Maurice CUSSON et Éric La Penna
“Les opérations coup-de-poing.”
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean Proulx, Maurice Cusson et Marc Ouimet, Les violences criminelles, chapitre 1, pp. 11-42. Québec: Les Presses de l'Université Laval, 1999, 353 pp.
- Introduction
- I. La nature des opérations coup-de-poing
- II. La dynamique de l'opération coup-de-poing
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- 1. Le défi
2. Le temps de la réflexion
- 3. La mobilisation et l'attaque
- 4. La déstabilisation
- 5. L'essoufflement
- 6. L'érosion et la dissuasion résiduelle
- 7. La suspension et la rotation
- 8. La consolidation
- 9. Le statu quo ante
- III. L'efficacité et ses conditions
- Références
Introduction
L'action policière tend à se déployer selon deux modes opposés par leur intensité et leur concentration. Le premier se caractérise par une vigilance couvrant la totalité du territoire confié à un service de police. Le second mode est l'opération focalisée faisant converger temporairement des ressources importantes sur une cible déterminée (voir le chapitre 8). En temps normal, c'est-à-dire en l'absence de problème aigu, les policiers, vigilants et disponibles, répondent aux demandes d'intervention au fur et à mesure qu'ils les reçoivent, maintiennent l'ordre, apaisent les conflits, contribuent à la prévention. Puis, un jour, apparaît un problème trop sérieux pour être résolu par les moyens habituels : un défi est lancé aux forces de l'ordre forcées alors de sortir de leur routine, d'innover, de se dépasser, de concentrer leurs effectifs, quitte à dégarnir d'autres fronts. De tels sursauts ont reçu plusieurs noms : opération coup-de-poing, descente de police, coup de filet, opération éclair, frappe, opération spéciale, raid, rafle, blitz. En anglais, le terme « crackdown » est le plus fréquemment utilisé.
Ces opérations spéciales permettent de surmonter une difficulté maintes fois soulignée à propos de la dissuasion, à savoir, la faible probabilité des peines et la difficulté de l'augmenter de manière perceptible sur l'ensemble d'un territoire. L'opération coup-de-poing paraît alors comme une solution : en concentrant des moyens forts sur une cible limitée, la police peut y faire grimper brusquement et notablement la pression dissuasive.
Le chapitre est divisé en trois parties. Après avoir décrit la nature de l'opération coup-de-poing, la dynamique de l'opération conçue comme un événement se déroulant en plusieurs étapes fera l'objet de la deuxième partie. Enfin seront examiné l'impact de ces opérations et les conditions de leur efficacité.
I. La nature des opérations
coup-de-poing
Une opération coup-de-poing consiste en l'intensification brusque et marquée de l'action répressive sur un problème de sécurité sérieux, spécifique et circonscrit. Par une telle action, on veut communiquer un message clair à une catégorie de délinquants : vos risques d'être puni sont dorénavant plus élevés (Voir Sherman 1990 et Scott 2003).
Les problèmes criminels ont tendance à se concentrer dans l'espace et dans le temps, ou encore ils sont le fait d'une bande ou d'un gang. Il arrive aussi qu’un type de délit préoccupe par sa fréquence. À de telles concentrations, on répond par une concentration des ressources policières.
De quelles interventions un raid est-il fait ? Principalement de contrôles et de contraventions. Les policiers interviennent à l'occasion d'infractions de faible gravité : incivilités, délits de la route, non respect de règlements municipaux, etc. Ils distribuent alors des contraventions ; ils contrôlent et interrogent ; ils émettent des citations à comparaître ; ils fouillent à la recherche d'armes, d'objets volés, de drogue ; ils interpellent ; ils vérifient le degré d'alcool dans le sang. L'effet dissuasif de ces interventions est souvent amplifié par une campagne de publicité.
Quand une opération frappe un débit de drogues comme un « crack house » installé dans un immeuble, les interventions peuvent porter aussi bien sur les délinquants que sur l'immeuble lui-même. Par exemple, on combinera 1) l'arrestation de tous les dealers préalablement identifiés ; 2) l'expulsion des locataires qui utilisaient leur appartement pour fins de vente de drogue ou qui n'avaient pas payé leur loyer depuis longtemps ; 3) une reprise du contrôle de l'immeuble par son propriétaire soutenu par la police ou encore son expropriation.
