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Diabolisation et mal politique.
Haïti : misère, religion et politique.
Introduction
Le mal n'est pas d'origine surnaturelle. Il ne résulte pas d'un esprit démoniaque. Le « mal politique » [1] appartient à la société. Il n'est pas la série de crimes politiques inévitablement commis. Non, le mal politique est une réalité plus radicale. Cette radicalité ne peut être définie qu'en s'interrogeant sur la manière dont se fixe le politique dans une société. À partir du montage du politique. En effet, le politique n'est pas une instance qui prend toujours la même place dans le corps social. Il est institué chaque fois selon une histoire propre. Et ce n'est qu'exceptionnellement que le mal politique se déclare. L'institution/non-institution du politique en Haïti est ainsi la trame de fond de ce livre. Comment s'opère le montage du politique en Haïti ? Dans ce pays, l'institution du politique est souvent rapportée au religieux. Comment s'opère l'institution du politique en Haïti où tout est profondément intriqué avec le religieux ?
Défini de manière abstraite mais c'est nécessaire le mal politique est l'acceptabilité [2] de la déshumanisation, c'est-à-dire la possibilité que la déshumanisation corresponde à une syntaxe collective de raisonnement. Lorsque le mal politique se déclare, cette syntaxe en vient à classer les comportements (en gros, soumission, révolte impuissante ou mise en œuvre ou au moins mise à profit de la déshumanisation). En Haïti, l'extrême pauvreté ne conduit à la déshumanisation qu'en raison de ce classement et de récits qui font de ce classement une réalité impérative. Il y a pourtant moyen d'échapper à celui-ci. En masse, une partie de la population opère, dans des mouvements religieux, une sorte de scission. On parlera de « pulsion schismatique ». Le mal politique classe les comportements, mais il y a des processus de scission, voilà la thèse centrale de ce livre.
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Le mal politique ne se confond pas avec les crimes politiques. De façon plus générale, il n'est pas le mal théorisé dans les critiques du pouvoir et de l'État [3]. N'est pas désigné ce que Machiavel nomme de l'ancienne expression romaine de virtu [4] c'est-à-dire l'obligation pour le dirigeant de ne pas se laisser emporter par le désir de se faire aimer mais au contraire d'utiliser la force et la ruse. Le mal politique est radical. Il se rapporte à la déshumanisation de masse. Hannah Arendt [5] - cette grande philosophe politique à laquelle on empruntera quelques concepts importants mais qu'on ne suit néanmoins pas sur tous les points [6] emploie le terme de désolation. La désolation est l'annihilation de toute vie personnelle. Pour elle, la désolation est la conséquence d'un régime politique. Le totalitarisme détruit non seulement le domaine public de la vie (la liberté de s'exprimer et d'agir) mais la sphère de la vie privée et les « possibilités d'expériences, d'invention et de pensée » pour soi-même [7]. Une dictature anéantit la vie publique et ferme l'espace politique. Elle peut laisser intacte la sphère de la vie privée. Le totalitarisme détruit la vie publique et la vie privée. Dans la désolation [8] l'être humain est déraciné, est privé de sol et est mis à l'écart de la société humaine. Il est déshumanisé.
Dans cette introduction, après avoir circonscrit sommairement le cadre d'analyse du montage du politique [9] en rapport au religieux - le cadre du théologico-politique -, on verra comment la déshumanisation peut prendre place dans ce montage. L'exposé sacrifiera aux simplifications et aux raccourcis qu'une présentation programmatique suppose. Dans le corps du livre, les concepts seront précisés et le cadre d'analyse développé. Fondamentalement, on avance la proposition selon laquelle la déshumanisation, cet état extrême de la désolation auxquels sont soumis les prisonniers des camps de concentration et qui contamine les propres gardiens de ces camps (déjà investis d'une logique du vide) [10], n'est pas seulement la conséquence d'un régime politique, en l'occurrence du totalitarisme. Il y a une déshumanisation produite par un système social plus diffus - on évoque la mondialisation ; c'est l'état dans lequel se trouve une partie de la population mondiale [19] exposée à la misère absolue. Entendons-nous, la pauvreté ne produit pas automatiquement la déshumanisation ; c'est parfois le contraire. Ceci étant dit, une portion de la population entassée dans les bidonvilles et dans des faubourgs (faux bourgs) haïtiens vit littéralement dans un état de déshumanisation caractérisé notamment par l'absence de toute vie privée [11].
Il y a différentes variantes d'articulation du religieux et du politique à travers lesquelles peut se concevoir le montage du politique. Elles se résument dans quelques grands paradigmes. Pour simplifier, on les rapportera à des grands noms de la philosophie dont on exposera très sommairement les positions. Il s'agit de (saint) Augustin, de Spinoza, de Kant, de Tocqueville... Dans la période contemporaine, Schmitt, Lefort et Gauchet ont essayé de les reformuler. Dans l'étude de la société haïtienne, ces paradigmes ont été mobilisés de façon plus ou moins explicite par de nombreux auteurs [12]. Hurbon et dans une moindre mesure Midy [13], dont on suivra particulièrement les analyses, adoptent encore d'autres paradigmes, notamment lacanien et girardien. On y reviendra.
De tous, le paradigme augustinien est le plus ancien. Il reste toujours aujourd'hui au fond de la pensée théologico-politique. Selon Augustin (354-430), il y a deux cités : la cité de Dieu et la cité terrestre. L'homme se perd à investir sa vie dans la cité terrestre - il est fasciné par la recherche de la gloire et du bien de ses amis mais aussi par des convoitises plus triviales - comme Augustin était fasciné par l'Empire Romain. Mais le seul bon choix est celui de la cité de Dieu, c'est-à-dire une vie guidée par l'amour de Dieu [14]. Augustin ne voit cependant pas ces deux cités comme complètement séparées. Un équilibre doit s'instituer entre les deux. Pour pouvoir se consacrer à l'amour de Dieu, il faut avoir la paix dans la cité terrestre. Paix rendue possible par un droit consenti et une communauté d'intérêts [15]. Les catholiques comme les protestants se sont abondamment revendiqués du paradigme augustinien. Les catholiques s'en sont revendiqués pour instituer la chrétienté - une société en principe gouvernée par les valeurs chrétiennes. On parle en ce sens d'augustinisme politique. Dans le cas du patronato latino-américain, la chrétienté n'est pas une théocratie puisque les pouvoirs mêlés du temporel et du spirituel sont confiés par le pape aux Rois d'Espagne et du Portugal. Concrètement aux Vice-Rois. Les protestants se revendiquent au contraire d'Augustin pour distinguer de façon radicale [20] les deux cités. Dans un esprit de « secte » [16], ils peuvent vivre dans un monde à part où ils respectent leurs préceptes sans essayer de les faire partager. En Haïti, le caractère implacable du régime d'esclavage s'est passé de la superstructure de la chrétienté et le catholicisme n'a pas donné un premier contrefort au système politique. Par ailleurs, jusqu'il y a peu, les protestants, quoique nombreux, se sont constitués en société parallèle.
