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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice CUSSON, “DE L’ACTION DE SÉCURITÉ.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Maurice CUSSON, Benoît DUPONT, Frédéric LEMIEUX, Traité de sécurité intérieure, chapitre 1, pp. 43-57. Montréal : Hurtubise HMH, 2007, 712 pp. Collection: Cahiers du Québec – Droit et criminologie. (Réédition aux Presses de polytechniques et universitaires romandes, 2008) [L’auteur nous a accordé le 30 mars 2014 son autorisation de diffuser électroniquement cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Maurice CUSSON

DE L’ACTION DE SÉCURITÉ

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Maurice CUSSON, Benoît DUPONT, Frédéric LEMIEUX, Traité de sécurité intérieure, chapitre 1, pp. 43-57. Montréal : Hurtubise HMH, 2007, 712 pp. Collection : Cahiers du Québec – Droit et criminologie. (Réédition aux Presses de polytechniques et universitaires romandes, 2008)

1. La structure : le protecteur, le protégé et la menace
2. Les fonctions de l'action de sécurité

Le renseignement.
La prévention
La répression et l'investigation
Le maintien de l’ordre, la gestion de la crise et l’urgence.

3.   La dynamique : le gendarme et le voleur

1. Si le voleur évite les actes graves alors que le gendarme se retient de recourir à la force, c'est qu'ils s'entendent tous deux pour craindre un mouvement d'escalade.
2. Le voleur déjoue ou contourne les dispositifs préventifs et le gendarme réplique par des mesures contre contre-préventives.
3. Le crime en vient à se structurer, à se répéter et à se concentrer.
4. Le voleur use de stratagèmes pour échapper à l'action répressive du gendarme et ce dernier s’efforce de l’attraper en neutralisant ces stratagèmes.
5. Quand l'insécurité sévit, l'action de sécurité monte en puissance. Inversement, quand la sécurité est rétablie, la vigilance du gendarme tend à se relâcher.

Références


« Ce que fait la police », tel est le titre d'un ouvrage majeur que notre regretté ami Dominique Monjardet fit paraître en 1996. Pour désigner la réalité exprimée dans ce titre, nos collègues anglo-saxons utilisent un terme dont nous ne trouvons pas l'équivalent en français : « policing ». Nous lui préférons l'expression « action de sécurité » car elle présente le double avantage d'éviter un anglicisme et d'élargir le propos au secteur privé.

Que savons-nous de l'action de sécurité ? Plus précisément, que font les professionnels qui ont pour mission d'assurer la sécurité de leurs concitoyens ? La conduite de ces spécialistes et les principes dont ils se réclament nous sont de mieux en mieux connus, d'abord, grâce aux recherches au cours desquelles des criminologues et des sociologues ont observé les patrouilleurs en action et aussi par les études sur la sécurité privée, la prévention, la police communautaire, l'enquête, la gestion de crise et le maintien de l'ordre.

Pour donner sens aux faits engrangés au cours de ces enquêtes, l’on a adopté la théorie rationnelle dont Boudon (1992, 1995, 1999, 2003) a énoncé les principes. Suivant ses pas, on pose que les professionnels de la sécurité s’efforcent d’agir rationnellement. Ayant à sécuriser un site ou à résoudre un problème, ils cherchent la solution la plus efficace compte tenu des contraintes avec lesquelles ils doivent composer. La plupart du temps, ils ont de bonnes raisons d'agir comme ils le font. Ils adhèrent à des principes qui, dans l'état de leurs connaissances, sont défendables. Ils doivent cependant faire face à d'autres acteurs sociaux, à commencer par les délinquants et les criminels dont ils veulent conjurer la menace. Ces derniers, eux non plus, ne sont pas dépourvus de rationalité. Les protagonistes de chacun des deux camps s'efforcent de déjouer l'autre, de le prendre en vitesse, de le neutraliser. Du choc de ces rationalités opposées naît la dynamique de l'action de sécurité.

Cette rationalité des acteurs reste introuvable à quiconque se laisse obnubiler par les bavures policières et autres dérapages dont les journalistes sont friands. Sans nier ces anomalies, notre attention se focalisera plutôt sur les actions de sécurité les plus courantes, sur les principes dont se réclament les acteurs, sur les pratiques qu’ils jugent normales. Cette démarche vise à faire émerger le type idéal de l'action de sécurité : un modèle soulignant la cohérence, la logique des actions quotidiennement posées par les professionnels de la sécurité. Une telle construction aidera à rendre intelligibles un grand nombre d'observations empiriques ; elle permettra de saisir les liens unissant les fins poursuivies par les acteurs et les moyens qu'ils choisissent.

Ce chapitre soumet au lecteur les éléments d'une théorie de l'action de sécurité conçue comme un système d'actions non dépourvues de rationalité. Par la même occasion, il présente les raisons de l'architecture du présent traité de sécurité. Le chapitre est divisé en trois parties. La première montre que l'action de sécurité, pour prendre tout son sens, doit être située dans un système à trois rôles : le protecteur, le protégé et le délinquant. La deuxième partie définit les quatre fonctions de l'action de sécurité : le renseignement, la prévention, la répression et la gestion de crise.  La troisième partie décrit les processus et les mouvements qui découlent de l'interaction dynamique entre le professionnel de la sécurité et le délinquant.

