer ou du moins retrouver un semblant de lieu(x) commun(s) qui ne soit pas un simple couper-coller, pour parler en langage à la mode, des multiples isolats dispersés au cours de la dernière génération ? Nous nous efforcerons dans ce texte d’esquisser une double réponse positive, pratique et thématique, qui pourrait contribuer à enclencher un tel mouvement qui ne peut être que commun et collectif sur la longue durée d’une génération. Nous pensons tout d’abord que cette démarche tient à l’image et au contenu pédagogique de l’enseignement de la discipline, indépendamment des réverbérations des idéologies dominantes évoquées plus haut. Elle est également définie par sa façon de mettre en exergue une dynamique analytique et programmatique qui contribue à cette recomposition et à ce recentrage. Nous pensons que l’anthropologie du développement et de l’humanitaire telle qu’elle est actuellement conduite en France, mais aussi dans les pays anglo-saxons, depuis une quinzaine d’années peut constituer la configuration opérationnelle d’une [84] telle orientation. Cette dernière possède en plus le mérite de mettre en question la conception française des débouchés professionnels de nos disciplines, conception qui handicape gravement toute solution concrète à ce qui peut apparaître comme un problème plutôt épistémologique ou au contraire de simple cursus universitaire [4].
Notre démonstration procédera en deux temps. Après avoir abordé les contradictions internes de l’enseignement de ces disciplines à l’aube du xxie siècle nous nous pencherons sur les images de soi fabriquées d’abord aux frontières mitoyennes de l’anthropologie (en sociologie notamment qui lui impose de fait une identité exotisante) puis en son sein même. Dans une seconde partie nous rappellerons les raisons qui ont conforté l’anthropologie au détriment de la sociologie dans l’étude du développement au cours des années 1990 tout en confrontant cette dernière aux effets anthropologiques de la mondialisation. Un tel cheminement nous permettra de démontrer ensuite en quoi cette dynamique implique par définition un retour actualisé aux sources de la discipline et d’en conclure que la configuration qui tient ensemble les terrains et les objets de cette anthropologie explicite à l’évidence les éléments fondamentaux qui constituent sa manière de repérer, d’observer et d’expliquer toutes les sociétés. Un tel cadre constituerait à coup sûr, selon nous, un puissant aiguillon pédagogique en vue de repositionner la tradition de l’anthropologie sociale du contemporain et de l’actuel au cœur de son projet disciplinaire.
Crises de l’anthropologie ou crise
de l’enseignement de la discipline ?
- L’anthropologie se reconnait-elle encore
dans le miroir des amphis ?
L’enseignement de l’anthropologie et de l’ethnologie est une affaire bien trop sérieuse, aux ramifications trop décisives pour [85] l’avenir de la discipline, pour la laisser entre les mains des seuls chercheurs ! Or si la formation à la recherche de terrain est depuis longtemps assurée de plus en plus par ces derniers au niveau des masters, ce qui est un excellente chose, la mise en perspective des multiples patrimoines et des dynamiques centrales des disciplines laisse à désirer au niveau des licences (et même parfois des masters !) Par exemple peut-on se contenter de parler des Nuer et des Dinka « classiques » des années 1930-50 alors que le Sud-Soudan est devenu indépendant et que la bibliographie postérieure à cette période est très conséquente, actualisée et critique ? Les nombreuses déconstructions du patrimoine ethnographique dogon sont-elles bien intégrées comme il faut dans les cursus de licence ? Comment parler de l’anthropologie sans évoquer les apports mais aussi les dérives (!), des anthropologies sud-africaines depuis un siècle ? Pourquoi faut-il un sociologue de l’éducation espagnol pour commencer à mettre à plat les illusionnismes de l’ethnologie algérienne de P. Bourdieu (Martin-Criado, 2008) ?
Bref l’anthropologie française retrouvera sa conscience de soi (Copans, 2007a) lorsque les patrimoines aussi bien anciens que mondiaux de la discipline seront intégrés dès la licence et de manière plus systématiquement réflexive à partir du master. Bien entendu de nombreux collègues enseignent déjà ainsi et je ne porte aucun jugement de fond sur l’ensemble d’entre eux puisque la situation à l’échelle nationale reste très mal connue, aggravée qu’elle est par les réformes actuelles. L’anthropologie est pourtant bien une science sociale du xxie siècle, chargée de plus d’un siècle d’histoire conceptuelle et pratique. Il n’est plus possible de s’en remettre aux bonnes volontés, plus ou moins cultivées, plus ou moins efficaces, plus ou moins dispersées et connues, des uns et des autres. Il n’est plus possible de s’en remettre à une vulgate sommaire et dépassée qui ne suffit nullement à conforter la portée des engagements doctoraux.
Certes le métier des chercheurs ne consiste pas à transmettre la culture véritablement mondiale de la discipline et ce que Marcel Mauss pouvait assurer au cours du premier quart du xxe siècle n’est plus possible aujourd’hui pour un chercheur isolé. Mais [86] comment faire lorsque l’anthropologie est devenue anthropologie-monde ou sans frontières (Ribeiro & Escobar, 2006 ; Copans, 2000, 2008, 2009b, 2011c) ? Comment faire pour rappeler à tout instant que l’image première du comparatisme universel des cultures dites primitives ou traditionnelles doit être complètement refondée et ce de deux manières ? [5] D’abord en resituant l’ensemble de ce patrimoine dans une perspective globale et critique et ensuite en l’actualisant sans cesse de manière transversale et internationale. Apprendre l’anthropologie comme une affaire française, illustrée de quelques importations essentiellement anglo-saxonnes, souvent anciennes, n’a plus aucun sens. Le décentrement que la discipline a inscrit dans son code génétique semble oublié dès qu’on l’enseigne. Pourtant ce dernier est valorisé au plan méthodologique et réflexif et la littérature française de cette dernière décennie est d’excellente tenue sur ce point. Mais paradoxalement au niveau du contenu, des sous-disciplines, des thèmes, des objets ce n’est absolument pas le cas. Malheureusement nous ne disposons même pas de publications comme Annual Review of Anthropology, Current Anthropology ou encore Reviews in Anthropology qui pourraient nous aider à surmonter ce handicap [6]. Alors que faire et comment ? Par où commencer pour renverser cette tendance inquiétante ?
Notons d’abord qu’un constat plus ou moins consensuel s’accorde sur les quelques caractéristiques sociologiques sous-jacentes à cet état de fait : la diversité des modèles institutionnels en matière pédagogique (grands établissements, départements universitaires classiques, options décoratives ou techniques dans [87] des formations professionnalisantes, enseignants non-ethnologues divulguant leur conception de la discipline, etc.) et l’étroitesse des profils professionnels (pas d’autres débouchés officiellement valorisés que ceux de l’enseignement et de la recherche à quelques exceptions près) [7]. Les images de la discipline, soi-disant clivée entre deux démarches, ethnologie et anthropologie [8], spécialisée en matière de « culture traditionnelle » authentique, « réinventée », plutôt exotique et surtout ne nécessitant pas de formation académique particulière (voir le poids de l’argument du « génie » personnel et des itinéraires universitaires hors-normes dans les inscriptions doctorales depuis plus de 30 ans) sont tout à fait ringardes.
