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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice CUSSON, “L’évolution de l’incarcération aux États-Unis”. Un article publié dans Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1999, no. 4, p. 729-740. [L’auteur nous a accordé le 29 mars 2012 son autorisation de diffuser électroniquement cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Maurice Cusson

[professeur à l’École de Criminologie, chercheur au Centre international
de Criminologie comparée de l’Université de Montréal]

L’évolution de l’incarcération
aux États-Unis
”.

Un article publié dans Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1999, no. 4, p. 729-740.


1. L’évolution pénale
2. La critique et la réflexion

2.1. La critique
2.2. Quelques réponses
2.3. Les lignes directrices

Conclusion
Références


Aux États-Unis d'Amérique, l'incarcération a été emportée, depuis vingt cinq ans, par une croissance vertigineuse que le recul récent de la criminalité n'a aucunement freiné. Un phénomène d'une telle ampleur ne pouvait passer inaperçu. Les observateurs français et canadiens sont portés à y voir un contre-modèle. Mais leurs critiques laissent poindre une inquiétude : se pourrait-il que l'évolution pénale américaine préfigure celle de nos pays ?

Les Américains eux-mêmes sont perplexes. Ils se résignent mal au fait que le pays de la liberté soit aussi le pays de l'enfermement et de la violence. Et parmi eux, les criminologues ne sont pas les moins troublés. C'est avec inquiétude qu'ils s'interrogent sur les rapports paradoxaux entre les crimes et les châtiments.

Le présent article se propose d'abord d'établir les faits sur l'évolution pénale américaine au cours des quarante dernières années (1) et, ensuite, de laisser la parole aux juristes et criminologues américains qui ont réfléchi à la question (2). En d'autres termes, il s'agira de découvrir comment les Américains punissent le crime et pensent la peine.

1- L'évolution pénale

Comment évolue la peine aux États-Unis ? Mais d'abord comment la mesurer ? L'indicateur le plus souvent utilisé par les chercheurs pour analyser l'évolution pénale au 20ième siècle est le nombre de prisonniers par 100 000 habitants. La raison évidente de ce choix est que l'incarcération est devenue la peine de référence, celle qui, de loin, est infligée le plus souvent quand il s'agit de punir sévèrement un crime.

Il est, par ailleurs, éclairant de lire l'évolution des taux d'incarcération dans ses rapports avec celle de la criminalité, tout simplement parce qu'on emprisonne, en principe, les auteurs d'infraction ou, du moins, les individus soupçonnés d'en avoir commis. Si la sévérité et la certitude des peines demeurent rigoureusement constantes, la courbe décrivant l'évolution de l'incarcération devrait, en principe, être parallèle à celle qui décrit l'évolution de la criminalité (surtout de la criminalité grave).

Aux États-Unis, l'indicateur de criminalité sérieuse, appelé « index crimes », le plus couramment utilisé combine en une seule mesure les homicides, les vols qualifiés, les viols, les vols de véhicule automobile, les voies de fait graves, les cambriolages, les incendies criminels et une catégorie de vol appelée « larceny ».

Dans le graphique présenté en page suivante, l'évolution des taux d'incarcération est mise en rapport avec celle de la criminalité. Nous constatons que les taux d'incarcération restent à peu près stables entre 1960 et 1975 sauf un léger mouvement à la baisse au cours des années 1960 ; à partir de 1975, la courbe se dresse peu à peu, puis vers 1982, le nombre de prisonniers augmente rapidement, croissance qui n'a eu de cesse depuis (en 1998, on en est à 452 détenus par 100 000 h.). Le taux quadruple entre 1975 et 1997. En 1998, on compte 1,8 millions de détenus dans ce pays si l'on ajoute la population des prisons locales (« Jails »). Durant la même période, la criminalité entreprend une ascension en 1963 qui se poursuivra jusqu'en 1980 ; suit un mouvement de baisse puis une remontée qui maintiennent les taux sur un plateau. Après 1992, la criminalité se met à baisser.

