Maurice CUSSON
“Le concept de
sécurité intérieure.”
Montréal : École de criminologie, Université de Montréal. Un texte inédit, 2014, 10 pp.
- 1. Action de guerre et action de sécurité
- 2. Police autocratique, police démocratique
- 3. Le juge et le policier
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- Références
La sécurité intérieure est une réalité dont la présence se fait lourdement sentir. Dans nos villes et sur nos routes, les policiers, gendarmes et gardes de sécurité ne se laissent guère oublier. Derrière les uniformes omniprésents se cachent de puissants appareils et de discrets services de renseignement. C'est en centaines de milliers que se comptent les effectifs de la sécurité publique et privée dans des pays comme la France et le Canada. Le phénomène n'a rien de nouveau. C'est sous Louis XIV qu’est née la première grande police urbaine de France et cela faisait déjà des siècles que les hommes de la maréchaussée, du guet bourgeois, les prévôts des maréchaux et autres lieutenants s'attachaient à protéger leurs concitoyens, à prévenir les agressions et déprédations, à pourchasser les malfaiteurs, à secourir les victimes.
Si la réalité de la sécurité intérieure est évidente, le concept l’est beaucoup moins. Comparée à sa pratique, la théorie de la sécurité est sous-développée. Ses praticiens, d'abord hommes d'action, sont peu portés à l'étude et à la spéculation. Les grands flics, contrairement à quelques grands stratèges, ont laissé peu d’écrits, sinon anecdotiques. Et sur l'art de la sécurité, on ne retrouve pas d'équivalent des grands ouvrages sur l'art de la guerre. Cette lacune commence à être réduite, mais le travail est à peine esquissé. En France l'Institut des hautes études en sécurité intérieure (dont le nouveau nom est Institut national des hautes études de sécurité) a donné une impulsion à la réflexion sur la sécurité intérieure. Dans les pays anglo-saxons, la réflexion se poursuit sur les thèmes de « Policing » et, plus récemment, de « Homeland security ». À l'automne 2007, paraît un Traité de sécurité intérieure dont l'ambition est de dresser un bilan des savoir et savoir-faire sur la sécurité autant privée que publique (Cusson et coll. 2007).
La sécurité intérieure se définit d'abord par sa finalité. Celle-ci se présente sous trois dimensions : 1. la sécurité objective, celle qui prévaut quand les crimes et délits étant rares, nous ne risquons d'être ni attaqués, ni dépouillés, ni exposés à une mort violente ; 2. la tranquillité d'esprit ou le sentiment d’être à l'abri du danger ; 3. la paix civile, qui ne consiste pas vraiment en l'absence de conflit, comme le souligne Baechler (1994), mais en l'assurance que ces conflits ne risqueront pas de déboucher sur la violence. La définition peut être précisée en désignant les menaces à la sécurité intérieure : celles qui sont associés à la vie en société, d'abord et surtout l'activité délinquante et criminelle, mais aussi les incivilités et les excès qui font courir un risque aux personnes ou aux biens.
Cette définition n'épuise cependant pas la question de la nature de la sécurité intérieure. J'utiliserai la méthode comparative pour tracer ses contours. La sécurité intérieure doit-elle être distinguée de la sécurité extérieure, allant ainsi à contre-courant de la tendance actuelle visant à gommer les différences ? Malgré les points communs entre les deux, nous devinons que l'action de sécurité est bien différente de l'action de guerre. Une police démocratique appartient-elle à la même espèce qu'une police autocratique ? D'emblée la réponse paraît négative. Mais en quoi précisément une authentique police démocratique se démarque-t-elle de la police d’un régime autocratique ? La proximité entre le policier et le juge ne nous empêche pas de constater qu'ils pratiquent des métiers différents. Qu'est-ce qui sépare le travail du policier de celui du juge ? Bref, si nous découvrons ce qui distingue la sécurité intérieure de pratiques parentes, sa nature propre nous sera mieux connue. Il paraît dont fécond d'opposer la sécurité intérieure, premièrement, à la sécurité extérieure, deuxièmement, à la police des régimes non démocratiques et, troisièmement, à l'activité judiciaire.