- L’assignation à résidence exotique de l’anthropologie
Une espèce de division insidieuse des objets sociétaux et des terrains est en train de recomposer le champ de toutes les sciences sociales en France : à la sociologie le monde sociétal et social hexagonal, aux sciences politiques (et aux sciences économiques [88] empiriques lorsqu’elles existent) le monde « extérieur », international et mondial et enfin à l’ethnologie et à l’anthropologie un recentrement de fait sur l’altérité exotique, penchant dont on l’a toujours affublée et sur lequel elle a préféré se taire. En effet les sciences sociales françaises (et peut-être plus largement européennes et occidentales) sont de plus en plus orientées vers l’élucidation des « questions » ou des « problèmes » sociaux, locaux et nationaux [9]. Pour aller vite (et bien sûr de manière très schématique) la sociologie française est ainsi devenue de façon manifeste une science sociale presque exclusivement centrée sur les terrains français. Lors du 1er Congrès de l’Association française de sociologie en 2004, sur 1 056 communications, seules 15% étaient consacrées à un terrain extra-français et encore la moitié de ces dernières étaient présentées par des natifs des pays en question, c’est dire le peu d’intérêt des sociologues français pour le reste du monde ! [10]
[89]
Un second exemple, tout aussi significatif et des plus récents, est celui d’un excellent manuel de sociologie paru il y a environ un an (Singly et al, 2010) où seuls deux auteurs sur 25 ont une expérience du Sud et où seul un des 22 chapitres expose un terrain non-français.
- Quelles images de soi ?
Du coup seule l’anthropologie semblerait avoir pour vocation de regarder l’Ailleurs (et pas seulement l’Autre). Mais là aussi nous ne sommes pas à l’abri d’une mauvaise surprise : l’Ailleurs est en effet le plus souvent celui de l’Autre « traditionnel », premier comme on dirait au musée du Quai Branly. C’est en tout cas ce dernier qui semble définir à nouveau l’objet préférentiel de la discipline. Entre l’hexagone des uns et l’exotisme (obligé ?) des autres le fossé est devenu immense et l’anthropologue formé à l’époque des décolonisations et du changement social, comme l’auteur de ces lignes, peut légitimement s’interroger sur la nature des terrains considérés comme les objets « naturels » de l’ethnologie et de l’anthropologie d’aujourd’hui. Pour redonner du lustre au blason social et même culturel de l’anthropologie il faudrait fournir à cette dernière un levier qui lui permette à la fois une plus grande visibilité et nécessité scientifique et une position [90] qui ne la réduisent plus à un nouvel exotisme de circonstance. L’anthropologie est une science sociale autant attachée que la sociologie à la modernité la plus inédite et la plus imprévue : nous l’avons même qualifiée récemment de science sociale de la modernité subreptice, celle qu’on n’attend pas car elle ne s’annonce jamais puisqu’elle est déjà là, face à nous [11].
Ce repositionnement positif, aussi bien intellectuel que pratique, de la discipline anthropologique et ethnologique ne peut que passer par l’enseignement et l’initiation introductive. Il n’existe plus aujourd’hui de culture générale commune, collective et même corporatiste, diraient certains en utilisant ce terme de manière négative, comme il en a existé une jusque dans les années 1980. La nécessité intellectuelle mais aussi historique, bibliographique et pratique de ce retour aux sources est indiscutable [12]. Les traditions, les habitudes de l’ethnologie et de l’anthropologie ne sont plus prises au sérieux et tout le monde se met à réinventer de manière naïve, voir carrément inculte, le patrimoine de la discipline en ignorant largement les acquis anglo-américains et plus largement mondiaux [13]. L’anthropologie reste un métier mais elle n’est pas [91] parvenue en France à devenir une profession, il n’y a qu’à voir les difficultés pour faire vivre l’Association française des anthropologues, qui publie cette revue. Je pense à titre personnel que la dispersion de la discipline dans les organigrammes universitaires, la disparition de cursus honorables pour cause d’effectifs peut-être plus faibles [14], sa transformation en simple technique de collecte de matériaux pour les autres sciences sociales ou comme philosophie de l’Autre dans les formations professionnelles de la culture, du social ou encore du tourisme et de la muséologie lui font perdre toute son autonomie programmatique et surtout méthodologique. Tout le monde prétend faire du terrain sans réfléchir aux particularités indiscutables et spécifiques (ce qui ne veut pas dire [92] supérieures bien entendu !) de la manière ethnologique de le faire (longue durée, interface intime aux plans linguistique et social, réflexivité systématique sur les effets et finalités de l’enquête, etc.)
- L’hypothèse d’une anthropologie-monde
du monde du développement
Mais mon plaidoyer pro domo doit être réaliste : quel contenu devrait promouvoir cette anthropologie pour faire la différence de manière indiscutable ? Un contenu véritablement autonome et renfermé sur lui-même ? Un contenu ressemblant à celui de la sociologie autour de macro-thématiques communes : parenté et famille, urbanisations périphériques et centrales, cultures de l’oralité et de l’écriture (éducation), les pratiques de santé, les formes typiques et atypiques du travail ? Un enseignement optionnel obligatoire, mais alors du coup sous quelle dénomination faudrait-il intituler cette option ?
Nous allons formuler ici une hypothèse qui est parfois devenue une réalité dans certaines formations supérieures : celle d’une anthropologie sociale du développement et de la mondialisation qui serve en quelque sorte de cheval de Troie à la discipline. Il nous semble en effet que « l’entrée » développement, telle qu’elle est réellement conçue et pratiquée par les meilleurs chercheurs de la discipline dans l’ensemble du monde occidental depuis une dizaine d’années, offre l’exemple probant et indiscutable des avancées les plus réfléchies de l’anthropologie et de l’ethnologie en général et de la plupart de ses spécialisations sous-disciplinaires, indépendamment du développement lui-même. En fait le phénomène du développement et de l’humanitaire en soi ne présente plus aucun intérêt, comme le confirmeraient facilement les chercheurs concernés. Que ce soit en matière d’interventions humanitaires, de mondialisation économique et migratoire, de gestion politique et sociale des sociétés, des pratiques de santé, d’éducation, d’urbanisation, de renouvellement des formes sociales et familiales au travers des migrations, des recompositions d’âge et de genre, des modes de mise au travail et de chômage, toutes thématiques dites de développement, la dynamique des recherches, conduites très largement sur les terrains classiques, jadis considérés [93] comme « exotiques », coloniaux et postcoloniaux, propose des apports incontournables à toutes les sciences sociales.
Nos disciplines n’ont pas pu véritablement démontrer leur compétence sur les terrains hexagonaux sinon à la marge (à tous les sens du terme !) Mais il convient de rappeler avec force qu’il ne peut y avoir de science sociale valable que totalisante et comparative (et cela vaut évidemment réciproquement pour l’anthropologie qui l’est sans doute plus naturellement). En réintroduisant la thématique du développement, et par conséquent sans équivoque, celle de la dynamique de la modernité, fondement de la tradition disciplinaire elle-même quoi qu’on en pense, dans le concert des sciences sociales, on oblige la sociologie française voire européenne à reconsidérer ses attitudes nombrilistes. Par le biais opportuniste, et peut-être conjoncturel, de l’anthropologie du développement on réintroduit une anthropologie concrète et empirique des liens entre le Nord et le Sud et on oblige ainsi la sociologie à reconnaître son déficit en matière de science sociale des autres modernités, de la mondialisation et de ces mêmes rapports Nord-Sud, ce qui pourrait d’ailleurs la conduire à reconsidérer drastiquement son désintérêt sinon son dédain à l’égard de nos disciplines.
60 ans d’anthropologie du développement :
les leçons d’un recentrage
- De la sociologie à l’anthropologie :
un aller sans retour ?
Plusieurs textes récents permettent de se faire une idée bien informée et moins sommaire de l’invention de la sociologie du développement depuis les années 1950 avec G. Balandier (1951, 1971) puis de son élargissement à l’anthropologie dans les années 1970 (les élèves de Balandier) puis à sa recomposition thématique et méthodologique au tournant des années 1980 [15]. Certes Yves Goussault, enseignant de l’iedes, avait intitulé le fameux numéro [94] de Revue Tiers Monde de 1982, l’une des premières publications symboliques de cette reconsidération, « Sociologie du développement ! » et son panorama publié en 1987 évoquait le passage de la socio-économie à la sociologie (Goussault, 1987). Mais plus tard avec A. Guichaoua ce sont les sciences sociales du développement en général qu’il passe en revue (Guichaoua & Goussault, 1993) et le chapitre 6, qui leur est explicitement consacré, s’intitule curieusement « La situation particulière de la sociologie et de l’ethnologie ». Les auteurs y notent que la sociologie est en quête d’identité et que l’ethnologie concernée par le développement est constituée de deux traditions, d’une part celle de l’anthropologie économique marxiste (française) et de l’autre celle de l’anthropologie anglo-saxonne du développement mais ni J.-F. Baré ni J.-P. Olivier de Sardan, introducteurs et vulgarisateurs de cette dernière en France, ne sont mentionnés. De son côté P.‑P. Rey met en lumière dans son état des lieux l’anthropologie marxiste mais passe sous silence les spécialisations en matière d’étude du développement (1993).
