[1]
Hélène David et Esther Cloutier
“Entrevue guidée
avec Hélène David
et Esther Cloutier.”
Un article publié dans la revue électronique PISTES, vol. 10, no 1, mai 2008. Montréal: UQAM.
PISTES : La rubrique « Défricheurs de pistes » présente aux lecteurs des personnes qui ont été des précurseurs dans leur domaine des sciences du travail. L'objectif est de donner une idée de ton parcours professionnel, puis du pourquoi. Les enchaînements des thématiques de recherche sur lesquelles on travaille ne sont pas nécessairement linéaires. Il y a des boucles, il peut y avoir différentes choses qui se présentent. Donc, voir ton cheminement et aussi parler des dossiers importants, les plus importants sur lesquels tu as travaillé.
Les chemins qui ont mené à l'ergonomie
Partons de ta formation, puis comment tu es arrivée au CNAM, pourquoi tu y as travaillé. C'est tout ça qu'on veut savoir ! Il y a parfois des éléments qui sont personnels, mais qui prennent un sens sociologique au sein d'une trajectoire, d'une époque. Tu as commencé par faire des études en lettres et en psycho. Cela ne te destinait pas particulièrement à la recherche sur le travail. Comment as-tu découvert l'existence de l'ergonomie ? Comment as-tu été amenée à y travailler ?
Catherine Teiger Cailloux : J'ai eu une formation universitaire en lettres classiques et en psychologie. Cela découlait du fait que je voulais faire des études de médecine au départ et que mon père ne voulait pas parce que j'étais une fille et les filles, ça ne part pas à Paris, toutes seules, faire des études de médecine, parce qu'il se passe des choses horribles dans les salles de garde (rires). La seule chose que j'ai été autorisée à faire, quand j'ai passé mon bac, étant encore loin de ma majorité (à 21 ans à l'époque) et habitant une petite ville de province sans université, ce fut de partir à Paris comme pensionnaire au pair (c'est-à-dire en pension gratuite en échange de services) chez des bonnes soeurs où l'on ne faisait que des lettres classiques (français, latin, grec). C'était la seule manière de m'échapper pour pouvoir faire des études. Mais comme les lettres classiques ne menaient à l'époque qu'à être professeur et que je ne voulais surtout pas l'être, j'ai commencé assez rapidement à faire en même temps de la psychologie en m'échappant de temps en temps pour aller suivre des cours à la Sorbonne parce qu'à ce moment-là je pensais m'occuper d'enfants.
Puis, avant d'avoir terminé mes études de lettres, je suis enfin sortie de chez les bonnes soeurs et j'ai participé à la vie de groupes du syndicat étudiant de l'époque, l'UNEF (Union Nationale des Étudiants de France) en pleine effervescence du fait de la guerre d'Algérie. On est en fin des années cinquante. C'est en faisant un camp étudiant de montagne que j'ai rencontré Jacques Teiger, alors jeune chercheur en physique, qui deviendra mon mari. La physique n'avait rien à voir ni avec ce que je faisais ni avec l'ergonomie, sauf que Jacques venait d'une famille ouvrière qui habitait la Normandie. Son père, d'origine hongroise, était soudeur dans une grosse usine de métallurgie, et ses frères, l'un électricien, l'autre, tourneur dans la même usine. Et Jacques avait comme copain d'enfance Jean Buet [1], avec qui il avait fait du scoutisme et qui était un ami de toujours. Jean, à l'époque, était déjà permanent syndical CFDT (Confédération Française Démocratique du Travail) de la région Normandie.
Ainsi, par l'intermédiaire de Jacques, j'ai connu Jean et sa famille et puis surtout, en vivant dans la famille de mon mari, j'ai vu de l'intérieur un peu ce que c'était que la vie des ouvriers. Moi, je n'avais jamais connu un ouvrier de près jusque-là. J'étais dans une famille petite-bourgeoise, tranquille, élevée chez les bonnes soeurs. Là, il y avait des filles d'agriculteurs, parce que les environs étaient encore très paysans ; mais des filles d'ouvriers, à l'époque, il n'y en avait pas beaucoup chez les bonnes soeurs ! Si pourtant ! Une de mes grandes copines, son père était cheminot (conducteur de trains). Ça ne doit pas être indifférent à mon intérêt ensuite pour le sommeil des conducteurs de train ! J'allais chez elle souvent et je me souviens qu'effectivement je voyais que ce pauvre monsieur avait toujours l'air crevé quand il rentrait de son travail, à n'importe quelle heure du jour.
De fil en aiguille, je me suis mariée et je n'avais pas tout à fait terminé mes études de psycho à ce moment-là. Mon mari est parti faire son service militaire, c'était pendant la guerre d'Algérie. Je l'y ai rejoint pendant un petit moment, car j'avais commencé à travailler comme institutrice puis avais dû m'arrêter assez rapidement pour raison de santé, étant enceinte. Quand je suis revenue d'Algérie, j'ai eu mes trois enfants à peu près coup sur coup, donc je ne travaillais pas, sauf en mère de famille (rires) ! Puis Jacques a été envoyé aux États-Unis comme stagiaire de recherche dans un centre de recherche international et je suis partie avec lui et les enfants dont la dernière avait onze mois.
Au retour, en 1966, une réforme des cursus universitaires, en France, a fait que les gens qui, comme moi, avaient commencé une licence dite « ancien régime », avaient deux ans pour la compléter, sinon ils devaient tout recommencer. Il me restait à faire trois certificats de psychologie sur cinq. Je n'avais pas vraiment l'intention de travailler pendant que les [2] enfants étaient très petits, mais je me disais : « C'est idiot, il faut que je termine. » Donc en 1966-1967, j'ai fait les certificats de psycho-physiologie (générale et comparée) et l'année suivante (1967-1968) la psychologie de l'enfant et de l'adolescent. Est alors survenu mai 1968, donc là évidemment, grand bouleversement général. Les examens n'ont été passés qu'à l'automne et tout cela ! Mais j'ai pu terminer.
Par ailleurs, avant qu'on se marie, Jacques était venu en stage à Paris et il avait habité quelques mois chez Alain Wisner [2] rencontré par l'intermédiaire de Jean Buet, qu'il avait connu pour avoir été engagé lui aussi dans la branche aînée du scoutisme, les routiers. Quand on s'est fiancés, Jacques m'a emmenée chez les Wisner. À ce moment-là, je ne pensais pas du tout travailler, mais c'est ainsi que j'ai fait connaissance de Wisner et de sa famille. Quelques années après, en 1967, au moment où je terminais mes études en ayant mes trois enfants, Wisner cherchait un ou une psychologue pour compléter l'équipe pluridisciplinaire du laboratoire de Physiologie du travail-Ergonomie du CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) [3] où il venait d'être nommé professeur, en 1966. À ce moment-là, s'y trouvaient déjà principalement des ingénieurs et techniciens [4] et des médecins et physiologistes [5]. Wisner m'a demandé si ça m'intéressait. J'étais très hésitante, je ne voulais pas travailler tout de suite tant que mes enfants étaient encore très jeunes, mais je me suis dit que c'était peut-être aussi une occasion à saisir.
Avant de rencontrer Wisner, je n'avais jamais entendu parler d'ergonomie de ma vie. Il était arrivé depuis peu au labo comme directeur. L'aventure commençait tout juste. Alors, je lui ai dit que j'allais essayer à mi-temps parce que je voulais m'occuper de mes enfants. J'ai commencé à travailler au laboratoire en septembre 1967 comme stagiaire de recherche à l'essai, et puis quarante ans après, je n'en suis pas encore partie (rires) ! J'ai souvent travaillé en dehors de ce labo, mais j'y suis toujours restée attachée.
Pour revenir aux années 1967-1968, ce qui est très intéressant à savoir et dont on ne parle pratiquement jamais [6], c'est qu'en février 1968, il y a eu d'énormes grèves ouvrières à Caen, en Normandie, où Jean Buet, avec d'autres, était permanent syndical. Les affrontements ont été très très violents entre les défilés des syndicalistes et ouvriers qui manifestaient et les forces de l'ordre, préfigurant les révoltes étudiantes de mai.
Juste avant mai 1968 alors que,
selon les médias, la France s'ennuyait ?
Avant mai 1968, soi-disant la France était tranquille, mais dans le milieu ouvrier - pas dans le milieu étudiant - c'étaient des grèves très dures ; le climat était bien chaud ! Partout, plusieurs mois avant mai 1968. Mais c'est très bizarre, il y a presque toujours eu une sorte de tabou là-dessus, comme si c'était les seuls étudiants, comme Daniel Cohn-Bendit [7], qui, d'un coup de baguette magique, avaient fait exploser la France. Un mouvement social, ça ne part pas comme ça ! Comme nous étions très proches des Buet et de ce qui se passait à Caen, nous avions vécu de près les événements du début 1968. Ces événements inquiétaient tous ceux qui les avaient perçus mais, pour les médias entre autres, ils ont semblé peut-être plus banals que les révoltes étudiantes, au sens de plus habituels, et sont devenus relativement inaperçus.
Du point de vue de mon travail au labo, quand je suis arrivée, j'ai commencé par une recherche bibliographique sur les temps de réaction (!!), parce que Wisner avait été appelé comme expert en cour au sujet d'un accident de voiture et le litige portait précisément sur le temps minimum nécessaire pour freiner en réaction à un événement inattendu apparaissant sur la route.
Par ailleurs, au labo, Jean Forêt et Georges Lantin travaillaient déjà avec les cheminots sur leurs problèmes de sommeil du fait de leurs horaires de travail désarticulés, à la demande du syndicat CGT (Confédération Générale du Travail) et grâce à la ténacité du secrétaire des agents de conduite, Gaston Bouny, converti par la suite à l'ergonomie. Les premiers mois, j'ai aussi travaillé avec eux pour faire de la bibliographie sur le sommeil et renforcer l'équipe lors des enregistrements du sommeil, etc. On prenait les mêmes trains que les conducteurs avec les appareils préhistoriques d'enregistrement de variables physiologiques (électro-encéphalogramme, électro-myogramme, etc.), puis on suivait les conducteurs là où ils devaient dormir entre deux périodes de conduite, dans les dépôts - dortoirs de la SNCF (Société Nationale des Chemins de Fer Français) situés en général dans les gares au bord des voies ! On leur collait des électrodes sur le crâne, ils étaient fort inquiets ! Ils avaient peur qu'on voie le contenu de leurs rêves avec nos appareils ! C'était leur angoisse, parce qu'on leur avait expliqué pourquoi on enregistrait et ce qu'on décelait pour pouvoir apprécier la qualité de leur sommeil : les différents stades et, en particulier, les périodes pendant lesquelles ils rêvaient. On assistait aussi à leurs réunions où ils se racontaient toutes les péripéties de leur activité de conduite. C'était drôle souvent, très sympathique et intéressant ; j'ai vraiment été plongée dans le bain tout de suite.
Dès ce moment-là, j'ai commencé à travailler avec Antoine Laville sur des expériences en labo, montées à la suite de la première enquête dont je parle dans Pistes [8] qui avait déjà été faite dans l'industrie électronique, mais à l'extérieur de l'entreprise. Uniquement par questionnaires et entretiens.