1. Action de guerre et action de sécurité
La « guerre au terrorisme » dont on nous rabat les oreilles nous rappelle qu'il est facile de confondre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. Et il est vrai que les deux partagent un certain nombre de points communs. Après tout, le général en chef des forces armées et le chef de police veulent tous deux assurer la sécurité de la population. Et les deux ordres d'activités se ressemblent à plusieurs égards : l'affrontement, la dialectique de l'attaque et de la défense, une part irréductible de violence. Au Moyen Âge, la différence entre le policier et le soldat était loin d'être évidente. Le seigneur féodal, homme de guerre, se chargeait de policer sa seigneurie. La maréchaussée, ancêtre de la gendarmerie, était une force de police militaire (Aubouin et coll. 2005). L'histoire plus récente nous apprend que les militaires ont souvent été utilisés pour des opérations de maintien de l'ordre.
Passons rapidement sur la première différence tant elle est évidente. L'armée existe pour parer aux dangers venus de l'extérieur, ceux qu'une puissance ennemie fait peser sur la nation. La sécurité intérieure sert à contrer les troubles et menaces issus de la vie sociale même. La définition même de la guerre fait sentir une autre différence. Rappelons celle de Clausewitz : « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté ». De son côte, Loubet del Bayle (2006) avance que la fonction policière se caractérise par la possibilité « d'user en ultime recours de la force physique » (p. 24). Allons plus loin, la pratique quotidienne des policiers en tenue et des professionnels de la sécurité privée est largement dominée par la prévention, la protection des personnes et des biens ; l'usage de la force apparaît exceptionnel. L'importance de la violence pour les militaires est sans commune mesure avec la place qu'elle occupe dans l'action policière quotidienne. Sur le champ de bataille, les deux camps mobilisent toute la force disponible pour détruire l’ennemi ou pour l’obliger à se rendre. L’on veut attaquer par surprise en déployant toute la violence nécessaire afin d’anéantir la capacité de résistance de l'autre. Du côté de la sécurité intérieure, du moins en démocratie, l'on ne fait appel à la force qu’en tout dernier recours, après avoir épuisé tous les moyens de la persuasion. Et cet emploi est gradué : on passe de la force à mains nues aux armes non létales et enfin, en cas extrême, l’on a recours aux armes à feu.
La dynamique de l'escalade violente est inscrite dans la logique de la guerre car deux armées ennemies, chacune voulant avoir le dessus sur l'autre, seront portées à renchérir sur la violence de l'autre. Sachant cela, le chef de chaque armée voudra attaquer en mobilisant très tôt toute sa puissance de feu pour écraser l’ennemi avant même que celui-ci ne puisse riposter. Côté policier, on fait tout pour éviter d'être entraîné dans un mouvement d'ascension aux extrêmes, le meilleur moyen étant d'anticiper le délit et de le prévenir. La sécurité intérieure est principalement défensive : protéger, prévenir. C'est pourquoi, dans les services de police, les nombres d'enquêteurs ne représentent jamais qu'une fraction des effectifs affectés à la patrouille et à la surveillance du territoire.
Il est vrai que les conventions internationales limitent la violence en temps de guerre. En principe, les non combattants ne sont pas visés et les prisonniers sont raisonnablement bien traités. Mais comme chacun sait, les lois de la guerre sont souvent bafouées. À l'opposé, la sécurité intérieure est enserrée par de multiples lois, règlements et contrôles qui réduisent effectivement l'usage de la violence à sa plus simple expression. Cela va de la charte des droits et libertés au code criminel, au code civil, aux lois sur la police, aux tribunaux, sans oublier l'influence de la presse et de l'opinion publique.