1. La structure :
le protecteur, le protégé et la menace


Le rôle du professionnel de la sécurité s'inscrit dans une structure élémentaire hors de laquelle il ne peut être compris : il est un protecteur. Et il ne peut exister que dans un rapport avec ceux dont il assure la protection.

L'universalité du rapport protecteur-protégé découle du fait que l'autoprotection n'est pas une solution de survie à moyen ou à long terme. Je ne puis assurer seul ma protection, même si je suis plus fort que les autres, parce que je dois dormir et, pendant le jour, vaquer à mes occupations sans devoir me garder sans relâche contre une éventuelle agression. Je dois donc m'en remettre à autrui, à un protecteur. La sécurité apparaît ici comme une forme primitive de la division du travail social, pensons au veilleur de nuit.

Le « protégé » se présente sous diverses figures. Il y a d'abord le citoyen qui appelle la police.  Aux États-Unis et au Canada, plus de 80% des interventions des patrouilleurs sont mises en mouvement par des citoyens qui leur signalent un crime, un accident, une bagarre, une intrusion… Rarement le policier découvre-t-il seul un délit ou un crime ; c’est presque toujours le citoyen qui l’apprend à la police. C'est Reiss (1971) qui a découvert que l'immense majorité des interventions des patrouilleurs sont initiées par des citoyens. Il sut aussi en tirer les conséquences en soulignant que cette décision prise par le citoyen d'appeler ou non la police pèse d'un poids très lourd sur l'action policière car elle détermine la nature des problèmes sur lesquels les agents auront à se pencher.

Passant du public au privé, le rapport protecteur-protégé se teinte de couleurs différentes. Pour assurer sa sécurité, le chef d'une entreprise ou d'une organisation a le choix, soit de faire appel à une société privée de sécurité avec laquelle, en tant que client, il négocie une prestation de services ; soit il se dote d'un service de sécurité interne dont il définit la mission et à qui il donne les moyens de remplir son mandat. Dans de tels cas, le « protégé » apparaît sous le visage du client ou du patron.

Le protégé ne peut se passer de la compétence du protecteur, de sa force et de sa vigilance. Pour sa part, le protecteur trouve sa raison d'être dans la demande du protégé. Enfin le protecteur a besoin de la participation active du protégé à sa propre sécurité : le professionnel se charge d’installer un système d'alarme, mais il revient à son client de l'armer et le désarmer.

La nécessité de cette alliance entre protecteur et protégé ressort avec évidence quand les partenaires refusent de la sceller, par exemple, en territoire hostile, quand la population dont la police veut assurer la protection refuse de collaborer.  Dans les cités françaises dont on dit qu'elles sont des zones de non-droit, la police est privée de l'information nécessaire à son action. Dans les villages siciliens contrôlés par la mafia, l’omerta coupait la population des forces de l'ordre, les rendant impuissantes.

Le protégé fait appel au service du protecteur parce qu'il est inquiet : une menace pèse. Cela signifie que l'individu menaçant s’impose lui aussi comme élément indispensable pour que l'action de sécurité ait un sens.  L'action de sécurité présente donc une structure triangulaire formée d’un protecteur, d'un protégé et d'une menace (Manunta 1999). Ces trois éléments sont nécessaires. Il ne peut y avoir d'action de sécurité sans menace car alors il n’y a rien contre quoi on veut se protéger.  Sans protégé, le besoin de sécurité ne s'exprime pas. Enfin, sans protecteur, les mesures de sécurité ne seront pas mises en oeuvre.

2. Les fonctions de l'action de sécurité

Une fonction est une catégorie d'activité qui apporte une contribution essentielle à un organisme. Une fonction de sécurité serait donc une catégorie d'opération nécessaire pour sécuriser un ensemble de personnes et de biens. Quatre fonctions sont remplies dans la plupart des grands services de sécurité non spécialisés : 1) le renseignement qui est un processus de cueillette et d'analyse d'informations en vue de connaître les problèmes et de guider l'action ; 2) la prévention, c'est-à-dire, les mesures non coercitives pour empêcher la survenance d'attentats, de destructions, de vols ou de crises ; 3) la répression, c'est-à-dire, le recours à la force et à la sanction pour dissuader et mettre hors d'état de nuire les malfaiteurs ; et 4) la gestion de crise, qui est l'intervention d'urgence lors d'événements susceptibles de dégénérer.

Ces quatre fonctions se retrouvent dans les services de police d'une certaine importance. En effet, on y trouve presque toujours une division du renseignement criminel, une activité préventive réalisée par les patrouilleurs, une division des enquêtes et la gestion de crise (sauvetage, intervention lors de prise d'otages, contrôle de foule…). Ces quatre fonctions sont aussi repérables dans la très grande majorité des services internes de sécurité.

Le fait fut avéré, en 2001, lors d’une enquête sur 75 services internes de sécurité de la région de Montréal menée par Juliana Hayek, Sophie Sylvestre et Barbara  Wegryzka. Celles-ci rencontrèrent les responsables de la sécurité au sein d'entreprises commerciales, d’industries, d'hôpitaux, à la Société des alcools du Québec, etc.   Elles  voulaient savoir quelle était la nature des activités de sécurité menées dans ces services. Le résultat le plus frappant de l'enquête fut que pratiquement tous ces services internes de sécurité combinaient quatre fonctions :

1. Dans 95% de ces 75 services,  le responsable analyse les risques et les problèmes de sécurité qui se posent dans son organisation. Cette activité de connaissance assimilable à du renseignement y est donc une pratique courante.

