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Imaginaires politiques et pentecôtismes.
Afrique / Amérique latine.
Prologue
une « grand-messe » à Nairobi
par Yvan Droz
Un ancien cinéma délabré dissimule une église qui se construit, littéralement de l’intérieur. En effet, à la place de l’écran, on découvre un chantier: une scène avec des murs en construction, représentant deux tours, une arche et l’ébauche de ce qui sera le bassin baptismal. Ce nouveau lieu de culte mesure près de quinze mètres de hauteur et peut accueillir plus de sept cents personnes. Le sentiment de se trouver au Moyen Age dans une cathédrale en construction envahit le passant égaré en ces lieux improbables. Certains murs du cinéma laissent encore apparaître des traces de la peinture blanche et bleue qui égayait les séances cinématographiques d’antan, lambeaux d’un stupre passé. Les échafaudages, les murs vierges de crépi, les anciennes lampes en forme de toile et les ruines du faux plafond, composé de plaquettes blanches et bleues alternées, sont autant d’éléments qui accentuent l’impression de reconstruction: expression architecturale du renouveau charismatique.
Les gradins, composés des anciens fauteuils de cinéma ornés de cendriers, sont quelque peu anachroniques dans une église pentecôtiste. Le seul mobilier approprié au nouvel édifice est constitué d’un pupitre orné d’une sobre croix, de huit chaises, vestiges de deux salles à manger différentes, et d’une effigie représentant un gladiateur armé d’un bouclier (scié dans les restes des lambris qui ornaient le cinéma) et d’une lance (un bâton vaguement décoré de tissu rouge) ainsi que d’un immense glaive de carton; sa tête est une feuille de papier agrafée en forme de cercle où l’on a dessiné sommairement une expression sévère.
On pénètre librement dans l’église, bien que toutes les allées et venues soient surveillées par les membres de la confrérie. Les fidèles sont abordés par un placeur qui leur présente un siège dans l’une des rangées de fauteuils, il s’agit là de l’unique pratique sociale à avoir traversé les divers usages du bâtiment ! On remarque sur la scène huit personnes agenouillées [36] au pied des chaises de l’estrade; elles tournent le dos à la salle en tenant leur tête entre les mains. Une neuvième personne marche compulsivement de long en large sur l’estrade et semble fort préoccupée. Au début du service religieux, la salle ne compte que quatre-vingts individus, mais elle va se remplir progressivement jusqu’à compter près de trois cent cinquante fidèles. Les huit personnes agenouillées en prière (sept Africains et un Européen) sont les adjoints du pasteur: celui-ci leur tendra parfois le microphone pour qu’ils reprennent le sermon au vol.
À dix heures, le pasteur - un Brésilien - commence le service religieux par des hymnes entrecoupés de sermons ponctués d’Amen ! et de Jésus ! Le pasteur fait participer la salle comme le ferait un politicien ou une vedette du show business: il annonce à voix basse, mais audible, les phrases de son sermon puis les reprend à voix haute suivi par ses ouailles: il joue avec les intonations de sa voix pour chauffer la salle, rugissant comme un lion menaçant, parlant avec piété ou consternation, ou faiblement, la voix pleine de compassion. Parfois, l’expression est tellement rapide que le discours en devient incompréhensible, mais les fidèles le connaissent souvent par cœur. De temps à autre, le rythme est plus lent et plein de suspens, l’orateur pose des questions et la salle répond Oui !, Non ! Ou Jésus ! A d’autres moments, il demande à l’assistance de participer par des gestes: il faut alors claquer des mains, agiter un bras en signe d’assentiment, lever les deux bras au ciel pour recevoir la bénédiction de Jésus, mettre les mains sur le sommet du crâne pour sentir l’effusion du Saint-Esprit entrer en soi, faire mine de jeter ses péchés au loin d’un geste brusque ou encore trépigner avec rage, pour écraser le mal. L’assistance suit avec persévérance les injonctions du pasteur: elle se lève et s’assied, transformant le service religieux en un exercice physique. Le tout est fort mouvementé et quelque peu assourdissant, même si la sonorisation est, heureusement, d’une excellente qualité. En effet, le pasteur parle au moyen d’un microphone sans fil et une batterie de haut-parleurs à pleine puissance transmettant le discours et la musique.