Lors d'un raid, les policiers suscitent la collaboration de tierces parties : les propriétaires des immeubles problématiques, les services municipaux, les pompiers, les victimes... Les policiers demandent aux services responsables de la sécurité et de la salubrité des immeubles de of faire respecter le code du bâtiment. Ils convainquent la municipalité d’exproprier les immeubles dans lesquels un marché de la drogue est installé. Ils obtiennent que l'éclairage de la rue soit amélioré. Ils font poser des caméras de surveillance. Ils offrent aux victimes de cambriolage des améliorations à la sécurité de leur logement. On le voit, la prévention vient s'ajouter à la répression.
II. La dynamique de l'opération
coup-de-poing
Un raid est un événement qui a un début, un déroulement et une fin. Les actions des policiers et les réactions des délinquants s'y enchaînent dans une succession de mouvements. L'opération est emportée par une dynamique qui peut être découpée en neuf étapes. Dans ce qui suit, ces étapes sont illustrées chaque fois que c'est possible par une opération réalisée dans le quartier montréalais de Cartierville le 21 septembre 1989 (La Penna 1998 et La Penna, Tremblay et Charest 2003). Pour compléter le portrait, nous nous appuierons sur les travaux de Sherman et sur plusieurs recherches évaluatives de « crackdowns » menés aux États-Unis. En combinant ces informations, nous obtenons l'image de ce à quoi pourrait ressembler une opération éclair idéale.
- 1. Le défi
Cartierville, mars et avril 1989. Une croissance brusque de la criminalité dans la zone centrale de ce quartier du nord de Montréal sonne l'alarme chez les policiers. Plusieurs types de délits augmentent soudainement, et d'abord les cambriolages et les vols simples. Dans ce secteur défavorisé, la criminalité est habituellement élevée, mais cette fois-ci elle passe du simple au double. Les policiers qui connaissent bien le secteur font rapidement le lien entre cette augmentation et l'apparition d'un marché de « crack » (drogue à base de cocaïne). En effet, ils constatent que, dans une rue en cul-de-sac située là où les délits contre la propriété viennent d’augmenter, des appartements abritent une intense activité de vente et de consommation de drogue. Pour faire prospérer leur commerce impunément, les trafiquants et les dealers avaient mis au point une tactique efficace. Ils louaient un appartement pour ensuite le sous-louer à un comparse surnommé le « concierge ». Ils prenaient soin de ne jamais entreposer la drogue sur place. Quand un client passait une commande, le « concierge » communiquait par téléphone à son fournisseur pour se faire livrer la dose que le client devait consommer immédiatement. Grâce à cette manoeuvre, la police ne pouvait saisir que de petites quantités de drogue, ce qui l'empêchait de porter des accusations de trafic. Autre précaution, on déménageait fréquemment.
Les policiers américains sont aussi confrontés à ce genre de problème : croissance brusque et circonscrite de la criminalité associées au trafic de la drogue.
- 2. Le temps de la réflexion
La préparation du blitz de Cartierville dure deux mois. L'analyse permet de valider l'information rapportée plus haut. L'unité des renseignements criminels identifie les appartements servants de points de vente de crack. Des agents doubles y font des achats de drogue, ce qui permet à la police d'identifier les dealers et d'obtenir des mandats d'arrestation et de perquisition. Quelques policiers vont à New York consulter des collègues expérimentés dans la lutte contre les marchés de crack. Avec le bénéfice du recul, La Penna, Tremblay et Charest (2003) concluent que les policiers avaient posé, en 1989, un diagnostic « juste et précis du problème à résoudre » (p.181).
Un raid digne de ce nom ne va pas sans préparation. Un travail d'analyse s'impose pour connaître la nature et l'ampleur du problème ainsi que le système défensif des malfaiteurs. Car au moment crucial, les policiers doivent savoir où frapper, quand, sur quelles infractions et sur quels délinquants.
- 3. La mobilisation et l'attaque
L'opération éclair de Cartierville mobilise plus d'une centaine de policiers : agents doubles, patrouilleurs, enquêteurs, escouade anti-émeute… L'équipe est sous la direction de Jacques Duchêneau, qui devait devenir plus tard chef de la police de la Communauté urbaine de Montréal et qui dirigera ensuite l'Administration canadienne de la sûreté du transport aérien. Des procureurs de la couronne et des juges sont mis dans le coup. Le raid ne dure qu'une journée (le 21 septembre 1989). L'effet de surprise est total. Tous les appartements préalablement identifiés comme point de ventes sont perquisitionnés. 23 individus sont arrêtés.
