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L’ÉTAT-NOURRICIER.
Prolétariat et population : Mexique/Algérie
Introduction
Un doute s’est glissé sur son irresponsabilité. Sur l'irresponsabilité de l'homme qui procrée et prolifère. Malthus n'est pas le premier à prêcher l'évidence de cette irresponsabilité. Les Romains déjà. Sans que l'on ne sache trop bien quelle est, pour eux, la cause et quel est l'effet, les prolétaires sont ceux qui n'ont que leur descendance pour être utiles à l'État.
Les Romains s'accommodaient de l'irresponsabilité de l’homme, comme ils s'accommodaient de l'esclavage. Cela leur permettait, à l’instar des Grecs, d'ignorer les femmes. Mais Malthus brouille toutes les pistes. Son histoire porte sur le nombre. "Même si l'on est peu familiarisé avec les nombres, on verra", dit-il (Malthus, 1798) : croissance géométrique de la population, croissance arithmétique des subsistances. Rarement argument publicitaire n'aura été aussi efficace. Pourtant, derrière ce jeu des nombres, demeure la trace du mythe originel : c'est bien la Nature qui interpelle l'homme, l'immoralité de son instinct... animal. Jeu incestueux de la Nature végétale qui proteste contre la violence de la nature animale. La protestation est élevée au niveau cosmologique. On peut en oublier la peur inavouable du déferlement des classes dangereuses, la peur de l'attroupement de femmes gravides dans la me, la peur des grisettes. La contrainte morale s'impose comme règle de salut humanitaire. La continence permet à l'homme de représenter la Nature contre l'instinct.
Pourquoi cette question jusqu'alors laissée à la gestion domestique ? Cette dernière serait-elle quelque part menacée ? En effet, ce qu'on appelle la formation du prolétariat constitue, à travers un nouveau mode de production de la population, la mise en question des mythes qui fondent l'ordre social. Par exemple, le mythe de la responsabilité d’autrui (Lévinas, 1982 et 1961). Ce mythe fonde la distinction des rôles de mère "planteuse d’hommes" (Balandier, 1985, b) et de père nourricier dans l'entité familiale.
Au mythe du père nourricier, responsable des "siens", sont liées bien des croyances. Celles notamment sur les sources de la richesse. L'apparition de la rente pétrolière pose une nouvelle fois la question. Ce que l'on appelle la formation du prolétariat renvoie aussi au bouleversement des croyances [12] sur la richesse. Dès lors que deux rôles sont institués séparément, quelque chose est dit de la richesse. Elle est placée d’un côté ou de l'autre ; elle est placée du côté de la production de moyens d'existence et non du côté de la production de la descendance (Engels, 1884). Sur un autre plan, Marx (1875) l'avait bien vu, dans le rapport nature/travail, avec la propriété, seul le travail apparaît source de richesse. Du mercantilisme et du physiocratisme à l'économie néo-classique, on assiste à l'appauvrissement des croyances relatives aux richesses. La théorie de la valeur s'élabore sur cet appauvrissement.
Faute de pouvoir donner un sens à l'accumulation des valeurs, on est porté à donner un visage à ce qui serait l'inverse de la richesse. Se constitue sur cette base le mythe des sociétés archaïques (Sahlins, 1976) naturellement guettées par la famine. Le mythe est nécessaire, la menace est là : la prolifération. Faute de trouver dans le compte des objets un paramètre de richesse, l’être humain ne va-t-il pas chercher la richesse dans la production même de la population ? C’est la peur de tous les Malthus. Cette peur, c'est la réalité de la formation du prolétariat comme formation d'un univers autonome de besoins.
Rente et État nourricier :
le Mexique et l'Algérie
Face à cette peur, dans une société où la division entre les villes et les campagnes s'accuse, l’image du père nourricier ne fait plus le poids. Emerge alors la figure de l'État nourricier. Sa responsabilité se trouve dans la gestion de la population (Foucault, M., 1976). Par gestion, n'entendons pas d'abord limitation. Devant un prolétariat qui s'affirme comme production de la population, c’est-à-dire dont l'univers de besoins s'enrichit dans cette production, l'État ne peut se constituer en s’affrontant directement à cet univers. Il se structure en le transformant. L'État s’impose comme celui qui est responsable et à qui on peut s'adresser à ce titre. Il prend en charge la puissance de la vie, d'autant plus facilement qu'elle peut se faire passer pour la puissance de la nation. En même temps, il rassemble face à cette puissance un stock qu’il distribue. Ce stock n'est pas nécessairement un stock d'aliments ; c'est dans la relation qu'il établit face à la demande sociale que l'État se constitue symboliquement comme État nourricier.