2. Dans 100% des cas, on prévient les pertes par la surveillance, les contrôles d'accès, l’aménagement de l'espace physique ...

3. 91% des responsables de ces services font de l'investigation au moins occasionnellement.

4. La gestion de crise et des mesures d'urgence est prise en charge par 92% des responsables des services étudiés.

L'émergence de ces quatre fonctions, aussi bien dans la police publique que dans les services internes de sécurité, découle de la position occupée par le professionnel de la sécurité : il est dépêché en première ligne pour agir avant que le crime ne soit consommé et, sinon, pour limiter les dégâts. La sécurité intérieure se joue en amont de la justice, au coeur de l'événement et dans les situations précriminelles. Elle précède la justice pénale par une action de proximité, expéditive, préventive. François Dieu (2002 : 291), observe que la gendarmerie est une institution de première ligne immédiatement confrontée aux conflits de voisinage, accidents, catastrophes naturelles et autres crises. Répondant à l'événement, le gendarme doit improviser une réponse appropriée, ce qui l'oblige à être polyvalent. Ceci vaut tout autant pour la police et pour la sécurité privée. Cette adaptation polyvalente à l'événement ne peut se limiter à l'intervention de crise ; elle se traduit aussi par l'interpellation, et par le renseignement pour anticiper et prévenir.  Le gendarme, le policier et l'agent de sécurité sont postés dans les lieux mêmes où un crime pourrait être commis. Ils patrouillent la nuit dans les zones mal famées. Ils restent en permanence en communication avec la centrale 911 et répondent au plus vite aux appels de services. Ils surveillent et accumulent des renseignements pour intervenir opportunément. Au plus près des événements et des gens, ils discernent tôt les premiers signes du danger ; la vulnérabilité que les voleurs pourraient exploiter ; le conflit pouvant monter aux extrêmes ; la menace de mort qu'il faut prendre au sérieux ; les préliminaires du crime ; la crise pouvant dégénérer. La première ligne -- la ligne de feu -- se révèle une position stratégique pour agir en temps utile sur les occasions de délits ; sur les infractions dangereuses, comme les excès de vitesse ou le port d'arme ; sur les complots que l'on saura faire avorter et sur les criminels que l'on mettra rapidement hors d'état de nuire. Pour réaliser pleinement sa mission, le professionnel de la sécurité doit d'abord savoir, ensuite, précéder l'événement, agir vigoureusement et empêcher que la crise ne tourne à la catastrophe. Bref les fonctions de renseignement, de prévention, de répression et de mesures d'urgence se sont imposées comme des solutions rationnelles à des acteurs déployés sur la ligne de front pour empêcher que l'on en soit réduit au traitement judiciaire du problème.

La figure qui suit illustre les rapports qui se nouent entre les quatre fonctions de l'action de sécurité.



Il nous reste maintenant à reprendre plus en détail les quatre fonctions dont les articulations viennent d'être présentées.

Le renseignement.

Nul acteur social ne saurait être qualifié de rationnel s'il ignorait une information disponible lui permettant de peser les avantages et les inconvénients des options qui s'offrent à lui. Cela vaut pour l'action de sécurité. Comme les problèmes de sécurité sont secrets, spécifiques et localisés, ils doivent être dévoilés, spécifiés et situés. De même que le médecin ne peut bien traiter son patient s'il n'a d'abord diagnostiqué son mal, de même le professionnel de la sécurité ne peut résoudre un problème qu'il ne connaît pas.

Distinguons, deux catégories d'informations pouvant servir à l'action de sécurité. Nous trouvons d'abord la connaissance immédiate et non systématique. Par exemple, deux policiers interviennent dans une affaire de violence conjugale. Arrivés sur les lieux, ils ouvrent grands les yeux et posent quelques questions pour savoir ce qui se passe et pour s'adapter aux circonstances. Cependant cette connaissance directe, immédiatement branchée sur l'action ne correspond pas à ce que les policiers appellent le « renseignement ». Celui-ci est un processus élaboré de cueillette, de vérification, de classification,  d’analyse et de diffusion d'informations particulières utiles à l'action de sécurité.

Il arrive que le renseignement contribue à l'élucidation d'un crime, mais c'est rare et c'est loin d'être son but principal. Le renseignement sert à rendre accessible toute connaissance utile à la prévention, à la répression et à la planification des opérations et des stratégies. Il se distingue donc nettement de l'enquête qui, elle, vise la découverte de l'auteur d'un crime et des preuves de sa culpabilité.

Quels sont les principaux objets du renseignement ? Celui-ci porte d'abord sur les délinquants et criminels (antécédents, lieux de résidence, complices, habitudes, modus operandi…). On constitue des bases de données sur des objets : armes à feu, véhicules volés, etc. On recueille aussi des informations sur les gangs, les bandes et autres réseaux criminels (structure, activités, membres, hiérarchie, complots, etc.). On analyse la criminalité : ses caractéristiques, sa distribution dans l'espace, son évolution, etc. En sécurité privée, on mène des inspections de sécurité sur les sites et les bâtiments que l'on est chargé de sécuriser.