- 4. La déstabilisation
Dans le secteur de Cartierville touché par la descente de police, le nombre moyen de délits par mois tombe 111 avant à 65 après le raid. Ce sont les cambriolages et les vols qui reculent le plus fortement. Le raid annule la hausse de délinquance engendrée par le marché de crack ; celle-ci retourne à son niveau d'avant mars 1989 (La Penna et Coll. 2003).
Sous le choc d'une attaque qu'ils sont incapables de parer, les malfaiteurs perdent leur assurance et leurs moyens. Ils se croyaient assurés de l'impunité et ils se découvrent vulnérables. Ils savent que leurs risques ont augmentés, mais ils ignorent jusqu'à quel point. Cette incertitude les paralyse (Sherman 1990).
- 5. L'essoufflement
Le raid de Cartierville fut exceptionnellement bref : une journée. Aux États-Unis, certaines opérations durent quelquefois des mois. Dans de tels cas, Sherman (1990) constate que la fréquence des interventions policières a tendance à tomber après quelques jours d'une opération qui dure. Cet essoufflement s'explique d'abord par la fatigue des policiers et ensuite par les efforts des délinquants pour parer les coups. En effet un élan offensif intense ne peut être soutenu longtemps. À la longue, les policiers se lassent surtout quand -- justement à cause de l'opération -- le nombre d'infractions détectées baisse. La routine s'installe. De leur côté, une fois la surprise passée, les délinquants se ressaisissent. Ils fuient. Dorénavant, chaque fois qu'ils sont contrôlés, ils ripostent par des propos hostiles, insultants ou intimidants qui minent la détermination des policiers.
- 6. L'érosion et la dissuasion résiduelle
Une fois la rafle terminée, la criminalité qui avait chuté tend à remonter vers son niveau antérieur. Cependant elle reste pendant quelque temps à un niveau inférieur à celui d'avant le raid. Même si l'opération est terminée, les délinquants ne le savent pas tous et ils restent dans une prudente expectative. C'est ce qui conduit Sherman (1990) à distinguer deux facettes de l'effet subséquent du « crackdown » : premièrement, l’érosion de l'efficacité dissuasive du raid et, deuxièmement, la dissuasion résiduelle, c'est-à-dire le fait que, durant quelque semaines après l'interruption de l'opération, il se commet moins de délits qu'avant son déclenchement.
- 7. La suspension et la rotation
Il arrive qu'une frappe soit suspendue pendant quelque temps puis qu'elle soit reprise sans crier gare. Cette « dose de rappel » tient compte de trois réalités évoquées plus haut : 1) l'essoufflement des policiers ; 2) l'érosion de l'effet intimidant et, 3) le prolongement de l'effet dissuasif après le raid. Une suspension temporaire de l'opération prévient la lassitude des policiers. Sa reprise fait de nouveau baisser la criminalité puis vient s'ajouter un nouvel effet de dissuasion résiduelle. Il est donc de bonne guerre de mener des interventions rotatives en changeant de cible, quitte à retourner plus tard à la cible initiale.
Dans un quartier de Montréal, en 2001-2002, la rotation des interventions sur diverses catégories d'infractions au code de la route fait reculer sensiblement le nombre d'accidents sur une artère très achalandée où on enregistrait 40% des accidents du quartier. Suivant une planification précise, les policiers prennent d'abord pour cible les automobilistes qui ne portent pas la ceinture de sécurité et ils leur distribuent force constats d’infraction, puis ils passent aux excès de vitesse, puis aux stationnements illégaux qui nuisent à la fluidité de la circulation. Résultat : baisse des accidents avec blessés de 25% (La Penna et Arseneault 2002).
- 8. La consolidation
En 1990, (donc peu après le raid de Cartierville), la Société d'habitation et de développement de Montréal rachète plusieurs immeubles à logements multiples situés précisément dans le secteur où avait sévi le trafic de crack. Cette appropriation par une autorité municipale pouvant assumer une gestion responsable apparaît comme le volet préventif de l'opération. Les trafiquants renoncent à revenir dans le secteur sachant qu'ils s'exposent à être expulsés s'ils reprennent leur trafic dans les appartements expropriés.