La conjoncture mondiale des années 70 a donné à ce stock une forme historique précise : la manne pétrolière. A surgi un nouveau groupe de pays. Grâce à la fiscalité pétrolière, l'État de ces pays a été capable de multiplier massivement les emplois. En multipliant les sources de revenus - au prix d'une stagnation ou d'une baisse parfois drastique de la productivité -, plus qu’en augmentant les salaires directs et indirects, cette nouvelle catégorie d'État se distingue d'emblée de l'État-Providence.
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Tous les États pétroliers ne sont pas des États nourriciers. En effet, ce n'est pas la distribution de la manne qui définit l'État nourricier. C'est l'émergence d'un prolétariat qui, mettant en cause le mythe de la responsabilité, oblige le déplacement de ce mythe vers un référent absolu (Legendre, 1985) : l'État. C’est donc le rôle de responsabilité plus que celui de distributeur qui est fondateur de l'État nourricier. Sur ce point, nous prétendons approfondir et aussi dépasser les analyses de Chatelus (1976) et Vieille (1984).
Deux pays répondent à cette définition de l'État nourricier le Mexique et l'Algérie. D'autres aussi sans doute, on y reviendra. Ces pays ont deux points en commun ; ils sont fondamentaux. La production de la population, "anormale" selon les critères des organismes internationaux (BM, 1984), est la forme que revêt le développement du prolétariat dans des pays à profonde révolution sociale. La révolution mexicaine (1910-1917) s'est faite dans un contexte différent de celui de la guerre de libération nationale en Algérie (1954-1962). Avant la révolution d'octobre, éclate la révolution mexicaine. On n'épuisera jamais le récit d'une mutation si profonde qu'elle renverse au moins pour un temps une autre mutation qui est l'urbanisation. Fait inouï, en dehors de l'expérience dramatique et désastreuse du Kampuchéa, avec Cardenas, le Mexique se ruralise. En Algérie, le mouvement commence dès les années 30, mais dans une colonie de peuplement, il se traduit immédiatement en une guerre de nombres : d'une part la population française à laquelle on associe bientôt, devant la puissance du nombre adverse, toute la population européenne et juive, et d'autre part la population musulmane encore soumise périodiquement à des famines exterminatrices. La guerre elle-même est gestion de la population dans l’espace : population déplacée et objectivement mobilisée dans un monde urbain fantôme. À travers ces phénomènes, se joue la relation entre production de la population et révolution. D'autres (Nouschi, 1962) ont montré cette étrange correspondance entre taux de natalité et mouvement national.
Le second trait qui réunit le Mexique et l'Algérie est la capacité de retenir la rente - pétrolière mais aussi agricole en tout cas pour le Mexique. Ainsi que la manière dont celle-ci est retenue en alimentant une sorte de "fonds des salaires". L'emprunt de cette expression aux économistes classiques désigne la légitimation que s'accorde un type d'État - ou plus précisément de régime (Mathias, Salama, 1983) - qui mène une politique économique axée sur une multiplication des emplois notamment dans le secteur industriel. Le Mexique est révolutionnaire, l'Algérie est socialiste. Aucun des deux ne mène cependant une politique économique de "gauche", si l'on entend par là une politique d'inspiration keynésienne. Aucun des deux ne pratique non plus une politique de "répression salariale" ; durant la période étudiée les salaires sont restés globalement stables.
La gageure de la comparaison entre Mexique et Algérie est la différence culturelle immense mais aussi la place géopolitique distincte. Au niveau culturel, différence fondamentale non seulement de religion mais de [14] conception du religieux dans la définition du politique. L'implication sur la participation des femmes à l’espace politique est très importante, encore qu'elle ne doive pas se valider en des dissymétries chiffrées. Des pays voisins de l'Algérie, comme la Tunisie et même le Maroc, ont par exemple un taux de participation féminine active comparable au Mexique. Au niveau géopolitique, le Mexique, malgré l'indépendance relative de sa politique étrangère, reste sur la frontière impériale. Ne fût-ce qu'au niveau du discours, cela détermine la manière dont sont gérées les velléités des oppositions politiques. Notre propos n’est pas de nier ces différences ; elles imposent cependant une exigence accrue de théorisation.