Un second grand paradigme est celui de Spinoza. Pour Spinoza (1632-1677), la religion est un réservoir d'imagination [17]. Selon les interprétations de Negri [18] mais aussi de Revault d'Allonnes [19] reprises brièvement ici, cette imagination fait bouger la société. Seule une petite élite se subordonne aux arguments de la raison, la multitude est au contraire entraînée par l'imagination. Le problème surgit lorsque les théologiens tentent de manipuler les passions des masses. Le politique s'institue lorsqu'à ces théologiens est opposé un autre ordre, celui de la puissance. Spinoza considère qu'il faut s'appuyer sur toutes les forces de la nature humaine et éviter ce qu'on appelle aujourd'hui une diabolisation. La société haïtienne est certainement une illustration de la floraison de l'imagination mais aussi de la manipulation de cette imagination par des « théologiens ». Dans le cas d'Haïti, ce n'est pas dans une raison abstraite qu'il faut chercher restitution du politique mais dans la puissance de la multitude. On verra que l’empowerment tel qu'on le trouve dans le pentecôtisme correspond à ce sens de la puissance.
Un troisième grand paradigme est le paradigme kantien. Pour Kant (1724-1804), il y a, pour résumer en peu de mots, une dialectique entre la communauté éthique gouvernée par la morale et inspirée par la religion (une religion rationnelle) et la société politique gouvernée par la loi [20]. Cette dialectique se fait cependant prendre en défaut par le « mal radical ». La communauté éthique promeut le développement indéfini de la liberté et pour Kant, devenir libre, c'est se délivrer de la servitude du mal [21]. Pour lui, le mal est la contrepartie de la liberté ; il n'est pas tributaire d'un quelconque péché originel [22]. Quant à la société politique, elle détermine simplement le degré de liberté externe de l'individu. Dans celle-ci, on ne [21] peut s'entendre sur un bien qui serait valable pour tous [23]. C'est là que surgit le scandale du mal, c'est-à-dire son caractère incompréhensible. Le mal entre dans le politique mais il est substantiellement étranger à la logique de la loi. La violation de la loi n'est pas le mal ; cette violation est ce qu'on appelle un crime. Pour Kant, le mal est « radical » car il est à la racine de la nature humaine. En suivant Arendt, on peut aller plus loin ; le mal est radical car il interpelle profondément le politique comme expression fondamentale de l'humain [24]. Les tenants de la théologie politique en déduisent qu'il faut changer la conception trop étroite du politique [25]. Ainsi, pour les théologiens de la libération, le « péché social » (ou « péché structurer ») doit être combattu au plan politique, ces théologiens parvenant à politiser le mal [26]. En Haïti, la diabolisation du mal empêche cette dernière lecture de s'imposer. Si même Aristide se revendique de la théologie de la libération, il théologise le politique plus qu'il ne politise le mal [27].
Le paradigme de Tocqueville [28] (1805-1859) est également éclairant pour comprendre l'institution du politique en Haïti. Ce paradigme pose très nettement la distinction des instances politique et religieuse mais en même temps il souligne toute l'importance de la religion pour le maintien de la liberté politique. « Aux États-Unis, de façon directe et indirecte, "la religion enseigne l'art d'être libre", elle l'enseigne d'autant mieux qu'elle est elle-même une religion de liberté, et, dit-il, qu'on a affaire aux États-Unis dès l'origine à un "christianisme démocratique et républicain" » [29]. La moralité civile est indispensable pour le bon fonctionnement démocratique. Là où les deux instances sont confondues, la démocratie n'est plus garantie. Là où la religion s'affadit, les valeurs démocratiques d'égalité et de liberté s'affaiblissent. En Haïti, le paradigme tocquevillien permet de poser l'importance de la « moralité » comme rempart au mal politique, en sachant pourtant d'avance que la distinction des deux instances, religieuse et politique, n'est pas assurée.
Dans la période contemporaine, deux thèses contraires se sont affirmées, celle de Cari Schmitt (1888-1985) plaidant pour la permanence du théologico-politique [22] et celle de Claude Lefort posant au contraire que la société démocratique est fondée sur une désintrication du religieux et du politique. Vient s'y ajouter Marcel Gauchet [30], en particulier pour son dernier livre La religion dans la démocratie (1998) [31]. De Cari Schmitt, ne retenons pas seulement sa fameuse proposition de 1922 selon laquelle « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés » [32]. Dans un texte de 1969, Cari Schmitt insiste sur la permanence du théologico-politique et combat la thèse de la « liquidation théologique » qui aurait été produite avec la christianisation (312-313) de l'Empire romain par Constantin (280-337). De son argumentation, on peut retenir que la société est toujours travaillée par une « pulsion schismatique » et que cette pulsion institue le politique (c'est-à-dire dans la conception de Schmitt - et pour simplifier outrageusement - l'institution d'un ennemi) [33]. En l'occurrence au cœur de la doctrine chrétienne de la Trinité, il y a, dit-il, une tension, voire une révolte - une stasis [34]. « C'est une véritable stasiologie [35] théologico-politique qui apparaît au coeur de la doctrine trinitaire. On ne saurait donc occulter le problème de l'inimitié et de l'ennemi » [36]. En Haïti, il y a une pulsion schismatique de la part de mouvements religieux qui refusent un monde de résignation face au mal. Des croyants manifestent leur confiance en soi, ils affichent une puissance, un empowerment. À leurs yeux, on a beau considérer que tant la misère que la violence sont réglées d'avance, il y a une place pour autre chose. L'approche en termes de pulsion schismatique offre pour Haïti un concept qui est peut-être meilleur que le concept tocquevillien de moralité. En raison, nous l'avons vu, de la confusion qui règne en Haïti entre le religieux et le politique.