La dénomination des orientations disciplinaires a son importance et le milieu des années 1990 semble marquer un renversement. Jean-Pierre Olivier de Sardan intitule son ouvrage de 1995 (qui reprend un certain nombre de textes parus les années précédentes) Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social [16], et depuis cette date, qui a également vu la parution du recueil collectif dirigé par J.‑F. Baré, Les applications de l’anthropologie, où sont publiés deux textes sur le développement (Albert, 1995 ; Baré, 1995b), c’est cette discipline qui incarne le plus activement les sciences sociales du développement ; la sociologie semble lui avoir cédé le pas et disparu des intitulés éditoriaux. L’ouvrage dirigé par L. Atlani-Duault et L. Vidal (2009) s’impose alors, quinze ans après, comme une synthèse évidente (même si la moitié des chapitres a été rédigée par des chercheurs étrangers) d’autant que [95] l’humanitaire, initialement un terrain des politologues, est aussi pris en charge par les anthropologues ce qui élargit la définition classique du développement [17].
Ainsi la vie disciplinaire commune entre les deux disciplines a disparu aujourd’hui et le champ du développement au sein des sciences sociales s’identifie très clairement en France à celui de l’anthropologie. Il ne s’agit pas d’un divorce mais de la conséquence naturelle des nombreuses recompositions que l’évolution des formes du développement a imposé à tous ceux qui l’étudiaient. L’anthropologie des pratiques sociales et organisationnelles de tous les acteurs de la sphère du développement autour d’une série de projets ou d’opérations spécifiques n’a plus rien à voir avec la macrosociologie sociétale [96] abstraite et partiellement statistique, des années 1950-1960. Est-ce à dire que cet objet fondateur n’a plus aucun intérêt scientifique ? Qu’il a été abandonné à d’autres disciplines, comme la géographie ou même l’économie politique ? Ou alors que la mondialisation, dans son extension macro-globale, l’a remplacé ? Pourtant si c’est bien le cas, s’agit-il des mêmes objets ?
- Le développement fait-il partie de la mondialisation ?
Le succès de la notion de mondialisation, hors des disciplines économiques, a redynamisé la géographie (Carroué, 2002 ; Manzagol, 2003) et contribué à multiplier les courants historiographiques de l’histoire mondiale ou globale (Maurel, 2009). Par contre sa prise en considération par les sciences sociales a été plus contrastée : la sociologie semblait rester sur son quant‑à‑soi, valorisant toujours, en France du moins, la mondialisation comme seulement vue du Nord sans construire véritablement un objet transversal et équitable entre l’ensemble des sociétés mondialisées (voir par exemple Martin et al, 2003). Par contre l’anthropologie, notamment américaine, s’est trouvée à l’aise pour jongler entre le local et le global, embrayant sur les problématiques de l’approche dite multi-site et de la vogue des recherches sur les flux culturels et de populations (Marcus, 1998 ; Gupta & Ferguson, 1997 ; Appadurai, 2001). Cependant ces premières approches ne disent rien sur le champ extrêmement ramifié du développement et notamment sur le développement conçu comme une organisation et un conglomérat d’acteurs des plus divers. La perspective macro qu’a imposée tout naturellement la mondialisation nous oblige pourtant à réexaminer de plus près la question du développement afin d’éviter de tomber dans l’espèce de fuite en avant qui a frappé brutalement les autres sciences sociales désireuses de rester dans le vent (mondial). La question s’était imposée initialement à moi lors de mes réflexions sur le cinquantenaire de la notion de « situation coloniale » élaborée en 1951 par G. Balandier (Copans, 2001a). J’avais d’abord noté la propension des disciplines mitoyennes de la sociologie et de l’ethnologie (histoire, géographie, science politique et économie) à [97] produire une sociologie de pacotille afin de conforter leurs approches sociétales désincarnées aux plans empiriques. Mais j’avais surtout mis en lumière la tendance à oublier, sinon à masquer, les fortes inégalités internationales encore bien vivaces et efficientes entre pays développés, pays émergents (encore peu nombreux en 2000) et surtout pays sous-développés. La « situation coloniale » au sens historique et métaphorique avait, me semblait-il, encore de beaux jours devant elle et la mondialisation ne pouvait d’un coup de baguette magique marchand supprimer les réalités ordinaires encore véhiculées par les notions de développement ainsi que de situation coloniale puis postcoloniale.
La mondialisation n’est ni un remake de la période des années 1950-1960, grandeur mondiale (et encore moins des périodes précédentes des grandes découvertes et des conquêtes coloniales), ni une dissolution des logiques développementalistes enracinées dans les dépendances clientélistes actuelles. Selon moi « … la loi du développement social inégal [était] toujours en vigueur et il conviendrait d’en revaloriser l’efficacité » (Copans, 2001a : 52). J’en concluais que « … l’immense majorité de l’humanité vit encore sur le terrain des "situations coloniales" et (qu’) il n’y avait pas de raison d’abandonner une démarche qui fut si productive et qui devrait pouvoir encore rendre de précieux services scientifiques » (ibid.). Les mutations des dynamiques des champs sociaux ne modifient pas pour autant le sens des rapports internationaux et la tradition du regard éloigné et par le bas des sciences sociales doit être conservée même si le nouveau programme de recherche sur le développement consiste maintenant à regarder vers le haut et notamment à partir du Sud afin de redéfinir la problématique de sciences sociales toujours trop marquées par ce qu’Ulrich Beck a nommé le nationalisme méthodologique (2006).
La prééminence de l’anthropologie sur la sociologie s’explique par plusieurs facteurs assez naturels : l’expérience intime de plus d’un demi-siècle avec les populations bénéficiaires et objets du développement, la fréquentation et les sollicitations constantes des institutions ou ong en charge de ce dernier et enfin la capacité [98] à s’adapter à la multiplicité grandissante des types de terrains et de problèmes du développement à travers le monde. La sociologie générale classique n’a jamais prétendu occuper l’ensemble de ces terrains empiriques même si certains fondateurs de la sociologie française de l’après‑guerre ont pu y consacrer, tout comme G. Balandier, un moment de leur carrière. Dans le volume de L’Année sociologique, édité par C. Rivière en 1992 et consacré à la sociologie du développement, on trouve des contributions de R. Boudon et A. Touraine. Ce numéro constitue un peu le chant du cygne de cette sociologie tout comme le manuel évoqué précédemment de A. Guichaoua et Y. Goussault, le chapitre des mêmes dans la manuel édité par J.-P. Durand et R. Weil (Goussault et Guichaoua, 1989) et l’article de M. Haubert rédigé en 1990 et publié en 1993. Ce dernier concluait sa présentation en s’interrogeant sur la nature « d’une sociologie sans développement » (1993 : 177-190). Tout en notant un déclin de cette sociologie et l’absence d’influence des grandes orientations sociologiques (à l’exception de celle représentée par Balandier) sur les études du développement, il constatait que les africanistes et les américanistes ne s’intéressaient pas aux mêmes thématiques du développement. Un très récent manuel canadien est pluri-disciplinaire mais les sociologues y semblent plus nombreux que les anthropologues (Beaudet, Schafer & Haslam, 2008).