Mythes et attitudes devant la vie
Bien que différents au plan culturel et géopolitique, mais réunis par le type de guerre sociale et par la manière de retenir la rente, l'Algérie et le Mexique peuvent être identifiés comme des États nourriciers par analogie au mythe du père nourricier. Parce que la formation du prolétariat est définie par hypothèse préliminaire comme la mise en question des mythes fondateurs d'ordre social, il faut s'interroger sur celui que l'on peut considérer comme le mythe originaire, le mythe du père nourricier. Il faut s'arrêter à ce présupposé parce que, tout simplement, il fonctionne dans le discours comme présupposé et parce que ce présupposé détermine ainsi quelque part les attitudes devant la vie. Mythe du père nourricier. Ce mythe est nécessaire (c'est-à-dire jamais explicité) pour celui qui n'est père que si la mère le reconnaît tel. D'autant qu'à cette reconnaissance de paternité est le plus souvent associée la possible émergence de l'homme en tant qu'individu reconnu socialement. Diverses formes de conjuration de ce pouvoir féminin sont à l'œuvre. Le déploiement de ce mythe du père nourricier en est une. Il ne peut être seulement justifié par le nécessaire établissement de la solidarité entre hommes. Il est intéressant dans la mesure où il ne reproduit pas complètement la dichotomie par trop galvaudée femme-nature/homme-culture : s'il colmate, en l'occultant, en la retournant en son contraire, l'incertitude biologique de la paternité, il dénie l'association femme-nature. Il doit, en effet, oblitérer l’incontournable du corps de la mère comme fondement du nourricier et faire de la nourriture un des fondements du lien social. Le don "naturel", qui marque aussi la relation mère-enfant, qui ouvre une dette imprescriptible, est ainsi transformé en assignation culturelle faite aux femmes, et pas seulement aux mères, de préparer, d'exécuter la nourriture pour les hommes.
Dans ce qui est tenu pour une division sexuelle du travail fondative de l'humain (Mead, 1966), pour que les femmes puissent apparaître dépendantes, les hommes doivent être décrétés responsables de l'entretien des enfants et des femmes. Elles sont dépouillées de la jouissance du pouvoir [15] exorbitant, mortifère diront certains, de nourrir la vie, en étant réduites en forces de travail au service des hommes. Leur temps et leurs énergies sont requis afin de dégager du temps libre pour les hommes qui peuvent dès lors s'adonner à des activités "humaines" (Clastres, 1974). Le père est le premier servi parce qu'il n'a pas à mettre la main à la pâte. Pour que le nourricier devienne social, et il doit le devenir pour taire la béance de la paternité, il doit être dit le fait du père. Tant que cette médiation est instituante, les rapports entre hommes et femmes ne peuvent être que de sujétion.
Sans vouloir se cantonner sur le terrain des mythes, pour permettre à l'argumentation de se déployer, il faut faire sauter un premier verrou, et non des moindres, celui des attitudes devant la vie. Là où la question de la modernité (Ariès, 1971) est peut-être la plus sensible. Le changement d'attitudes devant la vie ne peut être conçu en termes de simple prévoyance matérielle, de recherche de confort et d’entrée dans une civilisation des objets. La réduction de la natalité s'est produite pour le bien de l'enfant qui prend de plus en plus de place dans la société moderne - l'enfance est un concept moderne (Ariès, 1973) - comme elle se produit aujourd'hui pour l’émancipation de la femme tout en provoquant l'émergence de l'amour paternel. Que cette réduction soit aussi devenue un instrument de gestion de la population (Foucault, 1976 : 175 et sv. ; chez Foucault, il ne s'agit pas encore de réduction mais de régulation de la population), comme il peut y avoir - et il y avait, encore récemment, tant au Mexique qu'en Algérie - une gestion étatique dite populationniste (Alba Hernández, 1981), ne doit pas éclipser les attitudes mêmes devant la vie. S'y est récemment introduit le discours sur la responsabilité et c'est ce discours qui est renvoyé à l'enquêteur. Il est défensif, il défend le statut de nourricier menacé suite à l’"explosion" démographique et au grossissement des villes. L'exacerbation du machisme est l'expression désespérée de ce sentiment de menace. Si, en Europe, la femme au foyer est une mystification produite par les classes moyennes (Blunden, 1982), elle est au contraire ici le fait des plus dépourvus des hommes. Ce sont eux, pas les classes moyennes, qui empêchent leurs filles, leurs femmes de travailler à l’extérieur. C’est leur "honneur" que tente de capitaliser l'État algérien en retirant les femmes du marché du travail. Mais aucun rapport immédiat ne peut être établi entre femmes au foyer et familles nombreuses. Les femmes occupées professionnellement ont souvent autant d'enfants que les femmes au foyer (Corten, 1985a ; Miro et Mummert, 1982). L’exacerbation du machisme, pour bien réelle qu'elle soit, ne doit pas oblitérer une réalité qui gêne par ailleurs notre conception de la modernité : le besoin d’enfants mieux nourris, mieux instruits, mais aussi plus nombreux.
