“Les frontières africaines
de l’anthropologie.”
In revue Journal des anthropologues [En ligne], nos 110-111, 2007, pp. 337-370. Numéro intitulé : “De l’anthropologie de l’autre à la reconnaissance d’une autre anthropologie.”
- Résumés : Français / Anglais
-
- Introduction
- I. L’ethnologie prise à son propre piège : le mythe mystique de l’authenticité
- II. La sociologie partagée entre plusieurs modernités
- III. L’OPA de l’histoire sur l’anthropologie : collaboration ou liquidation ?
- IV. La fascination de la science politique : une victoire à la Pyrrhus ?
- Conclusion : plaidoyer pour une anthropologie, science sociale de la modernité subreptice
Résumés
- Français
La longue expérience africaniste de l’auteur le conduit à constater l’absence de toute tradition institutionnelle et intellectuelle enracinée dans un quelconque pays africain (à l’exception notable de l’Afrique du Sud) d’une anthropologie sociale et culturelle au sens moderne du terme, au contraire d’autres aires régionales du Sud. La démonstration porte d’abord sur les réflexes anticolonialistes de la réinterprétation culturologique de la pratique et des objectifs de l’ethnologie puis sur les influences convergentes des disciplines voisines quant à la marginalisation ou à la simple instrumentalisation méthodologique et technique de la discipline. Sont ainsi passées en revue les démarches aussi bien internationales (mais surtout françaises) que nationales africaines de cooptation/collaboration de la sociologie (une sociologie qui se réduit à celle du développement), de l’histoire et enfin de la science politique. L’auteur esquisse en conclusion les conditions possibles (mais peut-être utopiques) d’une indigénisation et d’une autonomisation africaine de l’anthropologie en période de mondialisation.
Mots-clés : anticolonialisme, autonomie institutionnelle et théorique, culturologie, développement, ethnologie, histoire, mondialisation, science politique, sociologie
- English
The author’s Africanist experience for many years has led him to note the absence of any institutional and intellectual African tradition in modern anthropological studies (South Africa being of course the one and only exception). This situation seems quite different from other cultural and academic areas of the South. The demonstration starts with the anti-colonial attitude transforming ethnology into some kind of cultural study: influences from neighbouring disciplines (sociology, history, political science) contribute in marginalizing anthropology viewed as a simple fieldwork technique. This survey takes into account international (but especially French) as well as national African modalities of cooptation and collaboration between anthropology and the other social sciences. The conclusion spells out the necessary and probable conditions conducive to an indigenisation and an autonomous Africanisation of anthropology in this era of globalisation.
Keywords : anti-colonialism, cultural studies, development, ethnology, globalisation, history, institutional and theoretical autonomy, political science, sociology
Introduction
À fréquenter les études africaines depuis plus de quarante ans, une évidence malheureuse s’est imposée à moi depuis déjà longtemps qui n’a pu faire l’objet d’aucune reconsidération positive de ma part. Que l’on adopte une définition disciplinaire étroite ou large, traditionnelle ou postmoderne, occidentale, africaine ou afro-centrée, francophone, anglophone ou encore lusophone, il faut reconnaître que l’on n’arrive pas à repérer, sur près d’un siècle, de tradition scientifique et professionnelle en matière d’anthropologie sociale ou culturelle dans un quelconque pays d’Afrique noire à l’exception de l’Afrique du Sud où il en a existé deux, anglophone et afrikaneer, mais dont la troisième, (sud)africaine proprement dite, tarde à venir. Le contraste est parfois saisissant avec les autres sciences sociales (sociologie, démographie, science politique) sans parler des disciplines voisines de la géographie, du droit, de la critique littéraire, des sciences économiques et bien entendu de l’histoire [1].
Non pas qu’il n’y ait pas de chercheurs isolés se réclamant explicitement ou implicitement, partiellement ou totalement de l’anthropologie sociale et culturelle ou d’une certaine forme d’ethnologie voire d’ethnographie. Mais d’institution, vivante, confortée par des publications et des périodiques, ayant en quelque sorte pignon sur rue, je n’en vois point. Certes il est impossible de se tenir informé de tout ce qui se fait en sciences sociales en Afrique noire composée, faut-il le rappeler, d’une cinquantaine de pays. Mais cette inexistence est corroborée par ailleurs par de nombreux textes, débats et colloques où se perpétue et se cultive le point de vue anticolonialiste traditionnel [2], encore vivace malgré le changement de la conjoncture historique d’une part et la démonstration indiscutable des apports concrets de l’anthropologie à la compréhension des sociétés, y compris « ethniques », africaines contemporaines, d’aujourd’hui [3].
Je réfute immédiatement une objection raisonnable : il existe pourtant un certain nombre d’anthropologues africains de qualité dans les pays occidentaux, qu’il s’agisse des anciennes métropoles coloniales ou des grands pays nord-américains. C’est certain, mais l’origine n’importe plus dans ces cas, selon nous, puisque ces chercheurs se trouvent intégrés, et cherchent par tous les moyens à s’intégrer, au sein des traditions disciplinaires centrales. J’ai déjà donné mon sentiment, épistémologique, et non émotionnel et amical, sur ce point : ces chercheurs n’étant plus des acteurs directs de leurs champs scientifiques nationaux, la configuration sociale de leur personnalité professionnelle n’est plus déterminée que de manière secondaire par les contraintes africaines de l’exercice de la recherche.
Un certain nombre d’arguments convergents expliquent cette situation paradoxale et contradictoire de la coexistence d’une grande tradition anthropologique « africaniste » internationale, essentiellement occidentale dans les faits depuis plus d’un siècle, et de l’absence de toute inculturation, indigénisation africaine de cette même discipline jusqu’à la date d’aujourd’hui. Les racines de cet état de fait plongent à la fois dans les formulations idéologiques de la lutte anticoloniale et nationaliste panafricaine d’une part et dans les effets des demandes sociohistoriques sur les différentes sciences sociales en concurrence, à l’époque coloniale déjà mais surtout depuis les indépendances [4].
Notre démonstration relève de ce qu’on pourrait qualifier de sociologie historique de la connaissance et portera d’abord sur les formes et les causes intrinsèques du blocage de l’ethnologie et de l’anthropologie sociale en Afrique noire puis sur les répercussions directes, indirectes ou invisibles des formes prises par les évolutions de la sociologie, de l’histoire et de la science politique sur le non-développement de l’anthropologie [5]. Nous examinerons en conclusion la nature des conditions minimales nécessaires à la genèse d’une anthropologie sociale actuelle dans le contexte scientifique, intellectuel et institutionnel des États africains en situation de mondialisation [6].
Rappelons que la sociologie actuelle était largement anthropologique dans son contenu si l’on suit les propositions de G. Balandier mais son « déguisement » sociologique a fini, de manière tout à fait involontaire, par disqualifier les objets de l’ethnologie de terrain tout en préservant ses méthodes ! Inutile de dire que dans ces conditions les autres disciplines, d’abord la géographie (années 60), puis l’histoire (années 70) et enfin la science politique (années 80) se sont empressées de coopter (de copier ?) pratiquement le fonds ethnologique qui du coup s’est trouvé marginalisé aux yeux des apprentis chercheurs africains. L’absence d’enseignement systématique de la discipline dans la plupart des universités africaines a fait le reste. Il faut donc redessiner avec précision la cartographie des mitoyennetés disciplinaires dans leurs évolutions historiques. L’essentiel des informations renverront aux expériences francophones mais le contraste est peut-être encore plus flagrant dans les cas anglophones dans la mesure où la distinction ethnologie/sociologie n’y a pas été brouillée par la duplicité (anthropo-)sociologique volontairement introduite par G. Balandier avec le succès que l’on connaît.
I. L’ethnologie prise à son propre piète :
le mythe mystique de l’authenticité.
Évidemment on peut remonter à l’époque coloniale et notamment à l’époque de l’entre-deux-guerres pour s’apercevoir que malgré le très grand intérêt des administrateurs-ethnologues éclairés (Delafosse, Labouret, Delavignette par exemple) pour la connaissance des sociétés africaines autochtones, ce message ne fut jamais repris dans les programmes de la formation professionnelle coloniale de l’École nationale de la France d’outre-mer (ENFOM) y compris sous sa version appliquée, formellement reconnue en Grande-Bretagne (De l’Estoile, 1997). Il faut donc attendre environ un quart de siècle pour que G. Balandier, au tournant des années 1950, affirme la modernité globale des sociétés africaines ce qui le conduit à polémiquer, de manière sourde ou ouverte, avec la tradition ethnologique en train de s’affirmer avec l’école de M. Griaule. Il n’est que de lire successivement les deux articles de ce dernier et de G. Dieterlen dans le numéro XXVII des Cahiers internationaux de sociologie de 1959 pour avoir une idée du fossé qui sépare ces deux orientations au moment décisif où se construisent institutionnellement l’ensemble des sciences sociales françaises [7]. Deux conceptions de l’authenticité anthropologique se partagent donc le marché disciplinaire mais le message griaulien de l’authenticité intrinsèque ne s’embarrasse pas de considérations historico-politiques : la pureté intemporelle de ses cultures soudanaises conforte les recherches des traditions immémoriales, défigurées, oubliées et méprisées sous le vernis colonial.