La mondialisation ne remplace pas le développement mais elle induit à l’évidence de nouvelles dynamiques et formes ou programmes de ce développement. Si elle doit devenir un objet des sciences sociales (ce qui peut se discuter au vu des traditions de l’enracinement microsocial des pratiques de terrain de ces dernières) elle doit le devenir à partir des problématiques les plus décisives de l’anthropologie du développement puisqu’il n’existe plus d’alternative disciplinaire de fait à cette dernière.
Le développement n’est donc pas du tout un mode de relation sociétale dépassé : au contraire la nouvelle perspective totalisante qui se dégage de tous les travaux de ces dernières années montre que les objectifs de recherche empirique des centres organisationnels du Nord ouvrent un champ immense d’enquête qui aurait [99] d’ailleurs pu et dû être pratiqué, en toute logique théorique, depuis au moins cinquante ans, c’est-à-dire depuis au moins deux générations de chercheurs [18]. Aujourd’hui l’anthropologie des organisations et des institutions a pignon sur rue en France mais on peut s’interroger sur le fait qu’il semble y avoir peu de recherches significatives qui articulent questions du développement et terrain ethnologique classique vues à la fois du bas mais aussi vues du haut [19].
[100]
- Le retour aux fondamentaux :
quels fondamentaux ?
Pour reprendre l’expression de l’anthropologue britannique David Lewis, les relations entre l’anthropologie et le développement sont troublées ou difficiles (2005). Les trois positions qu’il dégage de son panorama : celle des anthropologues opposants, des anthropologues réticents et des anthropologues collaborateurs sont fondées sur la nature des pratiques professionnelles, des engagements idéologiques et bien entendu des objets étudiés et valorisés par les anthropologues. Mais il est évident ici que le développement n’est que l’une des préoccupations possibles des anthropologues contemporains : ces réflexions ne portent absolument pas sur le projet disciplinaire lui-même ni sur les modalités de son élaboration théorique ou de la construction de ses objets premiers. Pourtant G. Balandier avait considéré dès les années 1950 le développement comme l’un des révélateurs des dialectiques réelles existant entre les dynamiques internes et les dynamiques externes des sociétés initialement en situation coloniale se transformant en sociétés postcoloniales. Ultérieurement il élargira cette perspective à toutes les sociétés [20]. Le développement est ainsi envisagé comme l’un des éléments majeurs des processus d’historicité de toute société.
Toutefois G. Balandier abandonne cette préoccupation thématique au tournant des années 1960 pour se consacrer à une anthropologie plutôt politique. La problématique du développement se tourne alors vers des préoccupations plus concrètes et pragmatiques d’une part et vers des approches anthropologiques globales de l’autre. Ces dernières se concentrent sur l’élucidation des rapports économiques et politiques de toutes les sociétés non-capitalistes [21]. Malheureusement cette mutation nécessaire a fini [101] par laisser de côté le registre sociétal (pourtant absolument évident pour la démarche de la sociologie actuelle) ce qui a conduit l’anthropologie au cours du quart de siècle suivant à dissoudre les notions de totalité culturelle et sociétale au sein de spécialisations de plus en plus restreintes et à mobiliser des concepts plus régionaux au plan sociologique (voir Terray, 2010).
Pour tout un ensemble de traditions anthropologiques (et pas seulement celles que l’on pourrait rattacher à l’anthropologie structurale ou néo-symboliste) l’horizon du développement, qui semblait faire partie tout naturellement de tout terrain ethnologique jusque dans les années 1970 [22], s’évanouit subitement à la fois à cause du caractère de plus en plus circonscrit mais aussi transversal des objets de recherche ordinaires et par la constitution de plus en plus visible et opérationnelle d’une anthropologie du développement en tant que telle. Cette dernière a fini par fonder sa propre tradition autonome en réorganisant ses propres thématiques et ses propres méthodologies, confortée de plus par une certaine demande institutionnelle ou politique quasiment absente dans les domaines centraux et classiques de la discipline. Malgré leur séparation de plus en plus marquée avec la sociologie ou avec les autres sciences sociales, l’ethnologie et l’anthropologie du développement se sont transformées en une préoccupation passablement exotique au second degré au sein des dynamiques de plus en plus éclatées des courants centraux de l’ethnologie et de l’anthropologie. Certes l’autonomie reconnue d’un objet disciplinaire est souvent considérée comme le gage d’une meilleure scientificité. Il est néanmoins possible d’évaluer le degré de reconnaissance disciplinaire de cette sous-discipline du « développement » en mesurant la faible place de ce thème dans les doctorats et les qualifications, dans les tables des matières des périodiques scientifiques et bien entendu dans les retombées médiatiques et publiques. L’étude de la modernité mondialisée extrême, du fonctionnement des mégastructures institutionnelles [102] internationales, nationales ou non-gouvernementales des terrains aux sièges [23] implique la prise en compte indispensable de l’ensemble des acteurs (depuis les acteurs professionnels du Sud, animateurs locaux, agents des ong et enfin des appareils d’État jusqu’aux agents insérés dans les structures mêmes du développement) et le traitement des « indigènes » comme des acteurs sociopolitiques actifs à part entière, et non comme de simples bénéficiaires, victimes de l’Occident capitaliste puis mondial.
Il ne s’agit pas, encore une fois, de proposer une nouvelle configuration unifiant l’ensemble des réflexions anthropologiques d’ici et d’ailleurs. Loin de là. Il s’agit simplement de proposer une double réintégration aux effets bénéfiques mutuels. En repositionnant l’anthropologie du développement, au sens le plus large du terme [24], comme une spécialisation généraliste nécessaire et non secondaire et marginale, l’ethnologie et l’anthropologie proposeraient un sens disciplinaire nouveau face au sentiment inconscient et fantasmé, toujours présent chez la plupart des anthropologues, d’un complexe en matière de relation aux terrains dits exotiques et du Sud. Le rapatriement à la fois volontaire et forcé des terrains en Occident (pression de la demande sociale, baisse des budgets, désordres politiques des terrains du Sud) a remis en cause le rapport, initialement colonial nous en convenons, qui nous liait aux Autres mais qui faisait toutefois de la distance et de la différence un instrument heuristique d’observation. L’exotisme est un vilain défaut mais banaliser les autres dans une mondialisation sans centre ni périphérie est un défaut tout aussi vilain ! L’anthropologie du développement construit simultanément l’Autre comme une nécessité objective du paradigme analytique ainsi que le rapport inégal qui le relie encore à nous de manière plus ou moins dépendante. L’anthropologie du développement construit [103] aujourd’hui ce rapport à la fois là-bas (ce qui se faisait déjà depuis longtemps) mais aussi ici chez nous, en Occident dans les complexes institutionnels de la décision et de la gestion des opérations et des programmes (ce qui se fait encore très peu). Elle se construit également dans l’entre-deux des univers migratoires et des recompositions sociales induites simultanément mais contradictoirement au Nord et au Sud par ces derniers [25]. En se [104] reconfigurant ainsi l’anthropologie sociale s’offre les moyens d’une monnaie d’échange avec la sociologie et éventuellement la science politique: elle devient une science sociale respectable et « utile » puisqu’elle s’avère apparemment capable d’aborder la globalité sociale au plan empirique n’importe où au sein de la totalité mondiale et pas seulement aux marges de l’exotisme ou de la crise.