Le renseignement peut servir d'au moins huit manières.

1. Les bases de données des services de renseignement fournissent des informations cruciales aux policiers sur le terrain. Ce suspect a-t-il des antécédents criminels ? Cette voiture a-t-elle été volée ? Cette empreinte digitale correspond-elle à celle d'un délinquant fiché ?

2. Les rapports d'analyse contiennent des synthèses utiles lors de la planification d'un projet de prévention, d'une opération coup-de-poing ou d'un service d'ordre lors d'une manifestation. La connaissance d’un nouveau  modus operandi  conduit à la recherche d'une contre mesure préventive. Ainsi peut-on savoir quand et où agir, contre qui, par quels moyens.  Si un service réussit à savoir qu'une manifestation se prépare, que des casseurs seront sans doute du cortège, quel est son trajet et quelles sont les intentions des organisateurs, il sera possible de mieux planifier le déploiement des forces de l'ordre.

3. Les informations recueillies sur un site à protéger, notamment sur ses vulnérabilités, guident les spécialistes de la prévention dans la conception d'un plan visant une meilleure protection des lieux, des biens et des personnes.

4. Le renseignement possède une efficacité intrinsèque, indépendante des interventions : le malfaiteur qui se sent observé sera porté à multiplier les précautions, à ne communiquer que par langage codé ; il passera à l'action moins souvent qu'auparavant (Brodeur 2003).

5. Le renseignement permet de faire avorter des complots. Si, grâce à un indicateur, à une écoute ou à la surveillance de l'Internet, on apprend que des criminels trament un attentat, ils pourront être neutralisés avant qu’ils aient le temps de passer à l'action.

6. Les spécialistes du renseignement contribuent quelquefois à l'investigation. Ils fournissent aux détectives l'information dont ils disposent dans leurs bases de données. Ils mettent un suspect sous écoute ; ils le prennent en filature ; ils dissimulent des micros dans son appartement ; ils font appel à un indicateur ou à un délateur. Les services de renseignement permettent ainsi aux enquêteurs, moins de découvrir un suspect, que de le mieux connaître : son lieu de résidence, son réseau, son style de vie, son emploi etc.

7. Une planification stratégique digne de ce nom s'appuie sur le renseignement. Elle partira de la connaissance du profil de la criminalité, des principales organisations criminelles opérant sur le territoire, des points chauds du crime, etc. pour éclairer le choix des priorités, l'affectation des  effectifs, le dosage entre la prévention et la répression, le choix d'opérations spéciales.

8. Des évaluations de l'impact de programmes et d'opérations informent les acteurs sur leurs résultats, les conduisent à corriger le tir et les aident à tirer les leçons de leur succès et de leurs échecs.


La prévention

L'acteur de la sécurité avisé ne veut surtout pas se faire reprocher d’avoir échoué à empêcher un crime grave qui aurait pu être prévenu. Prévenir, c'est agir de manière proactive et non coercitive en vue de réduire la fréquence ou la gravité des infractions. Les raisons d'envisager d'abord la prévention ne manquent pas. Elle esquive le choc frontal avec le délinquant réduisant ainsi le risque d'escalade. Et surtout, son efficacité est loin d'être nulle. En effet, les évaluations scientifiques ne manquent pas établissant que des crimes et délits très variés ont été prévenus. On réussit à faire baisser le vol dans les magasins et les bibliothèques en installant à la sortie des systèmes de détection électronique. Même un crime grave comme la piraterie aérienne a reculé de manière significative après la mise en place de stricts contrôles de pré embarquement dans les aéroports (voir le chapitre X. X.).

La prévention sociale a pour but  de favoriser  le développement de l’adaptation sociale. Elle est réalisée par des éducateurs qui apprennent à l'enfant et à l'adolescent le respect d’autrui et des règles de la vie en société. Elle se réalise par le biais d’interventions sur les enfants à risque et sur leurs parents. Elle est essentiellement éducative, visant le développement social, moral et cognitif des enfants. Or les professionnels de la sécurité ne sont ni préparés ni bien placés pour mettre en oeuvre ce type de prévention. L'option réaliste qui leur reste ouverte, c'est la prévention situationnelle. Les patrouilleurs et les agents de sécurité s'y consacrent quand ils surveillent les lieux où les délits risqueraient être commis et quand ils en contrôlent les accès.

Là où les délits sont susceptibles d’être commis, la prévention situationnelle envoie un message aux délinquants potentiels : le délit que vous envisagez sera difficile, risqué et peu profitable. Par sa  présence visible, l’agent en uniforme leur fait savoir qu'il leur en coûtera s’ils passent à l'acte. Par des clôtures, des alarmes, des caméras, des contrôles d'accès, le professionnel de la sécurité envoie le signal qu'il n'est dans l'intérêt de personne de voler. La prévention situationnelle apparaît ici comme un langage, comme un mode de communication qui, au moment opportun, s'exprime, non par les mots, mais par les choses (Clarke dir. 1997 ; Cusson 2002 ; Tilley dir. 2005).