- 9. Le statu quo ante
À Cartierville, la chute de la criminalité obtenue grâce au coup de filet perdure pendant au moins trois ans. Elle n'est cependant pas éradiquée : elle est simplement retournée à son niveau d'avant l'apparition du marché de crack. Une fois la bande de dealers démantelée et dispersée, la fréquence des délits contre la propriété retrouve son niveau habituel.
III. L'efficacité et ses conditions
Les opérations coup-de-poing sont-elles des moyens efficaces de lutte contre le crime ? Deux bilans évaluatifs nous proposent des réponses partagées. Dans le bilan de Sherman (1990), nous apprenons que 15 « crackdowns » sur 18 produisent au moins un effet de dissuasion initiale, c'est-à-dire que la fréquence des délits diminue pendant l'opération. Parmi ces quinze raids, Sherman en trouve cinq qui produisent aussi un effet de dissuasion résiduelle : la criminalité se maintient à un niveau relativement bas quelque temps après la fin de l'opération.
Le bilan de Scott (2003) porte sur 43 crackdowns parmi lesquels il trouve 23 succès clairs, 11 échecs et 9 résultats mitigés ou incertains. Parmi les 23 succès, Scott identifie 17 opérations à propos desquelles les chercheurs avaient procédé à la vérification de l'hypothèse du déplacement de la criminalité vers des secteurs adjacents. Il en ressort qu'il y eut déplacement dans 6 cas et aucun déplacement mesurable dans onze. Par ailleurs, il constate le phénomène contraire, à savoir la diffusion des bénéfices de l'opération vers des secteurs adjacents dans cinq cas.
En somme, ce bilan ne nous avance guère : il arrive qu'un raid atteigne son but et il arrive qu'il échoue. Il est cependant possible d'aller plus loin. Dès lors que nous disposons d'informations sur plusieurs raids efficaces et plusieurs autres inefficaces, il est possible de comparer les uns aux autres pour découvrir les raisons des succès et des échecs ainsi que les conditions d'une opération éclair efficace. Cet exercice comparatif nous a permis de repérer cinq conditions pour qu'une opération coup-de-poing réussisse à atteindre son objectif.
Première condition : s'attaquer à un problème réel, spécifique, sérieux et analysé.
L'échec de nombreux raids est signé avant même qu'ils ne soient déclenchés. C'est ainsi que, à Houston, l'analyse du problème avait été escamotée avec pour résultat que la descente de police échoue à faire reculer la criminalité (Kessler et Duncan 1996). En revanche, à Cartierville, nous avons vu que l'analyse du problème et la planification de l'opération avait exigé deux mois de travail (La Penna 1998). Un travail de réflexion est nécessaire pour faire découvrir la nature, les causes du problème et les vulnérabilités des délinquants. (voir aussi Braga et coll. 1999)
C'est dans la nature du blitz de frapper une cible circonscrite : un lieu délimité (un parc, un segment de rue, un immeuble…), une bande, un type d'infraction. De plus, il serait absurde de mobiliser de fortes ressources contre un problème insignifiant. Il faut donc s'assurer de sa gravité.
Deuxième condition : l'approche indirecte.
En stratégie militaire, c'est à Liddell Hart (1954) que nous devons la théorie de l'approche indirecte. Elle préconise d'éviter l'épreuve de force frontale et d'approcher plutôt l’ennemi par des manoeuvres détournées et imprévues afin de le diviser, le surprendre, le désarçonner. On l'attaque sur sa ligne de moindre résistance pour lui faire perdre l'équilibre. Appliquée aux opérations policières, la stratégie indirecte consiste à frapper les délinquants sur leurs points faibles, en l'occurrence, sur les multiples petites infractions par lesquelles ils prêtent quotidiennement flanc à l'intervention dans le but de faire reculer des crimes graves. Les exemples ne manquent pas.
- À Richmond, en Virginie, dans des quartiers marqués par des taux très élevés d'homicides et autres violences, une opération antidrogue au cours de laquelle dix fois plus de patrouilleurs contrôlent, interrogent, émettent des citations à comparaître et interpellent des dealers et leurs clients parvient à faire baisser les taux de crimes violents de 92% (Smith 2001).
