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Collection « Les sciences sociales contemporaines »


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice Cusson et Jacques Marleau, “Les homicides familiaux: approche comparative et prévention”. Un article publié dans Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, vo. LIX, juillet-septembre 2006, pp. 265-276. Genève. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 26 octobre 2008 de diffuser ce texte.]

Maurice CUSSON et Jacques Marleau

Respectivement professeur, l’École de Criminologie
Chercheur, Centre international de Criminologie comparée,
Université de Montréal, d’une part
Et chercheur, Institut Philippe Pinel de Montréal, d’autre part.

Les homicides familiaux:
approche comparatives et prévention
”.

Un article publié dans Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique. Genève, vol. 14, juillet-septembre 2006, pp. 265-276. [Colloque au Xe Colloque de l’AICLF, Istanbul, 22 - 23 mai 2006.]

Résumé / Summary

Introduction

I.  Quelques comparaisons éclairantes pour la prévention

1. Les États-Unis, le Canada, les armes à feu et l’autodéfense

2. Comparaison des homicides conjugaux et des violences familiales non létales

3. Comparaison des types de violences familiales graves selon la dynamique des relations entre les protagonistes

4. L’intervention policière lors d’épisodes de violence conjugale

II. Prévenir les homicides familiaux

1. Encourager les victimes et les tiers à appeler la police.
2. Distinguer les degrés de violence et savoir anticiper le pire.

3. Si le danger est faible, l’intervention vise l’apaisement, le blâme et la dissuasion.

4. Quand le danger est élevé, l’intervention vise la neutralisation de l’agresseur et la protection de la victime.

5. Le facteur temps est pris en compte. Des mesures d’urgences sont déployées dès qu’un conjoint violent réagit à une rupture par des menaces graves.

6. Les armes à feu trouvées en possession des auteurs de violence familiale devraient être systématiquement confisquées.

Conclusion

Bibliographie

Résumé

L’article commence par une série de quatre comparaisons pouvant éclairer la recherche de solutions préventives contre l’homicide familial : 1) comparaisons internationales sur le contrôle des armes à feu ; 2) comparaisons entre les homicides conjugaux et les autres violences familiales non létales ; 3) comparaisons selon les types de violence familiale ; 4) comparaisons entre intervention et non intervention policière. La deuxième partie présente les solutions préventives les plus prometteuses 1. Encourager les victimes et les tiers à appeler la police. 2. Distinguer les degrés de violence et agir en conséquence. 3. Quand le danger est faible, viser l’apaisement, le blâme et la dissuasion. 4. Quand le danger est élevé, viser la neutralisation de l’agresseur et la protection de la victime. 5. Tenir compte du facteur temps. 6. Confisquer les armes à feu en possession des auteurs de violence familiale.

Abstract

The article starts by four comparisons useful when one looks at the prevention of family homicide : 1) international comparisons on gun control ; 2) comparisons between partner homicide and other non-lethal violence ; 3) comparisons between types of family violence ; 4) comparison between police intervention and non-intervention. In the second part, promising preventive solutions are presented : 1. Encouraging victims and third parties to call the police. 2. Distinguishing degrees of violence. 3. If the degree of danger is low, aiming at blaming and deterring. 4. If the degree of danger is high, aiming at incapacitation and protection of victim. 5. Taking time into account. 6. Taking away guns from the hands of violent individuals.

Introduction

La violence familiale en général et l’homicide conjugal en particulier n’ont cessé de nous interpeller. Dans Othello, Shakespeare a mis en scène ce crime universel. Pendant très longtemps, cette violence apparaissait comme une fatalité contre laquelle nous ne pouvions rien. Aujourd’hui, l’idée que de telles violences pourraient être prévenues n’est plus jugée saugrenue. Or, la criminologie comparée s’offre comme une méthode féconde pour poser le problème et trouver des pistes de solution.

L’homicide familial ne saurait être dissocié de la violence domestique non mortelle. En effet, le geste fatal est souvent le point culminant d’une série d’épisodes violents. Si nous découvrons les moyens de prévenir la violence familiale non mortelle, nous contribuons du même coup à la prévention de l’homicide familial.