Selon la perspective de Lefort [37], et des auteurs haïtiens l'ont adoptée [38], la [23] démocratie ne pourra s'établir en Haïti que lorsque le religieux et le politique auront été définitivement désintriqués. Pour Lefort, les philosophes ont pensé « sous le nom de politique les principes générateurs d'une société » [39]. Ils ont inclus dès lors dans leurs réflexions les phénomènes religieux. La raison en est que le « politique et le religieux mettent la pensée philosophique en présence du symbolique » [40]. Le philosophe ne croit plus à la religion comme énonciateur de la Révélation mais une société qui se désintéresserait du mode dénonciation du divin comme pouvoir instituant, une société qui oublierait son fondement religieux, vivrait, selon le philosophe, « dans l'illusion d'une pure immanence à elle-même et effacerait du même coup le lieu de la philosophie » [41]. Mais dit Lefort, il faut apprendre à voir l'institution par le symbolique autrement que dans le religieux. Le pouvoir du politique doit pouvoir s'appuyer sur autre chose que des entités substantielles comme la Loi ou le Savoir transcendant. Il doit pouvoir créer sa propre symbolique. La désintrication du religieux et du politique est, selon Lefort, la condition d'un fonctionnement démocratique de la société. Le politique dans sa vision doit être un « lieu vide » [42] et le philosophe politique doit apprendre à faire la distinction entre l'imaginaire (religieux) et le symbolique (qui doit instituer le politique). En Haïti, le politique n'est nullement un « lieu vide ». Lorsqu'on parle de diabolisation ou lorsqu'on prend en compte la coexistence des différents types religieux, on indique clairement que la désintrication entre le religieux et le politique n'est pas du tout faite. La question qui se pose est de savoir si la « transition démocratique » implique cette désintrication. Nous ne pourrons pas vraiment y répondre.
Marcel Gauchet en arrive dans une analyse historique de la société française à relever qu'au terme d'un long processus, c'est la société civile qui donne aujourd'hui un sens aux actions. Ceci en raison de la mutation des croyances en identités. Le politique n'est plus institué comme garant du sens collectif ; même la séparation classique de l'Église et de l'État perd son importance car il n'y a plus à instituer, à travers cette séparation, le politique comme instance forte (républicaine). C'est le « sacre de la société civile » et la désacralisation de l'État. Peut-être pour sortir Haïti de la diabolisation faut-il abandonner la recherche d'un instituant fort ? Ce qu'intuitionnent peut-être ceux qui en Haïti se revendiquent de la société civile.
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La seconde grande question de ce livre est la suivante : comment penser l'impensable qu'est le mal politique ? À cette fin, il faut discerner deux paliers d'analyse politique. D'abord identifier un « discours social » [43] de diabolisation. En effet, face au caractère incompréhensible du mal, un discours de diabolisation et de forces persécutives du mal s'est répandu. Ensuite, il faut distinguer ce « discours social » de la « langue politique ». Le discours de diabolisation qui traverse toutes les couches de la société et est régi par des « répertoires topiques » [44] est distinct de la « langue politique » [45] qui, elle, classe [46] les comportements et rend acceptable (sans le rendre nécessairement dicible) [47] y compris l'incompréhensible. En corollaire, le « mal politique » doit être vu comme faisant partie en Haïti du montage de la langue politique, tout en étant continuellement masqué par le discours social. Revenons sur ces différents éléments.
Arrêtons-nous d'abord au premier élément, le discours social de la diabolisation et des forces persécutives du mal. Dans les chapitres de 1 à 5, ce livre essaie d'identifier les différents récits dans lesquels le discours persécutif se développe. C'est qu'en effet, lorsqu'un individu est mis dans une situation et y réagit par son comportement, il est pris dans des trames narratives qui préexistent à cette [25] situation et à sa réaction. L'imaginaire des forces persécutives ne peut se développer que parce que, malgré leurs différences, les individus trouvent des trames narratives qui vont les amener d'une façon ou une autre à diaboliser l'adversaire. Correspondant aux quatre types religieux principaux, s'énoncent quatre récits. Dans chaque récit, celui du vodou [48], du catholicisme, du protestantisme historique (surtout baptiste) [49] et des pentecôtismes, l'exposé des chapitres tente de décortiquer la trame narrative par sa structure élémentaire. Adoptant un cadre d'analyse de « sémantique narrative » [50], on examine qui envoie (Destinateur [51]) une mission et à qui (Destinataire), qui réalise la mission (Sujet-opérateur) et en quoi consiste-t-elle (Objet), quels sont les forces qui appuient cette quête (Adjuvants) et quelles sont celles qui s'opposent à celle-ci (Opposants), au nom de qui est évalué le résultat de la mission (épreuve « glorifiante ») [52].
Dans cette perspective de sémantique narrative, on interprète les comportements non pas en termes de motivations mais dans la façon dont les agents se trouvent placés dans des trames narratives. Les agents n'agissent pas vraiment, ils actualisent des valeurs. Ils sont en quelque sorte « agis » par les trames narratives qui circulent dans la société. Ainsi un croyant est quelqu'un qui est mis dans la position de destinataire d'un message (il est appelé par Dieu qui est le Destinateur dans le récit). En même temps, il est mis dans la position du Sujet-opérateur qui doit réaliser l'action prescrite par la mission et dans le changement d'état (transformer sa vie) qu'il vise, il actualise des valeurs (émotion, santé, prospérité). La trame narrative ne conditionne évidemment pas seulement des individus mais des sujets moraux ou la collectivité entière. Dans le discours des protestants (organisés dans le MOCHRENA) [53] et dirigé par un pasteur baptiste, le Dr. Luc Mésadieu, il s'agit de [26] « remettre le pays à Jésus-Christ, le Sauveur de l'humanité et le Seigneur de toute la terre ». Remettre car aujourd'hui le pays est sous l'égide d'un contrat « signé avec des esprits dénommés "dieux tutélaires de la nation" ». « À l'occasion de la cérémonie du Bois Caïman, le Chef Boukman a intronisé Satan comme l'auteur spirituel de la lutte pour l'Indépendance » [54]. Maintenant, il s'agit d'écouter une autre voix (Destinateur), de trouver un autre auteur (Sujet-opérateur), de signer un autre contrat, d'atteindre un autre objectif (Objet) - « Haïti... est considérée aujourd'hui comme une poubelle » -, de compter sur d'autres alliés (Adjuvants). Satan est vu successivement dans ce récit comme l'anti-Destinateur (celui qui envoie une mission qui s'avère fausse), comme l'anti-Sujet, celui qui mène l'action conduisant au désastre, comme l'Opposant, celui qui fait obstacle potentiellement à la « nouvelle Haïti ».