Ces fluctuations peuvent être découpées en trois périodes :

  • Durant la première (1960-1981), les taux d'incarcération restent à peu près stables et la criminalité augmente.

  • Durant la deuxième période (1981-1993), les taux d'incarcération sont en très forte croissance et la criminalité plafonne.

  • Durant la troisième période (1993-1997), les taux d'incarcération poursuivent leur escalade et la criminalité entreprend de diminuer.

Que s'est-il passé ?

Entre 1960 et 1981, le fait décisif, c'est que la peine demeure stable tandis que la criminalité triple. La criminalité décolle pendant que l'incarcération stagne, ce qu'illustre la distance entre les deux courbes. Les mécanismes de ce décalage ont été analysés par Blumstein et Cohen (1973) et Cusson (1990). Une augmentation du nombre de crimes connus des agents de police exige plus de travail pour ces derniers, mais aussi pour les magistrats, et plus de ressources allouées à l'administration pénitentiaire. Or, à cette époque, ni les effectifs ni le nombre de cellules n'augmentent aussi rapidement que la criminalité. Les policiers auront alors plus d'enquêtes à mener, les procureurs, plus de dossiers à traiter qu'auparavant, les juges, plus de procès à présider et les directeurs de prison plus de prisonniers à héberger. L'appareil risque l'engorgement. Pour éviter que les dossiers non classés ne s'empilent, que les délais ne s'allongent à l'excès et que les prisons ne soient surpeuplées, les fonctionnaires ont recours à divers expédients : ils renoncent à enquêter, ils abandonnent les poursuites (par classement sans suite) et ils libèrent prématurément les détenus. Cette dernière solution était d'autant plus libéralement utilisée qu'au cours des années 1960 et 1970, les juges américains prononçaient fréquemment des sentences indéterminées ; par exemple, ils infligeaient à l'accusé entre 2 et 10 ans de prison ; on a même vu entre 1 jour et 50 ans (Langan 1991). Des libérations conditionnelles précoces devenaient un moyen facile pour relâcher la pression que la criminalité à la hausse exerçait sur un système carcéral menacé de surpopulation. En somme, plus on commettait de crimes, plus la fraction des crimes punis diminuait.

Cette érosion de la peine préoccupait assez peu les magistrats et les commissaires des libérations conditionnelles.  Les détracteurs de la prison leurs fournissaient les arguments pour apaiser leurs inquiétudes. L'emprisonnement, soutenaient-ils, loin de réadapter, empire ceux qui le subissent. Il arrache la personne de son milieu naturel, la stigmatise et la marginalise. La prison est un milieu totalitaire, artificiel et incompatible avec l'apprentissage de la liberté. Dans ce discours, les fonctions de la peine sont disqualifiées les unes après les autres : intimidation, réadaptation, neutralisation. L'idée selon laquelle un criminel mérite, en toute justice, d'être sanctionné par une peine à la mesure de son crime est ignorée ou discréditée. Bref, on va jusqu'à penser qu'incarcérer n'est rien d'autre qu'infliger des souffrances aussi cruelles qu'inutiles.

À partir de 1981, les taux d'incarcération qui, au cours des années 1970, ne montaient que lentement, entament une croissance accélérée qui n'a pas encore cessé. Pendant ce temps, les fluctuations qui emportent la criminalité la maintiennent sur un plateau assez élevé.

Que les taux d'incarcération augmentent pendant que la criminalité reste globalement stable, revient à dire que la probabilité ou la sévérité des peines de prison (ou encore les deux) cesse de baisser pour se mettre à monter.

Pourquoi les taux d'incarcération ont-ils augmenté malgré le plafonnement de la criminalité ? Il est probable que la cause première ait été un virage répressif dans l'opinion publique et dans le discours politique. Les sondages d'alors montrent que les Américains sont de plus en plus nombreux à penser que la criminalité est devenu un problème majeur et que les sentences ne sont pas assez sévères. Les politiciens comprennent d'autant mieux le message que certains d'entre eux apprennent à leurs dépens qu'un moyen sûr de perdre ses élections est de donner une impression de mollesse ("soft on crime"). Le langage devient musclé ("Get tough" ; "Law and order", No-nonsense") (Normandeau, 1996). De leur côté, plusieurs juges et criminologues se prennent à douter de la réhabilitation. Ils redécouvrent les vertus de la dissuasion, de la rétribution et de la neutralisation.