Conclusions très provisoires et utopiques :
le fil rouge du développement traverse tous les terrains
d’une anthropologie-monde ou sans frontières
Ce texte n’a qu’une portée pragmatique et probablement polémique. Nous ne proposons aucune théorie globale nouvelle et inédite et encore moins un programme de travail précis. Par le hasard des affectations et des enseignements nous en sommes venus à nous replonger de manière plus conséquente il y a une dizaine d’années dans les sciences sociales du développement et nous nous sommes rendus compte très rapidement qu’une nouvelle configuration, proprement anthropologique, de ce domaine prenait forme en France ainsi que dans le monde anglo-saxon. Cette thématique à l’origine pluridisciplinaire s’était transformée en une sous-discipline produisant des normes analytiques, méthodologiques et déontologiques tout à fait cohérentes [26]. Son objet central désigne [105] plus l’État, les appareils d’État, les appareils institutionnels internationaux ou mondiaux et moins les seules populations bénéficiaires, ce qui permettrait d’envisager la mondialisation galopante à partir d’une perspective tout à fait empirique et non plus idéologique comme l’avaient proposé jadis les tiers-mondistes ou le proposent encore aujourd’hui les altermondialistes [27]. D’autant que l’expérience accumulée dans la construction de ses différents objets depuis un demi-siècle ainsi que les nouveaux débats parallèles sur la nature irrémédiablement mondiale tant des réflexions que des terrains, de plus en plus croisés et partagés entre le Nord et le Sud, transformait cette anthropologie du développement en une véritable caisse de résonnance de la mondialité en actes.
Il faut rappeler que l’anthropologie du développement est simultanément une sous-spécialisation disciplinaire et une entrée spécifique à tous les champs classiques de l’anthropologie (parenté économie, politique, religion, etc.). Cette anthropologie s’est tout simplement adaptée aux mutations spontanées ou contraintes de l’ensemble sociétal et des catégories ou cultures lui correspondant. [106] Certes elle a rarement participé aux débats spécialisés au sein de chacun de ces domaines ce qui confortait en quelque sorte son statut d’extraterritorialité. Mais sa sensibilité pratique aux politiques sociales, aux représentations du changement et à la culture de l’opinion publique lui permettent plus que jamais d’expérimenter ses perspectives macro et micro-interactionnistes ou organisationnelles. L’anthropologie du développement du xxie siècle est par définition pluri-thématique puisque son objet est de plus l’étude des modes de construction du social par tous les agents présents dans le secteur qualifié de développement et non pas par les seuls témoins patentés politiquement ou programmatiquement.
La perspective française en matière de développement, était largement africaniste, à la différence de celle des Américains ou des Britanniques (Copans, 2011d). Le contexte actuel voit la dissolution de ces préférences anciennes et l’aire (mondiale ou internationale) du développement, notamment en France, semble beaucoup moins définie par une aire culturelle spécifique. Il me semble que l’on parle beaucoup plus facilement comparatisme international, mondialisation différentielle des changements sociaux, implications expertes et collaborations pratiques entre chercheurs des pays développés et chercheurs des pays « en voie de développement » ou émergents dans le champ de cette « nouvelle » anthropologie du développement et de l’humanitaire. Il n’est plus possible, me semble-t-il, de conduire une bonne anthropologie du développement aujourd’hui sans maîtriser un minimum de culture générale en anthropologie, une culture générale qui porte autant sur la variété des terrains (pays, programmes et politiques de développement) que sur la diversité des inspirations théoriques et méthodologiques disponibles, inspirations aux traditions nationales multiples où les interpellations originaires du Sud tiennent une place de plus en plus reconnue.
En préface au recueil dirigé par L. Atlani-Duault et L. Vidal j’avais écrit il y a plus de deux ans : « Cette anthropologie, transversale par nécessité, politique, au bon sens du terme, par vocation donne finalement l’exemple de la préoccupation [107] totalisatrice [28] qui est celle de la discipline depuis ses origines au tournant du xxe siècle » (Copans, 2009a : 15). Ces réflexions impliquaient à l’évidence, mais en pointillé, un rappel pédagogique quant à la nature du bagage des formations disciplinaires.
En conclusion de ce texte-ci ces considérations académiques et abstraites devraient prendre une forme plus pratique et concrète. L’anthropologie du développement ne possède aucun avantage comparatif absolu sur les autres thématiques anthropologiques, cela ne souffre aucune discussion. Mais il est tout aussi évident que cette anthropologie possède, en cette conjoncture de xxie siècle commençant, une dynamique qui lui permet de démontrer quelques points forts des anciennes comme des nouvelles traditions disciplinaires : une préoccupation thématique tous azimuts, une perspective politique aussi engagée qu’à l’époque coloniale ou immédiatement postcoloniale, une réflexivité globalisante sans exclusive qui porte également sur les implications « autochtones » ou « indigènes » des analyses produites.
Il ne s’agit nullement de proposer une conversion unilatérale et exclusive des anthropologues à l’étude du développement, bien au contraire. Il s’agit de rappeler que l’anthropologie est une science sociale globale, capable par nature de relier les sommets les plus hiérarchiques de la mondialisation aux périphéries les plus marginales, reculées et localisées et que cette gymnastique du grand écart est ce qui fait à la fois son originalité et sa force. C’est à cette seule condition de définition disciplinaire que la fréquentation de l’anthropologie du développement prend son sens.
La reconnaissance de la mondialité de l’anthropologie a fait son chemin : les privilèges des anthropologies du Nord devraient disparaître en toute logique y compris pour les chercheurs du Sud qui trouvent pourtant moral de condamner l’ethnologisme traditionnel et « néocolonial » à partir des bastions du Nord où ils ont trouvé refuge (Copans, 2008). La meilleure façon de sensibiliser « les amis de l’anthropologie » (étudiants comme enseignants ou professionnels) en faveur d’un retour à une anthropologie [108] totalisante et comparatiste consiste à organiser un (petit) détour obligatoire et systématique en anthropologie du développement dès les licences, et même si possible dès la première année de ce premier cycle, tout en assurant quelques piqûres de rappel en master.
Cette conclusion a peut-être été complexe à construire, présomptueuse à proposer mais ce qui est certain c’est qu’elle sera encore plus difficile à mettre en œuvre car comme le savent très bien les anthropologues, ultra-minoritaires, du développement, le développement c’est surtout pour les Autres, les pauvres en anthropologie ! Mais justement l’anthropologie a pour destin le vaste monde des Autres et aujourd’hui s’y ajoute de manière réflexive le vaste monde des Autres anthropologies. Le monde occidental des sciences sociales d’aujourd’hui s’est trop facilement rabattu sur les sociétés-réseaux des antennes-relais et autres mobiles égocentrés et s’en contente de manière narcissique.
Un dernier exemple pour que les choses soient bien claires. Les mouvements locaux, nationaux, internationaux et mondiaux des populations et organisations indigènes, la revendication indigène (ou autochtone) en tant que telle fait aujourd’hui partie intégrante du programme de l’anthropologie. Cette entrée des populations classées jadis comme primitives dans la rubrique des mouvements sociaux, politiques et même altermondialistes confirme évidemment leur historicité dynamique originelle. Mais ce faisant l’anthropologie élargit d’un même mouvement son champ d’observation : les réactions aux oppressions locales est également une réalité des sociétés politiques du centre qui font le pont avec les premières par le biais des organisations de soutien (du genre Survival International), des organisations internationales (qui s’occupent du développement comme la Banque mondiale ou l’Organisation internationale du travail) mais aussi des mouvements altermondialistes et écologistes. Nous savions que la mondialisation était tapie depuis longtemps au sein des opérations du développement mais il va de soi que l’altermondialisme en fait également partie. Ce retour vers le « centre » par le biais des mouvements sociaux et contestataires, qu’il soient « traditionnels » ou hypermodernes, permet aux positions critiques et alternatives (présentes dès [109] les origines dans la problématique du développement ne l’oublions pas) de se ressourcer tant au niveau des informations que des propositions [29]. L’anthropologie n’a jamais eu peur d’aller au-delà du périphérique hexagonal et national. Le développement lui en fournit à nouveau plus que jamais la possibilité et le prétexte : ne ratons pas l’occasion de l’afficher partout dans nos bureaux de recrutement ! [30]
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Wright S. 1994b. « "Culture" in Anthropology and Organisational Studies », Anthropology of Organizations : 1-31.
Jean Copans
Professeur émérite, université Paris Descartes 12 rue de l’École de Médécine 75006 Paris.