Recherche qui n'avait pas pu avoir lieu dans l'entreprise
parce que vous n'aviez pas eu accès au terrain ?
Neuf entreprises avaient été enquêtées dans toute la France, mais aucune entreprise n'avait autorisé l'équipe de recherche à entrer sauf deux d'entre elles, mais pour une simple visite. Cette enquête avait déjà été faite en 1963-1965, avant que j'arrive, essentiellement par Laville et Édouard Richard qui travaillait dans un bureau d'études lié à la CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens, devenue CFDT en 1964). Wisner supervisait et devait aller de temps en temps aussi interviewer les ouvrières et discuter avec les responsables syndicaux. Ce type de survol des conditions de travail des [3] ouvrières d'un même secteur industriel, uniquement par entretiens et questionnaires, n'avait jamais été fait à ma connaissance. Il en est résulté un portrait assez intéressant parce qu'il contredisait déjà en partie les stéréotypes traditionnels sur le travail taylorisé des O.S. (ouvriers spécialisés, c'est-à-dire sans qualification) : parcellisé, répétitif, facile et monotone, « ne nécessitant pas d'apprentissage mais une simple mise au courant » [9]. Or, sur ce point, les résultats démontraient au moins trois choses importantes pour la suite :
Dans ce type de travail, on ne pouvait pas arriver à « faire la cadence » comme cela d'emblée, mais certaines ouvrières mettaient plusieurs semaines, voire plusieurs mois pour arriver à faire leur travail en temps voulu. Les durées réelles d'apprentissage remettaient donc en question ce qu'on pensait nécessaire et suffisant jusque-là pour ce type de travail.
Selon les sous-secteurs de cette industrie électronique, les conditions de travail étaient très différentes. Dans le secteur de production de masse de produits de grande consommation (électro-ménager, par exemple téléviseurs, réfrigérateurs, etc.) où la qualité n'était pas une exigence importante, il fallait produire, produire, et les conditions étaient très dures, les contraintes de temps en particulier. Par contre, dans le secteur fabriquant du matériel électronique professionnel, militaire en particulier, il fallait que la qualité soit irréprochable et les ouvrières travaillaient sans cadence imposée. C'était vraiment intéressant, parce que cela montrait bien que, même pour les managers, la notion de qualité était antinomique à celle de productivité.
Enfin, c'est dès cette première enquête aussi que l'on a commencé à se rendre compte qu'une sélection en apparence « naturelle » mais, de fait, intervenant par les conditions de travail, jouait fortement par rapport à l'âge des ouvrières. Dans les secteurs demandant beaucoup de qualité, les ouvrières pouvaient rester beaucoup plus longtemps ; elles travaillaient jusqu'à un âge plus avancé que dans les secteurs de production de masse. On a commencé alors à formuler des hypothèses sur le lien potentiel entre structure d'âge, usure et conditions de travail. Dans cette première enquête, ce n'étaient que des hypothèses. Maintenant, on en parle avec assurance parce que ce lien a été prouvé par la suite [10].
C'étaient des résultats auxquels les chercheurs ne s'attendaient pas du tout. C'était nouveau ! Alors on n'osait, enfin Wisner, Laville et Richard osaient à peine en parler. Cent-quatre-vingt-sept personnes avaient été enquêtées dans toute la France, ce n'était quand même pas un échantillon extraordinaire sur le plan statistique. Divisé par neuf, vous voyez ? C'était quand même un peu fragile. Il n'y avait pas non plus d'observations du travail, même pas d'analyse de documents, rien du tout ; donc, c'était fragile. Ils ont publié les résultats, mais en disant bien qu'il s'agissait d'opinions [11]. Mais après coup, on s'est rendu compte qu'étaient déjà apparues là des intuitions essentielles.
La découverte de l'ergonomie
Cette recherche était donc déjà complétée quand je suis arrivée au labo. Elle avait pu se réaliser par l'intermédiaire des réseaux syndicaux établis par Wisner lorsqu'il était responsable du laboratoire de recherche sur la voiture aux usines Renault quelques années auparavant. Ce qu'il voulait faire alors, c'était de la recherche sur les conditions de travail des ouvriers, mais le directeur de Renault l'avait embauché en lui disant : « Bien, on va voir ce que vous savez faire pour l'aménagement ergonomique de la voiture, puis on verra après pour les ouvriers. » Je caricature un peu, mais c'était à peu près cela, c'est pourquoi il en est parti au bout de quelque temps après avoir mis au point les premiers sièges de voiture réglables ! Mais quand il était chez Renault, Wisner était délégué syndical CFTC ; il avait donc tout un réseau de connaissances à l'intérieur de la Fédération de la métallurgie et connaissait bien les responsables de cette fédération à laquelle appartenait aussi son ami Jean Buet.
Au travers d'actions de formation syndicale et de publications internes, les résultats de la première enquête dans l'électronique avaient été largement diffusés au sein de la Fédération et au-delà. C'est ainsi que des syndicalistes de l'ouest de la France ont fait venir l'équipe de chercheurs pour présenter et discuter ces résultats lors d'une session de formation régionale. Pour les chercheurs, c'était aussi une occasion de valider leurs résultats en allant les présenter dans d'autres régions où il y avait aussi des usines d'électronique mais qui n'avaient pas été enquêtées.
C'est ainsi qu'à Angers, ayant fait connaissance des ergonomes, les syndicalistes d'une usine de téléviseurs (groupe Thomson-Brandt) ont découvert qu'il y avait des gens qui s'occupaient des conditions de travail et se sont dit : « Il y a des gens qui peuvent nous aider. » En effet, depuis plusieurs années, depuis la création de l'usine à la fin des années cinquante, ils exerçaient leur combativité localement en se disant qu'il fallait faire quelque chose pour résoudre les problèmes posés par le travail à la chaîne et les cadences. Ils ont alors fait une demande à la direction de l'entreprise pour qu'une étude soit faite. En gros, il a fallu deux ans et demi de négociations internes à l'entreprise entre le moment où la première demande a été faite et celui où l'équipe est vraiment entrée dans l'usine pour commencer l'étude.
Dans ce que tu racontes, je suis frappée par le fait que tu as connu l'ergonomie un peu par hasard et, pourrait-on dire, par le hasard de liens personnels ?
Oui, oui, tout à fait mais je crois que, dans la vie, on ne rencontre pas les gens tout à fait par hasard.
De plus, c'est comme si tu t'étais retrouvée immédiatement comme un poisson dans l'eau, dans ce milieu que tu n'as pas choisi. As-tu eu des hésitations à continuer dans ce domaine ou as-tu tout de suite été fascinée par la recherche sur les conditions de travail ?
Bonne question ! Il faut que je revienne sur ma formation en psycho parce que j'ai été très, très déçue en faisant de la [4] psychologie à la Sorbonne au début des années soixante. Je l'avais fait plutôt pour m'occuper d'enfants. Or, ce qu'on faisait était soit très expérimental, soit très clinique. Et moi le très, très expérimental, ça ne me disait rien du tout, et le très, très clinique, ça me faisait très peur. Je ne me voyais pas du tout psychologue clinicienne : recevoir des gens, écouter des histoires abominables toute la journée. Je me disais que j'en ferais des cauchemars la nuit (rires) ! Par contre, quand j'ai fait psychologie sociale, ça m'avait beaucoup plu. J'ai découvert les aspects collectifs des problèmes et vraiment, ça me plaisait beaucoup. Mais en psychologie sociale, ce n'était pas très intéressant ce qu'on faisait à l'époque, c'était aussi très expérimental. Et les psychologues, dans les entreprises, à ce moment-là, s'occupaient essentiellement des tests d'embauche du personnel et je n'aimais pas du tout l'idée des tests ! Donc, les débouchés en psycho me paraissaient de plus en plus inintéressants. En lettres, j'aimais beaucoup la matière, la littérature, mais je ne voulais pas être professeur. J'étais vraiment très embêtée.
L'ergonomie, tout d'un coup, associait mes vieux désirs de faire médecine, de savoir comment fonctionnaient le corps et l'esprit humain (j'avais été passionnée, par contre, par la psycho-physiologie) et ma découverte des aspects collectifs des choses. Le travail, la santé au travail, pour moi, cela représentait les aspects collectifs de la médecine. De plus, l'ergonomie, c'était aussi un travail collectif dont l'intérêt était d'être avec des gens d'origines disciplinaires différentes pour traiter les mêmes sujets et ça me plaisait vraiment beaucoup. En plus, j'avais l'impression, à l'époque, que cela pouvait être utile à quelque chose, vu tout ce que j'entendais raconter par les Buet et ma belle-famille sur la vie des ouvriers. Et c'était très important pour moi qui avais aussi baigné dans le scoutisme et le syndicalisme étudiant.
Du coup, je me suis trouvée dans mon élément, et puis c'était gai en plus. Tout commençait. Les gens qu'on a rencontrés dans les milieux de travail étaient en général des bons vivants. Ça me faisait un peu peur en même temps, parce que c'était quand même des milieux que je ne connaissais pas du tout. Au labo, je me suis bien entendue avec Laville avec qui j'ai fait équipe dès le début. Cela avait l'air varié comme travail ; tu n'étais pas tout le temps dans ton bureau à lire des bouquins. Tout cela me plaisait bien.
Comment faire de l'ergonomie sur le terrain ?
Cela nous amène à l'originalité de ta contribution. Cette première expérience de recherche dans l'électronique, tu disais qu'avec Laville, il y avait déjà eu la première enquête et que le milieu a demandé quelque chose qui a pris beaucoup de temps à négocier. Puis, arrivés sur le terrain, ce fut la première grosse étude que vous avez réalisée et vous avez mis au point plusieurs méthodes.
Oui, on a mis au point plein de choses parce que tout était à bâtir. J'ai relu récemment des textes anciens de Wisner où il parlait un peu de sa vie, pour écrire l'article paru dans le dossier de la revue Travailler [12] qui lui a été consacré après son décès. Cela ne m'avait pas frappée à l'époque à quel point cette recherche avait été une sorte de défi - et qu'il le dise, c'était méritoire ! -, mais il disait bien : « Nous sommes donc allés voir les faits sur le terrain. Nous étions cependant très gênés car nous ne savions pas, à l'époque, comment aborder ce genre de sujet [...] Il fallait accepter que les questions posées nous conduisent à explorer des domaines de la science que nous ne connaissions pas » [13]. C'était quand même assez angoissant parce que, chose certaine, Wisner et Laville ne voulaient pas refaire uniquement des questionnaires et des entretiens, parce que ça avait déjà donné et ils avaient perçu les limites d'une telle approche. Continuer à parler avec les ouvrières, bien entendu, mais il fallait faire autre chose. Quoi faire, comment faire ? On n'avait aucune idée précise. C'est aussi en partie pour cela que je suis allée travailler sur la chaîne de montage, pour me rendre compte un petit peu plus de ce qu'était le travail et pouvoir mieux comprendre ce que les ouvrières en disaient. Parce que quand tu regardes quelqu'un travailler, comme ça, souvent tu ne « vois » rien, tu ne comprends rien ! Maintenant, on sait un peu mieux « voir » quand on entre dans un milieu de travail.