Les gestes suivent alors les paroles. Les législateurs de plusieurs États votent en faveur de projets de loi qui abolissent les libérations conditionnelles et imposent des peines minimales incompressibles en cas de crimes violents ou de trafics de drogue. Le pouvoir discrétionnaire des juges est limité par des lignes directrices qui fixent des peines "présomptives" échelonnées selon la gravité du crime et l'histoire criminelle du condamné.

Selon les calculs de Langan (1991), la durée des peines de prison ne s'allonge pas (ni la durée médiane des peines prononcées ni celle des peines effectivement purgées n'augmentent entre 1981 et 1986) [1]. Ce qui contribue le plus à la croissance de la population carcérale, c'est une forte augmentation de la probabilité qu'un suspect soit condamné à une peine de prison. En 1974, sur 100 individus arrêtés par la police, 9 étaient incarcérés ; en 1986, on en comptait 16 (Langan 1991). Entre 1981 et 1994, la probabilité qu'un délit se solde par une condamnation à l'emprisonnement passe de 34 à 49% pour le meurtre, pour le viol, de 9,7% à    18,8%, pour le vol qualifié, de 1,7 à 2,2% et pour le cambriolage, de 1,0 à 1,4%. (Langan et Farrington, 1998 ; sauf pour le meurtre, le nombre de délinquants a été estimé à partir du sondage de victimisation américain).

Le phénomène intrigant, c'est qu'un discours centré sur la sévérité débouche finalement sur une augmentation de la certitude de l'incarcération. La pression de l'opinion publique et politicienne ne conduit pas à des sentences de prison plus longues (elles étaient déjà longues), elle incite plutôt les procureurs à requérir plus souvent qu'autrefois des peines de prison et les juges à prononcer plus de sentences d'emprisonnement.

Dernier facteur dans l'augmentation des taux d'incarcération, une épidémie de cocaïne qui débute vers 1985 et qui est massivement réprimée (Blumstein, 1995).

Depuis 1992, les taux d'incarcération continuent sans désemparer leur progression. Peut-être, du côté de la criminalité, apparaît-il un début de décroissance. La diminution n'est pas très forte mais elle est continue.

Malgré cette accalmie du côté du nombre des crimes, le climat reste à la répression. Sur l'instigation du président Clinton, le Congrès américain adopte un projet de loi débloquant des fonds pour construire des prisons pouvant détenir 100 000 nouveaux détenus et pour embaucher autant de policiers supplémentaires. Plusieurs États adoptent des lois dites du "three strikes" : à la troisième condamnation pour un crime violent, l'accusé est obligatoirement condamné à une peine minimale d'au moins vingt ans sans possibilités de libération conditionnelle. Ces lois risquent de gonfler plus encore la population carcérale.

Globalement, la criminalité n'a pas beaucoup baissé, mais dans plusieurs grandes villes, la chute a été forte. Par exemple, entre 1986 et 1996, la criminalité (mesurée par l'indice du F.B.I.) baisse de 41% à New York et de 29% à Boston (National Crime Prévention Council, 1999). Les criminologues s'interrogent déjà sur les raisons de telles diminutions, mais ils n'en sont encore qu'au stade des hypothèses. Les plus plausibles sont les suivantes.

La diminution de la classe d'âge des 15-25 ans est un premier facteur. Il est bien connu, en effet, que ce groupe d'âge contribue plus que sa part à la délinquance. Si son pourcentage dans la population baisse, il faut s'attendre à une diminution correspondante du nombre de crimes et délits. Cependant cette explication est jugée insuffisante car la criminalité urbaine a baissé plus fortement que le pourcentage des 15-25 ans.