Les policiers en tenue pratiquent quotidiennement un mode de prévention qui consiste à peser sur les petites infractions pour en prévenir de plus grandes. C'est un fait que les crimes graves ont tendance à être précédés et annoncés par des fautes mineures. Maints homicides commencent par une minable dispute déclenchée par un accrochage insignifiant. Des accidents mortels sont le fait de conducteurs qui avaient pris seulement un verre de trop. Le tapage nocturne peut dégénérer en bagarre ; les menaces conduisent aux coups et blessures ; derrière les prostituées, se cachent les souteneurs et les dealers et, derrière ces derniers, se profile le crime organisé. Sachant cela, les policiers cherchent à précéder l'événement. C'est la raison pour laquelle ils sont attentifs aux petites anomalies qui portent les germes de grands effets. Montesquieu, en 1748, l'avait compris : « Les matières de police sont des choses de chaque instant, et où il ne s'agit ordinairement que de peu : il ne faut donc guère de formalités. Les actions de la police sont promptes, et elles s'exercent sur des choses qui reviennent tous les jours : les grandes punitions n'y sont donc pas propres. Elle s'occupe perpétuellement de détails : les grands exemples ne sont point faits pour elle. » (livre 26 chapitre 24). Contrairement au juge dédaignant les broutilles, le policier profite de l'occasion offerte par de menus désordres pour prévenir. À coups d'avertissements, d'apaisements et de contraventions, il empêche que les incivilités, altercations et excès ne dégénèrent en faits graves.

La répression et l'investigation

Le recours à la coercition devient inévitable quand les mesures préventives échouent à faire reculer un malfaiteur déterminé.  La répression, c'est l'usage de la force soit pour empêcher qu’un  délit ou un crime ne soit commis, soit pour le sanctionner. L'enquête étant souvent la condition préalable à l'application de la sanction, celle-ci fait partie intégrante de l'action répressive : un crime ayant été perpétré, le détective voudra découvrir, arrêter et remettre son auteur à la justice pour qu'il soit neutralisé et dissuadé. Autres raisons de punir : pour que l’exemple de la peine qu'il subit serve aux autres et que justice soit rendue.

Cette fonction est assumée par les policiers quand ils séparent par la force des bagarreurs,  neutralisent un dangereux énergumène, immobilisent et passent les menottes à un suspect qui résiste ; quand ils enquêtent et procèdent à une arrestation. En sécurité privée, on préfère la prévention à la répression. Pour autant, on pratique aussi l'investigation et il arrive que les agents de sécurité ne se gênent pas trop pour expulser manu  militari les intrus et les trouble-fête.

Au coeur de sa conception de la fonction policière, Loubet del Bayle (2006) place la possibilité «  d’user en ultime recours de la force physique » (p. 24). Monjardet  ne le contredit pas quand il  affirme que la police est un « instrument de distribution de la force » (1996 : 16 ; voir aussi Bittner 1970 ; 1974 ; 1991). Brodeur (2003), ne convient pas que  la police se définisse par la coercition. Cependant tous tombent d'accord sur le fait que la force est une composante de l'action de sécurité. La nature même de certaines menaces impose d'opposer la force à la force : pour faire cesser une bagarre ; pour désarmer  un individu dangereux ; pour traduire en justice un criminel ; pour neutraliser un forcené…

Le maintien de l’ordre, la gestion de la crise et l’urgence.

Quand survient un accident, un sinistre, un grave attentat ou une situation critique, le professionnel de la sécurité se trouve sur la ligne de feu. La crise est une perturbation sérieuse du cours normal des choses. Elle surprend, désempare, fait perdre le contrôle et rompt l’équilibre des rapports interpersonnels. Quand elle survient, les gens pourraient bien paniquer ou devenir enragés, devenant imprévisibles ou dangereux. D'autres sont exposés à de graves dangers : il faut les secourir. Parce que les crises peuvent entraîner des répercussions graves, elles exigent une réaction rapide.

La rapidité de l’intervention est  inscrite dans la notion même d’urgence. Il faut agir au plus vite pour sauver la victime, pour qu’un nouveau coup ne soit porté, pour que la bombe soit désamorcée, bref, pour qu’un processus funeste ne suive pas son cours.

Par maintien de l’ordre et gestion de crise, nous entendons les mesures destinées à rétablir l'ordre et la paix, à sauver les personnes en danger, à sécuriser les biens  et à restaurer les contrôles sociaux momentanément en panne.

Les crises, événements et situations susceptibles de perturber l’ordre public sont  hétérogènes. Ils peuvent être classés en cinq catégories.