Est-ce que votre perplexité [14] portait surtout sur le fait que, comme il s'agissait de femmes, c'était du travail invisible, un travail professionnel invisible. Est-ce que ces questions-là se seraient posées autrement dans un milieu ouvrier masculin ?
Oui, si ça avait été, par exemple, dans la sidérurgie où tu vois les ouvriers qui transportent des lourdes charges, qui mettent des grosses pièces de métal dans une machine, qui grimpent des escaliers, etc. Mais là, on voyait des rangées d'ouvrières assises sur une chaise, penchées en avant, faire des petits gestes et on n'y comprenait rien. On se demandait : « Comment ça se fait qu'il y a des problèmes ? » Et d'ailleurs, c'est pour cela que les responsables syndicaux de la Fédération ont dit qu'ils n'y comprenaient rien quand ils se sont adressés au labo. Quand j'ai écrit que c'est grâce à l'incompréhension des hommes à l'égard du travail des femmes que ces études se sont faites, c'est vraiment vrai mais ils n'aiment pas trop qu'on le dise ainsi.
Personne ne comprenait ?
Même un sociologue progressiste, comme Georges Friedmann, par exemple, qui a écrit par ailleurs des choses très importantessur « les problèmes humains du machinisme industriel » [15] et la contestation du taylorisme, percevait bien les dimensions de l'aliénation, mais quand il parlait du travail lui-même, il a vraiment dit des choses tout à fait inexactes. Il est bien allé dans des usines, mais y a fait des « visites » sans jamais aller voir de près l'activité de travail, ce que faisaient réellement les ouvriers et les ouvrières. Il est parti sur la représentation classique qu'un travail parcellisé, c'est toujours pareil et donc que c'est monotone et que les ouvriers ne pensent à rien. Tous ces stéréotypes-là, on les retrouve dans toute la littérature de l'époque, sans que les gens se posent le moindrement la question de vérifier si c'était vrai ou pas.
C'est extraordinaire de voir avec le recul à quel point cette représentation était complètement majoritaire, à cette époque, [5] dans les recherches réalisées par les divers spécialistes du travail. Les psychologues, les physiologistes faisaient des simulations en laboratoire : on y construisait donc des tâches bien simples, bien répétitives, toujours pareilles, exécutées souvent par des étudiants ou de jeunes militaires et pas trop longtemps parce que quand on paye des sujets de laboratoire, il ne faut pas que ça coûte trop cher. Les résultats obtenus ainsi n'avaient aucune pertinence par rapport au travail réel et ne nous ont donc été d'aucun secours. Nous, on était imbibés de cette littérature et parce que c'était ce qu'on lisait, c'était ce à quoi on s'attendait. C'est pourquoi les premiers temps, sur la chaîne de montage où l'on regardait de près travailler les ouvrières, on s'est dit : « Ça ne se peut pas ! »
Une fois l'autorisation obtenue, vous avez démarré le projet. Qu'avez-vous fait sur place ? J'imagine que vous avez quand même donné l'impression aux ouvriers que vous saviez quoi faire ?
Mais non ! Mais non !
Ils devaient être inquiets ?
Justement pas ! C'est ce qu'ils nous ont avoué trente ans après [16] : ils étaient très, très rassurés au contraire de voir qu'on ne savait pas quoi faire (rires). Ils - en tout cas les responsables syndicaux - voyaient bien que personne ne comprenait rien à ce que les ouvrières faisaient et pourquoi elles souffraient. Je crois qu'ils se disaient : « Eux, au moins, ils ne savent pas, ils ne savent pas quoi faire, ils n'ont pas d'idée a priori sur la question. Mais ce sont des chercheurs, donc ils vont chercher ; peut-être qu'ils vont trouver. En tout cas, ils ne vont pas nous fournir des résultats sortis d'ailleurs, des schémas tout prêts à coller sur notre situation. Ils nous disent ce qu'ils ne savent pas faire et ils nous écoutent. » On ne le disait peut-être pas aussi brutalement que je le dis ; je ne crois pas que Wisner ait affirmé ainsi que l'on ne savait pas comment faire ; il aurait plutôt dit : « On va voir » ou « on va essayer des choses ». Mais il l'a écrit lui-même par la suite [17].
Avant que l'équipe décide de faire quoi que ce soit, on a décidé que je ferais tout le parcours dans l'usine comme si j'étais une ouvrière, une embauchée ordinaire. J'ai donc suivi une semaine de formation dans l'entreprise mais en dehors de la chaîne. Ensuite, j'ai travaillé un mois sur la chaîne de montage où devait se faire l'étude. Mais surtout, dès le début, nous avons fait des réunions avec les ouvrières, nous les avons fait parler, non pas sur ce qu'elles pensaient de leur travail, mais sur ce qu'elles faisaient et sur ce qu'elles trouvaient difficile. Là, c'est sorti tout de suite. Par rapport à ce qu'on disait, à ce qu'on avait lu avant, on ne comprenait vraiment pas comment se passait le travail. Mais elles, elles ont parlé tout de suite des incidents.
Comprendre le travail : quoi observer ?
Ah, je m'en souviens ! Quelle surprise ! Des incidents dans un travail répétitif qui a l'air toujours pareil, ça commençait en partie à expliquer ce qui en faisait la difficulté. Dans la première enquête, les ouvrières n'avaient pas parlé des incidents parce qu'ils sont tellement partie intégrante du travail. Il y avait donc des incidents dans ce travail pourtant tellement parcellisé, mais ce n'était pas sorti la première fois. Tandis que là, c'est sorti. La première chose qu'on s'est dite alors, c'est qu'il fallait comprendre ce qu'étaient ces incidents. Pour les comprendre, il fallait d'abord que l'on comprenne en quoi consistait la tâche ordinaire : à chaque poste de travail, des rangées d'une trentaine de boîtes superposées pleines de petites pièces de toutes formes, couleurs et tailles (fils, résistances, diodes, capacités etc.) qu'il fallait insérer en 90 secondes dans des petits trous sur une « platine » (plaque de bakélite perforée d'environ 15 cm × 30 cm) fixée sur un convoyeur mécanique qui se déplaçait d'environ un mètre par minute. Qu'est-ce qu'on fait avec ça ? Alors, avec Jacques Duraffourg [18], on se disait : « Bien, il faut qu'on regarde pendant le temps qu'il faudra ce que fait exactement l'ouvrière, ses modes opératoires, tout en discutant avec elle (sans la gêner) pour comprendre son activité. »
On avait aussi un autre objectif qui était plus facile à remplir, c'était de prendre des mesures physiologiques pour essayer de voir ce qui s'exprimait en matière de « charge de travail » : fatigue musculaire et mentale. On avait apporté de Paris tout un attirail d'enregistrement avec l'hypothèse que peut-être il se passait quelque chose sur ce plan. Nous n'en étions pas certains non plus. Pourtant, après la première enquête, dans la mesure où les ouvrières avaient dit qu'elles avaient mal au dos, mal au cou, etc., l'hypothèse était qu'il pouvait y avoir un travail musculaire statique important lié à une rigidification posturale. Laville avait fait sa thèse sur le travail musculaire statique. Il y avait donc des connaissances, des références pour appuyer cette hypothèse.
Parallèlement, dans les divers lieux de recherche, beaucoup de travaux de laboratoire portaient sur les critères physiologiques de la « charge de travail » qui était la grande mode à l'époque, le paradigme scientifique dominant [19]. Nous aussi, au labo, avions étudié, entre autres, l'électro-encéphalogramme. Et nous avions l'intention de l'essayer sur la chaîne avec l'hypothèse a priori que, dans une telle tâche monotone, l'électro-encéphalogramme serait quasiment plat avec quelques bouffées d'ondes alpha, manifestant une activité mentale réduite. Si c'était vraiment un travail si monotone, on allait le voir sans problème ! Il fallait seulement convaincre les ouvrières de se faire coller des électrodes sur le crâne et aussi sur la nuque pour mesurer en même temps leur activité musculaire statique, selon la distance des yeux à la tâche et selon la durée du travail. On voulait tout essayer, avec tous les équipements ! C'était monstrueux, on remplissait le petit minibus de Laville de matériels de mesure et l'on partait dans l'usine avec tout cela [20] !
Or, les résultats des expériences de simulation par pointage de petits trous, faites en laboratoire à l'issue de la première enquête, se sont révélés en grande partie inadaptés par rapport à la réalité. Pour simuler la tâche, un dispositif circulaire comportant des rangées de petits trous, à pointer selon des consignes, tournait sur lui-même pour donner l'illusion du déplacement. Mais un dispositif qui tourne et une chaîne qui se déplace, ça n'a rien à voir. En laboratoire, on enregistrait la [6] performance et l'activité électro-myographique en augmentant peu à peu la cadence pour avoir des références. On s'était rendu compte qu'au fur et à mesure que la cadence augmentait, la tension musculaire augmentait. Heureusement, parce que c'était logique ! De plus, les sujets se penchaient de plus en plus pour réduire la distance des yeux à la tâche ; pour être plus précis et plus rapide, il y a une distance optimum à trouver. Le troisième résultat intéressant, c'était que quand on complexifiait la tâche, par exemple par une consigne de mémorisation telle que pointer un trou sur trois ou ne pointer qu'après une certaine configuration, l'augmentation de la tension musculaire des muscles de la nuque intervenait plus rapidement ; les « fautes » (erreurs) changeaient de nature (omissions). Et, au bout d'un moment, la tension montait, montait, puis pouf ! il se produisait comme une espèce d'abandon des exigences de la tâche et, à un moment donné, sans que les sujets ne s'en rendent compte, il y avait comme une rupture. On avait atteint le maximum possible de l'attention et de la tension dans le célèbre conflit rapidité/précision dans une tâche perceptivo-motrice.
Ce n'était quand même pas inintéressant comme résultat ?
Ce n'était pas inintéressant, sauf que la tâche de laboratoire ne présentait pas le moindre incident ! Mais le lien entre activité musculaire statique et posture liée à l'attention visuo-mentale et l'activité motrice de précision était démontré.
C'était encore une notion de charge de travail selon laquelle
on accumule une somme de contraintes en quelque sorte ?
C'était un peu quantitatif, mais aussi un peu qualitatif dans la mesure où on changeait la nature de la tâche quand on introduisait de la mémorisation. La tâche se réalisait sur le même dispositif sauf que, mentalement, ce n'était plus la même chose. La comparaison des résultats de labo avec les enregistrements électro-myographiques des ouvrières sur la chaîne a permis de commencer à montrer qu'il y avait quand même une activité mentale intense dans des tâches aussi simples et de démontrer aussi la fatigue croissante liée à la durée du travail. Par contre, la non-pertinence de l'électro-encéphalogramme s'est révélée très vite et ce type d'enregistrement a été abandonné ainsi que les hypothèses associées !