- À Kansas City, la police déclenche une campagne de saisies d'armes à feu dans une zone où les taux d'homicides étaient vingt fois supérieurs à la moyenne américaine. Le nombre de saisies augmente de 65% pendant l'opération. Les armes à feu sont confisquées à l'occasion de constats d'infractions routières, de contrôles de piétons suspects et d'arrestations. Il s'en suit une diminution de 49% des crimes commis avec une arme à feu dans le secteur visé. Les autres infractions se maintiennent cependant à leur niveau habituel (Sherman et Rogan 1995 ; voir aussi Cohen et Ludwig 2002).
- À Dallas, préoccupés par la présence de jeunes adolescents dans les gangs, les policiers interpellent systématiquement les jeunes d'âge scolaire qui traînent dans les rues durant les heures où ils devraient être à l'école ou après onze heures du soir (un règlement impose le couvre-feu aux moins de 17 ans). L'opération se solde par une chute de 60% des crimes violents attribués aux gangs (Fritsch et coll. 1999).
- Les infractions au code de la route fournissent aux policiers l'occasion d'interroger des suspects, de donner des contraventions et de procéder à des arrestations. À Indianapolis, en 1995, la police multiplie la fréquence de ces interventions par dix. L'opération dure 90 jours et vise des secteurs à forte criminalité. Elle débouche sur des réductions de vols à main armée et de coups et blessures de 40% (Weiss et McGarrell 1999).
- À New York, en 1997, la police s'attaque aux infractions mineures qui détériorent l'image du métro et engendrent de l'insécurité : resquillage, graffitis, mendicité agressive. En fouillant les resquilleurs, les policiers trouvent de nombreuses armes à feu portées illégalement. Résultat : la fréquence des vols qualifiés baisse de 64% (Kelling et Coles 1976).
Le modèle traditionnel de policing est trop direct. On compte sur une réponse policière rapide pour intercepter les criminels, mais ces derniers parviennent à fuir avant l'arrivée des agents. On consacre beaucoup d'énergie aux enquêtes, mais les taux d'élucidation de la plupart des infractions restent très faibles (Sherman et Eck 2002 ; Skogan et Frydl, dir. 2004). Une stratégie plus prometteuse serait de faire porter l'effort sur des infractions vulnérables à la répression et associées à d'autres crimes qu'on veut faire baisser.
Les criminologues ne cessent de découvrir de nouveaux liens entre les divers types d'infractions commises par les délinquants actifs (Voir Gottfredson et Hirschi 1990 ; Felson 2002, chapitre 8 ; Cusson 2005). Certains de ces liens sont évidents, d'autres moins.
- 1. Le port d'arme rend, bien sûr, possibles le vol à main armée et le meurtre.
- 2. La consommation de stupéfiants pousse à commettre des délits contre la propriété puis à dealer et on sait que les trafics de la drogue ne peuvent se faire sans violence.
- 3. Les adolescents qui traînent dans les rues en violation des règles sur l'obligation scolaire, prennent l'habitude de fréquenter des bandes ; ils servent de guetteurs et de commissionnaires aux dealers ; ils rencontrent des occasions de voler.
- 4. La multiplication des incivilités dans un lieu fait peur aux gens et permet aux malfaiteurs d'agir en toute impunité comme en terrain conquis.
- 5. Le principal trait d'union entre divers types d'infractions tient au polymorphisme des délinquants prolifiques. Ceux-ci sont des transgresseurs généralistes qui n'ont aucun scrupule à voler, vandaliser, frauder, braquer, menacer, agresser. Leur mépris des lois -- de toutes les lois -- tient notamment à leur manque d’inhibition et à leur style de vie de flambeur.
Les délinquants actifs prêtent donc flanc à l'intervention policière de plusieurs manières. Ils s'exposent à être interpellés, interrogés et sanctionnés quand ils s'amusent à brûler ostensiblement les feux rouges, à conduire avec les facultés affaiblies, à consommer de boissons alcooliques sur la voie publique, à briser des fenêtres… Par ces agissements répétés, ils se désignent eux-mêmes à la répression. Ces transgressions mineures sont plus faciles à découvrir que les plus graves parce qu'elles sont nombreuses, visibles et commises sans précaution. De plus, les policiers peuvent les sanctionner facilement sans devoir se soumettre à une procédure judiciaire longue, contraignante et incertaine. Ils peuvent donner des contraventions, émettre des citations à comparaître, interroger, reconduire un mineur à la maison, l'expulser d’un débit de boissons, confisquer une arme ou un stock de drogues.