Le problème n’est pas insignifiant. Au Canada, entre 1993 et 2003, 37% des homicides résolus avaient été perpétrés au sein de la famille (Gannon 2004 : 40). Mais comment prévenir ce genre d’homicide ? Comment l’anticiper ? Peut-on pénétrer dans le secret et l’intimité des familles pour empêcher le meurtrier de mettre son projet à exécution ? La difficulté est d’autant plus grande que de nombreux meurtriers sont des hommes résolus à tuer et désespérés au point de souhaiter la mort pour eux-mêmes. Enfin, les victimes potentielles ne sont pas faciles à protéger, surtout quand elles ne souhaitent ou n’osent quitter le conjoint qui fait peser sur elles un danger mortel. Cependant, ces difficultés ne sont pas toujours insurmontables. Nous nous efforcerons de montrer qu’une stratégie préventive bien ciblée peut prévenir aussi bien la violence familiale non létale que de nombreux homicides familiaux.

En l’occurrence, la démarche comparative éclaire notre recherche de solutions. Encore faut-il entendre le terme « comparatif » dans un sens large qui inclut, mais dépasse les comparaisons internationales de la criminalité. L’esprit humain procède constamment par comparaisons, et cela vaut en criminologie. Nous ne comparons pas la criminalité seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Nous comparons les délinquants et les non délinquants ; les récidivistes et les non récidivistes ; les crimes contre les biens et les crimes contre les personnes ; les mesures préventives efficaces et celles qui ne le sont pas. Nous mettons la méthode comparative au service d’objectifs variés : pour mieux connaître les délinquants, pour vérifier des hypothèses, pour établir les limites et la portée de nos propositions générales, pour découvrir les meilleurs moyens de réduire la criminalité.

Nous nous proposons, dans la première partie de cet exposé, de montrer comment la criminologie comparée ainsi comprise nous permet de cerner le problème de la violence domestique. Ensuite, dans une deuxième partie, nous en déduirons une série de principes d’action pour la prévention de la violence familiale grave, incluant l’homicide.

I. Quelques comparaisons éclairantes
pour la prévention

Quelles sont les données comparatives sur l’homicide et la violence familiale pouvant éclairer la réflexion sur la prévention ? La première comparaison est transnationale et porte sur les armes à feu.

1. Les États-Unis, le Canada,
les armes à feu et l’autodéfense

Les citoyens américains ont entre les mains un immense arsenal d’armes à feu dont le nombre est estimé à 300 millions (Ludwig 2005). Un tel stock est pratiquement incontrôlable et, de fait, aux États-Unis, les armes à feu sont peu et mal contrôlées. Les études comparatives établissent que ces armes contribuent à des taux d’homicides plusieurs fois plus élevés aux États-Unis que dans les autres démocraties occidentales développées.

Si un pistolet ou un fusil est à la portée de la main quand éclate une chicane de ménage, l’altercation risque de finir très mal. Dans ce pays, en 1992, une arme à feu avait été utilisée par un homme pour tuer sa conjointe dans 60% des cas (Campbell et coll. 2003). Il n’est donc pas surprenant que les taux d’homicides conjugaux aux États-Unis soient supérieurs à ceux de la plupart des pays occidentaux (Browne et coll. 1999).

Comparé au gouvernement des États-Unis d’Amérique, l’État canadien exerce un contrôle strict sur les armes à feu. Or, les taux d’homicides du Canada sont quatre fois plus bas. De plus, ces armes sont moins souvent utilisées pour perpétrer un homicide familial. En effet, au Canada, entre 1993 et 2003, 31% des homicides d’une conjointe avaient été perpétrés avec une arme à feu : deux fois moins qu’aux États-Unis (Beattie 2005).

Une confirmation supplémentaire vient d’une comparaison internationale de 21 pays. On y constate une forte corrélation entre les pourcentages de foyers disposant d’une arme à feu et les taux de femmes tuées par de telles armes. La situation devient dangereuse pour la femme quand un pistolet ou un fusil se trouve dans le lieu même où un violent conflit marital éclate (Killias 2001, p. 321).