Femme et travail de femmes
On s'était dit : « On va choisir une chaîne (une cinquantaine de personnes), on va faire une étude approfondie sur quelques postes pour avoir une idée de ce qu'est ce travail, puis après on ira voir sur les autres chaînes si c'est à peu près pareil. » On avait choisi la chaîne CNB4 (chaîne de téléviseurs en noir et blanc, n°4). Après avoir suivi la formation, c'est sur cette chaîne que j'ai travaillé à un poste d'insertion, avant que la recherche commence. On avait fait une réunion avec les ouvrières pour leur expliquer la démarche et je n'étais pas du tout là incognito comme ce qui se pratique lors de certaines observations participantes, en sociologie par exemple. Il était clair que j'étais là en vue de l'étude et pour essayer de mieux comprendre ce qu'était le travail, en sachant bien que je n'y resterais pas. Ce qui m'a permis de faire connaissance avec les ouvrières et de me rendre compte que, comme elles, j'avais mal au dos et aux fesses le soir quand je rentrais chez moi ! Travailler sur un objet qui se déplace sans arrêt, même avec une tâche qui a l'air très simple, c'était abominable ! J'ai aussi compris ce qu'étaient les incidents : les pièces qui arrivaient avec les pattes tordues, qui s'emmêlaient et qui tombaient par terre ou qui manquaient, etc. Puis, j'entendais, je parlais avec les ouvrières, je me familiarisais avec le « langage du métier »... Et j'ai été témoin de « crises de nerfs » dans l'usine, comme cela nous l'avait été rapporté !
Comment se fait-il que c'est toi qui as travaillé sur la chaîne ?
J'étais la seule femme de l'équipe. Il n'y avait que des femmes sur la chaîne, mais mes deux collègues masculins auraient pu y aller. Je dis cela rétrospectivement, mais j'ai trouvé cela normal à l'époque. Ça ne faisait quand même pas très longtemps que j'étais au labo. Je ne me rappelle pas avoir contesté. Et pourtant, ça me compliquait la vie parce que j'avais déjà mes trois enfants encore bien jeunes. J'ai même dû les confier à ma belle-mère pendant un mois et je ne les ai pas vus pendant presque six semaines. Puis je ne connaissais personne. Une fille du syndicat qui partait en vacances m'avait laissé sa chambre dans un foyer de jeunes travailleurs. Parfois, le soir, je trouvais que ce n'était pas drôle !
Les conversations, les confidences : étant une femme,
tu en as sûrement appris plus en te mêlant à elles ?
Sûrement. La plupart m'ont très bien accueillie. Elles auraient pu se méfier, se dire : « Qu'est-ce qu'elle va raconter ensuite ? » J'ai gardé des amies de ce temps-là que je vois encore.
C'est à partir de cette formation que tu as suivie, puis de ton travail sur la chaîne que vous avez bâti le projet et la façon dont vous alliez recueillir vos données ?
Oui, au départ, mais beaucoup de choses ont changé en cours de route. Moi, j'étais sur la chaîne fin juillet-fin août 1969 et l'on n'a remis le rapport final qu'en février 1972 [21]. L'étude a duré deux ans et demi avec des interruptions. On traitait des choses, puis on s'apercevait qu'on avait besoin d'en regarder d'autres et l'on retournait dans l'usine. C'était un processus en construction, nous ne sommes pas partis avec un protocole tout défini, même après mon travail. On a procédé par étapes et, à chaque fois, on se réajustait, on faisait des réunions pour restituer et discuter les résultats avec les ouvrières, les sections syndicales, avec le comité d'entreprise [22] aussi.
Comment ça s'est passé, ton mois sur la chaîne ?
As-tu été là tout le temps toute seule
ou si l'équipe de recherche y était ?
J'étais là toute seule, abandonnée ! C'était l'été. Eux, ils sont rentrés à Paris et partis en vacances ! Je me rends compte... Maintenant, je protesterais, parce que j'aurais vraiment eu besoin de parler régulièrement avec mes collègues de tout ce [7] que je vivais et les téléphones cellulaires n'existaient pas !
Mais je me suis souvent demandé depuis si ce sont des « compétences féminines » qui sont en jeu dans ce type de pratique parce qu'il n'y a que des femmes au labo qui se sont fait embaucher pour faire de l'observation participante en entreprise. Je suis allée à la Thompson, ensuite Dominique Dessors [23] a travaillé comme opératrice des renseignements téléphoniques, et, récemment, une jeune thésarde du labo vient aussi de travailler sur une chaîne de montage d'automobiles [24]. Je n'ai jamais vu un homme le faire (rires).
Il faut que je revienne sur cette expérience-là parce qu'elle nous a fait voir aussi l'inadaptation de la formation au travail qui était donnée aux ouvrières à l'embauche, ce qui montrait qu'il existait une incompréhension totale de ce qu'était leur travail, et pourtant un psychologue industriel était responsable de l'embauche et de la formation dans l'usine.
C'est devenu un de tes intérêts de recherche principaux ?
Oui, du coup, ça m'a mis la puce à l'oreille : mon intérêt pour l'articulation analyse du travail / formation remonte à ce moment-là [25].
Dès cette première recherche, c'est incroyable !
Tout vient de là, tout, la formation professionnelle et la formation syndicale. S'il n'y avait pas eu ces activités de formation syndicale faites par les chercheurs comme Laville et Wisner, on n'aurait jamais fait cette recherche. Ça a permis de faire bouger les choses. Et cela a continué.
Pour en revenir à la formation préparatoire au travail sur la chaîne, dans l'école de l'entreprise, plusieurs nouvelles embauchées étaient réunies autour d'une grande table. Chacune avait quelques petits casiers accrochés au bord avant de la table un peu en-dessous du plateau et contenant des composants électroniques, et puis un stock de platines de téléviseur nues posées sur la table. Ce sont des plaques de bakélite (résine synthétique) percées de tout petits trous disposés dans un apparent désordre pour qui n'est pas électronicien, selon un plan qu'on ne connaît pas et que l'on ne comprend pas parce que c'est un plan d'électronique. Des petits trous dans lesquels on doit insérer les petits composants électroniques (lampes, diodes, fils, etc.). C'est complètement affolant parce que tu te dis : « Comment vais-je pouvoir me rappeler où il faut mettre toutes les pièces que j'ai à mettre ? »
Pendant une semaine, on apprenait donc à prendre des pièces puis à les mettre dans les trous de plus en plus vite, en étant chronométrées. Mais les ouvrières n'avaient aucune formation préalable et, en fait, c'était une espèce d'entraînement manuel ; enfin pas seulement manuel, puisqu'en même temps il fallait quand même se souvenir et se repérer. Tu arrivais à l'école, les plaques posées devant toi, immobiles sur une table où l'on avait chacune notre petit coin. Alors que, arrivée dans l'atelier, sur la chaîne, tu travaillais avec une plaque qui était déjà partiellement remplie et déjà encombrée et tu te disais : « Mais alors, où est-ce que je vais mettre mes trucs à moi ? » Tu avais des éléments partout, ça bougeait et, en plus, les boîtes où tu devais prendre les pièces étaient installées en arrière, de l'autre côté du convoyeur et non en avant. Tout ce que tu avais à faire était différent de ce que tu avais appris ; tu oubliais tout ça, et tu devais réapprendre les gestes à faire pour t'alimenter en pièces et les positionner. De plus, on apprenait avec sept ou huit boîtes alors que, sur la chaîne, il y en avait une trentaine. Bref, l'horreur totale avec la platine qui s'en allait inexorablement ! et si tu n'avais pas fini à temps, tu savais que c'est ta voisine qui allait en pâtir.
À l'école, on apprenait aussi à faire des soudures. J'adorais ça, les soudures ; tu prenais un filament de soudure que tu chauffais avec un fer, puis ça te faisait une petite boule brillante, c'était joli comme tout. Là, on prenait notre temps, on faisait des belles soudures, car il y a une façon de faire et des tas de défauts à éviter. C'était tout un art, les soudures, puis tu arrivais sur la chaîne, tu prenais le fer à souder, tu faisais ta belle soudure et ta voisine te donnait un coup de coude et te disait : « Tu n'y arriveras jamais si tu le fais comme ça ! Regarde comment faire. » Alors tu faisais la soudure le plus vite possible, tu n'essayais plus de voir si ça tenait.
C'est dire, tout avait été fait à l'envers pour la formation ! Tout, tout ! Attendez la suite de l'histoire : moi, ça me paraissait tellement énorme qu'avant que commence vraiment l'étude, j'avais raconté cela à Laville et Wisner. Je leur avais dit que c'était épouvantable de passer de l'école à la chaîne. Wisner a répondu qu'il faudrait le dire aux dirigeants de l'entreprise, mais qu'il ne fallait quand même pas trop les vexer, parce qu'au moins il y avait une école de formation, ce qui n'était pas le cas partout. À la réunion suivante, Wisner leur dit : « On a peut-être déjà quelques petites remarques qui pourraient vous être utiles, etc. », puis il m'a passé la parole. Alors moi, j'ai expliqué que le fait de passer d'un objet qui ne bouge pas à un objet qui bouge, c'est assez perturbant, etc.
On a donc pris nos premières mesures dans l'atelier, on est rentrés à Paris puis on est revenu six ou huit semaines plus tard. Arrive le psychologue de l'entreprise qui me prend par le bras. Il était tout fier et me dit : « Venez voir, on a changé le système de formation. » Je me suis dit avec ma candeur naïve d'ergonome débutante : « Formidable ! Tu dis à peine un truc et l'entreprise fait quelque chose ». Mais lorsque je suis arrivée dans la salle de l'école, c'était la catastrophe : à la place de la table, il y avait bien un mini-convoyeur, mais il circulait en sens inverse de ceux de l'atelier (rires) ! Le psychologue n'était même pas allé voir dans l'atelier ! Ce qui était fascinant, c'était leur degré d'incompréhension. Alors on s'est dit qu'il fallait tout reprendre vraiment à zéro, tout expliquer par le menu : pourquoi on dit ça, qu'est-ce que ça veut dire, etc.
[8]
Les débuts de la recherche participative
Puis, il y avait d'autre part la formation liée à l'intervention syndicale, qui est un tout autre volet. Est-ce que c'est aussi avec cette recherche qu'a commencé le développement de rapports avec les instances syndicales puis, éventuellement, la production du matériel de soutien à l'intervention et à l'action ?
Ce qui a commencé avec cette recherche, c'est la formation intégrée à la recherche, pendant la recherche. Ce qu'on appellerait maintenant une démarche de recherche participative. Parce que, déjà à l'époque, on avait constitué un groupe de suivi, c'était le comité d'entreprise avec lequel se faisait une espèce de formation de l'entreprise. Puis, l'on rencontrait régulièrement les ouvrières, à chaque intervention, on discutait avec elles, on leur expliquait ce qu'on avait fait, ce qu'on allait faire. On parlait avec elles ; enfin, elles parlaient avec nous. C'était de la formation réciproque vraiment intégrée au processus de recherche.