Tous les récits entrent dans le discours social de la diabolisation. Ils n'y entrent pas au même degré mais ils usent des mêmes « répertoires topiques » [55]. Laënnec Hurbon a consacré tout un livre [56] pour montrer la matrice de ces récits, pour en détailler les topoi, « les lieux communs ». Hurbon explique comment les Européens et ensuite les élites haïtiennes ont produits les zombis [57] - ces morts vivants - qui ont tellement hanté l'imaginaire nord-américain. Cela procède de toute une histoire de l'opposition barbare/civilisé dans la culture occidentale. De l'image gréco-romaine du barbare à celle du Nouveau Monde, tout un travail est fait, mais ne parvient pas à dégager la figure de l'altérité. Dans le cas d'Haïti, il y a une course à vide dans l'imaginaire où sont enfilées toutes sortes d'images effrayantes ou repoussantes allant de la sorcellerie au cannibalisme. Le symbolisme qui fonctionne est manichéen et ne parvient pas à traiter le mal. Le discours des différentes confessions religieuses d'origine occidentale - catholique, protestante historique et pentecôtiste (pour prendre les principales) - reprennent les images du barbare et de Satan. Aujourd'hui encore, celles-ci occupent, à peine transposées, l'imaginaire des différentes couches sociales haïtiennes.
Dans la première partie du livre (en particulier chapitres 2 à 5), à travers les récits, c'est de l'imaginaire qu'il est plutôt question. La seconde partie conduit à définir l'ordre du symbolique (en particulier chapitre 10). Qu'entend-on ici par imaginaire et symbolique ? Par imaginaire, on entend un processus construit à partir de l'image du « moi » [58]. Cette image du « moi », les individus se la font en rapports aux [27]multiples « tenants-lieux » qu'ils sont dans les « je » du discours [59]. L'image dont il s'agit est celle que l'individu voit dans le miroir en fonction de ce qu'il croit qu'on attend de lui. L'imaginaire s'opère dans la recherche d'identités sociales. Au niveau du corps social, l'ensemble des « identités » s'assemblent pour constituer une cosmovision. L'imaginaire donne un relief et établit un certain nombre de lieux (topoi) qui produisent des significations sociales. Selon cette dernière interprétation empruntée à Castoriadis [60], l'imaginaire permet de donner un sens qui déborde la combinaison des signes. L'imaginaire n'est donc pas une chaîne ininterrompue de signifiants [61] qui ne produiraient aucun effet de sens. Il produit des significations sociales, mais celles-ci sont instables. L'ordre qui accorde une stabilité relève du symbolique.
Le symbolique a besoin de l'imagination pour se former car entre le signifiant et le signifié, on renvoie toujours à quelque chose, le réfèrent [62]. Le symbolique dépasse toujours pour cette même raison un système logique de signes. Il est régi par un ordre profond qui détermine des formes particulières et « nous ne paraissons pas pouvoir saisir la réalité autrement que dans la particularité de ces formes » [63]. Par là, le symbolique opère dans la vie sociale un classement. Le symbolique permet d'échapper au rapport en miroir. Il permet d'avoir accès à l'« autre » sans être pris dans un rapport spéculaire. D'un point de vue social, il permet d'instituer la figure de l'ennemi. Or, comme on l'a vu pour Cari Schmitt, la figure de l'ennemi est fondatrice du politique [64]. L'ennemi n'est pas simplement un adversaire (comme dans la perspective d'institutionnalisation des conflits) ; il pose le problème de la violence comme constitutive du politique. Dire que l'ennemi est de l'ordre de la réalité, c'est le traiter en termes de représentation du politique. Ce traitement de l'« autre » est dès lors fondamentalement différent de celui de la diabolisation. Poser l'autre comme ennemi (ou comme ami) est instituant du politique ; par contre le discours social de la diabolisation est un ensemble hétéroclite qui éloigne de l'institution du politique notamment en la masquant. On se gardera pour autant, même si cela correspond à des catégories reçues, de considérer que le symbolique construit la réalité et que l'imaginaire est d'un ordre fantasmatique. Tout discours est un processus de construction de la réalité [65], qu'il fonctionne au symbolique ou à l'imaginaire.
Dans cette conception, le mal radical doit être traité du point de vue du politique et vu comme un montage possible - et exceptionnel bien que peut-être [28] toujours latent - du politique. Si Arendt parle de « banalité du mal » [66], c'est dans ce sens (voir chapitre 1). Son analyse qu'on peut résumer dans la formule - Eichmann n'est pas démoniaque - a suscité, à l'époque, le scandale. Dans notre monde contemporain, une nouvelle difficulté surgit. Un discours omniprésent sur les droits humains, sur les crimes contre l'humanité et le génocide s'est imposé. Ce discours qui classe a priori, n'est-il pas porté à un nouveau mode de traitement diabolisé de l'adversaire ?
Comment aborder la question de la déshumanisation liée à la misère absolue de masse ? Cette notion de déshumanisation n'est-elle pas par excellence tributaire du discours des droits humains ? Pour contourner ce discours, il faut revenir au concept de désolation proposé par Arendt dans son analyse du Système totalitaire. La désolation est cet état, dit-elle, où « l'être humain a perdu contact avec lui-même » et se sent « à l'écart de toute société humaine ». « La domination totalitaire est un nouveau type de régime » en ce sens qu'elle ne se contente pas de réduire à l'isolement par la destruction de la vie publique mais qu'elle provoque une "expérience de non-appartenance au monde" par la destruction de la vie privée » [67].