La deuxième hypothèse est plus originale. Le recul des transactions en argent comptant fait baisser le nombre des vols et des autres délits qui gravitent autour du vol. Felson (1998), qui propose cette explication, montre que, depuis quelques années, les Américains paient de plus en plus par carte de crédit et utilisent de plus en plus les machines distributrices de billets de banque. Ils portent moins d'argent comptant sur eux et n'en gardent plus guère à la maison. Or l'argent comptant, plus que les objets de valeur qu'il faut revendre, est une incitation au vol commis avec ou sans violence. Les voleurs l'utilisent aussi pour s'acheter de la drogue. Ils se battent pour s'emparer de la part de butin de leurs complices. Il leur arrive même de s'entre-tuer pour lui.

Le vieillissement de la population et la raréfaction des espèces sonnantes et trébuchantes sont des raisons exogènes du recul de la criminalité. Il s'en trouve d'endogènes en ce sens qu'elles sont liées à la croissance même de la criminalité et aux réactions qu'elle provoque de la part de la société civile et des pouvoirs publics. Entre 1975 et 1992, la criminalité, après une forte hausse, s'est maintenue sur un plateau élevé ce qui veut dire que des millions d'Américains ont été dévalisés et agressés, que des centaines de milliers ont été violés ou tués. Rongée par la drogue, la violence et l'insécurité, la qualité de vie du centre des métropoles s'est gravement détériorée. L'histoire montre que les Américains n'ont jamais subi passivement leur destin. Il était inévitable qu'ils traduisent leur exaspération en actes. Aussi voyons-nous les citoyens, les pouvoirs publics et les entreprises se mobiliser, consacrant de plus en plus de ressources et d'énergies à la prévention et à la répression du crime. De ce point de vue, les taux d'incarcération ne sont que la pointe de l'iceberg, l'aspect le mieux mesuré d'une vaste lutte menée sur cinq fronts :

1- On ne s'est pas contenté d'embaucher des centaines de milliers de policiers supplémentaires, on a aussi voulu améliorer les pratiques policières. Dans plusieurs villes, à commencer par New York, on a utilisé systématiquement les ordinateurs et les logiciels spécialement conçus pour améliorer les opérations policières. Le "problem-oriented policing" a permis une action plus informée par le savoir, plus réfléchie, mieux adaptée. La police communautaire a rapproché la police des citoyens.

2. Pour faire face au vol, au vandalisme et autres malveillances, les entreprises n'ont pas lésiné sur la prévention. Actuellement, les effectifs de la sécurité privée sont de l'ordre d'un million et demi de personnes. On a aussi investi dans la technologie de sécurité. Parallèlement, dans les métros, les gares, les tours d'habitation, les parcs et les centres commerciaux, les espaces ont été aménagés pour assurer une meilleure sécurité.

3. Dans les villes les plus touchées, les citoyens se sont regroupés pour lutter contre le crime et le trafic de drogue. Dans la seule ville de Boston, on compte 600 groupes communautaires luttant activement contre le crime en collaboration avec la police (Kelling et Coles, 1997 : 238).

4. Les mobilisations policière, judiciaire et correctionnelle ont fait augmenter le risque pénal du crime, augmentation particulièrement sensible en matière de meurtre, de viol et de coups et blessures. [2] Ceci signifie que les délinquants sont plus nombreux qu'auparavant à être neutralisés par l'incarcération et à être dissuadés par des peines plus certaines. Et, plus important à mes yeux, ceci signifie aussi que la loi est dite plus souvent et plus clairement.

5. Le dernier phénomène est très particulier ; il est aussi très américain. Selon les meilleures estimations, les citoyens américains utilisent une arme à feu pour repousser un cambrioleur ou un agresseur 2,5 millions de fois par année, faisant avorter de très nombreuses tentatives criminelles et exerçant une forte pression dissuasive sur le Milieu (Kleck, 1997). J'ai soutenu ailleurs que la pratique américaine de l'autodéfense armée fait baisser la fréquence des cambriolages dans les maisons occupées et des agressions non mortelles mais a eu comme effet pervers d'encourager directement ou indirectement un grand nombre d'homicides (Cusson, 1999).