Avec les instances syndicales, on avait d'autres types de réunions. On allait beaucoup plus loin dans les explications de ce qu'on comprenait au fur et à mesure. Eux nous parlaient de ce qu'ils entendaient et aussi de ce que les ouvriers ou les ouvrières voulaient dire. Et puis, ils exprimaient les questions qu'ils avaient par rapport à leur propre stratégie, etc. Donc là aussi, on en apprenait autant qu'on leur en apprenait. J'insiste toujours sur cela : parce qu'on ne savait pas d'avance quoi faire, ça nous mettait à égalité d'une certaine façon. Les ouvriers, les ouvrières se sentaient beaucoup plus libres de nous dire des choses qu'ils savaient, parce qu'ils n'avaient pas l'impression d'être en face de gens qui savaient déjà tout. Dans tous les dossiers, quand tu restitues les résultats de recherche, ça fait venir d'autres choses. Il y avait vraiment un échange de connaissances... et plus qu'un échange.
Un partage ?
Surtout une mise en commun de ce que chacun savait pour faire quelque chose ensemble, pour construire la connaissance de quelque chose que personne ne comprenait, c'était plus qu'un échange, une construction commune, caractéristique, à mon sens, de l'intervention ergonomique [26], un enrichissement de la connaissance pour tous.
C'est très puissant comme processus.
Oui, très puissant. Et donc à tâtons, on a commencé à construire tout cela et à se rendre compte que ça fonctionnait. Puis, à un autre niveau, en dehors de l'entreprise, pendant ces deux ans et demi, et par la suite, on a fait des journées d'études avec les syndicats locaux ainsi qu'avec d'autres fédérations où l'on venait raconter ce que l'on comprenait du travail taylorisé et de ses effets. Il nous a fallu élargir la diffusion des résultats à l'extérieur de l'entreprise, fabriquer des documents intermédiaires, des petits rapports avant le gros final. Quand tu regardes ces documents maintenant, c'était triste comme la mort. On n'avait pas de quoi faire des dessins, rien du tout.
À l'époque il n'y avait pas beaucoup de gens
qui en avaient les moyens.
Sauf les syndicats, justement, qui avaient un grand souci pédagogique et donc des dessinateurs, etc. De leur côté donc, ils ont produit beaucoup de documents à partir des résultats de l'étude et des exposés en sessions de formation, rédigés souvent avec beaucoup d'humour, en « traduisant » notre « langage scientifique » et en s'en moquant souvent gentiment, comme je le raconte dans Pistes [27], et même avec un langage pas tout à fait châtié (rires). Ils ont ainsi popularisé les résultats de la recherche au fur et à mesure. C'était génial ! Ils ont fait des tracts avec des dessins, avec des slogans qui traduisaient vraiment bien dans leurs mots à eux ce qu'ils étaient en train de découvrir, ce qu'on était en train de découvrir ensemble [28]. Ça a bien servi. Ça a été beaucoup diffusé.
Y avait-il aussi des constats sur ce type de travail-là, le travail à la chaîne, qui n'étaient pas seulement sur le travail spécifique des femmes OS à la Thompson ? Pouviez-vous généraliser ?
Oui, dans la production de masse, c'était pareil partout sur le fond, on en a pris conscience peu à peu, mais avec des niveaux d'intensité et des types de contraintes assez divers. À la Thomson, on travaillait sur une chaîne de 50 personnes, on a observé à fond deux, trois, quatre, cinq postes, vraiment à fond pendant des heures et des jours. Mais on avait toujours des complexes à l'égard des statistiques, on se disait : « C'est une étude très clinique, dans un contexte particulier, a-t-on le droit de généraliser ? » Mais, ensuite, les sessions de formation syndicale ont été essentielles comme validation. Pour nous, c'était cela, l'épreuve de la représentativité. Quand on voyait que nos résultats avaient de l'écho, que les problèmes de fond étaient les mêmes chez des ouvriers et des ouvrières d'autres secteurs, qui se reconnaissaient dans la variabilité du travail, la difficulté de suivre les cadences, les incidents, le fameux écart entre travail théorique et travail réel, comme on disait à l'époque, et les stratégies opératoires nécessaires, la fatigue musculaire invisible, la fatigue mentale et nerveuse (parce qu'en fait, l'encéphalogramme n'était pas clair).
Il n'a jamais été plat ?
Il n'a jamais été plat (rires). C'est pour cela que je dis toujours aux étudiants que les résultats négatifs sont aussi intéressants que les résultats positifs. Après, on a abandonné l'électroencéphalogramme. On s'est dit ce n'est plus la peine de traîner nos énormes machines !
Ce fut une étude vraiment très importante parce que vous avez mis au point toute la démarche de l'analyse de l'activité réelle en formalisant les différentes étapes et la convergence de plusieurs types de méthodes. Tu dis que ça a duré deux [9] ans et demi, ce n'est pas si long pour tout cela !
On a été bien occupés, on ne s'est pas ennuyés (rires) !
Combien étiez-vous dans cette équipe ?
On était trois à la base : il y avait Laville, responsable de l'équipe, Duraffourg et moi. Wisner venait pour les réunions avec la direction. C'était surtout Duraffourg et moi qui étions les petites mains sur le terrain. Laville en a fait pas mal, puis quand
il y a eu des grosses campagnes de mesures, on a eu de l'aide d'autres collègues du labo. De Francis Jankowski [29], et de Georges Lantin en particulier.
Pour en revenir à l'observation de l'activité de travail, comme je l'ai dit, au début, on ne savait pas quoi observer. Je me rappelle les premiers temps - ça allait tellement vite en plus - les cycles étaient de quatre-vingt-dix secondes ! On n'avait le temps de ne rien voir, même moi qui connaissais déjà le travail ! Il y avait un mode opératoire, qu'on a appelé « théorique » (que d'autres ont appelé « prescrit »), imposé par le bureau des méthodes qui avait décidé que tel élément devait se prendre avec telle main, être posé avec telle main avec un ordre imposé par la position des boîtes d'éléments. Mais même moi, en étant sur la chaîne, je m'étais rendu compte que ce n'était pas possible de suivre cet ordre et je voyais bien que les autres ne le suivaient pas non plus. Ça a été clair très vite que personne ne faisait ce qui était demandé ou plutôt comment c'était imposé.
Pour les observations, je me rappelle que Duraffourg et moi, on se tenait de chaque côté d'une ouvrière - ce n'était pas très drôle pour elle - avec chacun un petit enregistreur qu'on démarrait en même temps parce qu'après il fallait faire à l'oreille, un dépouillement synchronisé. Moi, je regardais ce qui se passait avec la main gauche, lui, il regardait la main droite et puis on disait : « Gauche, droite, gauche, droite, gauche, gauche, gauche, droite, gauche... » Pendant des heures et des jours, on a observé puis dépouillé ! Il n'y avait pas de vidéo, on relevait à la main les numéros des casiers où les pièces étaient prises. Quand je repense à tout cela, je me dis : « Quel travail de moines ! », on était quand même courageux, alors qu'on ne savait même pas ce qu'il fallait trouver !
On en parle encore quarante ans plus tard !
On ne savait pas, alors évidemment on a fait aussi des calculs complètement insipides, des tableaux qui n'en finissaient plus. On ne savait pas à l'avance ce qui serait pertinent ou pas. C'est pour cela qu'on ne pouvait pas utiliser une seule méthode d'observation. On s'est dit : « Il faut essayer plusieurs méthodes, puis on verra, dans les résultats, ce qui est contradictoire. On essaiera de comprendre pourquoi. Pour ce qui va dans le même sens, on pourra se dire qu'il y a peut-être des chances que ça soit vrai. » On essayait tout ! On s'est dit qu'on ne pouvait pas s'en sortir autrement.
À cette époque, considériez-vous que l'observation directe en situation réelle était puissante comme méthode, même si vous étiez débordés ?
On était débordés, mais en même temps on avait bien compris que, sans une observation minutieuse confrontée aux entretiens avec les ouvrières, toutes les autres mesures ne servaient à rien. Progressivement, on a essayé de prendre un peu de recul ; c'est là qu'on a commencé à utiliser la notion de « travail réel » par rapport au « travail théorique » : sur quoi portait la différence, à quoi elle était due, etc. Par exemple, des stratégies s'expliquaient parce que les ouvrières avaient besoin de ne pas oublier dans quel ordre mettre les pièces. Il y avait aussi certaines pièces qu'elles oubliaient toujours parce qu'elles n'étaient pas comme les autres. Alors, soit elles les mettaient au tout début du cycle, soit elles les mettaient à la fin. Elles désorganisaient donc l'ordre imposé pour mieux se rappeler, pour ne pas oublier des pièces ou bien pour mieux se repérer sur la platine. Elles avaient aussi des stratégies individuelles très fines pour évaluer à tout moment, par des repères dans l'espace, le temps de cycle dont elles disposaient encore. Mais quand l'ouvrière précédente avait oublié un élément, tout était par terre parce qu'elles se repéraient aussi les unes par rapport aux autres. Alors qu'il était interdit de parler, elles se prévenaient parfois : « Ah ! il manque tel élément... T'as oublié cela ! », une entraide qu'on n'a pas exploitée à l'époque parce qu'on ne pouvait pas tout faire. Mais on se rendait bien compte qu'il y avait une espèce de solidarité sur la chaîne. Parfois l'ouvrière du contrôle criait du bout de la chaîne : « Eh ! vous êtes en train d'oublier tel et tel élément... », en voyant qu'il manquait systématiquement une pièce. C'était la catastrophe quand il y avait une nouvelle sur la chaîne ou qu'il manquait quelqu'un. Ça se voyait tout de suite à la qualité.
Ce que l'on a remarqué alors et qui est resté toujours vrai [30], c'est aussi que les critères officiels de qualité peuvent révéler exactement le contraire de ce qu'on veut leur faire dire. Quand il y a peu de défauts, la contrôleuse sur chaîne a le temps de les noter tous, donc forcément l'indice de qualité est bas. Mais, plus il y a de défauts, moins la contrôleuse a le temps de les noter, donc plus l'indice de qualité est élevé. Autrement dit, paradoxalement, on peut avoir une qualité officielle estimée très, très bonne justement pour cette raison qu'il n'y a pas assez de temps pour noter les défauts !
Comment les employeurs ont-ils reçu vos résultats ?
Ils ne comprenaient pas. Comment dire ? Ils étaient vraiment choqués. Peut-être qu'on n'a pas bien su comment emballer l'affaire, mais on était tellement désespérés devant l'ampleur du problème. On se rendait compte que ce qu'on faisait remettait tellement les choses en question sur le fond. Il ne s'agissait pas seulement de proposer des chaises confortables ou des petits aménagements matériels pour que les ouvrières soient moins fatiguées, mieux éclairées... C'était tout le système de l'organisation taylorienne qui apparaissait complètement aberrant. C'était tellement antihumain, ils montraient une telle incompréhension du travail réel et des travailleurs. On le leur a dit mais eux, qu'est-ce qu'ils pouvaient en faire ?
[10]
On a donné quand même un peu de grain à moudre. Ils ont fait des petits aménagements matériels, parce que c'est vrai qu'on pouvait arranger l'éclairage et les sièges pour être moins mal. C'est le coup du caillou dans la chaussure. Si tu enlèves le caillou, c'est mieux, mais c'est insuffisant si tu es en train d'escalader un rocher trop escarpé.