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Résumés
- Français
Sans se réduire à une crise de la formation, les crises de l’ethnologie et de l’anthropologie renvoient à un problème de culture générale disciplinaire et de marginalisation par les autres sciences sociales au sein d’un ghetto exotique. L’auteur estime que pour ressourcer l’ethnologie et l’anthropologie, par définition sciences de la modernité et de la mondialité, il faudrait remettre au cœur de son projet les notions de changement social, de mondialisation des terrains mais aussi de prise en considération des dimensions mondiales de l’exercice de la discipline aujourd’hui. L’affirmation tout à fait visible depuis plus de dix ans d’une anthropologie du développement et de l’humanitaire qui a élaboré une approche globale de son champ tant aux plans conceptuels que thématiques, méthodologiques et déontologiques, semble justement l’occasion de remettre la culture totalisante et comparative de la discipline au cœur de sa démarche. L’inclusion nécessaire de ce domaine dans l’enseignement supérieur dès le 1er cycle devrait fournir un point de repère commode et pragmatique à la fois pour une anthropologie parfois trop sensible aux sirènes de la postmodernité et pour une sociologie qui, à la différence des autres sciences sociales, semble avoir abandonné le vaste monde pour un hexagone narcissique.
Mots-clés : anthropologie, ethnologie, développement, humanitaire, mondialisation, enseignement, sociologie, totalisation, comparatisme
- English
Ethnology and anthropology are more or less in crisis and this has something to do with the academic training of their students. It is a problem of general disciplinary knowledge and also the result of their marginalisation into a kind of exotic ghetto by the other social sciences. The author argues that ethnology and anthropology are by definition social sciences of modernity and globalisation. The definition of these disciplines today should necessarily include the notions of social change, of the globalisation of fieldsites as well as that of the makings of the discipline itself. During the last ten years the anthropology of development and humanitarian action has evolved a coherent programme at the thematic, theoretical, methodological and moral levels. Such a project could enhance anthropology as such within a perspective of cultural totality and comparison. Its introduction in the ba syllabus should enable anthropology to put less emphasis on its postmodern tendencies and oblige sociology on the other hand to recapture the wide world outside its actual normal playground, an inward-looking France.
Keywords : anthropology, ethnology, development, humanitarian, globalisation, teaching, sociology, totality, comparison
[1] Voir les numéros du Magazine Littéraire (2008), de Sciences humaines (2008), du Nouvel Observateur (2008), Le Monde Hors-série (2010) et notre commentaire (Copans, 2010c : 69-70). Voir pour une critique de cette image Bensa (2010) et Assayag (2010).
[2] Voir notamment Le Monde des livres des 12 novembre 2010 et 8 avril 2011 qui présentent des comptes rendus d’ouvrages entre autres de Lévi-Strauss, Héritier, Bensa, Debaene, et Terray. Voir également les interventions de F. Lupu et A. Langaney au Forum de Libération, « Respect ! Un nouveau contrat social » des 14-16 avril 2011 portant sur les sociétés traditionnelles (sic !) (2011). Certes ces quotidiens ne sont pas des organes disciplinaires mais ces préférences pour un exotisme de bon aloi, une pensée plutôt philosophique, un style littéraire reflètent sans aucun doute les sentiments des trekkeurs et autres voyageurs d’aventure, petits-bourgeois qui constituent une partie de son lectorat.
[3] Autour de maîtres fondateurs brillants et incontestables il est vrai.
[4] Les réactions des anthropologues titulaires et hors-statut aux réformes actuelles dans les mondes de l’université et de la recherche devraient constituer un bon indicateur de notre degré de réflexivité et de mobilisation « corporatiste » au bon sens du terme.
[5] C’est bien l’image d’Épinal que véhiculent les publications citées aux notes 1 et 2.
[6] Je cite ces publications parce qu’elles ont une portée synthétique, critique et de discussion évidente. Certes elles sont très centrées sur l’anthropologie anglo-saxonne et même américaine mais elles permettent de faire le point commodément depuis déjà au moins quarante ans (!), aussi bien pour les Américains que pour les autres. On aura une excellente idée de ce genre de littérature en se reportant à l’article de Susan Rogers sur l’ethnologie de la France paru dans Annual Review of Anthropology en 2001. Son intérêt « national » explique probablement sa traduction et sa publication immédiate dans Ethnologie française (Rogers, 2002) !
[7] Voir sur ce point les réflexions déjà anciennes de J.-F. Baré (1995a), les différents numéros ou dossiers du Journal des anthropologues qui ont abordé ce problème depuis au moins vingt ans. La Société d’anthropologie appliquée américaine (SFAA) publie en plus de sa revue Human Organisation, fondée en 1941, un autre périodique intitulé Practising Anthropology qui paraît depuis une trentaine d’années… On trouvera les informations sur la Société et ses publications sur le site www.sfaa.net : lire notamment ses déclarations exposant ses objectifs, ses missions ainsi que ses responsabilités éthiques et professionnelles.
[8] Je n’analyserai pas cette situation sémantique très particulière et propre à la France. Ce qui est certain c’est que ce double usage idiosyncrasique complique considérablement la popularisation et surtout la cohésion disciplinaire de l’ethnologie et de l’anthropologie chez nous. Il permet en tout cas l’apparition de stratégies de distinction préjudiciables à une défense unifiée de la discipline. Voir par exemple les raisons contradictoires, à la fois justifiées et injustifiées selon nous, qui ont poussé Florence Weber à préférer l’expression d’ethnographie économique à celle d’ethnologie ou d’anthropologie économique (2007). Rappelons que M. Godelier dans son article fondateur de 1965 parlait d’anthropologie économique alors que P. Bessaignet l’année suivante publiait des Principes de l’ethnologie économique. F. Dupuy intitule son manuel de 2001 Anthropologie économique. Le recours à ces appellations différentes pour parler de la même chose est loin d’être nécessaire et évident.
[9] Voir les argumentaires et implications des réformes de la nomenclature des sciences humaines et sociales de la Stratégie nationale de recherche et d’innovation (SNRI) sur le site du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Lire également la motion de la 20e section du CNU du 2 février 2011 et d’autres opinions publiés sur le site de Sauvons la recherche ainsi que le communiqué de l’AFEA du 7 février 2011 (http://www.asso-afea.fr).
[10] Certes un grand nombre de communications étaient le fait de doctorants mais cela ne change rien au sens de notre appréciation. Voir la note de Xavier Molenat dans Sciences Humaines (2004) qui signale l’absence d’un groupe de travail sur la sociologie du développement ce qu’il considère comme l’une des faiblesses de ce congrès dont par ailleurs il salue les avancées. Dans ma tribune libre sur la fameuse affaire Teissier intitulée « La sociologie astrologie des sciences sociales ? », parue dans Le Monde du 30 avril 2001 (2001b), j’avais fait le commentaire suivant : « Pour évoquer les thèmes, pourtant à la mode, du développement et de la mondialisation, les seuls textes significatifs aujourd’hui en langue française nous proviennent d’historiens, de géographes, d’économistes ou encore de politologues. La sociologie française, si brillante sur ces terrains dans les années 1950-1980, n’a plus rien à dire et je comprends fort bien mes étudiants qui s’éloignent de ces thématiques car, même avec les meilleurs des dossiers, ce qu’attendent mes collègues qui vont les recruter, ce sont des thèmes come "Les incivilités dans le 93", "Mon portable, mon ordinateur et ma belle-fille" ou "L’interculturalité entre la rue des Rosiers et le quartier de la Rose" ». Bernard Lahire, sociologue dont je respecte profondément les travaux, s’est permis de me faire la leçon dans sa contribution (2002b) à l’ouvrage qu’il a dirigé, intitulé À quoi sert la sociologie ? (2002a), au nom de l’argument, « ce ne sont pas les bonnes causes qui font de la bonne sociologie ». Je suis tout à fait d’accord avec cet argument d’autant que je n’avais pas écrit le contraire ! Je faisais simplement remarquer que la sociologie française s’était renfermée ou refermée sur l’hexagone et que le vaste monde n’était plus l’une de ses préoccupations majeures comme du temps de G. Balandier ou A. Touraine. Cette polémique était d’autant plus regrettable qu’au contre-sens Lahire ajoutait un comportement déontologique discutable, critiquant sévèrement un collègue pour son « opinion » dans un quotidien, dans un texte qui n’avait rien d’un courrier d’un lecteur puisqu’il paraissait dans un ouvrage académique dirigé de plus par lui-même ! Il n’est pas exagéré de constater qu’en dix ans les centres d’intérêt de la sociologie française ne se sont pas véritablement dé-hexagonalisés pour autant et que mon constat et mon regret d’il y a dix ans restent toujours d’actualité.