2- La critique et la réflexion

Les criminologues américains ont suivi avec fascination et amertume l'évolution pénale de leur pays. Ils n'ont pas applaudi, pour la plupart, devant la forte croissance de l'incarcération dont il vient d'être question. Elle leur paraissait plutôt le fruit d'une panique morale qu'il fallait dénoncer. Et elle les a poussés à s'interroger sur le sens de la peine. Ils ont proposé une gamme très diversifiée de réponses ; parmi celles-ci, on distingue deux catégories : premièrement, les analyses critiques et, deuxièmement, les éléments de solution.

2.1- La critique

Les criminologues américains ne se sont pas privés de critiquer les pratiques pénales de leurs compatriotes. C'est ainsi qu'ils ont pris à partie 1- les sentences minimales obligatoires, 2- les longues peines et 3- les libérations conditionnelles.

1- Ils ont mis à jour les effets pervers produits par les lois qui prescrivent des peines minimales incompressibles. Il y a quelques années déjà, la législature de l'État de New York vote une loi dite "loi Rockefeller". Elle dicte au juge de punir le trafic de drogue de la prison à vie. Les magistrats qui, plus souvent qu'autrement, ont affaire à de misérables petits trafics ne peuvent se résigner à les sanctionner aussi durement. Ils ignorent la loi et, peu à peu, celle-ci tombe en désuétude (Shichor et Sechrest, 1996).

Les lois qui fixent des peines minimales restreignent le pouvoir discrétionnaire du juge mais, ce faisant, elles augmentent celui du procureur. Ce dernier, en effet, sachant que, si le juge s'en tient au texte de la loi, le suspect sera automatiquement condamné à une très longue peine de prison, portera une accusation moindre quand un tel châtiment lui paraît démesuré. D'autres fois, ce sera le jury qui préférera acquitter un accusé plutôt que de le voir inéluctablement condamné à une peine sans commune mesure avec la gravité du crime. Une recherche a établi que plus les peines sont sévères dans une juridiction, plus la probabilité de condamnation est faible (Andreoni, 1995). Le sens de la justice et la compassion des acteurs judiciaires font écran entre les politiques décrétés et leur exécution de telle manière que les législateurs échouent fréquemment à augmenter la sévérité réelle des peines.

Montesquieu (1748) avait déjà noté un phénomène de cette nature : "lorsque la peine est sans commune mesure, on est souvent obligé de lui préférer l'impunité" (p. 95). Le législateur est incapable de connaître la gravité concrète des crimes particuliers que le juge aura à sanctionner dans l'avenir ; il est donc très mal placé pour fixer les peines. Seul un examen au cas par cas des circonstances dans lesquelles un crime a été commis permet d'en apprécier la gravité réelle.

2- Quand il leur arrive d'être appliquées, les très longues peines de prison risquent d'être totalement inutiles. Telle est la conclusion à laquelle aboutissent les criminologues américains qui ont étudié les implications des lois qui prescrivent une peine de prison à vie à la troisième condamnation pour crime violent. Au cours de la carrière d'un criminel, les condamnations pour crime violent seront presque toujours séparées les unes des autres de quelques années, de telle manière que la troisième condamnation aura toutes les chances de frapper un criminel relativement âgé. Or, l'ABC de la criminologie nous apprend que la délinquance tend à se résorber dès la fin de l'adolescence et que la carrière criminelle est généralement courte. Frapper un criminel en fin de course est donc inutilement cruel. Il y a de fortes chances qu'au moment de sa troisième condamnation, l'intéressé soit sur le point de prendre congé du crime. Si les lois dites des "trois prises" étaient suivies, les prisons américaines deviendraient des centres de gériatrie remplies d'inoffensifs vieillards (Skolnick, 1995).

3 - Les libérations conditionnelles ont été mises à mal par une improbable alliance formée de critiques de droite et de gauche ; les premiers lui reprochant d'entamer la sévérité des peines ; les seconds, de rendre les peines imprévisibles, inégales et arbitraires.