Malgré l’engagement colonialo-humaniste de Griaule, c’est le militantisme indépendantiste de Balandier qui l’emporte semble-t-il : il faudrait certainement lire les premières livraisons de la revue Présence africaine, à laquelle Balandier contribua de très près, pour mesurer exactement, du point de vue des intellectuels africains de l’époque (les années 1950 de la décolonisation pacifique et culturelle de l’Afrique française), le poids des deux tendances. Il n’empêche que l’idéologie de la négritude relève, au premier degré, du genre griaulien. Certes Cheikh Anta Diop conforte par sa radicalité les revendications anticolonialistes de récupération culturelle et historique mais son œuvre, qui relève du genre culturologique, est très éloignée des procédures méthodologiques et empiriques de l’anthropologie sociale et même de l’ethnographie. Sans vouloir dévaloriser le moins du monde l’originalité, l’apport informatif et documentaire des travaux, études, essais de l’intelligentsia ouest-africaine à l’ouvrage depuis la Première Guerre mondiale et de son rôle pionnier aux plans intellectuels et politiques, il n’en reste pas moins que cette nouvelle « école » autochtone, plus hétérogène qu’il n’y paraît, n’a que peu de rapport avec les démarches, déjà bien établies, des différentes traditions anthropologiques et ethnologiques du monde occidental (Grande-Bretagne, États-Unis, France). Pour citer l’exemple le plus fameux, et qui relève d’une toute autre tradition, puisqu’il s’agit d’un Ph.D. d’anthropologie sociale soutenue en 1938 à Londres et que son directeur en est B. Malinowski lui-même, reportons-nous à l’œuvre du futur premier président du Kenya, Jomo Kenyatta, Au pied du mont Kenya (1960), qui décrit de manière assez idyllique la culture kikuyu de ses ancêtres.
Ainsi le discours ethnologique ou anthropologique africain est lesté, dès les années 1930, d’un sentiment de restauration culturelle, certes tout à fait nécessaire et compréhensible au plan des dynamiques historiques et idéologiques, mais sans rapport aucun avec les mécanismes de production scientifique de l’enquête de terrain ethnologique, dont les prémisses sont déjà posées clairement et que le quart de siècle suivant va institutionnaliser de manière éclatante [8]. Un certain nombre de chercheurs occidentaux ont accepté cette situation sans se poser trop de questions (voir par exemple la préface de Malinowski à Facing Mount Kenya [9]). En effet les critiques méthodologiques de l’ethnologisme culturel des textes de la négritude, du panafricanisme, de la philosophie africaine sont très rares au cours des années 1950-60. Ces tendances vont devenir exclusives à l’indépendance, et des départements s’ouvrent autour de ces thématiques dans les nouvelles universités qui poussent un peu partout en Afrique noire. Inversement la sociologie de la modernité et du développement, répondant aux « urgences » sociopolitiques des indépendances sous-estime, et souvent ignore, les potentialités de l’anthropologie pour la compréhension du monde moderne. Certes la tradition française, initiée par Balandier, véhicule ouvertement les références aux deux disciplines et les années 1960-1970 constituent un véritable âge d’or pour ce genre de démarche de terrain. Mais la coupure est déjà instituée et confortée de manière permanente dans les universités africaines francophones, et oserai-je ajouter, y compris de manière opportuniste avec l’ethnologie traditionnelle car il s’agit de promouvoir un secteur académique véritablement autochtone et autonome par rapport à l’ethnologie et à l’anthropologie sociale et culturelle. Les fondations internationales financent, des postes s’ouvrent, des colloques se tiennent, des conseillers présidentiels se positionnent sans que l’on puisse à aucun moment comparer concrètement les ethnologies de l’Occident à celles, nouvelles et inédites, différentes, des pays africains.
Aux raisons idéologiques et proprement culturelles d’un discours sur soi de la part des représentants des nouvelles élites africaines s’ajoutent petit à petit les habitudes de la pratique d’une ethnologie facile fondée sur le seul recueil du verbe oral, de la recherche du seul sens commun immédiat du chez soi, érigée en pensée traditionnelle, philosophique, populaire, collective, démarche qui ne procède à aucune objectivation distanciée, critique et réflexive. Ce culturalisme de circonstance se trouve paradoxalement conforté par les critiques abstraites et soi-disant principielles du radicalisme nationaliste et marxiste à son encontre [10]. Un discours antiethnologique prend le dessus dans ce discours, fustigeant le caractère colonial (bien sûr !), petit-bourgeois (les universitaires sont-ils autre chose que des petits-bourgeois ?), réactionnaire (ces idéologues auraient dû lire les travaux de l’ethnologie soviétique, tout aussi culturaliste et nationaliste, à cette époque !) de cet ethnologisme culturel. Mais c’est pour lui opposer un marxisme, science sociale totalisante, et non une adoption des principes élémentaires des acquis anthropologiques, aussi bien théoriques qu’empiriques. L’ethnologie et l’anthropologie sont lues selon le mode d’une tendance de la philosophie, ce sont des disciplines bourgeoises et par conséquent inutiles et même dangereuses [11].
Ainsi ethnologie « de papa » aux origines et caractéristiques indubitablement coloniales, idéologisme culturel et nationaliste, radicalisme marxisant aux penchants staliniens ou maoïstes, développementalisme rampant et dominant, construction institutionnelle des universités et centres culturels sont autant de phénomènes qui se mélangent, se confortent, se combattent, se dissolvent et se reproduisent sur près d’un demi-siècle à travers tout le continent, produisant au moins un effet commun, celui de l’exclusion de l’anthropologie sociale et culturelle, et de l’ethnologie, du champ de la pensée moderne africaine, aussi bien nationale que panafricaine [12].
Pour être complet il faudrait évoquer les conditions de réalisation des recherches de terrain qui, encore une fois, sont au fondement de l’identité ethno-anthropologique. L’anthropologie est devenue, avec un certain succès mais aussi avec des limites significatives, une science sociale du chez-soi en France au cours des années 1960-1970, parce qu’elle avait réussi à forger son programme et ses méthodes sur des terrains exotiques, « autres », classiques. G. Althabe, M. Abélès et même M. Augé ont réinvesti l’hexagone après avoir élaboré une œuvre importante à propos de sociétés africaines et malgaches. À l’évidence développer une anthropologie africaine impliquait probablement des préalables professionnels et méthodologiques d’une forme ou d’une autre qui faisait défaut. Il y eut bien le projet d’une anthropologie réciproque (avec des Maliens et des Sénégalais) dans les années 1980 mais ce fut une tentative mort-née (Le Pichon, 1991).
En fait le moment de l’apprentissage concret de la distanciation n’eut pas lieu d’autant que plusieurs phénomènes ont contrarié l’idée même d’une telle épreuve. Sans tomber dans l’occidentalocentrisme on peut noter la nécessité pour les sciences sociales de passer par une phase de modernité philosophique et peut-être de sécularisation idéologique qu’elle soit antérieure à leur invention pratique et institutionnelle ou éventuellement postérieure comme nous l’avons déjà évoqué dans un article (2000b). Ce moment n’est que balbutiant selon les pays. L’objectivation (intellectuelle) de la société est encore hypothétique d’autant que règne toujours le mot d’ordre du développement et du rattrapage de l’Occident. La remise en cause de la familiarité culturelle avec soi, moteur de la culturologie pseudo-ethnologique, n’a pas eu lieu [13].
Mais il existe une cause peut-être plus concrète et qui peut paraître anecdotique. En effet c’est la reproduction mimétique de ce qu’on pourrait appeler la perdiemisation bureaucratique de l’idée même de mission sur le terrain. Ce dernier fut d’abord rural, y compris pendant les premières décennies des indépendances, et impliquait moyens de déplacements et défraiements. Les expertises de développement ne firent qu’aggraver ce symptôme au point que s’enclencha un effet pervers qui fit de la mission d’abord une source de revenus puis éventuellement un processus de connaissance. Les organismes de recherches néocoloniaux incitaient donc à penser la recherche et le terrain rural non pas comme un espace social national et intime (situation d’autant plus paradoxale que la plupart des intellectuels africains des premières générations avaient des origines familiales peut-être plus « rurales » que leur homologues européens) mais un espace réputé difficile d’accès et répulsif. Assimilée aux tournées administratives et d’inspection, la mission de terrain perdit alors toutes ses qualités intrinsèques de rupture épistémologique voir émotionnelle [14].