1. Les altercations, bagarres, rixes. Le principal danger auquel s'exposent les protagonistes de ces disputes réside dans la dynamique de l'escalade. Ils se laissent emporter par la peur et la colère ; ils surenchérissent sur les coups reçus ; ils risquent de frapper trop fort.
2. Les rassemblements. La plupart du temps, les foules se réunissent pour des raisons pacifiques et légitimes : pour fêter, pour manifester un appui à une option politique, à l'occasion d'une grève, d'une compétition sportive, d'un concert rock... Cependant, au cours de ces fêtes, spectacles et manifestations, il arrive que les participants s'excitent, deviennent frénétiques, que la foule entre en effervescence. Les inhibitions tombent, les interdits paraissent suspendus ; on se bouscule ; on s'invective. Puis apparaissent les casseurs, les hooligans, les pickpockets, les dealers et autres éléments qui profitent du trouble et de l'anonymat de la foule.
3. Les incivilités. Dans la zone de la ville où il y a trop de fenêtres brisées, de graffitis, de tapage nocturne, de voyous intimidants, la peur prévaut et les rues se vident.
4. Les gens blessés, les enfants perdus et autres personnes en détresse sur la voie publique ont besoin d'être secourus. Qui d'autre que la police est mieux placée pour voler à leur secours ?
5. Les catastrophes naturelles ou techniques : séisme, ouragan, inondation, tempête de neige ou de verglas, grande panne d'électricité... Ces crises majeures mettent la vie  et la propriété en danger. Il faut organiser les sauvetages, l'hébergement, le ravitaillement. Il faut aussi protéger les personnes et propriétés vulnérables contre les agresseurs, pillards et vandales.

Les altercations, attroupements, incivilités et crises perturbent l'ordre social habituel, créent des situations dangereuses, encouragent l'escalade de la violence et favorisent une criminalité opportuniste comme le pillage. Confrontés à l'événement, les professionnels de la sécurité peuvent rétablir l'ordre de quatre manières.

1. Ils apaisent et pacifient. Il revient au « gardien de la paix » de faire cesser la bagarre ; de s'interposer entre les adversaires ; de calmer les esprits et de tenter une conciliation.

2. Ils se substituent aux contrôles sociaux habituels. Pendant la crise, les acteurs sociaux perdent leurs moyens. Ils ont le sentiment que les règles n'ont plus cours et que les transgressions resteront impunies. Face à cet effondrement temporaire des contrôles sociaux, les responsables de la sécurité manifestent par leur présence que les règles continuent d'avoir cours et qu’elles seront sanctionnées.

3. Ils organisent les sauvetages. Parce que les policiers (et quelquefois les gardes) sont disponibles 24 heures sur 24 et parce que la sécurité est leur mission, il leur revient de secourir les personnes en détresse, de leur prodiguer les premiers soins.

4. Ils rassurent. Quand la foule devient agitée et oppressante ; quand la peur est sur le point de dégénérer en panique, l'apparition des policiers calme.

3. La dynamique : le gendarme et le voleur

Quels sont les mouvements et les processus auxquels nous pouvons nous attendre quand des professionnels de la sécurité essaient de contrecarrer des délinquants et réciproquement ? Ainsi posée, la question appelle une réponse théorique. Cette théorie part de l'idée que les spécialistes de la sécurité réagissent aux actions des délinquants et que ces derniers, à leur tour, réagissent aux mesures mises en place par les premiers. De ces actions et réactions, naît la dynamique de la sécurité. Pour faire court et faire image, appelons « gendarme » l'acteur de la sécurité, qu'il soit policier ou directeur d’un service de sécurité, et appelons « voleur » tout délinquant ou criminel, et même tout individu tenté de commettre une infraction.

Dans la mesure où les buts du gendarme s’opposent à ceux du voleur, ces acteurs sont, bien sûr, condamnés à l'affrontement. Car le gendarme agit pour empêcher le voleur d'agir et ce dernier s'efforce d’esquiver ou de déjouer la manoeuvre du gendarme. Aucun des protagonistes ne peut ignorer l'autre. Chacun, à la fois, influence et subit l'influence de l'autre.

Cette opposition entre deux acteurs rationnels, l’un pesant sur l'autre et réciproquement, nous autorise à concevoir la dynamique de la sécurité comme une dialectique des rationalités. L'action du « voleur » est guidée par les anticipations qu’il fait du prochain mouvement du gendarme et l'action de ce dernier est fonction de ce qu'il prévoit que le voleur fera. Ceci nous met en présence de ce jeu de décisions interdépendantes dont le prix Nobel T. Schelling (1960 ; 1966 ; 1978) a fait la théorie. Il s'agit d'un jeu qui oppose des joueurs dont « la meilleure décision dépend de l'idée que l'on se fait du choix éventuel de l'autre » (Schelling 1960 : 115). Le gendarme adopte une ligne de conduite découlant de la conception qu'il se fait de la manière dont pense le voleur. Il tiendra même compte de ce qu'il croit que le voleur pense que lui-même fera. Le gendarme se dira, par exemple : mon voleur s'imagine que je n'oserai l'interpeller, si je ne lui démontre pas qu'il a tort, il deviendra incontrôlable. L'action du gendarme vise à influencer le choix du voleur en jouant sur les attentes que ce dernier fera face au choix qu’il fera lui-même (Schelling 1960 : 198 ; voir aussi en criminologie Eckblom 1997 ; 1999 ; 2000 ; 2004 et Gill 2005).

Inspiré par cette approche dialectique, nous décrivons, dans ce qui suit, les processus résultant du fait que les professionnels de la sécurité et les délinquants sont conduits à réagir à l’autre et à corriger le tir. Ces différents mouvements aideront à rendre intelligibles les fluctuations de l'action de sécurité, d'une part, et de la criminalité, d'autre part.

1. Si le voleur évite les actes graves alors que le gendarme se retient de recourir à la force, c'est qu'ils s'entendent tous deux pour craindre un mouvement d'escalade.