Il ressort de l'histoire de la police anglaise que, dans les principes et dans les faits, la police métropolitaine créée en 1829 sous l'impulsion de Peel offrait une alternative préventive à l'utilisation des forces armées contre les émeutes et de désordres graves. Les nouveaux constables anglais avaient reçu l'ordre -- qu'ils ont effectivement respecté -- d'utiliser la force physique en ultime recourt. De plus, c'était progressivement que les policiers augmentaient le degré de force (Reith 1952 : 155 et 162). Ce précepte de la force minimale se vérifie dans les démocraties occidentales par des nombres extrêmement bas de personnes tuées par le feu policier (Jobard 2007).
La primauté donnée à la prévention est la conséquence directe de ce principe. Les professionnels de la sécurité savent qu'il faut commencer par les moyens non coercitifs, et d'abord la prévention, avant de passer en mode répression. À son tour, le renseignement est nécessaire à la prévention car il permet d'anticiper l'événement, ce qui permet aux professionnels de la sécurité d'agir pour réduire sa probabilité. Ils le font soit en mettant en place des dispositifs de prévention situationnelle, soit en réagissant rapidement pour empêcher que le crime ne soit mené jusqu'à son terme ou que l'affaire ne s'aggrave.
À la guerre, « l'autre », c’est l'ennemi alors qu’en sécurité intérieure, c'est le concitoyen, aussi fautif soit-il. La différence est de taille. Le soldat n'hésite pas à tuer ou à faire prisonnier le soldat ennemi. Le policier ne tue pratiquement jamais. Et, fait peu connu, rarement place-t-il un suspect en cellule. Sa pratique quotidienne consiste à rappeler à l'ordre, à avertir, à faire sentir sa présence, à contrôler, à calmer, à remplir des procès-verbaux, à distribuer des contraventions.
La structure relationnelle de la guerre est binaire, caractérisée par l'opposition entre deux camps alors que, en sécurité intérieure, la structure est triangulaire, mettant en rapport trois catégories d'acteurs : le protecteur (le policier ou professionnel de la sécurité privée), le protégé (le citoyen qui risque d'être victime) et le délinquant. L'action de sécurité se porte donc dans deux directions : d'abord, vers le délinquant qu'il s'agit de dissuader ou de neutraliser et, ensuite, vers le citoyen menacé que le professionnel de la sécurité voudra protéger par des systèmes d'alarme, des caméras de surveillance et autres moyens de prévention situationnelle.
Bref, la logique de l'action de guerre dicte un emploi souvent offensif, massif et presque illimité de la violence, cependant que, en sécurité intérieure, le recours à la force est défensif, en ultime recours, gradué et limité. À la guerre, prévaut la relation binaire opposants deux ennemis alors que la structure de la sécurité intérieure est triangulaire : protecteur, protégé, délinquant.
2. Police autocratique,
police démocratique
Opposer police démocratique et police autocratique fera mieux appréhender la nature de la sécurité intérieure non seulement telle que nous la souhaitons, mais encore telle qu'elle existe dans une démocratie digne de ce nom.
La police d’un état autocratique est sans doute une police. C'est ainsi que, de part et d'autre de ce que l'on appelait hier le rideau de fer, les actions menées par les policiers se ressemblaient : l'enquête, l'arrestation, le renseignement, la prévention. De plus, la fin visée (ou prétendument visée) par les uns et les autres paraissaient la même : la sécurité. Cependant, au-delà de ces ressemblances apparentes, des différences radicales sautaient aux yeux. Elles étaient intimement liées à ce qui distingue la démocratie de l’autocratie.
Dans un régime autocratique, l'appareil policier sert d'abord de garde prétorienne au tyran : il le protège et lui sert d'instrument. Sa finalité réelle est de le maintenir au pouvoir en assurant sa sécurité personnelle, en faisant la chasse aux opposants, aux dissidents et à tous les ennemis ou supposés tels du régime. C'est dire que la sécurité des sujets n’est guère la priorité d'une police despotique. Pire, le despote a souvent intérêt à faire régner la peur, la terreur au sein de la population. Celle-ci est alors atomisée et paralysée par la crainte des arrestations, de la torture et des exécutions sommaires.