Il n’est pas surprenant dans ce cas que l’argument publicitaire de l’avantage comparatif de l’anthropologie sur la sociologie (la construction volontaire, méthodique, intime et critique d’un rapport avec la population d’accueil) n’eut aucun effet pratique puisque d’une part il renvoyait au sens commun de la fréquentation sociale ordinaire et de l’autre à un comportement bureaucratique (la mission scientifique relève avant tout d’un ordre de mission) puis financier (la mission comme complément salarial de plus en plus conséquent). Malheureusement, au-delà de l’anthropologie, ce sont toutes les sciences sociales qui subirent les conséquences négatives de cet effet pervers typique.
II. La sociologie partagée
entre plusieurs modernités
D’une certaine manière les leçons que l’on peut tirer de la genèse et de l’expansion des sociologies africaines ne sont guère plus positives ; on pourrait même avancer l’idée que les conditions d’apparition et de développement de cette discipline n’ont pas contribué à en assurer l’autonomie critique tant vis-à-vis d’elle-même que de son éventuelle concurrente, l’anthropologie sociale. Pour rester au sein de la tradition francophone la sociologie actuelle s’avère, un demi-siècle plus tard, comme une simple orientation parmi d’autres, sans privilège particulier, et susceptible d’être lue à la lumière du paradigme du développement et de l’occidentalocentrisme. En effet, sans tomber dans un relativisme qui voudrait qu’il y ait autant de sociologies que de traditions sociologiques, force est de constater que la sociologie moderne, tout comme l’anthropologie sociale et culturelle, se trouve historiquement et originellement en position d’extériorité.
Cette situation soulève des problèmes épistémologiques majeurs qui n’invalident absolument pas les qualités et le rôle des sciences sociales à cause de leur origine « coloniale » de fait. Mais l’importation, l’adaptation, l’indigénisation, la récupération, la reformulation locale et autochtone constituent des modalités sociohistoriques spécifiques de la connaissance scientifique qui méritent d’être examinées de manière critique et autocritique. Seul ce détour de sociologie de la connaissance peut nous permettre de relire les sciences sociales africaines à l’aune de leurs conditions, en quelque sorte, d’importation. Il faudrait prendre en considération au moins trois dimensions :
- 1. L’exercice de la sociologie en Afrique relève des mêmes types de contextes socio-institutionnels que celui de la sociologie en Occident.
- 2. Mais cet exercice relève aussi, à cause de son histoire particulière (notamment les conditions concrètes et sociales de sa pratique), de ses liens avec la domination de l’Occident et donc également des conditions d’exercice au sein d’Occident lui-même.
- 3. Enfin, dès ses origines, la demande développementaliste de la sociologie occidentale lui impose des thématiques, des méthodes, des concepts et des théories, des bailleurs de fonds et des maîtres d’œuvre distincts de ceux et celles des courants centraux de la discipline en Occident et qui finissent par habitude ainsi que par nécessité (emplois et sources de financement) par devenir les caractéristiques centrales et souvent exclusives de la sociologie « locale » [15].
Toutes les demandes sociales, toutes les formes idéologiques, et même jusqu’aux derniers des aspects de la vie sociale courante sont considérés comme des questions de développement. Il n’y a pas une configuration sociologique qui ne soit contaminée, pour une raison ou pour une autre, par le principe que la société « africaine » est une société de/en développement et que c’est cette dernière caractéristique qui détermine fondamentalement la nature de la sociologie qui l’étudie et la décrit. Cette conception des choses surdétermine a priori et sans aucune autoréflexion les influences et l’interprétation des courants sociologiques venant de l’Occident. Certes les théories de la modernisation, notamment américaines, de l’après-guerre, se consacraient au développement et par conséquent au sous-développement. Mais elles désignaient par cela autant les projets de reconstruction (ou de développement) des sociétés occidentales (Europe/États-Unis) que la confrontation montante des modèles sociétaux centraux (capitalisme et socialisme) ou encore (mais en dernier lieu seulement) le développement proprement dit du tiers-monde.
Certaines théories se prêtent mieux que d’autres à ce dernier exercice, ou pour le dire autrement, certains sociologues se sentent plus concernés que d’autres par cette dernière sollicitation. Visiblement les fondateurs universitaires de la sociologie française, G. Gurvitch et R. Aron, n’y réfléchissaient guère. Toutefois, comme G. Balandier et P. Mercier se présentaient comme les élèves du premier, G. Gurvitch pouvait apparaître comme le parrain (involontaire) des études développementalistes [16]. Quant à R. Aron ses réflexions géostratégiques évoquaient parfois le sous-développement sans susciter de programme plus empirique. À passer en revue quelques autres grandes figures tutélaires on singularisera A. Touraine, à cause de ses attaches et relations latino-américaines, R. Boudon très partiellement [17] ou encore P. Bourdieu pour ses premiers travaux remarquables et prometteurs sur l’Algérie [18]. M. Crozier [19], l’initiateur de la sociologie de l’organisation, tout comme les animateurs des thématiques centrales de la sociologie française des années 1960-1980, à savoir les sociologies de l’éducation et du travail, s’en tiendront à l’écart. Que des thématiques centrales de la sociologie du développement ne fussent l’objet que d’une considération marginale de la part des promoteurs et initiateurs de ces sous-secteurs disciplinaires, en dit long sur les conditions d’universalisation des paradigmes de la sociologie française [20]. Il y a fort à parier qu’il en fut de même au sein des traditions anglo-saxonnes, moins contraintes pourtant, me semble-t-il, par une intimité des relations politiques néocoloniales comme celles qui ont présidé au fonctionnement du « pré carré » à la française.
Pendant des décennies (jusque dans les années 1990) sociologie et anthropologie vivent en France des vies largement séparées ; par ailleurs la sociologie du développement est de moins en moins présente dans les panoramas disciplinaires. L’a-ethnologisme de cette tradition française est encore des plus vivaces aujourd’hui, je puis en témoigner par mon expérience actuelle à l’université Paris 5. Cet a-ethnologisme ne peut donc que conforter en fin de compte l’antiethnologisme « africain » dont nous avons parlé plus haut.
Pourtant l’anthropologie sociale se pratique de manière invisible sur le terrain car, tant par ses méthodes d’enquête que par son patrimoine de connaissances sur les sociétés non-occidentales, elle s’avère incontournable et comme consubstantielle à l’exercice de l’étude du développement. Certains pourraient faire remarquer alors que ce qui sortait de manière polémique par la porte rentrait en catimini par la fenêtre. Peut-être, mais cette anthropologie sans nom est une anthropologie sans référentiel, sans histoire ; c’est une anthropologie-technique, c’est une anthropologie-traductrice, indigène avant la lettre, qui sait parler de et aux autres, aux « locaux », exclus des réflexions centrales et dominantes des sciences sociales occidentales mais sans plus. Il existe pourtant des versions nobles de ce détournement paradoxal : je pense ici aux traditions, justement françaises et francophones, de l’anthropologie du développement, qui s’inspirent pour partie de G. Balandier et de M. Gluckman ou encore du sociologue M. Cernea de la Banque mondiale. Bref la sociologie ne semble pleinement sociologique (c’est-à-dire généraliste et comparatiste) que lorsqu’elle se présente comme une anthropologie. Mais malheureusement en s’identifiant au développement, qu’il soit local ou institutionnel, cette anthropologie s’enferme sans le vouloir dans le développementalisme : pour elle tous les terrains sont lus au travers de ce contexte [21]. Par ailleurs, un second effet, tout aussi involontaire, fait en sorte que, l’approche plus macro, et pour parler d’une manière plus imagée, plus sociologique ou sociétale, se trouve exclue de ces recherches. Bref malgré ses très grandes qualités cette orientation véhicule également une image en creux des sciences sociales occidentales et africaines qui ne valorise pas vraiment l’anthropologie comme une approche originale et indispensable de la globalité sociale et culturelle. Ce n’est pas parce que notre sociologie du développement est plutôt une anthropologie du développement que s’impose aux yeux de ses pratiquants et de ses lecteurs africains un besoin d’anthropologie qui subvertisse les problématiques, réductrices, du développement [22]. Les traditions anglo-saxonnes, que je connais peu, sont probablement plus sociologiques d’une part et plus respectueuses du projet anthropologique général de l’autre. Mais les chercheurs africains anglophones, plus sensibles semble-t-il, aux radicalismes nationalistes et néomarxistes, ne semblent même pas vouloir s’aventurer à pratiquer une anthropologie qui n’ose dire son nom.
III. L’OPA de l’histoire sur l’anthropologie :
collaboration ou liquidation ?