Cependant, l’exemple de la Suisse nous force à nuancer. Dans ce pays, les hommes qui ont fait leur service militaire conservent leurs armes de guerre et leurs munitions à la maison tant qu’ils sont en âge de servir dans l’armée. Or, le taux d’homicide en Suisse est l’un des plus bas au monde. Les Américains se distinguent des Suisses non par la disponibilité des armes à feu, mais par une acceptation de l’autodéfense qui se traduit par un bon nombre d’utilisations défensives des armes à feu avalisées par la jurisprudence (Cusson 1999). Cette tolérance de l’autodéfense armée ne manque pas de faire sentir son influence dans l’intimité des familles. En effet, une curieuse particularité de la situation américaine, c’est la fréquence très élevée d’homicides défensifs commis par une femme tuant son conjoint (Wilson et Daly 1992). Or, ce type d’homicide est perpétré avec une arme à feu dans 55% des cas (Campbell et coll. 2003).

Même en Suisse, selon Killias et ses collaborateurs (2005, p. 109), les armes à feu apportent une contribution à la mortalité des femmes à l’occasion d’un conflit conjugal. Killias est ainsi conduit à recommander que les armes militaires ne soient plus conservées dans les maisons des citoyens de l’armée de réserve de son pays.

Nous reviendrons sur ces faits quand il sera question de prévention. D’ores et déjà, il paraît évident qu’une politique de prévention de l’homicide familial ne peut se permettre d’ignorer la question des armes à feu.

2. Comparaison des homicides conjugaux
et des violences familiales non létales

Passons maintenant à un exercice comparatif très différent. Il s’agit de comparer les homicides familiaux et les autres violences familiales non mortelles. La continuité entre les deux est indiscutable. Au Canada, de 1994 à 2003, dans six homicides familiaux sur dix, des antécédents de violence avaient déjà été signalés dans la famille (Beattie 2005) et aux États-Unis, de tels antécédents étaient présents dans deux tiers des cas d’homicides familiaux (Campbell 2003). Des épisodes de violences antérieures sont aussi notés dans les trois quarts des homicides conjugaux commis par la femme (Campbell et coll. 2003) et dans plus de la moitié des filicides commis par le père (Dubé et coll. 2004). En Suisse, un sondage de victimisation sur la violence faite aux femmes établit clairement que les hommes violents en général, c’est-à-dire hors du contexte familial, ont fortement tendance à aussi être violents envers leur conjointe (Killias et Coles 2005 : 79 et 109).

Le premier facteur de risque de l’homicide familial identifié par la criminologie comparée est donc un signalement de violence antérieure. Campbell a tenu compte de cette réalité quand elle a conçu et mis au point un instrument destiné à prévoir et prévenir l’homicide conjugal appelé « Danger Assessment » grâce à une série de comparaisons entre des données rétrospectives sur des échantillons d’homicides conjugaux et sur des échantillons de violences conjugales non mortelles (Campbell 1995 ; Campbell 2005 ; Campbell et coll. 2000 ; Campbell et coll. 2003). Les comparaisons nous apprennent que les risques d’homicides augmentent significativement dans les huit circonstances suivantes.

1. Le conjoint a déjà menacé sa femme avec une arme ou encore il a proféré des menaces de mort.
2. Il y a une arme à feu à la maison.
3. Il a essayé de l’étrangler.
4. Il est constamment jaloux et il contrôle tous les faits et gestes de sa femme.
5. La violence augmente en gravité et en fréquence.
6. Il a forcé sa conjointe à avoir une relation sexuelle.
7. Il abuse d’alcool et de drogue.
8. Il l’a battue quand elle était enceinte.

Des recherches semblables font repérer de semblables prédicteurs en Angleterre (Maguire et Brookman 2005). Notons qu’il tombe sous le sens que ces indices sont alarmants.

3. Comparaison des types de violences familiales graves
selon la dynamique des relations entre les protagonistes

La démarche comparative peut aussi servir à la classification, à la construction d’une typologie. On compare alors une diversité de phénomènes pour identifier des classes homogènes entre elles et distinctes des autres. Nous savons que les violences familiales ne sont pas homogènes. Elles visent des fins différentes et mettent en cause diverses catégories d’acteurs. Par un jeu de comparaisons, nous distinguons quatre types principaux selon la fin visée par l’agresseur et la dynamique de sa relation avec la victime.