Je crois que la direction a été assez déçue. Ils ont essayé de passer à l'enrichissement des tâches qui était déjà expérimenté dans certaines industries, mais d'une manière aussi maladroite que la mise en place du système de formation. L'enrichissement, pour eux, a consisté à augmenter le nombre d'éléments à insérer à chaque poste, mais avec toujours le même système de cadence. Résultat : on avait augmenté la charge de mémorisation en particulier, sans que le travail soit plus intéressant. Pour les ouvrières, c'était infernal. Elles ont abandonné parce qu'avant, elles avaient une trentaine d'éléments à mettre en quatre-vingt-dix secondes et après, elles en avaient 50 en à peine plus de temps. Ce n'était plus possible. Et quelques années après, sont apparues les machines à insérer automatiques.
Sur le plan local de cette entreprise, on ne peut donc pas dire que la recherche a transformé les conditions de travail d'une manière positive et intéressante. Les syndicalistes de l'entreprise, eux aussi, ont été déçus sur le coup par l'ampleur des problèmes. Par contre, quand on regarde avec le recul du temps, le plus marquant a été le changement des mentalités.
Cela a changé leur vie, disent maintenant tous celles et ceux qui ont participé [31].
Quand on réfléchit à un autre niveau, à propos de la démarche ergonomique, trente ans après, les syndicalistes disent ne pas avoir été déçus parce qu'ils avaient enfin des arguments qui leur parlaient pour comprendre et contester un système d'organisation du travail qu'ils contestaient déjà par ailleurs. Les analyses ont beaucoup servi. C'était aussi l'époque des contestations politiques, de tout le mouvement social de remise en question de l'organisation scientifique du travail (OST), du taylorisme et l'étude a apporté pas mal de grain à moudre.
Les femmes en particulier, leur valorisation d'elles-mêmes, de leur travail ?
Oui, mais aussi la prise de conscience que tout cela reposait sur la représentation qu'elles en avaient. Les ouvrières ont vu les choses autrement. Elles comprenaient ce qui se passait, puis elles comprenaient que tout cela - l'organisation scientifique du travail - était basé sur des faussetés : la pseudo-stabilité de l'être humain, ce n'est pas vrai ; la pseudo-stabilité du système de production, ce n'était pas vrai ; le travail répétitif fait sans y penser, ce n'était pas vrai. Elles le savaient bien pour le vivre, mais l'avoir démontré ainsi leur a donné beaucoup de confiance en elles. Certaines ont ensuite pris des responsabilités importantes ; elles n'avaient « plus peur de rien, ni de personne ! » selon elles. C'est quand même extraordinaire !
Pendant ce temps-là au CNAM
Cela s'est passé de 1969 à 1972. Que se passait-il
au CNAM pendant ce temps ? Ça devait bouger aussi ?
Oui, au labo du CNAM, ça bougeait beaucoup. Wisner était quand même assez content de la tournure que prenait la chose. Sauf qu'il a toujours défendu - mais je pense qu'il savait que ce n'était pas vrai - que l'ergonomie ne devait agir que sur les dispositifs techniques. Il se méfiait comme de la peste de l'organisation du travail, domaine trop susceptible de manipulation. Il ne voulait pas mettre ses doigts là-dedans officiellement. En tant que représentant d'une ergonomie encore à ses débuts, il s'estimait non compétent. À juste titre, on n'était pas sociologues et il ne voulait pas marcher sur le terrain des sociologues du travail dont c'était le métier. Il y avait le respect des territoires scientifiques de tous et de chacun : « chacun son métier et les vaches seront mieux gardées ». Au CNAM en particulier, existaient la chaire et le laboratoire de sociologie des relations professionnelles de Jean-Daniel Reynaud, avec qui nous avions de bons rapports. Wisner ne voulait pas qu'il soit dit que les ergonomes s'occupaient de choses dont ils ne devaient pas s'occuper. De ce fait, il était quand même assez embêté par notre étude.
Parce l'étude questionnait beaucoup le travail, le taylorisme ?
Oui et surtout les perspectives d'action d'amélioration : on ne pouvait pas n'agir que sur les dispositifs techniques. Donc Wisner était content d'un côté, sa fibre syndicale était contente parce qu'il voyait bien que cette étude était, en tout cas, un apport pour la réflexion. Mais en même temps, du point de vue des instances officielles, il était très embêté aussi. Sur le plan universitaire et pour le CNRS, c'était encore autre chose : il s'agissait d'une étude de terrain et cela ne valait pas tripette à l'époque. Aller sur le terrain, ce n'était pas considéré comme vraiment scientifique aux yeux de certains. Et c'était difficile pour Wisner, médecin d'origine, de nous défendre.
Dans l'article de Pistes [32], tu évoques ce qui se faisait aux États-Unis à l'époque en sociologie mais qui venait des anthropologues, des ethnologues. En France, n'y avait-il pas une tradition importante d'ethnologie, de gens qui avaient été faire de l'observation dans des sociétés dites primitives ?
Oui, mais ce n'était pas considéré comme strictement scientifique au sens du positivisme expérimental du terme. Même le travail de Claude Lévi-Strauss, ethnologue au Collège de France, n'était pas considéré comme « vraiment » scientifique. L'ethnologie, pour les Français, c'est à peu près comme la philosophie, parce qu'il n'y a pas d'administration de la preuve. Je caricature un peu, mais vous savez bien comment c'est organisé au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), et à l'université c'est pareil. Il y a plusieurs départements scientifiques au CNRS qui vont du plus au moins prestigieux. Dans les années soixante, soixante-dix, la hiérarchie des sciences était encore très, très forte ; ces dernières années, ça l'est peut-être un peu moins. Évidemment, en tête, il y a les mathématiques, la physique, la chimie, viennent ensuite les sciences dites de la vie avec la biologie..., et la psychologie dont dépendait l'ergonomie et, en dernier, les [11] sciences de l'homme et de la société, avec l'ethnologie, la sociologie, l'histoire, etc. En sciences de la vie, seul l'expérimental avait droit de cité. Les psychologues du travail et les ergonomes du CNRS étaient affectés à ce département des sciences de la vie, donc, théoriquement, étaient censés faire des recherches expérimentales, quantitatives, selon une stricte démarche hypothético-déductive, etc.
Toute l'équipe du CNAM, le labo de Wisner ?
Non, seulement moi puis, quelques années plus tard, Jacques Theureau et Leonardo Pinsky [33]. Laville avait débuté comme chercheur au CNRS, mais en physiologie du travail, du temps où il faisait de l'expérimentation ; puis il est passé enseignant-chercheur au CNAM. On pouvait vivre en autarcie financière au CNAM parce qu'on avait des contrats de recherche. On n'avait pas besoin du CNRS pour le financement. Mais pour la réputation scientifique du labo, Wisner a toujours fait un peu des complexes qu'il ne soit pas labellisé CNRS.
Je ne pouvais pas entrer au CNAM à cause de mes enfants, parce que les cours se donnaient le soir et, en outre, je ne voulais pas être enseignante. Ils ne savaient donc pas quoi faire de moi au labo, après quelques années, ne pouvant me garder indéfiniment comme contractuelle. Ils ont dit : « On va la présenter au CNRS » (rires). Puis coup de pot, j'ai été admise en janvier 1973 ! J'avais un « parrain » au CNRS, il était psychologue mathématicien. Tous les ans, à partir de mon rapport d'activité, il devait faire lui aussi un rapport au CNRS. Le pauvre homme, il n'a jamais rien compris à ce que je faisais !
À quoi étais-tu rattachée au CNRS ?
Dès le début, j'ai été « détachée » au labo d'ergonomie du CNAM par le CNRS, car il n'existait pas de laboratoire d'ergonomie au CNRS. Donc, pendant des années, je n'ai pas eu de problèmes. On m'envoyait mon salaire et je faisais mon rapport annuel qui était évalué par la commission scientifique du CNRS dont je dépendais ! Ils n'y comprenaient rien et c'est en partie pour cela que je ne suis pas montée en grade au CNRS. Cela a duré jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix, lorsqu'une réorganisation a obligé tous les chercheurs en détachement à être rattachés à un laboratoire CNRS. J'ai alors été placée officiellement dans un laboratoire de sociologie du travail CNRS lié à l'ISST - Institut Supérieur des Sciences du Travail (le laboratoire Georges Friedmann, dirigé par Françoise Piotet) à la fin des années quatre-vingt-dix. Et je suis restée chercheure associée au labo d'ergonomie.
Que s'est-il passé ensuite dans ta vie professionnelle ?
Il faut savoir qu'au labo, dans les années soixante-dix, il n'y avait que « l'équipe Laville » - on nous appelait ainsi - qui allait sur le terrain avec une approche d'ergonomie dite « globale ». Forêt, aussi, avait été sur le terrain à propos du sommeil des cheminots, mais en étudiant seulement le sommeil. C'était déjà un gros boulot parce que, dans ce cas-là aussi, la Société Nationale des Chemins de Fer Français (SNCF), longtemps réticente pour l'étude sur le sommeil, ne nous avait pas autorisés à regarder le travail des conducteurs de train, c'est-à-dire à monter dans les locomotives. On l'a fait pourtant même si c'était interdit ; c'est plus facile de monter incognito dans une locomotive que d'entrer dans une usine ! Mais il n'a pas été possible de faire d'analyse du travail approfondie.
Comme intervention complète sur le terrain, on a été les seuls pendant plusieurs années à analyser l'activité de travail au complet, ses conditions et ses répercussions. Dans la foulée de l'étude à la Thompson, du fait de la diffusion et de la formation syndicales, la Fédération Ha-cui-tex (habillement, cuir, textile) de la CFDT nous a demandé de faire la même chose dans une usine de confection industrielle [34]. On en savait alors quand même un petit peu plus. On a commencé tout de suite, on a eu à peine le temps de souffler. C'est pour cela qu'à l'époque, on n'a pas énormément exploité les résultats de la Thompson ; on n'a pas eu le temps de prendre le temps, d'avoir du recul, de faire des articles, etc. Ce n'était pas la politique du labo, non plus. On faisait un gros rapport complet pour l'entreprise, ensuite on était repris par l'action, je pense. De plus, à l'époque, nous n'étions pas sûrs de nous du tout. Pour la Thomson, nous avions fabriqué une brique - 385 pages, 1,800 kg ! - on avait mis tout ce qu'on savait là-dedans, mais nous n'étions pas du tout sûrs de la validité de nos résultats et de leur degré de généralisation possible.
C'est pourquoi nous étions contents de pouvoir faire une étude du même type mais dans une autre branche industrielle, sur du travail parcellisé et répétitif effectué aussi sous contrainte de temps, et par des femmes. C'étaient des points de rapprochement des situations, tandis que les tâches elles-mêmes étaient complètement différentes. Alors, la même équipe - toujours les trois mousquetaires - est partie en Alsace dans une petite usine de confection industrielle de gants de protection pour les entreprises. C'était encore pire qu'à la Thompson !