Comment ces sanction légères mais répétées se répercutent-elles sur des faits plus graves ? De quatre manières.
- Premièrement, elles produisent un effet dissuasif diffus qui s'étend à l'ensemble des agissements commis par les délinquants généralistes. Ceux-ci constatent qu'ils sont beaucoup plus souvent contrôlés qu'auparavant, interrogés, fouillés, mis à l'amende. Ils sont alors forcés de réviser à la hausse leurs estimations de leurs risques généraux, c'est-à-dire des risques attachés à l'ensemble de leurs activités délictueuses. Dorénavant, ils ne se sentent plus invulnérables.
- Deuxièmement, les contrôles fournissent à la police l'occasion de désarmer maints malfaiteurs en leur retirant les instruments dont ils ont besoin pour perpétrer leurs crimes les plus graves.
- Troisièmement les sanctions contribuent à réduire le nombre des incivilités. Les citoyens sont alors moins souvent intimidés et plus disposés à briser la loi du silence pour coopérer avec la police qui peut en retour obtenir des informations sur des événements graves.
- Quatrièmement, sous la pression policière, les mineurs ne peuvent plus traîner dans les rues et les débits de boissons, ni fréquenter des truands, ni rencontrer des occasions criminelles.
3e condition : l'intensité, l'activité et la concentration
Cette condition tient à la nature même du raid qui consiste en une intensification de l'activité policière concentrée sur un point d'application circonscrit. Voyons d'abord ce qui se passe dans cette exigence n'est pas satisfaite.
Dans une ville du centre ouest américain, un prétendu « crackdown » consistait principalement en patrouilles dans des véhicules banalisés et en surveillance passive dans des voitures stationnées aux intersections les plus problématiques de la ville. L'évaluation menée par Novak (1999) débouche sur un constat d'échec : la criminalité n'a pas bougé dans les secteurs visés. Deux facteurs semblent avoir joué : premièrement, le territoire couvert par l'opération était trop étendu ce qui interdisait la concentration, deuxièmement, les agents n'étaient pas assez proactifs, se contentant de patrouiller et de surveiller.
Un problème semblable se posait dans l'opération menée à Dallas : les policiers se contentaient d'une présence visible dans les rues du secteur ciblé et ils intervenaient fort peu. L'évaluation menée par Fritsh et coll. (1999) débouche sur un constat d'échec.
À Minneapolis, une « hot spots patrol » ( patrouille de points chauds) fut évaluée par Sherman et Weisburd (1995). L'intervention portait sur 55 points chauds de la criminalité expérimentaux dans lesquels on assurait trois heures par jour de présence policière, ce qui était beaucoup plus qu'en temps normal. Les patrouilleurs y venaient en voiture, restaient quelques minutes, quelquefois une heure, repartaient puis revenaient de manière imprévisible. Les agents n'ayant pas pour consigne d'intervenir, ils bavardaient avec les passants, lisaient le journal, etc. Les résultats de cette forte augmentation de présence policière furent décevants : Sherman et Weisburd détectent un léger recul de 25% des incivilités, mais aucun effet sur les crimes plus graves.
Le point commun de ces interventions, c'est la passivité des policiers. Les résultats des opérations dans lesquels les policiers sont actifs sont généralement meilleurs. Ainsi, dans l'expérience de Richmond, évoquée plus haut, qui avait fait baisser la fréquence des crimes violents de 92%, les policiers avaient procédé à plus de 400 arrestations sans compter de très nombreuses contraventions et interrogatoires de suspects en pleine rue (Smith 2001). Si les policiers de Richmond ont obtenu un aussi bon résultat, c'est largement parce qu'ils prenaient systématiquement l’initiative d'intervenir et de sanctionner.
Un véritable blitz sort les policiers de la passivité. Ceux-ci intimident, non par leur simple présence, mais par leurs interventions. Ils forcent ainsi les délinquants à se rendent à l'évidence que dorénavant ils ne sont plus assurés de l'impunité.