1. La possession et la domination de la femme

La manifestation la plus classique de la violence conjugale résulte d’un désir obsessif de possession et de domination. Un homme plus jaloux que de raison revendique la propriété sexuelle exclusive de sa conjointe et exige d’elle une soumission dont il s’assure par une surveillance sans relâche. Il la frappe quand elle affirme son indépendance et quand elle n’est pas assez soumise à son goût. Il arrive qu’elle riposte. Les enjeux des altercations ne sont pas seulement liés à la jalousie, mais aussi à l’argent, aux corvées domestiques, aux enfants… L’homme devient vraiment dangereux quand il apprend qu’elle veut rompre, qu’elle lui est infidèle ou si elle le quitte définitivement. Il lui annonce alors qu’il préfère la voir morte plutôt que de la savoir dans les bras d’un autre. Quelquefois, l’homicide est le point culminant d’une querelle. D’autres fois, il est l’aboutissement d’un projet longtemps ruminé. Le meurtre apparaît comme une vengeance perpétrée par un homme à la fois enragé et désespéré au point d’envisager le suicide. Au Canada, 25% des meurtriers armés se suicident après avoir tué leur conjoint (Daly et Coll. 1995). Il arrive que l’homme, dans sa rage et son désespoir, élimine non seulement sa femme, mais encore ses enfants et toute personne qui se trouve sur son chemin. Quelquefois, il tue son enfant pour se venger de sa femme. Souvent, il pourchasse son ex-conjointe et la tue quelques semaines ou quelques mois après la séparation. Pour ce genre d’individus, la décision de rompre prise par la femme apparaît comme une provocation inexpiable. C’est pourquoi moins les couples sont stables, plus ce type d’homicide est fréquent. Les unions libres étant plus fragiles que les mariages, il s’en suit que les homicides sont beaucoup plus nombreux parmi les conjoints en union de fait que parmi les couples mariés en bonne et due forme (Daly et Wilson 1988 ; Cusson et Boisvert 1994 ; Boisvert et Cusson 1999 ; Marleau et coll. 1999 ; Dubé et coll. 2004 ; Beattie 2005).

2. La riposte fatale de la femme battue

Il arrive que cette violence dominatrice et jalouse accule la femme à tuer. Une femme victime de coups répétés, menacée de mort, craignant pour sa vie et celle de ses enfants finit, au terme d’une ultime querelle, par tuer celui qui la terrorisait et la tyrannisait. Notons que, dans de tels cas, la motivation de la femme est très différente de celle de l’homme. Elle ne tue pas par jalousie, mais bien pour se défendre (Wilson et Daly 1994 ; Browne et coll. 1999).

3. L’excès de punitions parentales

La dynamique de la violence envers les enfants est différente de celle qui éclate entre les conjoints. Il s’agit de coups — dans des cas extrêmes, ils causent la mort — portés par des parents qui ne parviennent plus à se maîtriser quand l’enfant pleure ou refuse d’obéir. Un jeune parent dont les compétences éducatives sont médiocres est confronté à un enfant qui pleure ou qui, malgré les menaces, n’en fait qu’à sa tête. L’adulte interprète ces désobéissances comme autant de provocations. Il frappe alors l’enfant de plus en plus fort au point de le tuer (Tedeschi et Felson 1994 ; Marleau et coll. 1999 ; Chamberland 2003 ; Dubé et coll. 2004).

4. Le filicide maternel associé à des troubles mentaux

Une jeune mère en détresse, isolée, abandonnée de tous envisage le suicide. Auparavant, elle tue son petit enfant croyant que personne d’autre ne pourra en prendre soin et le rendre heureux. Ensuite, elle tente de se suicider. Il semble que la plupart de ces femmes souffrent de troubles mentaux (dépression majeure, psychose, trouble de la personnalité) (Marleau et coll. 1995 et 1999 ; Dubé et coll. 2004).

4. L’intervention policière
lors d’épisodes de violence conjugale

Un tout nouveau résultat de recherche mettant en rapport l’intervention policière et les violences conjugales subséquentes présente des implications très directes pour la prévention. Ici, les chercheurs comparent les événements signalés à la police avec ceux qui ne l’avaient pas été (Felson et coll. 2005).