Si les liens intimes qui lient les deux sciences sociales majeures de la sociologie et de l’anthropologie expliquent les origines et le maintien de la marginalisation de cette dernière en Afrique noire c’est, de manière encore plus paradoxale, la discipline de l’histoire qui a assuré la relégation définitive de l’anthropologie, une relégation qui peut se lire aujourd’hui comme le résultat d’une vengeance. La première revendication africaine et africaniste est sans aucun doute la (re)découverte de l’historicité du continent noir, la réaffirmation de l’existence d’un passé ancien (et sous-entendu glorieux) et surtout la démonstration qu’il est possible de faire une histoire savante de sociétés orales aux archives documentaires écrites quasi-inexistantes. La reconnaissance et la mise en place de cette démarche coïncide avec l’élan des indépendances, notamment francophones, des années 1960. Cette approche va jouer au début un rôle encore plus important en ethnologie (on invente ainsi l’ethnohistoire) et en anthropologie (où l’on parle d’anthropologie historique). En effet l’ethnologie dans les années 1950-60 est encore massivement culturaliste, fonctionnaliste ou ethnographique c’est-à-dire a-historique ; elle cultive le fameux présent ethnographique de manière non-critique. De manière reconnue comme quelque peu maladroite par la suite (la critique historienne des sources manque de rigueur) G. Balandier proposera une histoire du Congo précolonial en 1965 et effectivement c’est au cours des années 1960 que les anthropologues dynamistes se lancent les uns sur le présent par le biais d’une démarche socio-anthropologique, les autres dans des tentatives de reconstitution des formes passées qui seraient authentiquement anthropologiques car encore peu souillées par « la situation coloniale ». Cette ruée vers l’histoire (à laquelle j’ai peu participé personnellement) est symbolisée par une série d’ouvrages collectifs symboliques tirés de colloques ou de séminaires tenus en Occident ou en Afrique qui sont parus au cours des années 1970 (par exemple Meillassoux, 1971 et 1975). Cette mode de l’anthropologie historique détourne progressivement un nombre important de chercheurs français et un nombre probablement encore plus grand de chercheurs africains, en France et dans l’orbite francophone, de la tâche pourtant bien dynamiste et même marxiste de saisir la modernité balbutiante en genèse et en actes, de décrire comme le titra Balandier, une Afrique ambiguë. Car, paradoxe des paradoxes des études africaines franco-francophones, le marxisme anthropologique tout à sa quête des modes de production précapitalistes et teinté par l’exploration althussérienne du « continent Histoire », conforte ce choix en négligeant l’enquête empirique des nouvelles classes ou catégories sociales, bourgeoises, ouvrières et même paysannes [23]. L’anthropologie devient donc à la fois le succédané de l’histoire (il y a bien plus d’ethnologues et d’anthropologues historiens à cette époque que d’historiens historiens) et l’image d’une discipline plus attachée aux formes du passé que du présent ; un passé par ailleurs plus précolonial que colonial et moderne. Ce tournant devait marquer durablement l’anthropologie française ainsi que les historiens africains et français.
À juste titre les universitaires africains ont préféré se dire et se présenter comme historiens que comme ethnologues ou anthropologues. Il s’agit d’abord d’africaniser les cours et les manuels d’histoire (coloniale) de France et la demande est immense. En France la situation est plus complexe car il faut un courage certain dans les années 1970 (et même pendant le quart de siècle suivant) pour se libérer des biais de la formation historienne traditionnelle (agrégation, désintérêt notoire pour l’histoire non-européenne, y compris pour la période partagée de la colonisation, concrétisée par l’absence de postes) [24].
Bref l’anthropologie fait œuvre de pionnier mais alors qu’elle aurait pu s’attendre à être payée de retour, du moins en France où l’anthropologie existe institutionnellement, c’est le phénomène contraire qui se produit : passés les temps difficiles de la gestation institutionnelle les historiens s’emparent unilatéralement de leurs territoires du passé et qui plus est occupent ceux de la contemporanéité immédiate. Non seulement l’anthropologie serait inutile pour comprendre le passé mais l’histoire anthropologique serait meilleure que l’anthropologie historique (ce qui évidemment devrait être objet de confrontations objectives et sereines). Non content de réaffirmer ce corporatisme dangereux (les autres historiens n’en sont pas plus accueillants pour autant à l’historiographie africaniste) certains vont jusqu’à reprendre le discours désuet de l’équivalence ethnologie =colonialisme (et par conséquent histoire =anticolonialisme) pour déconsidérer définitivement la discipline. C. Coquery-Vidrovitch s’est illustrée par au moins trois articles (dont deux dans la revue Le débat, en 1996 et 2002, qui n’a rien d’une revue professionnelle et dont la culture africaniste des lecteurs doit être proche du zéro absolu) et d’autres interventions publiques [25]. J.-P. Chrétien procédera de manière plus subtile en ne débattant que très rarement de manière directe sur ces questions avec les anthropologues [26].
Cette guerre larvée ou ouverte de la part de certains historiens à l’égard des anthropologues renvoie encore une fois à la place très minoritaire de l’anthropologie dans le panthéon des sciences sociales africaines et elle permet aux premiers de se positionner de manière dominante et exclusive dans la mesure où ils n’ont pas à affronter les dilemmes plus brûlants de la lecture du présent à l’exception des cas extrêmes des génocides du Rwanda et du Burundi et des conflits des régions orientales du Congo [27].
Cette confrontation unilatérale est tout à fait ridicule mais elle se surajoute à toutes les analyses précédentes portant sur les autres sciences sociales car il est certain que la disqualification brutale et sans nuances de l’anthropologie ne peut que contribuer, au-delà de la corporation des historiens, au maintien de l’ethnologie et de l’anthropologie dans une espèce de camp d’extermination (coloniale et colonialiste) peu propice à sa reconnaissance disciplinaire et institutionnelle.
IV. La fascination de la science politique :
une victoire à la Pyrrhus ?
Une dernière discipline va contribuer à porter l’estocade finale, sur un plan totalement inverse, à savoir celui de la compréhension des dynamiques politiques contemporaines. Malgré l’invitation de G. Balandier à se lancer dans une anthropologie politique du présent il y a déjà quarante ans, c’est la science politique qui remplit cette fonction aujourd’hui. Voila encore un constat qui ne peut faciliter, aux yeux des chercheurs africains, le recours à l’anthropologie pour comprendre non leur passé mais leur présent et pour réfléchir, pourquoi pas, à leur avenir.
J’ai déjà expliqué longuement, dans les pages de cette même revue, les conditions dans lesquelles, au tournant des années 1980, un groupe de chercheurs en sciences sociales dont des politistes emmenés par J.-F. Bayart et J.-F. Médard avaient fondé la revue Politique africaine, qui allait s’efforcer d’imposer la lecture du politique « par le bas » (Copans, 2003). Cette cooptation disciplinaire (tout à fait pacifique) marqua, selon moi, comme une démission de fait de l’anthropologie. Certes cette dernière allait se consacrer un peu, ce qu’elle n’avait presque jamais fait jusque-là, à l’examen des mécanismes de la représentation politique au cœur des institutions françaises et européennes. C’est d’ailleurs G. Balandier lui-même qui en avait donné le signal en publiant Le pouvoir sur scène en 1980. L’animateur principal de cette nouvelle orientation était M. Abélès [28], africaniste reconverti dans la modernité occidentale. J’expliquai que cette réorientation, bien que tout à fait compréhensible [29], contribua, bien involontairement peut-être, à un éloignement de l’anthropologie des terrains exotiques habituels, notamment africains. En fait les plus beaux travaux d’anthropologie politique africaniste relevaient toujours de l’anthropologie historique, les acculturations, les innovations « coloniales » puis « postcoloniales », le développement politique de la démocratie étant plus ou moins abandonnées aux sciences politiques devenues pluridisciplinaires et ne se rapprochant de l’anthropologie que sur le seul plan méthodologique.
Évidemment la définition des perceptions scientifiques du champ du politique devrait comprendre la sociologie mais en France celle-ci s’est retrouvée fort peu autonome sur ce point, la dynamique des facultés de droit et de sciences politiques, des instituts d’études politiques prenant le dessus dans l’organisation des études empiriques de terrain. De son côté la sociologie de l’organisation n’aborda que très brièvement la construction institutionnelle des États issus des indépendances. L’effet drastique de ce désintérêt fut que l’objet central de la modernité africaine, l’État, ses appareils et ses fonctionnaires, ne fut jamais abordé empiriquement. Une littérature considérable, rhétorique et typologique, expliquait bien les mécanismes de perpétuation de l’État et des catégories dirigeantes (néopatrimonialisme, clientélisme, corruption, etc.) mais aucune enquête de terrain ne venait conforter la fondation d’une approche constructiviste de l’intérieur. C’est dans ce cadre qu’apparut « le politique par le bas » qui transforma fortement l’optique et le champ de l’étude du politique.