En 1983, à Lynn au Massachusetts, le chef de police décide de concentrer tous ses effectifs de lutte contre la drogue sur un voisinage dans lequel sévissait ostensiblement le trafic de l'héroïne. Les policiers surveillent les dealers, interrogent les suspects, procèdent à des arrestations pour possession, perquisitionnent. 140 individus sont interpellés en 10 mois. Résultat : baisse des cambriolages de 37% et des crimes contre la personne de 66%. En revanche, non loin de là, à Lawrence Massachusetts, une intervention semblable mais moins intense et moins concentrée se solde par un échec (Kleinman 1988 et 1989).
Une répression forte et concentrée est nettement plus efficace qu'une opération faible et diluée pour deux raisons. Dans un premier temps, l'augmentation du nombre des interventions policières dissuade et réduit le nombre des délinquants opérant dans le secteur. Dans un deuxième temps, les malfaiteurs devenant moins nombreux, le ratio délinquants-policiers évolue de plus en plus à l'avantage de ces derniers, ce qui fait augmenter encore plus les risques d’interpellation des délinquants qui n'ont pas évacué le secteur. (Kleinmann 1988)
Quatrième condition : surprendre d'abord, annoncer ensuite.
Il est de bonne guerre de garder le secret d'une descente de police pour frapper au moment où les délinquants s'y attendent le moins. Cependant, une fois la surprise passée, la publicité donnée à l'opération pourra en amplifier les effets.
Voyons d'abord ce qui se passe en l'absence d’effet de surprise.
- À Houston, le 27 janvier 1989, une centaine de policiers investissent un quartier dans lequel le trafic de la drogue sévissait. Ils fouillent les appartements dans lesquels des squatters étaient supposés habiter, mais n'en trouvent guère. Ils font inspecter les immeubles dans lesquels on vendait de la drogue. L'évaluation rapportée par Kessler et Duncan (1996) n’apporta pas une bonne nouvelle aux initiateurs du projet : celui-ci ne fit aucunement baisser la criminalité. Cet échec s'explique quand on sait que deux grands journaux de Houston avaient annoncé le « crackdown » quelques jours avant son déclenchement. Mis en garde, les dealers avaient discrètement déguerpi avant l'arrivée des policiers.
- À Kansas City, la police conduit, en 1991 et 1992, 98 raids très brefs dans autant d'appartements dans lesquels le crack était vendu et consommé. Les policiers faisaient irruption en enfonçant la porte d'un « crackhouse » puis ils menaient une fouille en règle. Sherman et Rogan (1995) évaluent ces raids en utilisant 109 « maisons de crack » comme groupe témoin. La baisse relative du nombre des crimes violents, des délits contre la propriété et des incivilités reste faible. De plus, cet effet s'estompe après douze jours. L'explication la plus plausible de ce résultat fort mitigé se trouve dans le nombre de raids réalisés par la police à la même époque. En effet, en 1990, le service de police avait mené 687 raids et 554 en 1991. Plus de 1000 opérations contre la vente de crack dans une ville moyenne, cela veut dire que les raids étaient devenus une routine autant pour les policiers que pour les dealers. Ces derniers réussissaient d'ailleurs la plupart du temps à échapper à l'arrestation. La répétition d'un grand nombre de rafles sur le même modèle ne surprend plus les délinquants et ils s'y adaptent.
C'est dans la nature même de la surprise d'être éphémère. Il en découle qu'on ne peut produire cet effet ni par des raids répétés à l'identique ni par des opérations prolongées. Pour éviter que les délinquants ne puissent trouver de parade, les coups de filet gagneraient donc à être brefs et changeants.
Si la surprise s'impose face à des délinquants coriaces et organisés, en revanche, elle n’apparaît guère nécessaire quand on vise des individus moins déterminés. Une intensification des barrages de sobriété précédée d'une campagne publicitaire fait souvent reculer la fréquence des accidents liés à la conduite automobile avec facultés affaiblies. C'est ainsi qu’une telle mesure appliquée en Nouvelle-Zélande réussit à faire baisser le nombre d'accidents de la route causant des blessures alors que l'opération avait été annoncée plusieurs semaines d'avance (Sherman 1990 :26). Smith et Coll. (2002) ont montré que, dans de nombreux projets de prévention situationnelle, la délinquance avait commencé à reculer avant même la mise en place d'une mesure ayant fait l'objet de publicité.