L’analyse exploite les données d’un sondage américain de victimisation au cours duquel 2564 répondants victimes d’un conjoint ou d’un ex-conjoint avaient été interviewés six fois pendant une période de trois ans. Cette méthodologie longitudinale permet de constater que 17% des répondants avaient été de nouveau victimisés par le même conjoint. Les interviewers demandaient aussi si la police avait été informée de l’incident initial (elle l’avait été dans 57% des cas). L’analyse visait à vérifier si le signalement à la police avait été ou non suivi d’un nouvel épisode de violence conjugale. Quand les chercheurs tiennent constante l’influence de plusieurs autres variables (notamment, les antécédents violents et l’abus d’alcool), ils constatent que, lorsque la police est appelée, la probabilité d’une nouvelle victimisation baisse significativement. De plus, les victimes qui appellent elles-mêmes la police ne s’exposent pas à des représailles plus fréquentes que celles qui ne l’avaient pas appelée elles-mêmes. Felson et ses collaborateurs obtiennent ce résultat en comparant la fréquence des nouvelles victimisations dans les cas où la victime a appelé la police et dans les autres cas où un tiers s’en est chargé. Les chercheurs constatent alors que la fréquence des récidives ne varie pas selon que l’incident est rapporté par la victime ou par un tiers. En d’autres termes, le conjoint violent ne semble pas spécialement porté à se venger quand c’est sa conjointe qui appelle la police.

II. Prévenir les homicides familiaux

Quelle stratégie préventive découle de ces résultats ? Passons d’abord en revue les 8 facteurs dont l’analyse comparative souligne l’importance :

1. La dangerosité des disputes conjugales augmente en présence d’une arme à feu.

2. La violence conjugale non létale est un prédicteur de l’homicide conjugal, surtout si elle est grave.

3. La progression en fréquence et gravité de cette violence est un autre signal inquiétant.

4. Il faut prendre au sérieux les menaces de mort proférées par un alcoolique possessif.

5. Une femme durement battue peut devenir dangereuse pour son conjoint, surtout si une arme à feu se trouve à la maison.

6. Le danger d’homicide conjugal atteint son sommet durant la rupture et pendant les deux ou trois mois subséquents.

7. Les désespérés et les suicidaires ne sont pas seulement dangereux pour eux-mêmes, mais aussi pour autrui.

8. La visite de la police lord d’un épisode de violence domestique fait baisser la probabilité de nouvelles victimisations.

Voici maintenant, en six propositions, la politique préventive que nous déduisons de ces observations :

1. Encourager les victimes et les tiers à appeler la police.

Quand la police paraît, la donne change. Les conjoints cessent le combat, sinon ils sont rapidement maîtrisés. Par la suite, le risque de récidive baisse significativement, comme Felson vient de nous l’apprendre. Il faut donc inciter les citoyens — et d’abord les victimes — à appeler la police.

Comment expliquer cette efficacité de l’action policière ? La réponse passe par un examen de ce que font les policiers confrontés à une scène de ménage. Leur ligne de conduite nous est connue grâce aux observations des pratiques policières, aux rapports d’entrevues de policiers et aux sondages de victimes (Banton 1964 ; Bayley 1994 ; Drouin 2001 ; Manganas 2001 ; Mihorean 2005). Ces travaux mis ensemble donnent une bonne idée de l’action des policiers expérimentés quand ils prennent un problème de violence conjugale au sérieux et se soucient de bien faire. Dès la réception d’un appel signalant la possibilité de violence familiale, une auto patrouille est dépêchée et arrive vite sur les lieux. Si le combat fait encore rage, les agents s’interposent et maîtrisent l’agresseur. Ils éloignent les protagonistes l’un de l’autre et les envoient dans des pièces différentes. Ayant inspecté les lieux, ils écoutent la version de chacun. Il leur arrive d’esquisser une médiation. Si l’affaire ne paraît pas grave, ils donnent un avertissement à l’homme et lui enjoignent de quitter le domicile pour quelque temps. En cas de violence sérieuse, l’agresseur sera menotté puis conduit au poste. Selon les circonstances, les policiers reconduisent la victime à l’hôpital, dans un refuge ou chez un parent ou un ami pouvant l’accueillir. Ils l’incitent à porter plainte ou encore ils s’en chargent.