Le stalinisme offre un exemple extrême des différences radicales qui opposent la police d'un régime autocratique à celle d'un régime démocratique. La police de Staline présentait quatre caractéristiques (Carrère D'Encausse 1979).
- 1. La police est un instrument essentiel de Staline. Il s’en sert pour conserver le pouvoir, pour soumettre le parti et pour transformer la société par la force, quitte à la briser.
- 2. L'appareil policier n'est pas soumis à la loi ni contrôlé par les tribunaux ; c'est plutôt la police qui contrôle les juges ; c’est à Staline et à lui seul que les policiers obéissent.
- 3. Les pouvoirs et la violence de la police sont illimités. Elle procède à des arrestations arbitraires et secrètes ; elle torture ; elle enferme les suspects dans des camps aussi longtemps qu'il lui plaira.
- 4. La police prend une extension immense. Ses effectifs se gonflent. Tous les sujets sont encouragés, forcés même à dénoncer toute dissidence. La police se répand comme un cancer. La délation devenant généralisée, les métastases policières envahissent tout le corps social.
Revenons à la police démocratique. Dire quelle est au service des citoyens, ce n'est pas seulement un souhait pieux, c'est un fait établi depuis longtemps par une importante recherche américaine. En effet, Reiss (1971) avait découvert que 87 % des interventions des patrouilleurs ne procédaient pas de l'initiative des policiers eux-mêmes ou de leurs supérieurs, mais étaient déclenchées par des plaintes ou des demandes de service de citoyens. Par la suite, plusieurs autres recherches reposant sur des observations systématiques de policiers en tenue établissent que, dans nos démocraties, ceux-ci passent l'essentiel de leur temps à répondre aux demandes des simples citoyens, à enregistrer leurs plaintes, à les informer, à les protéger, à calmer les protagonistes d'une altercation, à les secourir. Il est vrai que nos appareils policiers servent aussi le pouvoir et protègent nos hommes politiques. Mais ils y consacrent relativement peu d'effectifs. Une police démocratique aide le parti au pouvoir à être réélu, non par la terreur, mais par son efficacité à assurer la sécurité du plus grand nombre. Il est en effet connu que les chances de réélection d'un parti au gouvernement s'amenuisent quand il échoue à faire reculer une trop grande insécurité. La légitimité d'un système politique est confortée quand sa police parvient à assurer la sécurité générale (Loubet del Bayle 2006).
Pour remplir sa mission, une police démocratique a besoin de la coopération du public sinon elle est coupée d'informations essentielles et se heurte à une résistance qui freine sa capacité d'action. Et cette coopération ne peut lui être acquise que si elle est respectée et estimée. Les policiers ont donc intérêt à être civils, impartiaux et serviables pour se gagner le respect et l'appui du public. Un partenariat entre la police et les citoyens peut alors se mettre en place, précisément celui dont il est question dans la police de proximité.
Une police qui détient tous les pouvoirs, c'est une négation de la démocratie. Nos constitutions et nos lois limitent strictement les pouvoirs des policiers et circonscrivent étroitement leurs compétences. Les tribunaux civils, criminels et administratifs, les autorités politiques, la commission de déontologie, les mass média opposent à la police autant de contre-pouvoirs et assurent qu'elle reste dans les limites de la loi. Vient s'ajouter la concurrence entre plusieurs services de police, de gendarmerie et de sécurité privée qui restreint encore plus les pouvoirs de chacun. Cette pluralité des centres de pouvoir empêche qu'un seul service policier devienne suffisamment puissant pour représenter une menace pour la démocratie. Loin d'envahir tout le corps social, la sécurité reste à sa place.