Le sermon rappelle parfois les morceaux de rap saccadés ou de chansons de musique rock ou pop des années 60 qui présentent le même rythme et le même jeu sur les intonations de la voix. Puis, le parallèle avec les commentateurs sportifs latino-américains surgit et le sentiment de suivre un match de football au moment où l’une des deux équipes se lance à l’assaut du but adverse est immédiat: le ton monte et vibre, comme si la libération ou le but était proche. Peu à peu, la salle se met au diapason et oscille au rythme de la musique, retient son souffle pour écouter la fin du sermon et vibre avec le pasteur. L’implication des ouailles et des pasteurs dans le service religieux est aussi physique et émotionnelle. À la fin des bénédictions (il y en aura plusieurs), les membres de l’assemblée se tournent vers leur voisin et se serrent chaleureusement la main en disant : « Vous êtes sauvé maintenant ! » ou « Votre vie est bénie ! »
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La vigueur avec laquelle le service est conduit suscite une autre comparaison: le pasteur, comme un chanteur de rock ou de variétés, gesticule en dansant, hurle dans le microphone avant de passer à des chansons tendres ou à des blues et annonce soudain un message plus ou moins politique. La transmission du microphone aux pasteurs auxiliaires au cours du sermon accentue ce parallèle: chacun d’eux reprend immédiatement le sermon là où l’avait laissé son prédécesseur et donne un nouveau rythme au chant, parfois plus grave, d’autre fois plus rapide, ou encore plus neutre, ce qui diversifie le côté musical du sermon. En outre, le vêtement strict, mais élégant des pasteurs rappelle la sape zaïroise et accentue le côté variété du spectacle.
Une fois la salle chauffée, le pasteur raconte dans un anglais approximatif accompagné d’une traduction simultanée en kiswahili l’histoire de David et Goliath: l’effigie du soldat romain qui se dresse sur la scène s’avère être celle du géant Goliath. Le pasteur explique à l’assemblée que chacun doit enfermer sa foi dans la pierre lancée par David, car la pierre représente Jésus. Les fidèles sont invités à construire un Goliath en « condensant » tous leurs ennemis et tout ce qui se met en travers de la réalisation de leurs désirs professionnels. Le pasteur annonce que, le dimanche suivant, chacun pourra jeter sa pierre contre Goliath et montre comment procéder. Avant de donner l’exemple, il chuchote dans le microphone « Pourvu que je ne rate pas ! » en éclatant de rire, il lance sa pierre et rate. Les gens sourient, trouvant la plaisanterie fort drôle. Le jeu sur les émotions de l’assemblée est très élaboré et le pasteur dissimule une grande maestria sous ses airs de jouvenceau appliqué. Associée à la ferveur cathartique et aux intenses manifestations émotionnelles des fidèles, cette technique renforce l’efficacité symbolique de la prière: chacun des fidèles est placé, resitué dans le contexte originel de la guérison opérée par le Christ. La prière ainsi vécue devient une procédure de reconstitution symbolique du contexte des récits bibliques.
Peu après, le pasteur annonce le don prochain de l’huile d’olive d’Israël qu’il est allé chercher le mois précédent à Jérusalem. Il explique alors comment procéder pour laver ses péchés grâce à cette huile bénite. Il recommande de s’en oindre le mardi (jour des malades), le jeudi et le samedi. Le dimanche suivant, les fidèles qui auront suivi ses conseils seront purifiés de tous les maux qui les frappent. A plusieurs reprises, il annonce le don imminent de l’huile avant de reprendre son sermon. L’huile est ainsi au cœur du service religieux, comme le laissaient entendre les panneaux publicitaires posés devant l’église depuis une semaine.
À la fin du service, les fidèles déposent sur l’estrade les enveloppes contenant la dîme, réclamée inlassablement par le pasteur au cours du service. Le lien avec le mont des Oliviers et le Christ est immédiat et ne [38] pouvait pas échapper aux fidèles, alors que l’insistance sur fonction fait référence à l’étymologie du verbe oindre qui correspond en hébreu au terme de messie. Grâce à cet enracinement dans l’étymologie et la mythologie biblique, le pasteur renforce le sentiment des fidèles de vivre dans le monde réenchanté des premiers temps, ce qui revient à associer la quotidienneté kenyane au monde biblique dans lequel Dieu est présent immédiatement par ses miracles. La foi dans la force du verbe divin va ainsi de pair avec l’interprétation littérale de la Bible, puisqu’il suffit de rejouer scrupuleusement les scènes bibliques pour que Dieu manifeste sa présence par une pluie de miracles. Constater cette présence immédiate, donc l’efficacité de la prière soulignée par les miracles, revient à reconnaître la pertinence de l’interprétation littérale de la Bible.
Avant le don de l’huile, le pasteur aborde le thème sensible des finances. Il explique que personne ne peut acheter le Royaume de Dieu avec des shillings kenyans, mais, comme tout le monde le sait, les finances sont importantes, même pour l’Église. Ensuite, il rappelle que l’église est ouverte tous les jours et que les fidèles peuvent venir à tout moment s’y recueillir et participer à l’un des trente-deux services religieux hebdomadaires. Il ajoute que Dieu ne donne pas gratuitement, qu’il faut d’abord se donner à lui, faire don de soi à Jésus, faire le premier pas avant d’être récompensé au centuple. Donc, précise-t-il, les fidèles doivent faire un don pour recevoir l’huile d’olive d’Israël et le pasteur les y invite. Il demande à ses auxiliaires de déposer au pied de l’estrade deux tables sur lesquelles chacun pourra apporter son offrande et recevoir l’huile d’Israël. Nombreux sont ceux qui préparent un ou deux billets de vingt shillings avant de recevoir une enveloppe contenant un bon donnant droit à la fameuse huile.
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