Cette ligne de conduite fondée sur le sens commun offre de bonnes chances d’apaiser les protagonistes et de stopper l’escalade. Elle dissuade l’agresseur et lui fait prendre conscience de ce qu’il a fait. C’est du moins ce que la recherche de Felson et collaborateurs nous autorise à penser.

Les policiers sont aussi appelés à intervenir sur diverses autres violences familiales pouvant aller jusqu’au meurtre. En effet, une recherche sur le filicide établit que 42% des pères qui finissent par tuer leur enfant lui avaient déjà fait subir des mauvais traitements, et ils avaient été violents envers leur conjointe dans 57% des cas (Dubé et coll. 2004).

Si nous mettons ensemble deux faits établis plus haut, premièrement, la police est souvent informée de différentes violences avant qu’un homicide familial ne soit perpétré et, deuxièmement, l’intervention policière dans les familles fait reculer les risques de récidive, nous pouvons soutenir que la police a l’occasion et la capacité de prévenir la violence familiale létale.

Comment encourager les victimes, les proches, les voisins à téléphoner à la police ? Si les policiers prenaient l’habitude d’agir avec rapidité, courtoisie, doigté, fermeté et équité, cela finirait par se savoir et les gens hésiteraient moins à faire appel à la police.

2. Distinguer les degrés de violence
et savoir anticiper le pire.

La recherche et le bon sens se rejoignent pour conseiller de calibrer l’intervention selon le degré de danger. La fréquence et la gravité des incidents violents antérieurs en fournissent des indices évidents. Plus ils sont nombreux et sérieux, plus s’imposent les mesures de surveillance, de contrôle et de protection. Une recherche britannique montre que cela donne de bons résultats (Hanmer et coll. 1999 ; Hanmer et Griffiths 2000 ; voir aussi Cusson 2002 : 158). D’autres indices déjà évoqués aident à distinguer les situations de faible et de grand danger : les menaces de mort, l’usage d’une arme, la progression de la violence en fréquence et en intensité, l’abus d’alcool...

3. Si le danger est faible, l’intervention vise
l’apaisement, le blâme et la dissuasion.

En cas de chicane de ménage sans gravité, la présence d’un tiers désireux de restaurer la paix et d’écouter les parties calmera le jeu. Notons que ce tiers n’est pas nécessairement un policier. Il peut aussi bien être un membre de la parenté, un ami, un voisin, un travailleur social... En présence d’un pacificateur, l’agresseur se ressaisira. Plus tard, il y repensera à deux fois avant de recommencer. Il aura compris sans qu’il faille le jeter dans une cellule.

4. Quand le danger est élevé, l’intervention vise
la neutralisation de l’agresseur et la protection de la victime.

Quand le pire paraît possible, l’agresseur doit être mis hors d’état de nuire. Au Canada, un juge peut émettre une ordonnance d’interdiction et de protection visant à empêcher un ex-conjoint violent de communiquer avec la victime ou de s’approcher de l’endroit où elle habite et travaille (Mihorean 2005). Si cela ne suffit pas, l’incarcération pourrait être envisagée. Même si son effet dissuasif est faible, l’agresseur est neutralisé, au moins tant qu’il reste derrière les barreaux. Une surveillance intensive pourrait suivre. Le bracelet électronique, combiné à un GPS pour connaître les déplacements de l’individu, permettrait à un surveillant de savoir si un ex-conjoint violent s’approche de la résidence de son ex-conjointe et d’intervenir en conséquence.

Un scénario de protection pour la victime vient compléter le dispositif (Rondeau et coll. 2002 ; Drouin et Drolet 2004). On conseille à la victime de ne plus retourner vivre avec son conjoint et de ne le rencontrer que dans des lieux publics ou en présence de tiers. On peut aussi lui fournir une alarme portative et un téléphone portable (Drouin et Drolet 2004). On s’assure que la femme et les enfants soient hébergés en lieu sûr, par exemple, dans un refuge sécurisé dont l’adresse n’est pas divulguée. Aux États-Unis, ces hébergements offrent aux femmes battues une alternative à l’autodéfense armée (Browne et coll. 1999 : 152).

5. Le facteur temps est pris en compte.
Des mesures d’urgences sont déployées
dès qu’un conjoint violent réagit
à une rupture par des menaces graves.