En somme, dans un État non démocratique, la police sert au tyran de garde rapprochée et celui-ci l’utilise pour conserver le pouvoir. En démocratie, la police est, dans les faits, au service des citoyens et elle veut assurer la sécurité du plus grand nombre. Dans un régime autocratique, la police possède des pouvoirs illimités pour faire régner la terreur. En régime démocratique, les pouvoirs de la police sont efficacement limités par les lois et les contre-pouvoirs.
3. Le juge et le policier
Pendant des siècles, la police ne se distinguait guère de la justice. C'est ainsi qu'au XVIe siècle, le lieutenant criminel de Paris avait simultanément des pouvoirs de police et de justice (Aubouin et coll. 2005). Aujourd'hui encore, les différences ne sont pas toujours bien perçues. La parenté est manifeste sur deux points. Premièrement, le juge et le policier s'accordent sur l'importance de deux fins : la sécurité et la justice. Deuxièmement, quand vient le moment de punir les criminels, la police judiciaire et la magistrature sont étroitement articulées l’une à l’autre dans le système de justice pénale.
Les différences méritent d'autant plus d'être soulignées qu'elles font ressortir des caractéristiques essentielles de la sécurité intérieure. La finalité première du juge est la justice : rendre à chacun ce qui lui revient. La sécurité vient ensuite, et par surcroît. Le policier, pour sa part, vise la sécurité d'abord. Mais pour y arriver, il doit respecter la loi, se soucier de justice, y compris de justice procédurale. Les priorités sont différentes mais ne se contredisent pas. Il est clair que la justice ne s'oppose pas à la sécurité. En effet, plus les citoyens pensent qu'ils sont traités avec justice, moins ils seront tentés de se faire justice eux-mêmes par des moyens violents (Baechler 1994). Par ses jugements justes et équitables, le juge fait d'une pierre deux coups : la justice et la sécurité.
La sentence prononcée par un juge d'un tribunal criminel est essentiellement répressive : il acquitte, condamne et, dans ce dernier cas, détermine la peine. D'autre part, contrairement à l'idée répandue, il est possible de soutenir que le rôle du policier est d'abord préventif : il agit principalement de manière non coercitive sur les causes et les préliminaires des délits dans le but d'empêcher qu'ils soient commis (Cusson 2007). Les historiens nous apprennent qu'à l'origine de la police, aussi bien en France qu'en Angleterre, la préoccupation était de compléter l'appareil répressif par un dispositif préventif. Dès que, sous Louis XIV, le premier lieutenant de police de Paris, M. de la Reynie, entre en fonction, il pense en termes de prévention. C'est pourquoi il tient tant à faire éclairer les rues de la ville et à réorganiser le guet de nuit. De l'autre côté de la Manche, et plus d’un siècle plus tard, la police métropolitaine de Londres créée par Peel avait explicitement pour mandat de donner la priorité à la prévention sur la répression. Aujourd'hui encore, le professionnel de la sécurité publique, et encore plus privée, consacre le gros de son temps à pacifier, aider, surveiller, protéger, bref à prévenir. Finalement il ne consacre pas tellement de temps à la répression.
Entre le juge et le policier, il y a toute la différence entre la délibération et l'action. Au Palais de justice, le magistrat entend les parties, consulte la loi, pèse les arguments de chacun et, en toute quiétude et en prenant le temps qu'il faut, il cherche à découvrir la solution juste. Son activité est de l'ordre de la connaissance. Le second, homme de terrain, réagit, intervient, s'interpose, vainc les résistances, exécute les ordres, accourt d'urgence sur les lieux des altercations et des dangers.