Les mouvements « démocratiques » ou au contraire militaires des années 1990 (conférences nationales, guerres « civiles » de toutes natures, alternances politiques et expériences de démocratisation électorale) mobilisèrent tous les chercheurs de cette nébuleuse où malheureusement les anthropologues restaient au second rang [30]. Du coup l’étude du politique local ne renvoie plus à l’anthropologie comme au temps glorieux des années 1960-1980. Quant aux ensembles nationaux, déjà peu évoqués par les sciences sociales, à l’exception récente du cas ivoirien, ce n’est que sous l’angle de l’ethnicité, une ethnicisation le plus souvent historique ou symbolique, qu’ils ont été abordés.
Pourtant il existe une anthropologie politique implicite, ou même explicite, qui se consacre à l’étude des modes d’organisation et de fonctionnement du développement. Les travaux des chercheurs regroupés autour de J.-P. Olivier de Sardan et de G. Blundo ont ainsi mené tout un ensemble inédit et convainquant de recherches sur la corruption, sur l’organisation locale de certains services publics, sur les associations paysannes, sur les courtiers, travaux qui mettent en lumière les rapports de pouvoir et la place des administrations et des fonctionnaires. Enfin les nouvelles élites locales, induites par les interventions des ONG et de la décentralisation, suscitent des recherches prometteuses et l’anthropologie se trouve ici en pointe (avec le renfort de quelques sociologues faut-il ajouter !) [31].
Nous avons déjà noté la situation de ghetto des études du développement dans le cadre des sciences sociales en France et cette relégation sous-disciplinaire ne contribue guère à mettre en lumière le socle anthropologique d’une partie très minoritaire de ces travaux. Ils s’imposent d’autant moins aux yeux de la plupart des lecteurs africains, que ceux-ci ont peu de points de repères en anthropologie, et qu’ils ne la considèrent au mieux que comme une sociologie de terrain plus fine et plus subtile alors que les critères de l’immersion réflexive au sein des populations étudiées, de la maîtrise de la langue ou encore de la longue durée du séjour d’enquête sans parler de ceux des modalités théoriques de construction de l’objet nous rappellent que nous avons affaire à un programme scientifique global et spécifique, à un projet disciplinaire original.
Encore une fois il ne s’agit pas d’avoir une définition étroite des disciplines des sciences sociales et de s’interroger inutilement sur des (fausses) barrières ou frontières disciplinaires. Mais l’image de marque des disciplines joue toujours un certain rôle, et pour ce qui concerne l’objet de cet article, la perception de l’anthropologie reste finalement plus négative que celle de la sociologie ; dans le meilleur des cas elle n’est qu’une méthode adaptée aux terrains et non un projet analytique et totalisant spécifique.
Conclusion :
plaidoyer pour une anthropologie,
science sociale de la modernité subreptice
« L’oubli » historique de l’anthropologie sociale et culturelle sur un demi-siècle par la quasi-totalité des institutions universitaires et de recherches africaines frappe d’autant plus que les études africaines ou africanistes occidentales ont dès les origines placé ces disciplines au cœur de leur dispositif et semblent leur avoir reconnu ce rôle dirigeant (je ne dis pas dominant, ce qui serait le cas de l’économie politique) jusqu’à maintenant. Toutefois au niveau de la réputation internationale et de la demande sociale la science politique prend de plus en plus le dessus depuis une vingtaine d’années, les crises et recompositions proprement politiques du postajustement expliquant certainement cette translation disciplinaire. On peut bien entendu discuter des définitions de la discipline et utiliser la fibre afro-centriste et authentique pour contester l’existence même d’un consensus international minimal autour de la conception de l’anthropologie. Pourtant « l’africanisme » anticolonialiste n’a plus de raison d’être et l’afro-centrisme actuel est bien plus un réflexe afro-américain démagogique qu’une lecture africaine de la réalité sociale. La quête imaginaire des autochtonies, natives ou par procuration, relève d’autres demandes idéologiques et institutionnelles.
Si l’on veut retourner positivement ce constat désabusé et déçu il faut commencer par démontrer de manière brève mais précise les pertinences moderne, postmoderne ou surmoderne de l’anthropologie sociale et rappeler les leçons du long siècle d’histoire pratique et empirique de la discipline : aucun argument culturel, historico-politique ou scientifique ne peut justifier l’impossibilité pour les sociétés africaines d’être l’objet, comme toutes les autres sociétés humaines, d’une approche anthropologique. Je me contenterai de signaler trois points :
- 1. Rétrospectivement on doit se rendre compte que finalement c’est l’anthropologie sociale et culturelle qui est la discipline des sciences sociales (au sens strict) qui a engrangé le plus de données sur les cultures et civilisations non-occidentales, indépendamment des contextes coloniaux ou dominateurs dans lesquelles elle s’est trouvée à exercer sa démarche. Même si l’on est en droit de critiquer l’attitude patrimoniale d’une certaine ethnologie (et notamment dans la France du dernier quart de siècle) l’accumulation de ce type de données constitue de manière indiscutable les bases de l’histoire sociale et culturelle du continent africain : une histoire aussi bien ancienne (plus ou moins précoloniale) que moderne et contemporaine [32]. Les mutations théoriques qui ont scandé cette histoire disciplinaire ont par ailleurs permis d’adapter et d’approfondir l’analyse de ces sociétés au cours des mutations du XXe siècle.
- 2. Sur la longue durée de trois quarts de siècle c’est l’anthropologie qui a le mieux documenté et qui a essayé de proposer les interprétations les plus innovatrices en matière de changement social et de la modernisation, d’abord coloniale puis nationale et internationale et enfin mondiale. L’anthropologie est devenue assez rapidement une science sociale de la modernité d’autant que cette orientation avait pris naissance dès la fin de la Première Guerre mondiale aussi bien au sein des traditions américaines, que britanniques ou encore sud-africaines [33]. Le décalage français peut certes expliquer le succès de la négritude et par conséquent la relégation d’une ethnologie ou anthropologie qui ne serait ni authentique ni autochtone. Mais que dire alors de certaines des avancées anglo-saxonnes des années 1940 qui visaient entre autres objectifs à décrire « la révolution industrielle » en Afrique noire (expression due à M. Gluckman), à défendre l’humanité africaine des migrants et des travailleurs des usines et des mines et à valoriser l’esprit de rébellion culturelle et religieuse voire de résistance anticoloniale [34], et qui n’ont pourtant trouvé qu’un faible répondant auprès des élites scientifiques africaines d’après l’indépendance.
- 3. Enfin l’anthropologie, par son souci (qui est également son projet épistémologique et méthodologique) de recueillir les modes de représentation et de connaissance indigènes et d’y enraciner ses analyses, a très tôt donné la parole aux Autres, ce qui a assuré à ces derniers une respectabilité culturelle de moins en moins récupérable par les autorités coloniales, missionnaires ou morales du monde occidental. De même qu’on a pu remettre en cause les conceptions « colonialistes » de l’ethnologie on a pu mettre en doute la valeur émancipatrice de l’anthropologie, seul instrument de collecte et de diffusion, pendant de longues décennies, du point de vue anonyme des non-occidentaux, « primitifs » ou « populaires » [35]. Il n’en reste pas moins qu’au-delà du caractère patrimonial de l’héritage ethnologique et anthropologique, les singularités des voix anthropologiques permettent de saisir un relativisme culturel à l’état plus ou moins direct, étant entendu que l’authenticité culturelle d’une part (la parole donnée des autres) et anthropologique de l’autre (le sens de la parole recueillie par l’observateur étranger) n’existent pas en-soi par définition [36].
Il paraît évident que les traditions historiques et intellectuelles des sciences sociales ne doivent pas se répéter mais l’anthropologie doit tant aux sociétés africaines pour sa maturation et sa formulation qu’il semble possible, et tout à fait nécessaire, de réfléchir à son africanisation. Celle-ci doit passer au moins par une triple autonomisation :
- 1. Tout d’abord il s’agit d’une autonomie disciplinaire. L’anthropologie sociale et culturelle est une discipline importante à l’échelle internationale, de nombreux pays du tiers-monde ont des écoles, plus ou moins nationales, d’anthropologie et par conséquent tout dénigrement disciplinaire mérite d’être interrogé quant à ses raisons profondes qui se résument probablement aux craintes d’une nouvelle concurrence professionnelle au sein d’un marché des sciences sociales de plus en plus malmené. Il est évident que les réticences sérieuses que l’anthropologie doit affronter sont fondées à la fois sur l’ignorance des apports concrets, internationaux et actuels de la discipline (une actualité renouvelée de manière permanente depuis près d’un demi-siècle !) et sur un cloisonnement institutionnel rétrograde que l’on retrouve dans tous les pays du monde. Il existe une ethnologie du monde contemporain dans la tradition occidentale, sous des variantes nationales ; il n’y a pas de raison pour que cette posture (nous ne parlons pas ici du contenu) ne puisse pas s’appliquer aux sociétés et cultures africaines (Copans, 2006).