Le vieillissement au travail :
une histoire plus compliquée qu'on le pensait
Est-ce à ce moment que les données ont fait apparaître le phénomène de la sélection sur l'âge chez les ouvrières ?
Oui, l'ampleur du phénomène surtout. Dans l'étude Thompson, on avait juste noté l'âge des travailleuses selon les postes occupés et l'on avait perçu des différences notables, mais on n'avait pas exploité particulièrement ces données. À ce propos, il faut que je revienne un peu en arrière, à la première enquête dans l'électronique. Pour toute la France, des différences majeures de structures d'âge avaient été constatées alors entre les sous-secteurs (produits grand public ou professionnels). Mais on ne s'attendait pas à trouver de telles différences à l'intérieur d'une même entreprise. Or, à la Thompson, on s'est aperçu qu'il y avait des différences de structures d'âge entre les ouvrières selon leur affectation : aux postes sur chaîne ou aux postes individuels où les ouvrières avaient une production à faire pour la journée, mais pouvaient [12] s'organiser pour réguler leur cadence. Et, comme par hasard, les femmes étaient, là, plus âgées que sur les chaînes.
Pour nous, cette histoire d'âge apparaissait donc un peu plus compliquée que ce qu'on pensait au départ. Et, dans la confection, à l'intérieur de la même entreprise, le phénomène était massif ! Même entre les ouvrières qui étaient toutes sur des postes individuels (aucune ne travaillait à la chaîne), il y avait des différences selon la nature de la tâche. Certaines, appelées « polyvalentes », faisaient à mi-temps du contrôle visuel de qualité des gants et, à mi-temps, sur des machines, le retournage des gants cousus à l'envers. Bien que ce dernier travail soit physiquement très dur, dans cet atelier elles travaillaient jusqu'à leur retraite (65 ans à l'époque).
Par contre, chez les autres ouvrières, les « couturières », aucune n'avait plus de trente ans et la plupart avaient moins de vingt-cinq ans. Les couturières faisaient des tâches différentes des « polyvalentes », très parcellisées, mais seulement de la couture sur machines à coudre individuelles. La couture, c'était de la minutie, mais surtout c'était de la vitesse parce qu'elles étaient payées au rendement individuel. Comme elles étaient très mal payées, il fallait qu'elles fassent largement plus que leur 100 % de production-plancher horaire pour avoir un salaire à peu près décent (salaire au boni). Physiquement aussi, c'est très dur, la couture, parce que tout le corps est mobilisé : la tête, les mains, les pieds, les genoux : les genoux pour arrêter ou démarrer la machine ; les pieds pour commander la pédale de vitesse, les mains pour tenir le tissu et autres opérations diverses, la tête parce que les yeux ne peuvent quitter le travail un instant. Tout le corps est donc pratiquement immobilisé toute la journée. Alors là, je ne vous dis pas ce que donnait l'électromyogramme des muscles posturaux !
Les ouvrières polyvalentes qui pouvaient rester
jusqu'à la retraite avaient-elles beaucoup moins de contraintes ?
Oui, et leurs contraintes étaient très différentes dans leurs deux types de travail. Pour le contrôle de qualité des gants, elles étaient assises à une table pour examiner les paires de gants posées en tas et mettaient de côté les gants mal cousus, c'était une contrainte visuo-mentale ; ce n'était pas sur une chaîne, elles pouvaient aussi jouer un peu sur le stock. Pour le retournage des gants, elles étaient debout devant une machine comportant une sorte de main verticale avec des doigts-tubes d'acier sur lesquels elles enfilaient le gant à l'envers. En actionnant la machine, une autre sorte de main d'acier descendait dont les doigts rentraient dans ceux du bas, entraînant le tissu au fond des tubes-doigts. Quand la main supérieure se relevait, il restait à extraire le gant des tubes inférieurs en saisissant et retournant les manchettes. C'était quand même assez dur physiquement, mais ça durait seulement la demi-journée.
Quant aux différences d'âge constatées dans les ateliers, nous avons pu les rapprocher de ce que faisaient Marcelin avec Valentin [35] aux usines Renault à la même époque. En étudiant les troubles ostéo-articulaires des ouvriers de 40-45 ans sur les chaînes de montage automobile, ils ont constaté des différences de structures d'âge en fonction des ateliers : dans les ateliers comportant à la fois des fortes contraintes posturales et des cadences élevées (montage sellerie), les ouvriers étaient plus jeunes que là où le travail comportait essentiellement des contraintes posturales sans cadence élevée (montage carrosserie).
On a donc commencé à se dire que la question des facteurs qui permettaient de vieillir au travail ou pas était plus compliquée que ce qu'on pensait au départ. Chez les ouvriers de Renault, les différences étaient à peu près d'une dizaine d'années entre les deux ateliers : en moyenne, trente ans lorsqu'il y avait les deux contraintes, ailleurs quarante ans. Dans la couture, le seuil était plutôt à vingt-cinq ans et dans l'électronique, c'était autour de trente ans. C'est ce qui nous a amenés à parler de la sélection informelle sur l'âge par les conditions de travail et du « vieillissement au travail » différentiel [36], ces phénomènes étant alors des « points aveugles » de l'organisation du travail, des faits « invisibles ».
Puis Hughes Blassel [37] est arrivé au laboratoire. Il avait fait l'École des Hautes Études Commerciales (HEC) et travaillait à la confédération CFDT qui l'a envoyé au laboratoire pour qu'il se forme en ergonomie. Pour nous, ce fut une bénédiction parce qu'il n'a pas eu peur de se et de nous lancer dans les statistiques nationales pour explorer davantage cette histoire d'âge. On a découvert les travaux des chercheurs anglais [38] qui avaient mis le doigt là-dessus depuis longtemps grâce à leur système de statistiques à partir des recensements. On se demandait si l'on était dans la même situation en France, mais les statistiques nationales qui nous auraient permis de faire la même chose n'existaient pas.
Deux actions convergentes ont eu lieu alors. L'INSÉÉ (Institut National de la Statistique et des Études Économiques) produisait des données, mais séparément pour les secteurs d'emploi, les catégories socio-professionnelles, le sexe et l'âge. On a ramassé ces données séparées puis on a commencé à faire les calculs nous-mêmes pour les articuler. Je ne vous dis pas ! Avec les premières machines à calculer, des gros machins qui ressemblaient à des caisses enregistreuses à pitons ! Des jours et des jours, avec Blassel, on se dictait des chiffres, etc. On se trompait, on recommençait. Et puis on a commencé à essayer de tracer les structures d'âge des ouvriers et ouvrières dans quelques secteurs industriels avec des données de plusieurs recensements de suite et l'on s'est rendu compte qu'il y avait probablement quelque chose à creuser.
C'est alors que Wisner a été nommé au Conseil supérieur de la statistique. C'est un organisme paritaire qui existe auprès du ministère du Travail et qui, théoriquement, doit définir de quelles statistiques la nation a besoin. Il a fait des pieds et des mains et a obtenu que l'âge des travailleurs soit inclus comme le sexe dans les statistiques avec les catégories professionnelles et le secteur d'emploi pour pouvoir combiner ces données. Du fait de l'intervention de Wisner au Conseil supérieur de la statistique, un service de statistiques a été créé au ministère du Travail dont SergeVolkoff [39], qui venait de l'INSÉÉ, a été le premier responsable. Volkoff et ses collègues, dont Anne-Françoise Molinié [40], se sont demandé ce qu'ils allaient faire avec ce nouveau service et sont venus nous voir au laboratoire. C'est ainsi que nous avons fait connaissance [13] à la fin des années soixante-dix. Ils ont commencé à mettre sur pied la première grosse enquête nationale sur les conditions de travail dont les résultats ont paru en 1978 [41] etquiaétésuiviedebeaucoupd'autres.
C'est à ce moment que les collaborations
entre vous ont commencé ?
Oui, nous avons travaillé ensemble sur le contenu du questionnaire. Comme ils ne connaissaient rien au travail, une grande partie des questions de cette première enquête sont inspirées plus ou moins directement de nos connaissances sur le travail industriel. Pour cette raison aussi, aujourd'hui il n'est plus du tout adapté aux situations de travail actuelles, parce que le labo n'avait encore aucune expérience dans le travail tertiaire à l'époque. Et le travail industriel était encore majoritaire dans les années soixante-dix. Les versions successives de l'enquête Conditions de travail qui est reconduite régulièrement jusqu'à ce jour ont donc beaucoup évolué.
Autre métier,
mais encore les femmes au travail
Comme on faisait plusieurs choses en même temps, pendant cette période, on a aussi réalisé l'enquête sur les renseignements téléphoniques en 1974-1975. Cette recherche sur le travail aux PTT (Poste, Téléphone, Télégraphe), une entreprise d'État, a été complètement clandestine parce que l'accès des chercheurs aux lieux de travail n'a pas été autorisé. Encore une fois, des syndicalistes avaient entendu parler de charge de travail, de fatigue nerveuse dans des sessions syndicales. Ils avaient aussi des questions sur les problèmes visuels. C'était le début du travail sur écrans qui inquiétait beaucoup les gens. Des responsables du syndicat CGT des PTT sont venus nous voir parce que les opératrices des renseignements téléphoniques avaient des problèmes. Elles se plaignaient beaucoup de troubles visuels et de fatigue mentale. D'une part, le travail de renseignement se faisait avec, sur la tête, un casque téléphonique supportant un micro, des microfiches rangées dans des bacs, extraites et lues sur un écran lumineux (une visionneuse, non pas un écran d'ordinateur) et, d'autre part, les opératrices étaient soumises à une cadence de travail imposée, à l'interdiction de se déplacer, à l'utilisation de langage codé, à une surveillance inopinée de leurs conversations avec les clients, c'était très pénible !
Du fait de l'impossibilité pour l'équipe de recherche d'entrer dans un central téléphonique, Dominique Dessors s'est fait embaucher comme opératrice dans un centre de renseignements des PTT où elle a travaillé presque trois mois pendant l'automne de l'année où s'est produite une énorme grève de protestation contre les conditions de travail dans ces secteurs-là. Dominique travaillait là puis, presque tous les soirs, elle passait au labo nous raconter ce qui se passait, ce qu'elle voyait. Avec des opératrices syndicalistes et Dominique, on a mis alors sur pied une grille d'auto-analyse du travail que les employées pouvaient remplir elles-mêmes pendant leur travail. On a fait faire les observations par les opératrices elles-mêmes, parce qu'on ne pouvait pas entrer dans l'entreprise. Des relevés simples pour qu'elles puissent le faire sans gêner le travail et sans se faire surprendre. Puis, en réunion avec des volontaires, on a abouti à une sorte de simulation de l'activité de travail. On a donc pu décrire de façon assez précise l'activité de travail, les contraintes subies et les répercussions sur la santé et la vie extra-professionnelle [42]. Par ailleurs, on s'était rendu compte qu'il fallait absolument qu'on fasse passer des examens visuels parce qu'il y avait des troubles de la vue, dont les opératrices parlaient, qu'il fallait diagnostiquer. On a imaginé et réalisé au laboratoire, grâce à Michel Fandard [43], des appareillages transportables pour faire des examens sur le terrain, mais on n'avait toujours pas le droit d'entrer dans les locaux. Alors, que faire ? On avait choisi un central téléphonique avec une grande porte cochère à l'entrée et une grande cour intérieure ; le local syndical était tout au fond de la cour. Les syndicalistes nous avaient dit : « Vous pouvez entrer dans le local syndical parce que, quelquefois, des responsables syndicaux viennent de l'extérieur et on ne leur demande rien. Entrez, mine de rien, et allez au fond. On installera l'équipement dans le local syndical et l'on dira aux employées d'y aller. » Il fallait qu'on examine les yeux le matin avant le travail et le soir quand elles avaient fini, en début et en fin de semaine et ceci répété à deux mois d'intervalle. Il y avait une série de six ou sept examens, plus un questionnaire personnel ; c'était assez contraignant.