La police est une force de première ligne alors que la magistrature se place derrière, en deuxième ligne. En effet, on fait appel au juge seulement après que le crime ait été consommé et quand le dossier d'enquête a été complété. Le procès s'ouvre bien après les faits. Rien à voir avec le professionnel de la sécurité. Dès qu'on l'appelle, il arrive sans délai soucieux d'éviter que l'affaire ne dégénère. Sa place est au front, au coeur de l'action, au plus près de l'événement et des gens. Il fait cesser le trouble, protège, procède à l'arrestation en flagrant délit, fait les premiers constats et se situe à la première étape du processus judiciaire. Bref, le juge reste en retrait alors que le policier est placé sur la ligne de feu.
Gardons à l'esprit que les causes soumises à un juge ont fait au préalable l'objet d'une sévère sélection. Pour éviter l'engorgement de l'appareil judiciaire, les poursuites des infractions insignifiantes ont été abandonnées. Car il serait déraisonnable que les procédures judiciaires -- inévitablement lentes, lourdes et coûteuses -- soit consacrées à des broutilles. C'est dire que le juge est appelé à juger des affaires plutôt sérieuses, souvent graves, celles qui pourraient se solder par un châtiment sévère.
Beaucoup moins graves sont les infractions qui sollicitent quotidiennement les policiers. Soucieux de prévention, ceux-ci ne voudront pas laisser passer les petites infractions qui, peut-être, en annoncent de plus graves : l'excès de vitesse qui pourrait provoquer un accident mortel ; la menace qui sera peut-être mise à exécution ; l'altercation qui risque de monter aux extrêmes. Les actions de police, notait Montesquieu, sont promptes et elles s'exercent sur de petites choses, sur des détails. Car toujours soucieux de prévention, le policier détecte dans la faute mineure le signe qui lui permet d'anticiper l'acte grave et d’agir en conséquence. C'est là une attitude que n'adopte pas le juge.
Récapitulons. La fin visée par le juge est la justice et il se place dans le registre répressif alors que l'objectif prioritaire du policier est la sécurité qu'il préfère assurer par la prévention. Gardant ses distances des événements et des gens, le juge délibère. Placé en première ligne, le policier agit. On soumet aux magistrats des affaires sérieuses pouvant être punies sévèrement cependant que la vigilance des policiers est éveillée par des faits mineurs qui pourraient annoncer et précéder des actes graves.
L'énumération qui suit résume le propos en présentant les dix caractéristiques de la sécurité intérieure qui ressortent de nos comparaisons.
Les caractéristiques de la sécurité intérieure
Opposée à l'action de guerre et à la police despotique :
- 1. usage minimal de la force : défensif, en dernier recours et gradué ;
- 2. préférence donnée à la prévention d'où l'importance du renseignement ;
Opposée à l'action de guerre :
- 3. rapport triangulaire : protecteur, protégé et délinquant ;
- 4. alliance avec le citoyen ;
Opposée à la police autocratique :
- 5. la sécurité pour tous ;
- 6. le service du citoyen ;
- 7. des pouvoirs et des compétences circonscrits ;
Opposée à la décision judiciaire :
- 8. l'action : intervenir et exécuter ;
- 9. acteurs postés en première ligne ;
- 10. l'attention aux petites infractions qui pourraient annoncer des faits graves.
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Dans une démocratie, qu'arrive-t-il quand la sécurité intérieure s'éloigne du modèle dont les caractéristiques viennent d'être énumérées ? Quand il y a confusion entre le militaire et le policier, par exemple, quand la police use de la force comme si elle était à la guerre ou quand l'armée est appelée pour réprimer les troubles, les gens cessent d'être vus comme des citoyens à protéger, mais comme des ennemis et on assiste à des abus de force. C'est alors que la presse dénonce les bavures et brandit le spectre de l'état policier. Chaque nouvel affrontement violent éloigne un peu plus la police de la population. L'organisation policière est alors coupée des sources de renseignements et du partenariat essentiel à son efficacité. Elle devient aveugle, sourde et privée de ses alliés naturels. Elle se laisse alors accaparer par la répression, négligeant la prévention.