[11] Voir l’évolution de nos réflexions sur le développement et la mondialisation dans Copans, 2001a, 2007b, 2009a, 2010b et 2011b.
[12] Comme le savent bien les anthropologues la modernité d’hier est la tradition d’aujourd’hui. Les sources que j’évoque ne sont pas si anciennes que cela : j’avais par exemple découvert lors du décès de Claude Meillassoux en janvier 2005 que mes étudiants de DEA de l’EHESS et de Paris V n’avaient aucune notion de ses travaux non seulement des années 1960 mais même des années 1980-90 !
[13] Même un anthropologue aussi compétent en historiographie ethnologique que Benoit de l’Estoile sous-estime les conditions de la réception de M. Gluckman en France (2008). E. Terray quant à lui se trompe dans sa « Dernière séance » en affirmant qu’il n’existait pas de formation ethnologique en France au début des années 1960 (2010 : 531) ou encore attribue à Germaine Dieterlen les réflexions de Mary Douglas (op. cit. : 529). Le Centre de formation aux recherches ethnologiques fondé par A. Leroi-Gourhan au musée de l’Homme dès 1946 y a fonctionné jusqu’en 1969 (Gutwirth, 2001) ! Plus d’une centaine de nos collègues recrutés à partir des années 1950 y sont passés et je pense qu’E. Terray en a fréquenté un grand nombre. Même S. Camelin et S. Houdart se permettent de débuter leur « Que-sais-je ? » des plus utiles par une affirmation des plus discutables : « Étymologiquement l’ethnologie renvoie à l’étude des ethnies » (2010 : 3). Même si la racine ethnos est commune à tous ces termes, étymologiquement parlant ce terme évoque plutôt les peuples, les nations voir les races que les ethnies au sens actuel et en anglais c’est le terme tribe qui a précédé pendant un siècle le recours à ethnic group. Voir J.-L. Amselle pour un rapide examen des sens de ces termes (1985). J.‑P. Chrétien quant à lui rappelle que l’ethnie est « le fantôme de référence » parce que l’usage du terme ethnologie a précédé celui d’ethnie dans l’histoire de la discipline (Chrétien, 1989).
[14] J’avais mis sur pied, avec l’accord et la collaboration de mes collègues sociologues (comportement tolérant à méditer !), un cursus complet d’enseignement d’ethnologie et d’anthropologie de la licence au doctorat au milieu des années 1990 à l’université de Picardie Jules Verne à Amiens (avec recrutements et maquettes à la clé). La première allocation de recherche dont nous avons bénéficié en sociologie a même été attribuée symboliquement à un doctorant ethnologue. Mais la réforme du LMD et de la recherche depuis 2006 a conduit à la disparition officielle de ce cursus même si les enseignants d’ethnologie sont toujours en poste. De nombreuses autres filières plus ou moins complètes d’ethnologie ont subi le même sort ailleurs en France. L’un des experts d’ethnologie au ministère à cette époque (collègue de l’université Paris Descartes) m’avait justifié ouvertement cette politique en arguant du fameux « Les gros départements sont les meilleurs » ! Il est regrettable de noter que la filière ethnologie de Paris Descartes a perdu depuis cette date une partie de sa réputation justement à cause de ce collègue. Par contre l’expansion impressionnante de la discipline à l’université de Lyon II, où elle compte plus d’étudiants que la sociologie (!), n’est qu’une exception qui confirme la règle.
[15] Voir Copans (2010b, op. cit.), Atlani-Duault (2009). Pour une perspective économiste lire les mémoires de Sachs (2007) et de Winter (2010). Pour disposer d’un panorama de l’ensemble des réflexions sur le développement l’ouvrage de Rist reste incontournable. Lire la 3e et dernière édition (2007) de son ouvrage initialement paru en 1996.
[16] Mais dans la version anglaise de cet ouvrage la seule discipline indiquée dans le titre est le terme d’anthropology.
[17] Pourtant j’en suis venu à intituler en 2010 mon volume de la collection 128, Sociologie du développement ! Comment expliquer alors ce paradoxe, qui n’en est pas un, si l’on examine les modalités de son édition et surtout de sa diffusion première ? Sans rentrer dans un trop grand détail notons que sa première édition est parue en 2006 sous le titre de Développement mondial et mutations des sociétés contemporaines. En quatre ans et demi il ne s’en vend même pas 1 000 exemplaires alors que mon introduction à l’ethnologie se diffuse à environ 1 500 exemplaires par an et qu’il est paru 10 ans auparavant. Les libraires et les représentants ne savent pas où le positionner. Le développement étant a priori un thème d’économie l’ouvrage est d’abord classé avec cette discipline. Certains libraires découvrent néanmoins que son contenu relève de la sociologie et il migre sur ces nouveaux rayons. Mais d’autres à leur tour s’aperçoivent aussi que j’ai rédigé deux volumes d’introduction à l’ethnologie dans la même collection et le classent derechef dans cette discipline ! La direction de A. Colin ayant convenu qu’il y avait un problème de titre, j’ai pensé bon de solliciter les avis d’une dizaine de collègues concernés. N’ayant jamais été partisan de l’expression de socio-anthropologie il me restait à choisir entre les deux disciplines. Le contenu factuel général et la volonté de traiter le développement dans son évolution historique, politique et géographique puis d’en valoriser les approches plus anthropologiques m’a pourtant conduit à choisir finalement le terme de sociologie. Cela me permettait à l’évidence de toucher un public plus large qui était ainsi mis en condition de reconnaître les avantages comparatifs actuels de l’ethnologie et de l’anthropologie. En 2010 il s’en est déjà vendu autant qu’en 2006. Reste à attendre la confirmation commerciale que mon choix « sociologique » opportuniste était le bon !
[18] Michel Crozier, qui a fortement inspiré la sociologie de l’organisation à partir des années 1950-1960 et notamment les travaux sur les services publics ou la décentralisation, n’a jamais abordé le champ des appareils de la coopération française en métropole ou outre-mer. La seule lecture des actes d’un colloque tenu en janvier 1991 en Grande-Bretagne (Wright, 1994a) nous démontre que déjà à cette époque plusieurs préoccupations convergent vers un traitement comparatif des organisations en Occident et dans le tiers-monde (je reprends les termes de S. Wright elle-même ou de D. Marsden dans l’introduction à la 1re partie consacrée au « Management indigène » : 3540) et une articulation active entre travaux conduits au sein de l’université et à l’extérieur autour des thèmes des politiques publiques, des organisations et de l’action en général. L’introduction de l’éditeur de l’ouvrage (Wright, 1994b) remonte à l’anthropologie américaine des années 1920-1940 mais rappelle également le rôle des études d’anthropologie participante en usine et dans les ateliers conduites par l’école de Manchester au cours des années 1950-1960, l’appel de Laura Nader pour étudier « vers le haut » (1972) et enfin les problématiques imposées par les nouvelles formes de management déjà en train de prendre forme dans les années 1990. On peut évidemment s’interroger sur les décalages entre ces multiples et anciennes traditions anglo-saxonnes et les traditions françaises inexistantes au cours de ce demi-siècle qui va des années 1930 aux années 1990 et de leurs effets sur la très jeune anthropologie française de l’organisation du développement des années 1990…
[19] Un exemple nous est procuré par les travaux d’Irène Bellier consacré aux politiques onusiennes en matière de populations indigènes (2007). Ces travaux s’insèrent dans la rubrique « gouvernance mondiale » et relèvent donc de la plus grande actualité thématique en matière de développement. Bien entendu ils renvoient initialement aux mouvements idéologiques et sociaux de l’autochtonie ou des cultures indigènes. Le fait que cette anthropologue ait conduit ses premiers terrains sur des populations amérindiennes (Mai huna de l’Amazonie péruvienne, 1991) n’est pas anodin et confirme l’efficacité de la maîtrise d’une culture anthropologique « classique » pour traiter des phénomènes mondiaux les plus modernes qui soient, ce que Claude Lévi-Strauss n’avait pas du tout prévu.