Le propos tenu dans ce livre est que la misère radicale produit une dépossession de la vie privée - une désolation - comparable à celle des systèmes totalitaires. Et notons qu'il ne s'agit pas seulement de vie privée au sens occidental du terme mais d'une expérience de non-appartenance à la communauté. En Haïti, la désolation est un phénomène de masse, même si elle ne touche pas encore la majorité de la population (voir chapitre 1). Elle réduit la masse des prolétarisés à une égalité insensible à toute identité personnelle, à une indifférence radicale. Elle les installe dans un imaginaire de terreur où l'indécision empêche toute possibilité de révolte. Aux yeux du reste des Haïtiens et aux yeux des étrangers, la perte d'identité et la terreur sont elles-mêmes banalisées. C'est sur la base de ce phénomène de masse que la « banalité du mal » s'actualise.
En amont, la déshumanisation est produite par l'exportation par les pays du [29] Nord de la misère absolue. Au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, l'économie politique (avec notamment Malthus [68]) raisonnait sur une régulation du marché par la mortalité. Lorsque les salaires descendaient au-dessous du minimum de subsistance, une partie de la population mourait. La diminution de la population provoquait dans une phase ultérieure une pression à la hausse des salaires et à terme une nouvelle augmentation de la population. Le cycle recommençait. Aujourd'hui, on parvient à faible coût à réduire la mortalité dans l'ensemble du monde. Faute d'incorporation de vastes secteurs de la population dans des activités rentables, la proportion de la population mondiale végétant au bord de l'inanition et physiquement et psychologiquement privée de sol augmente. Une part importante de la population mondiale est mise à l'écart de la société humaine d'une part parce que les élites économiques exportent sciemment la misère à la périphérie et d'autre part parce que le modèle de société devient de plus en plus le paysage virtuel de la consommation occidentale - les portes d'accès, même migratoires, restant par ailleurs fermées.
Dans son sens kantien, le mal politique est le mensonge, en l'occurrence le mensonge tenu aujourd'hui par le discours technocratique international de la pauvreté [69] et mis en œuvre par les agents chargés de tâches humanitaires. Ce mensonge (ce terme peut prêter à équivoque et sera peu utilisé) fera l'objet d'une section de ce livre dans la mesure où certaines élites de classes moyennes d'Haïti en sont également les agents. Celles-ci le sont à travers le fonctionnement des ONG [70] et des organisations internationales (chapitre 9). On verra en l'occurrence que « bonne volonté » et « mal politique » ne sont pas exclusifs. « L'enfer est pavé de bonnes intentions » ! Même le langage commun est marqué par la diabolisation !
L'abîme de la déshumanisation fascine les prophètes [71] et les apprentis en politique. Avec l'examen de la désolation, de la criminalisation et de la « lumpenprolétarisation » [72] des masses miséreuses (chapitres 1, 6, 7 et 8), c'est en même temps de la fascination des élites de classes moyennes face à la déshumanisation dont il est question dans la seconde partie de ce livre (chapitres 6-9). La fascination de la déshumanisation ne touche pas en premier lieu les oligarchies, sauf lorsque celles-ci se trouvent dans un processus de déclassement. Elles peuvent alors s'associer à des aventures de type lumpen dont des projets sont toujours latents [30] dans l'armée et la police (chapitre 8) [73]. Mais la fascination de la déshumanisation touche surtout des élites de classes moyennes, éventuellement en voie d'ascension (chapitre 9). La fascination passe par des processus d'attraction/répulsion vis-à-vis de la criminalisation et de la « lumpenprolétarisation » (chapitre 7 et 8).
Quelques pays du tiers monde sont plus avancés dans la tragédie de la déshumanisation, dans ces processus de fascination et dans l'actualisation du mal dans un montage du politique (chapitre 10). Haïti en est un. Ses habitants ont résisté à toutes sortes d'humiliation, de rançonnement, d'exploitation ; ils ont été acculés au suicide collectif [74] et depuis un certain temps à la déshumanisation. L'image de la zombification d'Haïti de l'écrivain Dany Laferrière [75] évoque l'état de perte radicale de contact avec soi-même que vivent tant d'entre eux. Les Haïtiens ont vécu une des dégradations les plus anciennes et systématiques de conditions économiques, sociales, culturelles et écologiques de vie de toute l'histoire du capitalisme. Des pages glorieuses du passé d'Haïti ont longtemps meublé son imaginaire collectif et ont alimenté, à travers le vodou, la culture de sa vie quotidienne. Mais pendant les trente années de régime duvaliériste, on a assisté à un détournement de cet imaginaire contre le peuple lui-même. Ce détournement s'est certes formellement arrêté aujourd'hui. Mais un montage du politique s'est fait, il classe désormais les comportements politiques. L'expérience Lavalas n'y a pas échappé. Contrairement à l'analyse de Jean-Claude Jean et Marc Maesschalk [76], on peut dire qu'elle n'y a pas échappé depuis ses débuts. Par contre le discours de la diabolisation prend d'autant plus de relief qu'Aristide était un prêtre- un petit prêtre près du peuple.
Dans cette situation, la déshumanisation est à la fois défiée et approfondie par les mouvements religieux. Défiée dans la mesure où les mouvements religieux travaillent continuellement sur les imaginaires politiques [77] ; approfondie dans la mesure où, en diabolisant le mal, ils dissimulent la « banalité du mal ». La première partie de ce livre est un examen de la manière dont on (se) raconte la vie à travers le vodou, le catholicisme et les différentes formes de protestantismes. Ces parcours narratifs s'articulent en Haïti autour de la « conception persécutive du mal » : des forces occultes nous persécutent, il faut s'en protéger. Les scénarios imaginés pour réagir à ce mal aboutissent souvent à amplifier la pseudo-symbolique de la diabolisation des acteurs politiques. À cet égard, les mouvements religieux approfondissent la déshumanisation en la masquant dans cette pseudo-symbolique. C'est pourquoi la [31] seconde partie contourne cette diabolisation pour atteindre ce qui fait le mal politique comme dispositif du montage du politique en Haïti. Mais le classement des comportements que ce dispositif institue n'est pas inévitable. Des croyants confiants dans la force de l'Esprit Saint résistent à ce classement. Par leur propre assurance, ils mettent en doute les principes d'acceptabilité du mal politique qui régissent la société. Là où une langue politique est établie, ils contribuent à délégitimer celle-ci. Dans de nombreux pays d'Amérique latine, où une langue politique, certes hétéroclite, est établie, celle-ci est délégitimée par ces nouveaux récits religieux [78].