En résumé, un blitz peut-être annoncé si l’on a des raisons de croire que les individus visés ne sont pas des délinquants déterminés. Par contre, le secret devrait être gardé si l’on a affaire à des malfaiteurs prêts à déployer des trésors d'ingéniosité pour continuer leurs agissements en dépit de tout. Dans ce dernier cas, la publicité devrait intervenir après, une fois l'opération déclenchée et le secret éventé.
Cinquième condition : prévenir pour assurer un effet durable.
Les opérations éclair sont-elles condamnées à ne produire que des résultats éphémères ? En stricte logique dissuasive, l'effet d'une rafle ne peut durer que pendant son exécution et quelque temps après. Ensuite les délinquants retrouveront leur rythme habituel après avoir réalisé que les policiers sont passés à autre chose. Il n'en reste pas moins qu’à Cartierville, la criminalité retrouva le niveau relativement bas qu'elle présentait avant l'apparition du marché de crack, puis s’y maintint pendant au moins trois ans, parce que les vendeurs de drogue furent durablement dispersés et désorganisés, et aussi parce que les autorités municipales prirent possession des immeubles.
Dans un secteur de la ville anglaise de Leeds, une opération répressive réalisée en 1995 contre des cambrioleurs invétérés fut complétée par des mesures préventives (Farrell et coll. 1998). C'est ainsi que l'on entreprit d'inspecter les appartements qui venaient d'être cambriolés pour en découvrir les vulnérabilités et corriger la situation. De meilleures serrures furent alors installées. Des cadres de portes fragiles furent remplacés. Grâce à ces mesures, le recul des cambriolages se manifesta durant une assez longue période.
Une succession de blitz répétés pendant plusieurs années pourrait aussi produire des effets durables. Dans plusieurs pays occidentaux, des « barrages de sobriété » répétés durant des années accompagnés de campagne publicitaire semblent avoir provoqué des changements d'attitude dans les populations. Les gens sont de plus en plus convaincus que conduire une voiture en état d'ébriété est un acte répréhensible. C'est ainsi que nous avons vu, notamment au Québec, d'importantes baisses de la fréquence des accidents mortels liés à la consommation d'alcool (voir Blais, chap. xx).
Après un raid, une stratégie d'occupation du terrain paraît indiquée. Pendant les semaines suivant le blitz, on assure une présence policière constante sur place, par exemple, en y stationnant en permanence un véhicule de police qui sert de point de rencontre aux patrouilleurs. On encourage les citoyens à se réapproprier l'espace. Les propriétaires d'immeubles dans lesquels on avait laissé s'incruster des marchés de drogue sont incités à expulser les dealers. Certains immeubles sont expropriés, rénovés et pris en charge par l'administration municipale. De telles mesures peuvent être imposées en utilisant divers règlements et lois : code du bâtiment, droit civil, règlements municipaux, etc. (Mazerolle et Roehl 1998). Ces mesures préventives peuvent assurer la pérennité des effets d'une opération coup-de-poing, comme en témoigne l’évaluation d'une intervention au cours de laquelle la police avait exercé des pressions sur les propriétaires d'immeubles pour qu'ils expulsent les trafiquant de drogue (Eck et Wartell 1998) .
En dernière analyse, une frappe policière obtient ses résultats les plus durables quand elle parvient, non seulement à crever l'abcès criminel, mais encore à inoculer des anticorps à la micro communauté qui hébergeait le crime contre son gré. En effet, par la force des choses, dans un point chaud du crime, les contrôles informels s'effondrent, les voyous ayant réussi à imposer leur loi. Sous l'accumulation des incivilités, des menaces et des transgressions impunies, les résidants du coin se réfugient dans le silence, la tolérance et la passivité, n'osant plus intervenir ni même appeler la police. Survient l'opération coup-de-poing qui renverse le rapport de forces : les délinquants n’ont plus le dessus. Et le message qu’elle envoie aux honnêtes gens dit ceci : dorénavant, si vous appelez la police, celle-ci viendra, et si vous vous mobilisez pour restaurer la civilité en ce lieu, vous ne serez plus seuls.
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