Ce premier processus vise à rendre compte, côté délinquants, de la rareté des crimes graves et, côté policiers,  de la rareté du recours à la force.

Les statistiques de la criminalité et les sondages de victimisation établissent hors de tout doute que plus un crime est grave, plus il est rare : les meurtres sont beaucoup moins fréquents que les vols qualifiés, ces derniers sont moins fréquents que les cambriolages et ceux-ci sont moins fréquents que les vols simples. Le terroriste kamikaze reste un phénomène tout à fait exceptionnel dans le tableau général de la criminalité. Le « voleur » banal, c'est le client d'un magasin qui se laisse aller à la tentation de chiper quelque chose ; c'est le garçon partant en ballade avec la voiture du voisin qui a oublié d'enlever la clef de contact ; ce sont les conjoints qui, ayant perdu leur calme, en viennent à s'échanger des coups ; c'est le petit récidiviste qui se garde bien de toute violence dans l'espoir d'être traité avec clémence le jour où il se fera prendre.

Si les délinquants commettent très peu de crimes sérieux, c’est parce que les risques auxquels ils s’exposent dans de tels cas n’ont rien à voir avec ceux qu’ils courent en cas de délit médiocre. Ils savent que la peine est beaucoup plus sévère et probable pour un grand crime que pour un petit délit.

Pour leur part, les policiers et les gendarmes paraissent eux aussi soucieux de modération. En effet, l’un des constats les mieux établis de la sociologie de la police, c'est que les policiers ont rarement recours à la force et ils ne procèdent à des arrestations que dans la moitié des cas où ils seraient justifiés de le faire (Banton 1964 ; Reiss 1971 ; Black 1980 ; Brodeur 2003 ; Skogan et Frydl dir. 2004 ; chap.  xx : L’usage de la force par la police).  Le policier ordinaire, dès qu'il a quelques années d'expérience, n'a aucun goût pour les arrestations de haute lutte. Il répugne à devoir se servir de son arme de service : surtout pas de bavure.

Si les gendarmes préfèrent la persuasion à la coercition, c'est que, la plupart du temps, la contrainte n'est pas nécessaire : le justiciable répond avec un minimum de politesse, il s'incline, il obtempère.

Bref, la plupart du temps, les délinquants et les policiers s'entendent pour éviter de poser un le geste irrémédiable parce que chacun sait que, plus lui-même sera violent, plus l'autre sera porté à répondre de la même manière. Ils courent alors le danger d'être emportés par un mouvement d'ascension aux extrêmes. Une arrestation dérape ; on s'engueule copieusement puis on se bouscule. Le suspect devient enragé ; il brandit un couteau et le policier le tue.

Dans la mesure où le gendarme et le voleur reculent tous deux devant l'escalade, leur opposition n'est ni totale ni irréductible. Cette hésitation devant l'épreuve de force incite le gendarme à préférer la prévention à la répression et le voleur à être sensible aux mesures préventives. Le gendarme surveillera ostensiblement son homme pour l’inciter à ne rien faire. Pour sa part, le voleur se gardera bien de violer la loi au vu et au su du gendarme. Il s’en tiendra à des fautes vénielles, évitant la violence autant que possible.

2. Le voleur déjoue ou contourne les dispositifs préventifs et le gendarme réplique par des mesures contre contre-préventives.

Avant de passer à l'action, un voleur à l'étalage expérimenté et futé part en reconnaissance dans le magasin. Il examine la disposition des lieux, les sorties. Il veut savoir si les vendeurs sont vigilants. Il est attentif aux gardes, aux caméras de surveillance, au système d'étiquettes électroniques… Il recherche les failles du dispositif, par exemple, les vendeurs inattentifs, les angles morts dont il profitera pour échapper à la surveillance, les étagères élevées qui obstruent la vue. Quand il entreprend de voler, il a recours à divers trucs pour déjouer le système de protection. Il porte une casquette et garde la tête baissée pour que les caméras ne puissent capter l’image de son visage. Il arrache les étiquettes qui risquent de déclencher l'alarme à la sortie. S'il se sent surveillé, il quitte les lieux et va voler ailleurs (Gill 2005). Nous appelons « contre prévention » de tels stratagèmes par lesquels les délinquants réussissent à percer, déjouer ou contourner les dispositifs de prévention.

Découvrant des manoeuvres contre préventives, le responsable de la sécurité cherche la parade : c'est la « contre contre-prévention ». En sécurité privée, les professionnels inspectent périodiquement les sites qu'ils sont chargés de protéger pour découvrir les vulnérabilités rendant les vols possibles. De telles inspections les conduisent à mettre en place des contre mesures.

3. Le crime en vient à se structurer, à se répéter et à se concentrer.

Il arrive qu'une activité délictueuse devienne gratifiante, facile et impunie, notamment parce que les voleurs ont découvert des mesures contre préventives auxquelles nulle parade n’a été trouvée. C'est alors que la délinquance, d’inorganisée qu'elle était, devient organisée. Elle gagne en fréquence et en gravité. Par exemple, un groupe de voleurs à l'étalage découvre le moyen de réaliser des vols importants en menant des opérations à plusieurs. Cela donne des victimisations répétées, des récidives, la concentration des délits en certains lieux ou sur certaines cibles.