En Haïti, on est à un tournant crucial. Le mal politique s'établit-il en langue politique ? Même si les nouveaux récits religieux ne fournissent pas une alternative [79], au-delà de renonciation qu'ils produisent, ils peuvent produire une sorte de « pulsion schismatique » instituant de nouveaux rapports entre le religieux et le politique. Le mal politique classe les comportements mais il y a des processus de scission qui refusent ce classement.
[32]
[1] Pour un exposé général sur ce concept, voir Revault d'Allonnes, Myriam, Ce que l'homme fait à l’homme : Essai sur le mal politique, Paris, Seuil, 1995.
[2] En français, le sens premier du terme d'acceptabilité est linguistique. « Caractère d'une phrase acceptable pour la syntaxe et pour le sens (correcte et signifiante) ». Petit Robert. C'est à partir du sens chomskien (Noam Chomsky) de grammaticalité que Faye emploie le concept comme un des concepts clés pour définir la langue politique. C'est dans le sens proposé par Faye que le concept d'acceptable et plus loin celui de langue politique sont utilisés dans le présent livre. Faye, Jean-Pierre, Théorie du récit : Introduction aux « Langages totalitaires », Paris, Hermann, 1972.
[3] Barbier, Maurice, Le mal politique : les critiques du pouvoir et de l'État, Paris, L'Harmattan, 1997.
[4] Machiavel, Nicolas, Discours sur la première décade de Tite-Live, Livre II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1972 : 509-606.
[5] Hannah Arendt (1906-1975), allemande d'origine juive, présente son doctorat à Heidelberg (Le concept d'amour chez Augustin). Elle y est élève de Karl Jaspers (1883-1969). Elle est proche de Martin Heidegger (1889-1976). Elle fuit le nazisme en 1933 et s'installe en France et puis aux États-Unis (1941) où elle enseigne à l'Université de Princeton. Son œuvre est largement traduite en français (plus d'une vingtaine de livres, cfr bibliographie) et fait l'objet depuis les années 1980 d'un nombre important de travaux. Voir aussi note 66.
[6] Notamment sur sa conception de l'articulation du religieux au politique qui n'est jamais celle, adoptée provisoirement ici, du religieux comme forme symbolique instituant du politique. Par ailleurs, Arendt n'accepte pas d'envisager une comparaison de l'univers des camps de concentration avec l'esclavage. On peut supposer qu'elle n'accepterait pas plus de comparer cet univers avec la misère absolue. Cfr Arendt, Hannah (1951), Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972 : 181. Cette question est discutée en conclusion.
[8] Meilleure dans la traduction française que l'expression anglaise loneliness employée par Arendt.
[9] Legendre, Pierre, Leçons VII. Le Désir politique de Dieu : Études sur les montages de l'État et du Droit, Paris, Fayard, 1988.
[10] Arendt, Hannah (1963), Eichmann à Jérusalem ; Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, Folio, 1997.
[11] Colomé, Anne-Marie, Cité soleil à Port-au-Prince, Paris, L'Harmattan, 1997.
[12] Pêle-mêle : Hurbon, Midy, Nérestant, Aristide, Lamartine, Danroc, Smarth, Dominique, Verdieu, Nicholls, Griffiths, Romain, etc. Pour plus de détails, voir bibliographie.
[13] Voir notamment Midy, Franklin, « Haïti : la religion sur les chemins de la démocratie », Chemins critiques, Vol. 1, N° l, mars 1989 : 23-43.
[14] Saint Augustin, La Cité de Dieu (413-427), Livre XLX, Paris, Seuil, Points, 1994, vol. 3 : 91-146. Ce livre XLX est la référence classique des philosophes politiques. Voir Piotte, Jean-Marc, Les grands penseurs du monde occidental : L'éthique et la politique de Platon à nos jours, Montréal, Fides, 1997 : 82s.
[15] Saint Augustin, 1994, vol.3 : 133.
[16] Dans la suite du texte, on utilisera le terme de « secte » dans le sens wébérien - sens adopté par la suite par la sociologie religieuse. Voir Weber, Max, « Les sectes protestantes et l'esprit du capitalisme » in L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Presses Pocket, 1991.
[17] Spinoza, Bairuch (1670), Traité théologico-politiqne, Paris, Garnier-Flammarion, 1965 : en particulier chapitre IL
[18] Negri, Antonio, L'anomalie sauvage, Paris, PUF, 1982.
[19] Revault d'Allonnes, Myriam, « Spinoza et la « crise » du théologico-politique », Le religieux dans le politique, Le genre humain, Printemps 1991 : 69-80.
[20] Piotte, 1997 : 335-336.
[21] Kant, Emmanuel (1793), La religion dans les limites de la simple raison, Paris, Vrin, 1979 : 125.
[23] Voir toute la discussion contemporaine autour de Rawls, les libertariens et communautairiens. Cfr Kymlicka, Will, Les théories de la justice : une introduction. Libéraux, utilitaristes, libertariens, marxistes, communautariens, féministes..., Paris, La découverte, 1999. Cfr notamment sur ce débat la position de Charles Taylor, Les sources du moi : La formation de l'identité chrétienne, Paris, Seuil, 1998, en particulier 109-126.
[24] Arendt (1951). Revault d'Allonnes, 1995.
[25] McCarthy, Thomas A., « Philosophical Foundations of Political Theology : Kant, Peukert and the Frankfurt School », in Rouner, Leroy S. (ed), Civil Religion and Political Theology, Notre Dame, Ind., University of Notre Dame Press, 1986 : 23-40.
[26] Metz, Johann Baptist, « Political Theology : A New Paradigm of Theology ? », in Rouner, 1986 : 141-153.
[27] Doran, Marie-Christine, « Un exemple de théologisation du politique », in Corten, André, Fridman, Viviana, Deret, Anne, Doran, Marie-Christine, Le discours du romantisme théologique latino-américain, Montréal, CIADEST N° 21, 1996 : 107-125.
[29] Eslin, Jean-Claude, « Tocqueville : Religion et modernité politique », Archives des sciences sociales des religions, 89, janvier-mars 1995 : 27-39.
[30] Gauchet était déjà très connu pour Le désenchantement du monde : Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1986.
[31] Gauchet, Marcel, la religion dans la démocratie : Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, Débat, 1998.