- 2. À ce combat pour l’indépendance et l’autonomie disciplinaires locales (ou nationales) s’ajoute la mise au point d’une collaboration distanciée et réflexive avec les traditions centrales de l’Occident et du Nord. L’anthropologie africaine (ou plutôt les anthropologies nationales africaines) ne doit pas apparaître comme une nouvelle filiale des anthropologies déjà établies. Le développement des sciences sociales au Sud et du Sud doit bien entendu être soutenu et appuyé par les traditions mères qui peuvent constituer, rétrospectivement, des sources d’inspiration et de réflexion. Mais plus que jamais s’impose ici l’idée d’une anthropologie sans frontières (Copans, 2000a).
- Prenons l’exemple de la mondialisation dont les études les plus stimulantes en sciences sociales relèvent, sans aucun doute de l’anthropologie. La mondialisation vue du Sud n’est pas celle vue du Nord. Je renvoie aux analyses et commentaires de l’anthropologue indianiste français J. Assayag pour saisir la signification dialectique des dynamiques croisées de la mondialisation vues par le Nord ou vues par le Sud. Si les fantasmagories des flux anthropologiques d’un A. Appadurai (2001) ne tiennent guère face à sa critique historique et empirique rigoureuse, on ne peut être qu’impressionné par le retournement que suggère sa description de la mondialisation vue depuis la culture et la société indienne (1998, 2005). Les travaux de J. Assayag sont parsemés de références anthropologiques indiennes : je doute, hélas, pour ce qui me concerne, que je puisse restituer la même démarche afro-centrée à partir de références anthropologiques africaines. C’est bien là que le bât blesse d’autant que les Britanniques ont exporté une anthropologie tout aussi coloniale (sinon plus) dans le Raj indien qu’« au cœur des ténèbres » du continent africain.
- 3. Il s’agit enfin d’une autonomie nouvelle, qui doit être le fruit de la conjoncture historique de ce début de XXIe siècle, et non une copie mécanique d’une histoire reconstituée qui devrait repasser par un certain nombre d’étapes répertoriées pourtant déjà dépassées et critiquées. Ce dernier quart de siècle a largement prouvé que l’anthropologie pouvait être aussi bien une science sociale du Nord sur le Nord qu’une science sociale du Sud sur le Sud (et donc pas seulement et exclusivement comme l’a voulu le moment d’une conjoncture historique passée, la science sociale du Nord sur le Sud). Le programme actuel de l’anthropologie sociale a dépassé autant les errements colonialistes de jadis que les illusions postmodernes de la littérature de voyage et d’auto-introspection d’hier [37].
La conjoncture actuelle en ce début du XXIe siècle est celle de la réflexivité, de la prise en considération des hiérarchies sociales dans la production des connaissances, du métissage des modes de lecture croisés des sociétés et enfin de l’activation autocritique d’une dialectique totalisante entre la parole recueillie et la parole donnée (Leservoisier, 2005). L’anthropologie s’est toujours voulue une science empirique de la globalité et une lecture théorique de la réalité sociale et culturelle en termes de totalité. Cette image disciplinaire est la seule qui vaille être défendue quelle que soit la société ou l’objet considéré, le lieu ou l’époque retenus.
L’impératif politique des sociétés africaines reste celui de l’invention de l’équité culturelle des pratiques et des langages démocratiques, de la définition pragmatique des espaces politiques et des formes de délibération, de la formalisation juridique et morale des modèles possibles de coexistence et de cohésion sociale, en un mot de ce que les sciences sociales et historiques britanniques ont qualifié d’économie morale [38]. Car l’anthropologie peut être aussi une science sociale de l’actualité, de l’engagement et de la reconsidération éthique [39]. Cette démarche, citoyenne, pour parler le jargon populiste français, devrait trouver l’un de ses alliés les plus sûrs dans la pratique, à domicile et non plus depuis l’extérieur, d’une forme originale d’anthropologie, d’une forme africanisée par les premiers concernés, les chercheurs africains en sciences sociales. L’utopie a effectivement son mot à dire en cette affaire. Pourquoi pas ? [40]
Bibliographie
Abélès M., 2003. « Réponse à Jean Copans », Journal des anthropologues, 94-95 : 243-247.
Agier M., Copans J. & Morice A. (dir.), 1987. Les classes ouvrières d’Afrique noire. Paris, Karthala.
Appadurai A., 2001. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Paris, Payot.
Assayag J., 1988. « La culture comme fait social global ? Anthropologie et (post)modernité », L’Homme, 148 : 201-224. DOI : 10.3406/hom.1998.370584
Assayag J., 2004. « La face cachée de la modernité. Anthropologie et génocides », L’Homme, 170 : 231-244.
Assayag J., 2005. La mondialisation vue d’ailleurs. L’Inde désorientée. Paris, Seuil.
Balandier G., 1959. « Tendances de l’ethnologie française », Cahiers internationaux de sociologie, XXVII : 11-22.
Balandier G., 1965. La vie quotidienne au Royaume de Kongo. Paris, Hachette.
Balandier G., 1980. Le pouvoir sur scène. Paris, Balland.
Balandier G., 1985 [1955]. Sociologie des Brazzavilles noires. Paris, Presses de la FNSP.
Brown R., 1973. « Anthropology and the Colonial Rule. The Case of Godefrey Wilson and the Rhodes-Livingstone Institute, Northern Rhodesia » in Asad T. (ed), Anthropology and the Colonial Encounter.London, Ithaca Press : 173-197.
Brumble D., 1993. Autobiographies des indiens d’Amérique. Paris, PUF.
Copans J., 1974. Critiques et politiques de l’anthropologie. Paris, Maspero.
Copans J. (études réunis par), 1975. Anthropologie et impérialisme. Paris, Maspero.
Copans J., 1998a [1990] La longue marche de la modernité africaine. Paris, Karthala, [2e édition revue et corrigée].
Copans J., 1998b. « Six personnages, et quelques autres, en quête d’un africanisme », Politique africaine, 69 : 89-108.
Copans J., 2000a. « Mondialisation des terrains ou internationalisation des traditions disciplinaires ? L’utopie d’une anthropologie sans frontières », Anthropologie et sociétés, 24(1) : 21-42.
Copans J., 2000b. « Les sciences sociales ont-elles une âme de philosophe ? Ou du fosterage de la philosophie », Politique africaine, 77 : 54-71.
Copans J., 2001. « L’État en Afrique noire : un État sans fonctionnaires », Autrepart, 20 : 11-26.
Copans J., 2003. « L’anthropologie politique en France après 1980 : une démission programmée ? », Journal des anthropologues, 92-93 : 63-81. DOI : 10.4000/jda.2061
Copans J., 2003. « Commentaires obligés de Jean Copans », Journal des anthropologues, 94-95 : 249-253.
Copans J., 2005. « Conjonctures historiques, mutations hiérarchiques et stabilisations sociales : la confrérie mouride du Sénégal entre multifonctionnalité, flexibilité et silences anthropologiques », in Leservoisier O. (dir), Terrains ethnographiques et hiérarchies sociales. Retour réflexif sur la situation d’enquête. Paris, Karthala : 231-257.
Copans J., 2006. « Ethnologie des mondes contemporains », in Savidan P. & Mesure S. (dir.), Dictionnaire des Sciences humaines. Paris, PUF.
Copans J., 2006. Développement mondial et mutations des sociétés. Recompositions contemporaines. Paris, A. Colin (coll. 128).
Coquery-Vidrovitch C., 1996. « L’anthropologie ou la mort du Phénix ? », Le débat, 90 : 114-128. DOI : 10.3917/deba.090.0114
Coquery-Vidrovitch C., 2002. « De l’“africanisme” vu de France. Le point de vue d’une historienne », Le débat, 118 : 34-48.
Dahou T., 2005. Entre parenté et politique. Développement et clientélisme dans le delta du Sénégal. Paris, Karthala.
Dahou T., Foucher V. (dir.), 2005. « Le retour du politique », Cahiers d’Études africaines, 178.
De l’Estoile B., 1997. « Un échange impossible ? Anthropologie sociale britannique et ethnologie française dans l’entre-deux-guerres : “le cas du culture contact” », La Lettre de la Maison française d’Oxford, 7 : 21-40. Oxford, Trinity Term.
Dieterlen G., 1959. « Tendances de l’ethnologie française » II, Cahiers internationaux de sociologie, XXVII : 23-26.
Geffray C., 1988. « Fragments d’un discours du pouvoir (1975-1985) : du bon usage d’une méconnaissance scientifique », Politique africaine, 29 : 71-85.
Kenyatta J., 1960. Au pied du Mont Kenya. Paris, Maspero.
Laplantine F., Saillant F., 2005 « Globalisation, terrain et théorie : l’anthropologie retraversée », Parcours anthropologiques, 5 : 18-23. Lyon 2, CREA.