[20] Voir sa série d’ouvrages publiés à partir de 1985 : 1985, 1988, 1994, 2001.
[21] C’est l’époque triomphante de l’inventaire (et de l’invention) des modes de production précapitalistes (CERM, 1969), de l’articulation des modes de production (Rey, 1969) et du mode de production domestique (Meillassoux, 1975). Voir Copans (1986).
[22] Toutes les monographies ethnologiques des années 1950-1975 se terminaient par un chapitre sur le changement social, la modernisation et la mise en place de projets de développement.
[23] Voir l’ouvrage déclencheur de Dauvin et Siméant à propos des ONG (2002).
[24] Nous reviendrons sur notre perspective en conclusion. Voir aussi Copans, 2009a, 2011c.
[25] L’anthropologie des migrants, des populations immigrées, des migrations remonte évidemment aux traditions de l’école dite de Chicago des années 1930 mais pour ce qui est de la France et de l’Europe il suffit de remonter aux années 1970 lorsqu’une orientation maoïste traversait les sciences sociales et notamment la sociologie du travail encore arc-boutée sur l’analyse et la solidarité avec la classe ouvrière (blanche) soi-disant de souche (même si elle était d’abord d’origine italienne, polonaise, portugaise, espagnole en un mot européenne !) La réaction anthropologique mit d’abord en lumière le misérabilisme des foyers mais Catherine Quiminal opéra comme une espèce de révolution paradigmatique en construisant à sa façon le double foyer de l’identité migrante et immigrée (1991). Ce repositionnement des études des migrations s’est par la suite enrichi anthropologiquement par une prise en considération plus internationale et mondiale de la question (Amérique du Nord vs Amérique centrale et du Sud ; Moyen-Orient vs Asie du Sud et Insulinde ; Chine et Asie centrale, etc.) Cela n’a pas empêché P. Bonte et M. Izard d’oublier cette thématique dans les deux éditions de leur Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie (1991 et 2000), se contentant de convoquer un démographe de l’IRD pour une notice strictement démographique d’une demi-page ! Cette exploration empirique, confortée par de nouvelles théories économiques et politistes sur les nouvelles formes mondialisées du capitalisme et de ses multitudes (Hardt & Negri, 2004) a été par ailleurs vampirisée par plusieurs tendances de l’anthropologie d’origine américaine. Le postmodernisme de l’anthropologie multisites (Marcus, op. cit.), le post-colonialisme des flux et des ethnoscapes d’Appadurai (op. cit.), l’anthropologie des réfugiés et des déplacés (Agier, 2002 ; Frésia, 2007) ont occupé de plus en plus massivement le champ de l’actualité anthropologique au point qu’il parait parfois ringard de ne pas s’en préoccuper. Que penser ainsi de la posture paradoxale de E. Terray qui dans son dernier ouvrage argumente philosophiquement, moralement et politiquement en faveur des sans-papiers (confortant son très ancien et impressionnant engagement pratique et humain sur le terrain) sans proposer pour autant un programme anthropologique de recherche empirique (2011). Lorsqu’il nous explique que c’est l’anthropologie qui l’a quitté (2010 : 541) c’est parce qu’il n’en lit plus car il me semble qu’en ce moment au contraire les sans-papiers de tout acabit en sont devenus à constituer massivement et métaphoriquement le cœur ontologique même de notre discipline !
[26] L’anthropologie du développement a toujours été le lieu de débats méthodologiques et déontologiques à propos des rapports entre le chercheur, ses commanditaires et les populations et acteurs enquêtés et entre les différentes définitions du programme disciplinaire. Les recherches sur le sida ont cristallisé, de manière spécifique, toutes ces questions y compris celles de la confidentialité et de l’intervention médicale et de soins. Depuis une demi-douzaine d’années ces interrogations ont été en quelque sorte extrapolées et ont permis de reformuler les objectifs et les modes d’observation des milieux du développement en général. Voir notamment les réflexions de L. Vidal (2004, 2010) et de D. Fassin (2010). L’ouvrage du britannique D. Mosse (2005) a même suscité une polémique à cause de son accès à tous les documents considérés comme confidentiels à l’opération elle-même (Sridhar, 2005). Mais en tant que concepteur et participant de ce programme (en Inde) D. Mosse a considéré que ces documents faisaient partie intégrante de son terrain (2006).
[27] Cette anthropologie est effectivement de plus en plus une anthropologie de l’État en chantier ou au travail pour reprendre l’expression de T. Bierschenk (2010). Elle est même plus précisément une ethnographie des bureaucraties publiques tant au niveau d’abord local et décentralisé qu’au niveau d’appareils ou de corps de fonctionnaires spécifiques (voir les recherches sur les services publics, les systèmes scolaires primaires, la justice, la santé ou encore les agents des Eaux et Forêts dirigées ou conduites par J.-P. Olivier de Sardan, Y. Jaffré, T. Bierschenk ou G. Blundo depuis une dizaine d’années). Ce sous-développement de la recherche empirique sur l’État africain s’explique par les préoccupations plutôt systémiques de l’anthropologie politique classique, le fait que les appareils coloniaux, objet naturel des historiens, aient été sous-étudiés par ces derniers et qu’enfin ni la sociologie ni la science politique n’aient fait de l’État moderne occidental (et français pour ce qui nous concerne) un objet de recherche empirique digne de ce nom. Ce qui explique mon constat, pris malheureusement par certains comme un jugement de valeur, que l’État africain était un État sans fonctionnaires (Copans, 2001).
[28] J’aurai dû ajouter ici : et comparatiste.
[29] Je ne peux m’empêcher de citer un des commentaires du lecteur (ou de la lectrice) anonyme de mon texte pour le Journal des anthropologues : « L’anthropologie des mouvements autochtones en lien avec leur institutionnalisation par les organisations mondiales ouvre également des perspectives plus larges et plus équivoques [que celles évoquées dans mon texte] : dans quelle mesure s’agit-il d’une actualisation bienvenue de l’approche à l’échelle de la mondialisation ou plutôt d’une version mondialisée de l’altérité anthropologique classique, conduisant in fine à une essentialisation des rapports entre peuples, cultures et territoires ? » Le choix des réponses traverse la corporation des anthropologues : visiblement je m’identifie au premier terme de l’alternative mais il est tout aussi évident que les anthropologues indigénistes (d’origine native ou non), les anthropologues militants des organisations internationales et de soutien ou encore les partisans d’une anthropologie symboliste et néo-traditionnaliste préfèreront la seconde. D’où la nécessité d’une anthropologie de la connaissance anthropologique permanente incorporée à cette anthropologie du développement comme pour toutes les sciences sociales en général. Je remercie vivement mon lecteur de ses remarques et suggestions très constructives.
[30] Dois-je rappeler en toute fin de ce texte que jusqu’au début des années 2000 je me considérais comme un spécialiste de l’anthropologie des classes ouvrières « périphériques » et du travail et non du tout du développement. Je ne sais si cette mutation thématique s’est avérée une bonne opération car les formes dites « a-typiques » du travail sont plus que jamais à la mode ! Voir Copans (2010d).
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