Les uns et les autres s'en prennent à la fragilité des fondements de la libération conditionnelle. Celle-ci repose sur l'hypothèse selon laquelle il est possible de découvrir quand un prisonnier est suffisamment réhabilité pour être libéré. Or c'est là une illusion. Il arrive sans doute qu'un prisonnier s'améliore au cours de sa détention et qu'il cesse de représenter un danger pour la société, mais, notaient déjà Beaumont et Tocqueville (1833), seul Dieu peut s'en assurer. L'oeil de l'observateur terrestre ne peut distinguer le prisonnier qui singe la réhabilitation de celui qui a authentiquement changé. Il est d'ailleurs démontré que le comportement du prisonnier pendant qu'il est derrière les barreaux n'a pas de valeur pour prédire sa récidive. Si ce qui se passe en prison n'informe pas la décision de libérer conditionnellement, celle-ci repose sur une devinette, à moins qu'elle ne s'appuie, sans se l'avouer, sur la gravité du crime déjà jugé, les antécédents judiciaires et la vie que menait le sujet avant son incarcération, Dans ce cas, elle est redondante et inutilement tardive. Redondante : ces données ont déjà été prises en compte par le juge. Inutilement tardive : la décision de raccourcir la peine aurait pu être prise dès le moment où la sentence a été prononcée.

Les Américains soucieux de la vérité des sentences ont aussi reproché aux libérations conditionnelles de faire mentir le juge. Au terme d'un procès public, ce dernier condamne l'accusé à cinq ans de prison, par exemple. Ensuite, par le jeu des libérations conditionnelles, ces cinq ans deviennent quatre ans, ou trois, ou deux ou même un an. Quelle crédibilité peut avoir une sentence, une parole dont le rapport avec la réalité est à ce point ténu ? Comment un système pénal peut-il servir la justice, quand les peines effectives sont sans commune mesure avec les peines prononcées ?

2.2- Quelques réponses

Les criminologues américains ne se sont pas contentés de critiquer ; ils ont proposé des solutions aussi bien au problème de la prison qu'à celui de la criminalité. Nous verrons que les meilleures sont inspirées par des soucis de modération, de vérité et de justice.

2.2.1. Les sanctions intermédiaires

Depuis Montesquieu, la modération des peines est une préoccupation à laquelle tous les esprits éclairés souscrivent. Mais elle est difficile à réaliser quand le juge n'a dans sa palette que deux couleurs : le noir de la prison et le blanc des sanctions nominales. Les peines intermédiaires permettent d'ajouter des teintes et des nuances. Elles se situent entre la prison et la probation : obligation de réparer le dommage causé à la victime, surveillance intensive en milieu ouvert, assignation à domicile (avec ou sans surveillance électronique), travaux d'intérêt général, centre de jour, semi-liberté ... Les Américains ont développé une doctrine à leur propos (Morris et Tonry, 1990 ; Tonry et Lynch, 1996).

Les sanctions intermédiaires qui ont été évaluées (c'est le cas de la probation intensive) ne sont suivies de taux de récidive ni inférieurs ni supérieurs à ceux qui suivent les autres peines. Par contre la surveillance intensive, les centres de jour et les maisons de semi-liberté peuvent offrir l'encadrement et l'environnement propice à la mise en oeuvre de thérapies novatrices qui, elles, paraissent prometteuses avec des catégories particulières de sujets comme les toxicomanes, les récidivistes en bout de course ou les jeunes délinquants (Sherman, 1997 : 9-37 à 41).

Quoi qu'il en soit de leur efficacité, les peines intermédiaires peuvent être jugées d'un autre point de vue qui est celui de la stricte justice. Vues sous cet angle, elles présentent l'avantage indubitable d'aider le juge à graduer la sévérité des sentences dans les cas de délits de gravité moyenne ; à éviter les excès de sévérité et les excès de clémence. S'il s'agit de dire le juste, la sanction intermédiaire peut exprimer avec précision et justesse le degré de gravité de ces délits modérément graves. Ce type de sanction permet au juge d'échapper à cette pénible alternative : ou bien une probation qui semble trop douce pour rendre justice au délit, ou bien une sentence de prison qui lui paraît trop dure et potentiellement destructrice. Il sert ce que les Américains appellent le principe de la parcimonie qui enjoint de n'imposer que le minimum nécessaire de peine. Se pose alors la question des finalités de la peine.