Leclerc-Olive M., 2003. « Les nouvelles collectivités territoriales entre aide internationale et pouvoirs locaux. Légitimité instrumentale ou légitimité politique ? », in Lebeau Y., Niane B., Piriou A. & de Saint-Martin M. (dir.), État et acteurs émergents en Afrique. Paris, Karthala : 295-315.
Le Pichon A., 1991. Le regard inégal. Paris, J.-Cl. Lattès.
LÉVI-STRAUSS Cl., 1958. Anthropologie structurale. Paris, Plon.
Leservoisier O. (dir.), 2005. Terrains ethnographiques et hiérarchies sociales. Retour réflexif sur la situation d’enquête. Paris, Karthala.
Lonsdale J., 1992. « The Moral Economy of Mau-Mau: Wealth, Poverty and Civic Virtue in Kikuyu Political Thought », in Berman B. & Lonsdale J., Unhappy Valley. Conflict in Kenya and Africa. Vol II, Violence and Ethnicity. London, J. Currey : 315-504.
Magubane B., 1975. « Un regard critique sur les critères utilisés dans l’étude des changements sociaux », in Copans J. (études réunies par), Anthropologie et impérialisme : 265-306. Paris, Maspero.
Meillassoux Cl. (dir.), 1971. L’évolution du commerce africain depuis le XIXe siècle en Afrique de l’Ouest. Oxford, Oxford University Press.
Meillassoux Cl. (17 études présentées par), 1975. L’esclavage en Afrique précoloniale. Paris, Maspero.
Nguyen P. N., 2004. À l’origine de l’anthropologie au Vietnam. Recherche sur la première génération des anthropologues. Thèse de doctorat. Aix-Marseille, université de Provence.
Niane B., 2003. « Un gouvernement des ONG au Sénégal ? », in Lebeau Y., Niane B., Piriou A. & de Saint-Martin M. (dir.), État et acteurs émergents en Afrique. Paris, Karthala: 87-108.
Pels P., Salemink O., 1994. « Introduction. Five Thesis on Ethnography as Colonial Practice », History and Anthropology, 8(1-4): 1-34.
RiviÈre Cl. (dir.), 1992. « La sociologie du développement : bilan et perspectives », L’Année sociologique, 42.
Schumaker L., 2001. Africanizing Anthropology. Fieldwork, Networks and the Making of Cultural Knowledge in Central Africa. Durham, Duke University Press.
Thompson E. P., 1988. La formation de la classe ouvrière anglaise. Paris, Gallimard/ Seuil.
Vidal Cl., 1998. « Le génocide des Rwandais tutsi et l’usage public de l’histoire », Cahiers d’études africaines, XXXVIII (2-4), 150-152 : 653-663. DOI : 10.3406/cea.1998.1821
Pour citer cet article
- Référence papier
Jean Copans, « Les frontières africaines de l’anthropologie », Journal des anthropologues, 110-111 | 2007, 337-370.
- Référence électronique
Jean Copans, « Les frontières africaines de l’anthropologie », Journal des anthropologues [En ligne], 110-111 | 2007, mis en ligne le 01 décembre 2008, consulté le 06 juillet 2019. URL : http://journals.openedition.org/jda/2499 ; DOI : 10.4000/jda.2499
[1] Ce texte ne prétend pas à l’exhaustivité informative et résulte de mes fréquentations directes d’un certain nombre de centres de recherche en sciences sociales dans une quinzaine de pays africains sur un quart de siècle et de nombreux chercheurs africains de passage en France. Ma direction d’un des instituts du ministère des Affaires étrangères (jadis CREDU, aujourd’hui IFRA, de Nairobi au Kenya) au cours des années 1980 m’a confronté de très près à ce désintérêt dans l’Afrique orientale et australe de l’époque. Que je sache les choses ne se sont pas améliorées depuis dans cette région malgré plusieurs tentatives de relance régionale ou panafricaine. Pour une réflexion plus générale sur l’évolution de l’anthropologie africaniste occidentale et africaine d’il y a une quinzaine d’années voir J. Copans notamment page 70 de La longue marche de la modernité africaine (1998a). Notons toutefois la fondation en septembre 1989, lors d’une conférence tenue à Yaoundé, d’une Association panafricaine de l’anthropologie. Je ne sais absolument pas ce qu’elle est devenue aujourd’hui.
J’ai également abordé la question d’une anthropologie africaine et de l’attitude des historiens (européens) à l’égard de l’anthropologie (avec notamment une polémique avec C. Coquery-Vidrovich, voir plus loin le point III) dans un article (1998b). J’y évoquai également la polémique très violente de A. Mafege, anthropologue d’origine sud-africaine, à l’encontre de Sally Falk Moore, anthropologue américaine, auteure d’une étude synthétique et historique où elle met en lumière les apports positifs de l’anthropologie africaniste (notamment occidentale).
[2] Qui voulait qu’ethnologie et anthropologie fussent par définition des sciences coloniales ou impériales. Perspective que nous avons partagée d’une certaine façon pendant un temps au cours des années 1960-1970 : voir entre autres Copans (1974, 1975, 2006a). Pour un dépassement constructif de ce point de vue voir P. Pels et O. Salemink (1994).
[3] La situation me paraît tout à fait différente en Amérique latine et centrale (je pense au Brésil et au Mexique pour ce qui me concerne) et en Asie du Sud (Inde, Bangladesh) notamment. Voir les contributions au thème central de ce numéro.
[4] La contextualisation développementaliste incontournable des sciences sociales dans les pays africains surdétermine ces dernières de manière largement négative. Un autre paradoxe veut qu’aujourd’hui en France la sociologie du développement prenne essentiellement la forme d’une anthropologie sociale (J.-P. Olivier de Sardan, J.-P. Chauveau, J.-F. Baré) ! Nous évoquerons ce problème plus loin au point II.
[5] On pourrait ajouter, selon les pays ou les ensembles « coloniaux », la critique littéraire et la linguistique. Il semble que l’économie politique africaine ait été soumise de manière absolue aux orthodoxies de l’économie classique ou de sa critique marxiste radicale, c’est-à-dire nationaliste, stalinienne ou maoïste et que par conséquent elle n’ait jamais eu voix au chapitre dans les débats que nous allons évoquer. Le poids écrasant de la consultance internationale dans la pensée économique produite en Afrique semble la disqualifier d’emblée. Quant au marxisme de ses critiques il est plus exégétique et incantatoire qu’analytique et empirique.
[6] Ai-je besoin d’insister sur l’origine d’un point de vue qui vise tout simplement à adapter et à reformuler, un demi-siècle plus tard, le fameux paradigme dynamiste d’une sociologie actuelle de l’Afrique noire.
[7] Voir par ailleurs les textes programmatiques de Cl. Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale publiée en 1958.
[8] Sans approfondir une comparaison qui peut sembler problématique, notons que la revendication culturelle indienne des États-Unis devra attendre les années 1960 pour prendre véritablement consistance alors que cela fait déjà trois quarts de siècle que les anthropologues américains fréquentent et étudient ces populations ! Certes la marginalisation totale dans les réserves explique assez facilement ce « gâchis » ethnologique.
[9] Bien que l’ouvrage de Kenyatta ait été traduit en français on n’y trouve pas cette préface, remplacée par une préface de Balandier. Il faut donc se reporter à l’édition originale en langue anglaise. Cette coquetterie balandieresque a dû conforter en Afrique francophone, selon moi, une perception plus idéologique qu’académique de ce texte (après tout Malinowski est encore en 1960 la seule référence centrale du modèle idéal-typique de l’enquête de terrain).
[10] N’oublions pas qu’il existe dès 1957 avec le Ghana toute une série d’États se réclamant d’une forme ou une autre du socialisme (après 1960 on peut évoquer les cas de la Guinée-Conakry, du Mali, de la Tanzanie).
[11] J’ai déjà décrit l’attitude antianthropologique des militants tiers-mondistes, par ailleurs spécialistes de sciences sociales, voire même anthropologues, qui vantaient la sociologie comme seul instrument d’intervention en faveur de la modernité sociale (socialiste et autoritaire) et qui récusaient l’utilité de toute connaissance ethnographique et ethnologique, notamment des milieux paysans et ruraux. Le summum de cette attitude fut atteint au Mozambique dans les années 1975-1985 (voir C. Geffray, 1988) et l’un des protagonistes les plus virulents de cette critique était une anthropologue marxiste américaine ! Cl. Meillassoux et moi-même en avons fait l’expérience commune lors d’une mission en 1983 à Maputo.