4. Le voleur use de stratagèmes pour échapper à l'action répressive du gendarme et ce dernier s’efforce de l’attraper en neutralisant ces stratagèmes.

Tels cambrioleurs n'opèrent que dans les résidences ayant une porte avant et une autre à l'arrière. Ils bloquent la porte d'entrée pour freiner l'éventuelle arrivée des résidents pendant qu'ils se trouvent sur place et ils ouvrent la porte arrière pour pouvoir fuir en vitesse. Une fois leur règlement de compte perpétré, les tueurs fuient dans une voiture volée puis ils l’arrosent d’essence et y mettent le feu pour faire disparaître toutes les empreintes et autres traces qu'ils avaient pu y laisser. Les membres de la Mafia ordonnent à leurs complices et à leurs proches de garder le silence sous peine de mort.  Ce sont là quelques-unes des nombreuses mesures contre-dissuasives grâce auxquelles les délinquants évitent la punition. Ces mesures pour échapper à la police et à la justice expliquent en partie l’impunité dont jouissent les malfaiteurs.

De leur côté, les gendarmes soutirent des informations à leurs indicateurs pour déjouer les mesures contre dissuasives des voleurs. Ils découvrent le refuge des suspects qu'ils recherchent et les mettent sous écoute. Ils cachent des micros et des caméras là où se réunissent les membres d'une organisation criminelle.

5. Quand l'insécurité sévit, l'action de sécurité monte en puissance. Inversement, quand la sécurité est rétablie, la vigilance du gendarme tend à se relâcher.

Plus un problème de sécurité devient grave et récurrent, plus la demande de sécurité s'affirmera et plus il vaudra la peine d'investir dans la sécurité. L'action du gendarme devient de plus en plus énergique et de mieux en mieux ciblée. Il ne se contente plus de la prévention et il passe à la répression. Il veut arrêter et mettre le voleur hors d'état de nuire.

En revanche, la tranquillité revenue, la détermination du gendarme se relâche, il se laisse aller. La tendance à baisser la garde est d’autant forte que la sécurité coûte cher, et pas seulement en temps et en argent. En effet, la surveillance paraît comme une intrusion dans la vie privée et elle mine la confiance entre les gens. Les portes verrouillées et les contrôles d'accès limitent la liberté d'aller et venir. Les enquêtes créent un climat de soupçon et risquent de déboucher sur de fausses accusations. Ces coûts cessent de paraître justifiés quand tout danger paraît écarté. Ceci veut dire que la sécurité cesse d'être rentable en l’absence de délits fréquents ou de crimes graves. Car alors l'effort de sécurité n'est pas compensé par une réduction suffisante des pertes causées par les vols et autres infractions. Cependant, faute de vigilance, d’intéressantes occasions s’offrent aux voleurs. Bref, le champ de la sécurité tombe en friche.

De leur côté, les délinquants profitent des brèches qui se creusent dans les dispositifs de sécurité (Killias 2001). Et peu a peu, le nombre des délits augmente ; jusqu'au jour où le problème dépassera le seuil de tolérance des gens. Il s'ensuivra une mobilisation nouvelle en faveur de la sécurité dont on espèrera une nouvelle réduction de la criminalité.

Si cette proposition est fondée, la sécurité et la délinquance auront tendance à suivre des mouvements cycliques sur des théâtres d'opérations particuliers. Devenu manifeste, un problème criminel conduit les acteurs de la sécurité à se mobiliser et, avec le temps, à trouver la parade qui réduira le nombre des délits. La tranquillité qui en résultera rendra l'investissement en sécurité moins rentable, ce qui se traduira par un affaiblissement des protections ; ce dont les délinquants profiteront. De tels cycles pourraient se reproduire, par exemple, au sein d'une entreprise commerciale : la prévention se resserre quand les pertes dues au vol dépassent un seuil critique et elle se relâche quand il ne se commet plus que des rares petits vols. Notons que la criminalité est inégalement répartie dans l'espace : elle tend à se concentrer dans des points chauds et elle frappe sélectivement les biens et les personnes. C'est pourquoi il faut s'attendre à ce que les cycles dont il est question se déroulent sur des théâtres d'opérations particuliers et non sur tout un territoire.

Les cinq propositions qui viennent d'être avancées devraient aider les observateurs qui veulent expliquer des succès et, plus encore, des échecs de l'action de sécurité. Tel dispositif de protection n'a pas fait reculer la fréquence des délits parce qu'il a été déjoué par les délinquants ; parce que les surveillants n'ont pas réagi quand des délits ont été commis ; parce que les voleurs ont exploité les faiblesses du dispositif alors que les responsables de la sécurité ont négligé de colmater la brèche ; parce que le service de police ne s'est pas mobilisé contre une bande de bandits... Ces échecs sont en réalité des défaites pour le « gendarme » et des victoires pour le « voleur ». Inversement, le gendarme remportera une victoire quand, ayant mis à jour une délinquance structurée, il aura trouvé la parade qui forcera le voleur à battre en retraite.

RÉFÉRENCES

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Schelling, T.  (1960). Stratégie du conflit.  Paris : Presses Universitaires de France.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 5 juin 2014 10:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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