[32] Schmitt, Carl (1922, 1969), Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988 : 46. Il ajoute « Et c'est vrai non seulement de leur développement historique, parce qu'ils ont été transférés de la théologie à la théorie de l'État - du fait, par exemple, que le Dieu tout-puissant est devenu le législateur omnipotent -, mais aussi de leur structure systématique ».
[33] Corten, André, « Original Utterances and Political Theology », University of Essex, 18th May 1994.
[34] En français « stase » est un terme médical qui renvoie à « l'arrêt ou au ralentissement considérable dans la circulation du sang, ou l'écoulement d'un liquide organique ». Schmitt retient la notion de « révolte ». « L'histoire du mot et du concept de stasis, dit-il mérite d'être évoquée dans ce contexte : elle s'étend de Platon aux Pères et aux docteurs de l'Église grecque, en passant par le néo-platonisme et en particulier Plotin ; en elle se noue une contradiction riche de tension dialectique. Stasis signifie en premier lieu repos, état de repos, position, arrêt (status) ; la notion inverse est kinesis : mouvement. Mais en second lieu stasis signifie aussi trouble (politique), mouvement, révolte et guerre civile ». Schmitt (1969), 1988 : 174-175.
[35] C'est-à-dire une théorie de la révolte et de l'ennemi à partir de laquelle dans sa perspective théologico-politique, Schmitt élabore sa conception de l'essence du politique. Dans le point de vue adopté dans ce livre, on retient plus la notion de tension pour bien se démarquer d'une conception de la diabolisation (tout à fait étrangère par ailleurs de la théorie schmitienne).
[36] Schmitt, 1988 : 175.
[37] Lefort, Claude, « Permanence du théologico-politique ? », in Essais sur le politique (XIXe -XXe siècles), Paris, Seuil, 1986 : 251-300.
[38] Hurbon, Laënnec, (éd.), Les transitions démocratiques, Paris, Syros, 1996.
[43] Le terme est emprunté à Angenot. « Le discours social : tout ce qui se dit et s'écrit dans un état de société ; tout ce qui s'imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd'hui dans les média électronique. Tout ce qui narre et argumente, si l'on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mise en discours. Ou plutôt, appelons "discours social" non pas ce tout empirique, cacophonique et à la fois redondant, mais les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d'enchaînement d'énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible - le narrable et l'opinable - et assurent la division du travail discursif. Il s'agit alors de faire apparaître un système régulateur global dont la nature n'est pas donnée d'emblée à l'observation, des règles de production et de circulation, autant qu'un tableau des produits ». Angenot, Marc, 1889 : Un état du discours social, Longueil, Le Préambule, 1989 : 13-14.
En Haïti, tous les discours sont marqués d'une matrice de diabolisation ; en ce sens il y a un discours social de la diabolisation. Par contre selon la conceptualisation adoptée ici, ce n'est pas le discours social mais la langue politique qui organise l'énonçable, le dicible et définit l'acceptable.
[44] Angenot, 1989 : 13-28. « Il faut remonter à Aristote et appeler topique l'ensemble des « lieux » (topoi) ou présupposés irréductibles du vraisemblable social tels que tous les intervenants des débats s'y réfèrent pour fonder leurs divergences et désaccords parfois violents in praesencia, c'est-à-dire le présupposé-collectif des discours argumentatifs et narratifs ».
[45] Au sens de Faye, Langages totalitaires, 1972 : 6-7. J'ai employé ce concept dans mes livres précédents et l'ai partiellement réinterprété. « La langue politique est définie comme ce qui fait accepter des décisions politiques dans une société en racontant le jeu des forces en présence... La langue politique décrète ce qui peut passer d'inacceptable à acceptable dans une société et ceci sur la base d'un récit... La langue politique se signale à l'attention lorsque surgit une nouvelle syntaxe. Celle-ci résulte de l'effet de récit produit par la victoire d'une version narrative ». Corten, André, L’alchimie politique du miracle : Discours de la guérison divine et langue politique en Amérique latine, collaboration de Fridman, Viviana & Deret, Anne, Longueil, Balzac, Collection Univers des Discours, 1999 :178. À noter que pour étudier ces récits, la circulation des récits et leur concurrence, on met en œuvre différents éléments de la tradition française d'analyse du discours et de sémantique narrative. Le discours social masque les transformations de la langue politique. C'est au plan de l'analyse des trames narratives qu'on peut étudier comment ces processus de masquage opèrent et qu'on peut aussi dégager le travail de la langue politique. Pour la tradition française de l'analyse du discours, voir Maingueneau, Dominique, L'analyse du discours, Paris, Hachette, 1997. Pour la sémantique narrative, voir Adam, Michel, Le récit, Paris, PUF, Que sais-je, N° 2149, 1984 et Everaert-Desmedt, Nicole, Sémiotiqne du récit, Bruxelles, Éditions Universitaires/De Boeck Université, 1988.
[46] Voir Legendre, 1988.
[47] Faye, Jean-Pierre, Théorie du récit, 1972.
[48] Vodou ou vaudou. La transcription la plus conforme au créole est vodou. Les éditeurs français ont longtemps imposé la transcription « vaudou ». Dans ce livre, on utilise « vodou » sauf lorsqu'il s'agit de citations. Définition dans le Petit Robert, vaudou n.m. (1864 ; « danse nègre », 1838 ; dahoméen vodu). « Culte animiste chez les Noirs des Antilles et d'Haïti, mélange de pratiques magiques, de sorcellerie et d'éléments pris au rituel chrétien ; divinité de ce culte ». Le vodou est notamment originaire du Dahomey ou Bénin. Il y est pratiqué. On parle de « Vodun ». Mayrargue, Cédric, « Démocratisation politique et revitalisation religieuse : L'exemple du culte vodun au Bénin », in Constantin, François, Coulon, François (eds.), Religion et transition démocratique en Afrique, Paris, Karthala, 1997 : 135-161.
[49] Par protestantisme historique, on entend de façon générale les mouvements religieux issus directement (luthéranisme, calvinisme - c'est-à-dire presbytérianisme) ou indirectement (baptisme et méthodisme) de la Réforme du XVIe siècle. De façon impropre on peut y inclure l'anglicanisme et l'épiscopalisme, en fait assez proches du catholicisme. Le protestantisme historique se distingue ici en particulier du pentecôtisme, né au début du XXe siècle, et des Adventistes (les deux faisant partie du protestantisme ou de l'évangélisme) ainsi que des mouvements comme les Témoins de Jéhovah et les Mormons qui incluant dans leur doctrine d'autres sources de révélation que la Bible ne font pas partie du protestantisme.