[12] Il va de soi que chaque pays possède sa ou ses configurations dynamiques, ses imaginaires culturels propres, des ressources institutionnelles et intellectuelles plus ou moins importantes et professionnelles. Je n’aime pas parler de l’Afrique comme d’une entité signifiante, surtout aux plans scientifiques et culturels, mais la dénégation pratique totale de l’anthropologie et de l’ethnologie me paraît tellement généralisée et universelle dans tous les États africains actuels que pour une fois, et malheureusement, on peut évoquer le continent comme une entité, à l’exception notable mais de plus en plus problématique aujourd’hui, de l’Afrique du Sud. Après tout, ce dernier État est le seul où un certain type d’ethnologie a pu se transformer en idéologie politique dominante, réactionnaire et ségrégative, pendant près d’un siècle.
[13] Pour mesurer les particularités historiques du continent africain sous le rapport de la modernité de l’analyse sociale, rappelons pour les autres continents que l’Amérique latine a connu une très ancienne occupation coloniale et administrative et que l’indépendance politique de ses États a plus d’un siècle d’antécédence sur celle des États africains. Quant à l’Asie, berceau de plusieurs hautes civilisations aux traditions philosophiques, théologiques et bureaucratiques écrites plus que millénaires, certains de ses États ont su intégrer dès le XIXe siècle certaines formes de l’analyse sociale à leurs modes de fonctionnement. N’oublions pas que Lévi-Strauss enseignait la sociologie française dès 1936 à São Paulo et qu’il existait en Indochine française dès la fin des années 1930 un groupe d’ethnologues vietnamiens (Nguyen, 2004) !
[14] Combien de collègues africains m’ont avoué leur impossibilité à aller sur le terrain comme s’ils étaient étrangers à leur propre société et du coup m’interrogeaient sur la nature d’une réalité sociale dont ils connaissaient pourtant beaucoup mieux que moi les rouages intimes ! La reconnaissance d’une espèce de dépendance des chercheurs nationaux envers les recherches de terrains conduites par des Occidentaux reproduisait ainsi au second degré la position d’enquêteur ou d’informateur privilégié que construisaient ces derniers avec leurs interlocuteurs, subalternes, locaux.
[15] Rappelons qu’outre l’invention de l’étude des sociétés africaines modernes au cours des années 1950, G. Balandier s’impose également pendant la même décennie comme le sociologue et l’enseignant de la sociologie du développement en France. Voir notre bibliographie en annexe de Sociologie des Brazzavilles noires (Balandier, 1985 : 303-305). Sur les problèmes de fond portant sur la nature de la sociologie du développement on pourra se reporter à notre ouvrage Développement mondial et mutations des sociétés (2006b).
[16] Il faudrait bien entendu examiner de très près leur sociologie pour voir en quoi elle est précisément redevable de la pensée de Gurvitch.
[17] Il est l’auteur d’un article dans un numéro de L’Année Sociologique consacré au développement dont l’éditeur est Claude Rivière (1992) qui peut être considéré comme un disciple de Balandier mais l’éditeur de la revue, B. Valade, lui, est plutôt disciple de Boudon. Ce dernier a collaboré avec F. Bourricaud sur des études de la modernisation de l’Amérique latine.
[18] 30 ans plus tard il manifestera un come-back antimondialiste et anti-impérialiste mais sans aucun rapport méthodologique avec ses premières œuvres.
[19] Voir nos réflexions sur les raisons (probables) de cette non-rencontre dans notre article sur la sociologie des fonctionnaires africains (Copans, 2001 : 11-26).
[20] La généralisation doit être distinguée de l’universalisation qui implique que sous sa forme générale, une discipline ou une orientation théorique soit capable d’être appliquée à toutes les formes de société.
[21] Voir les thèmes des numéros du Bulletin de l’APAD.
[22] J.-P. Olivier de Sardan parle de socio-anthropologie, ce qui pose un autre problème : existe-t-il une discipline autonome, fruit du meilleur (?!) des deux disciplines ? D’autant qu’il existe d’autres traditions plus conceptuelles de cette conception des sciences sociales, comme chez P. Bouvier. Mon opinion personnelle est très négative à l’égard de cette pseudo-solution pragmatique de mélange disciplinaire.
[23] Voir nos commentaires sur ce point dans nos publications portant sur les classes ouvrières d’Afrique noire (Agier et al., 1987).
[24] Voir par exemple tous les débats récents sur la fracture coloniale et les apports positifs de la colonisation.
[25] Dois-je souligner que je suis probablement l’anthropologue le plus critiqué dans ces articles alors que 25% au moins du texte de La longue marche de la modernité africaine développe des considérations historiographiques favorables à cette discipline (1998a) ! Il est vrai que je cite bien plus les anglophones que les francophones à cause de la très grande qualité de leurs travaux d’histoire sociale coloniale, une spécialité quasiment inconnue dans les études françaises et francophones. Le rôle très positif, bien qu’indirect, du grand historien E.P. Thompson y est sûrement pour quelque chose.
[26] C’est un secret de polichinelle de noter que celui-ci, plus que persona grata au département d’Histoire de l’université de Bujumbura au Burundi, s’est toujours refusé à aider à la création d’un département des Sciences Sociales (pourtant réclamé par les collègues burundais dispersés dans différents départements) prétextant que l’histoire s’acquittait parfaitement des tâches de ces disciplines. J’ai débattu ailleurs de la rigueur méthodologique des anthropologues en matière d’enquête orale même s’ils ne maîtrisent qu’imparfaitement le dépouillement des documents d’archives. Tout cela ne m’empêche pas de penser et d’avoir écrit que ce chercheur est probablement l’un des meilleurs historiens anthropologues africanistes de la génération en train de prendre sa retraite.
[27] Il faut souligner l’importance et la très grande qualité des travaux et interventions de J.-P. Chrétien sur ce point. Mais les critiques méthodologiques les plus précises que je connaisse en matière d’évaluation de la littérature consacrée à ces évènements est le fait d’une anthropologue, Cl. Vidal (1998).
[28] Là encore on peut se reporter au numéro 94-95 du Journal des anthropologues qui a publié un échange de commentaires entre ce dernier et moi-même (2003 : 243-247).
[29] Il s’agissait de démontrer que l’anthropologie était également apte à comprendre notre modernité et non seulement celle des peuples « ethnologisés ».
[30] J’aborde cette question en détail dans La longue marche de la modernité africaine dans laquelle j’examine les conditions de possibilité d’une anthropologie de la démocratie (1998a : 286-307).
[31] Je pense tout d’abord aux travaux personnels remarquables de T. Dahou (2005) qui s’est attelé par ailleurs à la relance de l’anthropologie politique avec V. Foucher (2005). Quant aux sociologues je renvoie par exemple à des contributions du Sénégalais B. Niane (2003) et de M. Leclerc-Olive (2003).
[32] J’ai déjà expliqué à de nombreuses reprises que mon terrain mouride (sénégalais) de la fin des années 1960 constituait aujourd’hui une contribution anthropologique à l’histoire du Sénégal postcolonial et que ce que j’ai décrit à l’époque n’a guère plus de pertinence directe pour expliquer les formes actuelles de la confrérie, quarante ans plus tard (Copans, 2005).
[33] Si on considère que « l’inventeur » de l’anthropologie du changement social est probablement Max Gluckman, alors cette « découverte » remonte à 1938 en pays zulu !
[34] Pour bien comprendre ces évolutions il faut comprendre les projets des fondateurs et des chercheurs du Rhodes-Livingstone Institute de Rhodésie du Nord dès 1940 et l’opposition coloniale locale à leurs enquêtes d’anthropologie. Voir Brown (1973) et surtout Schumaker (2001). Pour saisir le contenu d’une critique africaine unilatérale et anticoloniale on pourra se reporter à B. Magubane (version française, 1975).
[35] Voir par exemple de nombreux ouvrages de la collection Terre Humaine ou encore la remarquable étude de Brumble (1993) sur les 600 récits et témoignages indiens recueillis au cours des années 1850-1950 aux États-Unis.
[36] Le critère de la différence est d’abord social (catégorie, âge, genre) et n’a aucun fondement racial, idéologique ou politique.
[37] Lire les propos de F. Laplantine et F. Saillant (2005) qui mettent en lumière les mêmes types de phénomènes.
[38] Voir Thompson (1988), Lonsdale (1992) et Copans (1990 : 10).
[39] Voir le sens des travaux récents classés dans la rubrique naissante d’une anthropologie du génocide (Le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA, Dakar), a servi à plusieurs reprises de caisse de résonance à certains des débats évoqués dans cet article. Mais la programmation de cette institution est essentiellement thématique et orientée vers la recherche ou la formation postdoctorale. La construction académique institutionnelle n’est pas de son ressort. Or il me semble que la reconnaissance du rôle et de la place de l’anthropologie passe également par l’officialisation de son enseignement universitaire dès le premier cycle. Les tentatives très récentes du CNRS de supprimer l’affichage public de la discipline anthropologique des organigrammes officiels rappelle le statut toujours paradoxal de l’ethnologie-anthropologie en France, à la fois de seconde zone dans les institutions universitaires et scientifiques et au prestige symbolique et théorique immense à l’étranger. Assayag, 2004).
|