2.2.2 Dire le juste

Les chercheurs qui s'intéressent à la dissuasion générale s'entendent sur un point : plus la peine frappant un crime est certaine, moins ce crime est fréquent. Ils s'accordent aussi sur le fait que la sévérité des peines est sans rapport avec la criminalité. Il semble donc que la sévérité de la sanction soit inefficace ce qui récuse en doute la doctrine selon laquelle la peine exerce un effet intimidant, un effet de peur. Mais alors par quel mécanisme la certitude de la peine agit-elle ? Il se pourrait que ce soit en communiquant au coupable, à sa victime et à l'ensemble des citoyens notre attachement aux valeurs niées par le crime.

Cette réponse durkémienne, connaît un nouveau souffle dans les pays anglo-saxons. Selon un auteur comme Duff (1996), la sanction pénale est un moyen de communication. Les sentences prononcées par le juge ont pour fonction de dire et de redire le juste et l'injuste dans chaque cause qu'il lui revient déjuger. La condamnation communique aux intéressés le caractère coupable de l'acte jugé et la sévérité de la sentence dit son degré de gravité. Il faut donc proportionner au plus juste la punition au délit parce qu'il faut dire le plus précisément possible l'exacte gravité de l'acte jugé. Si la peine est trop ou pas assez sévère, le message pénal passera mal ; il sonnera faux aux oreilles de l'accusé, de la victime et des spectateurs au drame pénal. La pédagogie pénale consiste à faire dire à la peine la vérité du crime - son degré d'injustice - et à persuader le plus grand nombre de résister à la tentation de perpétrer un crime avec d'autant plus d'énergie qu'il est plus grave.

Si la sentence prononcée par le juge sert à dire la vérité du crime, elle devrait aussi dire la vérité de la peine qui sera effectivement purgée. Il devrait donc y avoir commune mesure entre la peine prononcée et la peine exécutée. Les Américains parlent à ce propos de "truth in sentencing".

Cette conception rejoint, me semble-t-il, celle que défend Antoine Garapon dans "le Gardien des promesses". « Le droit, écrit-il, par la voix du juge, s'engage dans un travail de nomination et d'explicitation des normes sociales qui transforme en obligations positives ce qui était encore hier de l'ordre de l'implicite, du spontané, de l'obligation sociale » (p. 152). Le devoir premier du juge est donc de dire le juste, de donner au crime son sens véritable à la lumière de la distinction entre le bien et le mal (p. 165). Au coupable, « il donne le véritable nom de l'acte qu'il a commis : coups et blessures, escroquerie, violence à enfant, etc. » (p. 214). À la victime, il offre la reconnaissance de l'outrage qu'elle a subi (p. 167).

Ainsi voyons-nous émerger des deux côtés de l'Atlantique une théorie la peine qui réalise une réconciliation élégante du juste et de l'utile. La peine qui dit l'exacte gravité du crime jugé est juste tout en présentant l'utilité d'inciter les délinquants potentiels à éviter à tous prix les crimes graves.