[50] Adam, 1984, Everaert-Desmedt, 1988.
[51] Lorsque dans ce livre les termes de Destinateur, Destinataire, Sujet-opérateur, etc. sont employés pour désigner des rôles (d'actants) dans le récit, on employera des majuscules. Suggestion de Greimas. Voir plus bas.
[52] Pour étudier la structure narrative, on empruntera de manière très simplifiée les instruments fournis par Greimas dans son modèle actantiel. On n'accepte pas pour autant tous ses présupposés, notamment ceux sur la sémantique naturelle du « faire ». Greimas, Algirdas Julien, Courtes, Joseph, Sémiotiqne : Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993. Greimas, J. Algirdas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966. Everaert-Desmedt, 1988.
[53] Mouvement chrétien pour une nouvelle Haïti, fondé le 8 octobre 1998.
[54] Déclaration du MOCHRENA.
[55] C’est-à-dire les présupposés collectifs des discours argumentatifs et narratifs.
[56] Hurbon, Laënnec, Le barbare imaginaire, Paris, Cerf, 1988.
[57] .-« Individu auquel un sorcier a capturé l'âme ou le gros bon-ange et qui vit dans un état léthargique, comme un mort-vivant ». Le gros bon-ange est un des deux principes spirituels qui fait place à l'esprit du lwa en cas de possession. Hurbon, Laënnec, Dieu dans le Vaudou haïtien, Paris, Payot, 1972 : 258.
[58] Lacan qui développe cette conception de l'imaginaire est parti de Freud. Notamment : Freud, Sigmund (1927), Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1979.
[59] Dor, Joël, Introduction à la lecture de Lacan : 1. L'inconscient structuré comme un langage, Paris, Éditions Denoël, 1985 :155-156.
[60] Castoriadis, Cornélius, L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 : 193.
[61] Le signifiant est la suite de sons ou de lettres qui constitue l'aspect matériel du signe et normalement le support d'un sens. Depuis Saussure, père de la linguistique moderne, on oppose le signifiant au signifié, vu comme le contenu du signe (le concept).
[62] Le réfèrent est ce à quoi renvoie un signe (en l'occurrence un mot) dans la réalité extra-linguistique.
[63] Cassirer, Ernst, La philosophie des formes symboliques, 3. Paris, Minuit, 1972 : 13.
[64] Schmitt, Cari, La notion du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1972 : 66s.
[65] Seguin, Eve, « Unité et pluralité de l'analyse de discours », Langage et société, N° 69, sept. 1994 : 37-58.
[66] Arendt avait fait, comme envoyée spéciale du New Yorker un reportage sur le procès d'Eichmann (1963), criminel nazi arrêté en 1960 à Buenos Aires par les services secrets israéliens. Ce reportage avait suscité de profondes controverses notamment au sujet de la fameuse notion de « banalité du mal ». Voilà le commentaire que Michelle-Irène Brudny-de Launay nous livre sur ce point. Selon Arendt « Eichmann est un être borné, insignifiant, qui s'exprime par clichés et s'enorgueillit, paradoxalement, d'être sous les projecteurs. Et Hannah Arendt semblait, selon certaines critiques, témoigner plus de bienveillance à Eichmann qu'à ses victimes juives. Quant à la banalité du mal, elle a pour fonction, en reprenant la vision kantienne de la Religion dans les limites de la simple raison selon laquelle l'homme n'est pas diabolique, de souligner, de manière polémique, qu'Eichmann n'est pas une figure démoniaque, mais plutôt l'incarnation du « manque de pensée » chez l'être humain ». Arendt (1963), Eichmann à Jérusalem ..., 1997. Présentations.
[67] Arendt, 1972 : 227-228.
[68] Cette thèse de l'économiste anglais (1766-1834), moins connue que sa thèse sur la population, a influencé la formulation de la théorie darwinienne de la sélection naturelle.
[69] Corten, André, « Le discours de la pauvreté de la Banque Mondiale », Langage et société, 85, sept. 1998 : 5-24.
[70] Midy, Franklin, « Haïti, le mouvement social pour le changement, les ONG haïtiennes et l'aide canadienne », Nouvelles Pratiques sociales, IV, N° l, 1991. Tardif, Francine, Regards sur l'humanitaire, Paris, L'Harmattan, 1997.
[71] Midy, Franklin, « L'affaire Aristide en perspective : histoire de la formation et du rejet d'une vocation prophétique », Chemins critiques, I, N° 1, 1989 : 47-57. « Haïti en changement : écume de surface et lames de fond », Relations, juin 1997 : 146-149.
[72] Voir chapitre 8 : Le lumpen et ses imaginaires.
[73] Delince, Kern, Quelle armée pour Haïti ?, Paris, H.S.I./Karthala, 1994 : 98s.
[74] Voir les analyses de Gérard Barthélémy. Cfr entre autres « Postface : Réflexions à propos de « la mondialisation de culture » en Haïti », Houtart, François & Remy, Anselme, Haïti et la mondialisation de la culture : Étude de mentalité et de religion face aux réalités économiques, sociales et politiques, Paris, L'Harmattan, 2000 : 175-204.
[75] Laferrière, Dany, Pays sans chapeau, Montréal, Lanctôt, 1996.
[76] Jean, Jean-Claude, Maesschalck, Marc, Transition politique en Haïti : Radiographie du pouvoir lavalas, Paris, L'Harmattan, 1999.
[77] Corten, André, Mary, André (dir.), Imaginaires politiques et pentecôtismes : Afrique, Amérique latine, Paris, Karthala, 2000.
[78] Corten, André, « Transnationalized Religious Needs and Political Delegitimization in Latin America », in Corten, André, Fratani, Ruth (eds.), Between Babel and Pentecost : Transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, London, Hurst Publisher, 2000.
[79] Corten, André, « La glossolalie dans le pentecôtisme brésilien. Une énonciation protopolitique », Revue française de science politique, Vol. 45, N° 2, avril 1995 : 250-281.
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