Chacun sait dans quel abîme tombe une nation quand un tyran transforme la police en instrument de pouvoir. Le XXe siècle nous a offert trop d'exemples des malheurs et des hécatombes dont se rendent responsables les régimes autocratiques pour qu'il soit nécessaire de s'étendre sur le sujet.
Quand il y a confusion entre le rôle du policier et celui du juge, la justice est sacrifiée à la sécurité ; quelquefois c’est l'inverse ; la prévention est oubliée au profit de la répression ; le renseignement ne sert plus qu'à l'investigation des crimes graves. Le magistrat-policier abuse de ses pouvoirs judiciaires d'incarcérer, les utilisant pour arracher les aveux des suspects.
La concentration des pouvoirs judiciaires et policiers entre les mains d'une seule catégorie d'acteur faire perdre à la démocratie l'un de ses contre-pouvoirs essentiels. En effet, la démocratie, pour rester elle-même, doit se doter de plusieurs centres de pouvoir, de manière qu'aucun ne puisse dicter sa loi aux autres (Baechler 1985).
Si d'aventure, le juge se place en première ligne et, à l'instar du policier, plonge dans l'action, il perd la tranquillité d'esprit et la distance dont il a besoin pour délibérer sereinement. Quand le policier, à l'instar du juge, s'en tient aux délits sérieux et aux crimes graves, il perd sa capacité d'anticipation et de prévention. Car il ne peut plus voir venir les faits graves annoncés par les menues infractions.
Les effets pervers engendrés par l'introduction d'éléments étrangers à l'action de sécurité donnent à penser que celle-ci possède sa logique propre et ses éléments spécifiques. Pour atteindre la fin qui est la sienne, l'action de sécurité doit d'abord se fonder sur le renseignement qui lui fera connaître les menaces, ensuite, sur la prévention afin de réduire les occasions de délits et les vulnérabilités des victimes potentielles, et enfin, sur l'intervention rapide, par la force si nécessaire, pour faire cesser le trouble, interrompre l'ascension aux extrêmes et prendre en chasse les malfaiteurs. L'irruption d'une logique étrangère dans l'action de sécurité la dénature, nuit à son efficacité et affaiblit la démocratie.
Références
Aubouin, M. ; Teyssier, A. ; Tulard, J, dir. 2005. Histoire et dictionnaire de la police du Moyen Âge à nos jours. Paris : Robert Laffont. Bouquins.
Baechler, J. 1985. Démocraties. Paris : Calmann-Lévy.
Baechler, J. 1994. Précis de la démocratie. Paris : Calmann-Lévy.
Carrère D'Encausse, H. 1979. Staline : l'ordre par la terreur. Paris, Flammarion.
Clausewitz, von C. (1832-4). De la guerre. Paris : Éditions de Minuit (1955).
Cusson, M. 2007. La prévention : les principes et la prévention policière. in Cusson, M., Dupont, B., Lemieux, F. (dir). 2007, Traité de sécurité intérieure. Montréal : Hurtubise HMH.
Cusson, M., Dupont, B., Lemieux, F. (dir). 2007, Traité de sécurité intérieure. Montréal : Hurtubise HMH.
Jobard, F. 2007. L'usage de la force par la police. in Cusson, M. ; Dupont, B. ; Lemieux, F. (Dir.). Traité de sécurité intérieure. Montréal : Hurtubise HMH (2007).
Loubet Del Bayle, J.-L., 2006. Police et politique. Paris : L'Harmattan.
Loubet Del Bayle, J.-L., 2007. Sécurité et contrôle social. In Cusson, M., Dupont, B., Lemieux, F. (dir). 2007, Traité de sécurité intérieure. Montréal : Hurtubise HMH.
Reiss, A, 1971. The Police and the Public. New Haven : Yale University Press.
Reith, C. 1952. The Blind Eye of History : a Study of the Origins of the Present Police Era. London : Faber and Faber.
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