Cette attitude devant la vie rompt les grands équilibres (mythiques) de la société, d'une campagne alimentant la ville en population et en vivres. En ville, la population continue à croître (Tillon, 1966). Le statut même de la campagne nourricière est remis en question. Mise en question facilement vue comme abandon à la facilité (des importations alimentaires), à l'imprévoyance. Et la ville continue à croître, à proliférer (Bairoch, 1985 : [16] 579 et sv.), même si la fécondité moyenne y est plus faible, l’écart est toutefois peu important (de l'ordre de 20%).
Prolétarisations et objectivations sociales
Voir la formation du prolétariat comme production de la population, voir la structuration d'une catégorie particulière d'État - l'État nourricier - à partir de cette production de la population, cela suppose la mise en œuvre de plusieurs concepts. Ceux-ci ont pris une liberté certaine par rapport à leur définition marxiste classique. Cette distance est nourrie de deux courants théoriques principaux, d'une part celui représenté dans l’Ecole de Budapest par Agnès Heller et en particulier sa théorie des besoins et d'autre part la conception de la biopolitique avancée par Foucault. On relèvera aussi les apports théoriques de la littérature latino-américaine et maghrébine récente, principalement sur la rente et sur l'État. Mais cette distance est aussi forgée par une constante préoccupation de rendre compte des réalités sociales au demeurant différentes. Il s'agit à la fois de maintenir celles-ci dans leur cadre culturel et historique spécifique et de les comprendre dans des catégories qui transcendent - sans abstraire - leurs différences.
Cette étude sur le prolétariat prétend ne pas présupposer une réalité prédéterminée du prolétariat. Le concept de base est celui de prolétarisation. Par prolétarisation, on désigne l'ensemble des champs constitués par des processus d'objectivation sociale perçus du point de vue du contrôle versus la perte de contrôle. Ces champs sont formés d'une multitude de points recomposant les activités et les opérations dans lesquelles sont engagés les femmes, les hommes, les adultes et les enfants et dans lesquelles ils extériorisent face à elles, et en en perdant souvent le contrôle, leur propre réalité. Les objectivations définissent ainsi à la fois la richesse des besoins et l'aliénation par rapport à elle. Le concept d'objectivation est donc, dans notre cadre théorique, adjacent à celui de prolétarisation. Il ouvre aussi à la problématique des besoins. Les besoins définissent une attitude "qualitative" ou "quantitative" vis-à-vis des objets ainsi posés. Dans cette perspective, un besoin immédiatement social est un besoin dont l'objet posé face à soi n'est pas rendu inaccessible par une division du travail. C'est le cas dans des conditions déterminées - précisément différentes de la conception romaine du prolétariat - de la production d’enfants. Au lieu de considérer la prolétarisation comme séparation d'objets déterminés, en l'occurrence les moyens de travail et de production, on part ici de la conception selon laquelle la prolétarisation est une dimension historique marquée par la massification notamment urbaine des processus d’objectivations sociales. L’enquête est nécessaire pour donner un certain contenu à ces processus : ce travail est basé sur des enquêtes menées dans trois régions mexicaines et des analyses secondaires d'enquêtes réalisées en Algérie.
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Les enquêtes sur le terrain rapportent des indications sur les initiatives dans lesquelles sont engagées diverses catégories de travailleurs et sur les disciplines auxquelles ils sont astreints. Ces indications permettent de donner consistance, à travers diverses illustrations, aux hypothèses analytiques sur ce qu’est le phénomène de prolétarisation. Elles ne constituent donc pas une matière première à partir de laquelle on croit pouvoir "découvrir" la nature de la prolétarisation, elles fournissent un jeu de contraintes qui oblige à pousser plus loin l'analyse. On trouvera en annexe les indications techniques concernant ce matériel d'enquête.
La première partie de ce livre présente les deux pays selon les traits énoncés plus haut. La deuxième partie, on le verra immédiatement, formule une autre approche de la rente. La troisième partie présente l’analyse de quatre champs constitués par rapport à des objets : le territoire, les aliments, les machines et les biens durables. Tout comme les trois autres objets, le territoire est donc ici vu comme le produit d'une objectivation sociale dans laquelle il y a investissement et fixation effectifs. Mais, comme pour le rapport aux aliments, il y a toujours dans cette objectivation sociale une dimension mythique. En montrant comment ces objets sont posés face à eux par différentes catégories d'hommes et de femmes, on est amené à brosser en traits pleins une conception nouvelle de la prolétarisation.