Ceci nous conduit à la théorie américaine dite du "juste dû" ("just désert"). (Von Hirsch, 1976 et 1985 ; Cusson, 1987). Son postulat est l'impératif catégorique selon lequel la peine doit être juste, à tout le moins, elle ne doit pas être injuste. L'accusé devrait donc être puni comme il le mérite. Il devrait payer la dette qu'il a contracté par son crime et plus ce dernier est grave, plus la dette est élevée. Le principe de la proportionnalité entre la sévérité de la peine et la gravité du délit est donc doublement justifié ; en s'y tenant, le juge dit avec précision la gravité du crime tout en faisant preuve de justice. [3]

Si nous admettons pour un moment la validité du principe de la proportionnalité, il reste à savoir comment le traduire dans les faits. Aucune des deux réponses traditionnelles ne donne pleinement satisfaction. Avec un système de peines fixées par la loi, le juge ne pourra tenir compte de la gravité réelle de chaque délit et des circonstances particulières dans lesquelles se trouvait l'accusé. Avec la liberté d'appréciation laissée au juge, on ne pourra ni éviter la disparité des sentences ni assurer un traitement égal des accusés.

2.3. Les lignes directrices

Certains juristes et criminologues américains croient avoir trouvé une issue au dilemme. Ils ont mis au point des standards permettant de limiter la disparité des sentences sans pour autant imposer aux juges le carcan des peines fixes : ce sont les lignes directrices. Elles ont été adoptées par les législatures de huit États où elles semblent donner satisfaction (Tonry, 1998).

Il s'agit de construire une grille dans laquelle on trouve, d'une part, une liste de délits placés en ordre de gravité et une pondération des antécédents criminels et, d'autre part, une échelle de peines placées en ordre de sévérité. Pour chaque infraction et pour chaque histoire criminelle, la grille indique une fourchette étroite à l'intérieur de laquelle la sentence devrait normalement fixer la peine. "Normalement", car le juge peut dévier des lignes directrices dans un cas particulier s'il le juge à propos. Il doit alors donner par écrit les raisons de cet écart et sa sentence peut être portée en appel. On parle à ce propos de sentence « présomptive » : la loi assigne à chaque infraction (compte tenu des antécédents) une présomption réfutable relativement à la peine. On dira, par exemple, que la sentence présomptive sanctionnant une agression sexuelle à main armée serait un emprisonnement d'une durée de deux à quatre ans. Le juge pourrait cependant infliger une peine de cinq ou six ans en faisant valoir par écrit que le crime a été perpétré avec une singulière brutalité.

L'intérêt des lignes directrices tient au fait qu'elles proposent des réponses claires, générales et explicites à trois questions auxquelles les magistrats ne répondent qu'intuitivement et au cas par cas :

1. Quelle est la nature de la peine qui devrait normalement être infligée à l'individu coupable de telle ou telle infraction ?

2. Quel est le quantum (ou la durée) de cette peine ?

3. Quand un juge considère que la peine prévue dans le texte est inapplicable, par quelle procédure peut-il s'en écarter ? (Archambault, 1987) [4]


Conclusion

Emportés par une évolution pénale inquiétante, les Américains réussiront-ils à juguler l'expansion de leur population carcérale ? Continueront-ils à faire reculer la criminalité ? L'avenir le dira. En attendant nous les voyons accoucher d'une conception de la peine qui ne manque pas d'intérêt. S'il fallait distiller ce que j'y trouve de particulièrement intéressant, je le résumerais en ces termes. La peine est parole. C'est la mission du juge pénal de dire et de redire la loi, de dire le juste en prononçant des peines justes. L'idéal à viser - en sachant qu'il ne sera jamais atteint - c'est donc un système de peines probables, vraies et justes.

Références

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[1] Blumstein (1995 : 391) combine la probabilité et la durée des sentences pour conclure qu'il y eut une croissance de la moyenne des peines carcérales par crime commis.

[2] Langan et Farrington (1998 : 37) ont calculé le risque pénal en multipliant la probabilité de l'arrestation par celle de la condamnation, de l'incarcération et par la durée moyenne des peines de prison.

[3] Est-il possible de mesurer avec un minimum d'exactitude la gravité des crimes ? Les Américains ont répondu à la question en créant un instrument utilisant les évaluations du public (voir Sellin et Wolfgang, 1964 et Cusson, 1998, p. 14 et SS).

[4] Au Canada une commission d'étude sur la détermination de la peine (Archambault, 1987) a proposé un système de lignes directrices mais la solution n'a pas été retenue par le gouvernement.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 5 juin 2014 11:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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