En matière de violence conjugale, « la période qui précède ou suit immédiatement une rupture de relation constitue un des moments où les risques de létalité sont les plus importants » (Drouin et Drolet 2004). Un homme maladivement possessif prend la décision de tuer quand il se rend à l’évidence que la séparation est irrémédiable ou quand il est placé devant le fait accompli. Or, il ne suffit pas à la femme de quitter le domicile conjugal pour être tout à fait à l’abri. Dans l’échantillon analysé par Felson, 77 % des conjoints ne vivaient plus sous le même toit lors de l’agression. Dans la moitié des homicides conjugaux étudiés par Wilson et Daly (1993), la femme avait été tuée au cours des deux mois suivant la séparation (voir aussi Browne et coll. 1999). Si, au cours d’un processus de séparation, un conjoint jaloux annonce qu’il tuera sa femme si elle l’abandonne, cette dernière devrait alors partir vite et s’entourer de mesures de sécurité. Au bout de quelques semaines ou quelques mois, la colère de cet homme aura des bonnes chances de retomber et il passera à autre chose. Le danger s’estompe avec le temps qui passe.

Ces faits aident à comprendre pourquoi les taux de divorces sont tantôt positivement associés à l’homicide conjugal, tantôt négativement. Le divorce fait grimper la probabilité de l’homicide durant les mois qui le précèdent et le suivent. Car c’est durant cette période que le conjoint envisage de tuer celle qui l’abandonne ou parle de rompre. Par contre, un divorce consommé depuis, disons, un an réduit la probabilité d’homicide, car alors la femme n’est plus constamment en présence physique de son conjoint qui est éventuellement en train de refaire sa vie.

Il est utile de distinguer deux catégories de situations selon l’imminence du danger (Pour leur part, Rondeau et coll. 2002, ont préféré distinguer trois catégories).

La première regroupe les situations de danger imminent. Une agression potentiellement létale est en cours ou vient d’avoir lieu, ou encore on apprend qu’un homme se prépare à tuer sa conjointe. D’urgence, il faut alors neutraliser l’agresseur, l’éloigner de sa victime et mettre celle-ci en sûreté. Le délai pour agir se compte en minutes, au mieux, en heures.

Dans la deuxième catégorie de situations, le danger est très réel, sans pour autant être immédiat. Un homme profère des menaces de mort ou dévoile ses fantaisies de meurtre, et on a de bonnes raisons de le prendre au sérieux. Ou encore, ayant des antécédents de violence, il est confronté à une séparation qui le met en rage. Il importe alors de bien le surveiller, de lui confisquer ses armes, éventuellement, d’envisager une incarcération. La femme visée devrait être sensibilisée au danger, encouragée à quitter le conjoint dangereux et à utiliser les recours légaux. Le scénario de protection pourrait inclure l’offre d’un placement dans un refuge ou dans tout autre lieu ignoré de l’homme.

6. Les armes à feu trouvées en possession des auteurs de
violence familiale devraient être systématiquement confisquées.

Comment empêcher une personne violente d’avoir une arme à feu à portée de la main lors d’une dispute familiale ? Les meilleurs spécialistes s’entendent sur le fait que le contrôle de la vente des armes à feu n’est pas un moyen de prévention du crime bien efficace. La mesure qui a fait ses preuves consiste à retirer les armes à feu en possession de criminels et autres individus dangereux (Ludwig 2005). Sachant que l’arme à feu peut faire la différence entre la vie et la mort, on devrait confisquer sans tarder les fusils et pistolets en possession de tout individu pris en flagrant délit de violence familiale. De plus, une fois qu’un accusé a été trouvé coupable d’un crime violent, son domicile devrait faire l’objet d’une perquisition dans le but de saisir toutes armes à feu pouvant s’y trouver (voir Cook et Moore 1999).

Conclusion

Notre propos peut être résumé dans une phrase. Une stratégie réaliste de prévention de l’homicide familial devrait encourager les policiers à tenir compte, premièrement, de la gravité des violences antérieures, deuxièmement, du facteur temps, troisièmement, de la disponibilité des armes à feu, dans le but d’anticiper le pire, de protéger la victime et de neutraliser l’agresseur.

Bibliographie

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 9 décembre 2008 8:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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