L'option de ne pas présupposer la prolétarisation relevant d'un champ défini à partir de la catégorie travail - ce que Marx appelle le travail abstrait - dégage la possibilité d'élaborer une conception de la rente qui n’est pas un cas particulier de la théorie de la valeur-travail. La deuxième partie du livre est consacrée à montrer les différents cycles de la rente. Il s’agit essentiellement de comprendre comment la rente peut être retenue à l'intérieur d'un pays doté, on le voit dans la quatrième partie, d'un État particulier : l'État nourricier.
On a parlé précédemment des croyances relatives aux sources de la richesse. Celles-ci sont une des composantes de la formation du prolétariat. La rente est une croyance à propos de la richesse produite lorsqu'elle apparaît comme une manne tombant du ciel ou montant des entrailles de la terre. Surgit rapidement la question : d'où vient cette manne ? À qui est pris ce surplus ? Deux notions sont manipulées dans les travaux récents sur la rente pétrolière, celle de rente différentielle et celle de rente de monopole. La rente différentielle résulte des coûts épargnés par rapport aux coûts de la moins bonne terre cultivée ou du moins bon gisement exploité. La rente de monopole est le surprofit procédant d'un avantage quelconque détenu par un seul producteur qui parvient à le conserver grâce à un rapport de forces favorable. Ces deux notions contiennent en creux celle de dégradation des ressources naturelles : la rente ne serait qu'une contre-valeur par rapport à cette dégradation. La rente différentielle s'accroît dans la mesure où il y a dégradation, où il y a de plus en plus de terres ou de gisements de moins en moins bons. La rente de monopole postule, par la liberté vis-à-vis de la liberté des prix, le gaspillage. Poussant plus loin ces hypothèses inscrites en [18] marge des théories de la valeur, la rente est ici définie comme la contre-valeur procédant de la destruction des activités sociales de conservation de la nature. La prolétarisation, comme champ où cette destruction peut opérer, est aussi un circuit dans lequel circule la contre-valeur et la fixe éventuellement. Elle connote la fonction constante des mythes à transcender la relation immédiate à la nature.
La notion de mobilisation, empruntée à Deutsch et à Germani, fonctionne ici comme concept charnière de celui d'objectivation. Il désigne une disponibilité, une libération d’initiative qui est un des aspects de l'objectivation sociale. Est-ce à dire circuit de la rente, voire facteur de sa fixation ? On verra les difficultés de le préciser.
Mais c’est par rapport à une théorie de l'État que l’on peut sans doute aller le plus loin dans ce sens. La quatrième partie y est consacrée. L'État, maillon entre l'économie monétaire mondiale et une société malgré tout peu différenciée, apparaît un levier de plus ou moins grande rétention de la rente. Le pouvoir de rétention de l’État est particulièrement examiné sous l'angle de la formulation de la demande sociale et de la constitution, sur cette base, d'intérêts corporatifs. L'analyse doit commencer par la formulation de la demande sociale, c'est-à-dire établir en l’occurrence le passage - le saut - entre l'existence d'un besoin social et la demande investie d'un contenu, adressée à quelqu'un institué parce que pris comme destinataire. Dans ce passage se dessinent les traits de l'État nourricier mexicain et algérien : combinaison de corporatisme, de populisme et de système semi-compétitif. Au-delà de ces caractérisations, il est une nouvelle fois question ici d’objectivation sociale. La théorie de la prolétarisation et celle de la structuration de l’État se coupent sur ce point. Pourtant, ce qui fournit la scène à la formation du prolétariat, c’est plutôt la tension entre ces deux tendances de l’objectivation. Cette tension est cependant analysée sans le présupposé de la simplification des antagonismes de classe familière au marxisme. C'est pourquoi, face à l'État nourricier qui tente, en nommant et en interpellant des catégories sociales, de poser la médiation comme nécessaire, l'immédiateté sociale de la production de la population peut être vue comme une résistance radicale à la différenciation sociale fondatrice de l'État. Elle est sécession vis-à-vis du principe de responsabilité.
Le prolétariat est constitué au masculin dans les pays du Nord. Après la panique de la période de formation, le principe de responsabilité s'est rétabli, notamment autour de concepts comme la reproduction de la force de travail - incluant la reproduction de la famille et de ses membres. Dans les deux pays étudiés, l'émergence d'un État nourricier définit différemment le principe de responsabilité. Aussi répandu que soit le machisme et même si l'Algérie est l’un des pays où la participation "active" féminine est la plus basse, le prolétariat constitué comme production de la population ne postule pas l'exclusion des femmes de ses rangs pas plus qu'il n'implique sa féminisation. La composante sexuelle du prolétariat dépend de la structuration du rapport à l'État nourricier.
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