On s'est installés là-bas, ayant réussi à transporter discrètement l'équipement dans des sacs de sport. Et, comme il fallait aller vite, d'autres collègues du labo nous ont donné un coup de main. L'un d'entre eux est arrivé un beau matin, mais il avait oublié où il devait aller. Il ouvre la première porte dans la cour - une salle de renseignements - et demande à la surveillante : « Où est le local où l'on fait des examens ? » Alors, on s'est fait mettre dehors, vite fait, bien fait, avec pertes et fracas ! Catastrophe : qu'est-ce qu'on va faire ? Juste en face du central téléphonique qui était dans un quartier chic de Paris, il y avait un ancien hôtel particulier dans lequel était installé un syndicat patronal. Alors, avec Jankovsky qui n'avait peur de rien, on s'est dit qu'on allait leur demander de nous louer une salle. Nous y sommes allés, habillés comme des petits milords. Ils nous ont reçus et on leur a monté un gros bateau pas méchant (rires) ! On a raconté qu'on était engagés dans une recherche très importante sur le travail et la santé des employés de bureau, qu'on était rendus dans leur quartier et qu'on devait faire des mesures de la vue sur un certain nombre de gens. On leur demandait s'ils pouvaient nous louer une salle pendant deux mois, deux jours par semaine. Ils nous ont demandé pour qui l'on faisait cela. On a dit que c'était une étude de santé publique. Finalement, ils nous ont laissés occuper une salle qu'ils ne nous ont même pas fait payer, je crois. On était morts de rire en sortant de là, mais nous leur en avons été très reconnaissants. Les opératrices volontaires traversaient donc la rue matin et soir et entraient dans cet hôtel particulier luxueux avec un escalier double, une grosse statue dorée à l'entrée et des petits anges dans les coins, c'était tordant. Nous étions installés dans des salons avec moquette et tout, rien à dire du côté conditions de travail ! On a fini par réussir à faire les examens et, sur le plan scientifique des connaissances sur la vision de près et la fatigue visuelle, il paraît que les résultats ont été intéressants [44]. De même sur l'intrication de la vie travail / hors travail, thème abordé explicitement pour la première fois dans nos [14] études [45].
Je ne sais pas si les syndicats s'en sont beaucoup servi localement mais, du point de vue de la formation syndicale, ça a été intéressant. Le syndicat des PTT-CGT s'est très bien approprié les résultats et, à partir de là, il a lancé une enquête nationale dans tous les centres pour voir si les symptômes qu'on avait repérés s'y retrouvaient aussi. Ils ont fait une grosse action de mobilisation syndicale. On était quand même tous contents.
Morbidité et mortalité différentielles
parmi les ouvriers de la presse parisienne
Les rotativistes, c'est aussi une des études importantes
que vous avez réalisées ; c'était dans les années quatre-vingt ?
Oui, c'était une étude sur les effets du travail sur la mortalité et la morbidité différentielles au sein d'une même catégorie socio-professionnelle, la question du vieillissement au travail poussée à son extrême en quelque sorte ! L'étude avait commencé en 1977-1978. Je me rappelle notre perplexité, dans ce cas-là aussi, quand les responsables syndicaux de la section « Rotativistes » du syndicat du Livre CGT sont venus au labo en nous disant : « On a l'impression que chez nous, on meurt plus tôt qu'ailleurs dans la presse » et en nous demandant : « Qu'est-ce que vous en pensez ? Qu'est-ce que vous pouvez faire pour nous ? »
C'est gros comme question, quelle responsabilité !
En plus, on se disait que la mortalité, ce n'était pas du tout notre domaine. Il y avait d'autres chercheurs qui s'en occupaient, mais les syndicalistes avaient déjà fait le tour des épidémiologistes et s'étaient fait renvoyer avec leur question. On s'est dit après beaucoup de discussions : « On va accepter le défi, mais comment on va faire ? » Là encore, on a décidé d'entrer dans le problème par plusieurs voies afin de voir ce que ça allait donner.
D'abord, une étude a été faite dans un quotidien de province. On a d'abord fait une analyse du travail, mais pas de l'activité dans le détail, car c'était trop compliqué de suivre toute une équipe de rotativistes qui interviennent dans les multiples recoins d'une rotative de presse, une machine d'une hauteur de trois étages ! On ne savait pas comment faire une fois de plus, si l'on ne voulait pas avoir à courir derrière chacun pour noter ce qu'il faisait ; et c'est un travail de nuit en plus. Pour l'activité, c'était quand même dur. On a fait des mesures d'environnement et ça allait. On a beaucoup rencontré les rotativistes par le syndicat, parce que le syndicat était très fort dans ce secteur.
Puis, on a commencé à chercher ce qu'on pouvait recueillir comme données générales sur la mortalité et la morbidité. On a dépouillé les dossiers médicaux des personnels anciens et actuels de l'entreprise pour évaluer la morbidité. Mais, pour la mortalité, les caisses de retraite qui possédaient une partie des renseignements utiles (les dossiers des caisses de retraite contiennent les informations sur la date du décès, donnée qui n'était pas toujours présente dans les dossiers médicaux de l'entreprise) ne voulaient pas qu'on mette notre nez là-dedans. Risquer de faire voir que des salariés cotisent toute leur vie pour leur retraite, puis n'en profitent pratiquement pas parce qu'ils meurent précocement, ne les enthousiasmait pas. Le prétexte, c'était qu'ils étaient en train de s'informatiser. On leur a répondu que ce n'était pas grave, qu'on pouvait revenir aux dossiers papier-carton d'origine. Alors, on est allés chercher dans leurs caves les caisses avec des dossiers tout bouffés par les rats, parce qu'il fallait qu'on fasse un calcul rétrospectif. On est remontés jusqu'aux personnels nés en 1880. Par chance, à l'époque, les métiers de la presse n'avaient que très peu changé techniquement. Donc, les résultats étaient incontestables. On n'avait eu qu'à comparer entre eux les quatre métiers ouvriers de la presse : rotativistes, clicheurs, typographes et correcteurs, appartenant à la même catégorie socio-professionnelle, avec des modes de vie comparables, mais ayant des contraintes de travail très différentes auxquelles on pouvait rattacher les différences de morbidité et de mortalité observées. Et les rotativistes étaient bien les plus touchés.
Oui, ça a été ça la force de ces résultats.
Mais ce qu'on en a bavé ! On a eu des moments vraiment très, très durs. On ne croyait pas à nos résultats. Le nombre de fois où j'ai refait les calculs ! On a essayé de les reprendre par tous les bouts. On est allé voir des gens, des épidémiologistes, des démographes. Les résultats étaient là !
Le pire de tout, c'est qu'une fois le travail fini, on s'est dit : « Comment on va leur dire ça ? ». L'angoisse ! C'est moi qui ai dû aller présenter le rapport à la section Rotativistes. Je me reverrai toujours devant cette salle de 150 d'entre eux. À l'exception des responsables déjà au courant, ils étaient très surpris de ce que je leur ai dit. Moi, j'en étais malade de leur dire en face : « Statistiquement parlant, une bonne partie d'entre vous seront morts d'ici deux, trois ans. »
Qui était sur ce projet ?
L'équipe de recherche, c'était Laville, le responsable, Monique Lortie, ingénieure de Montréal en fin de spécialisation en ergonomie au labo, qui en a fait sa thèse de doctorat d'ergonomie [46] (la première thèse de ce doctorat obtenu par une québécoise !) et moi. Monique et moi avons fait l'essentiel du travail de dépouillement des dossiers médicaux et des données de la caisse de retraite. Laville était là aussi de temps en temps. C'est grâce au fait qu'il était médecin qu'on a pu mettre notre nez dans les dossiers médicaux, mais ce n'est pas lui qui a fait les analyses. Par contre, ensuite, outre les rotativistes participants, la rédaction du livre [47] a mobilisé une bonne partie des membres du labo intéressés à travailler à la mise au point d'outils d'analyse, des « fiches d'analyse des conditions de travail » par thème incluses dans l'ouvrage.
Mais ce qui avait été extrêmement sympathique, c'est le travail avec les syndicalistes de la section. Ils étaient des types qui [15] en voulaient ; c'étaient des « gros bras » de syndicalistes, et une fois qu'ils ont été convaincus, ils ont vraiment pris le mors aux dents et ont obtenu pas mal de choses. Ils ont obtenu des compensations en temps de repos parce qu'ils avaient enfin admis que ce n'était pas avec des primes qu'ils règleraient les questions graves de santé. Ils ont donc réussi à réduire les heures de travail, à faire abaisser l'âge de la sortie du travail, pour pouvoir profiter un petit peu de la retraite, et, surtout, à agir sur les facteurs d'environnement du travail.
Et dans la foulée, quelques années plus tard, quand le journal Le Monde a déménagé son imprimerie, le syndicat a obtenu qu'une étude ergonomique soit associée à la conception de la nouvelle imprimerie. Je n'y ai participé que partiellement ; c'est François Daniellou, Antoine Laville, Alain Garrigou et Alain Kerguelen [48] qui ont repris cette étude (qui a été suivie d'une deuxième dans une autre imprimerie). Ça a été difficile mais super ! Avec un gros soutien syndical, ils sont même arrivés à faire modifier les rotatives en intervenant auprès des constructeurs. Pour le constructeur, c'était génial aussi, parce que la modification demandée est devenue ensuite un argument publicitaire pour lui.
Le temps que ça prend entre une première étude
et les répercussions concrètes !
C'est pour cela que je dis toujours, au sujet de l'évaluation des retombées de l'action ergonomique, que l'empan temporel, la durée, le temps, c'est fondamental. L'impact d'une recherche prend des années, et puis ce qui est intéressant, c'est que ça peut changer la manière de voir les choses, parfois pour toute une profession.
Par exemple, pour en revenir aux rotativistes, vingt-cinq ans après la première enquête, le labo vient de recevoir une nouvelle demande de recherche de leur part visant à faire le point sur la pénibilité du travail en fonction des importantes évolutions technologiques du secteur et en vue de négocier l'âge de départ en retraite avec le syndicat patronal et les pouvoirs publics. L'étude est en cours avec une combinaison de diverses ressources nouvelles et j'ai le plaisir de suivre l'affaire à titre de « conseil » !
Le rayonnement de l'ergonomie fondée
sur l'analyse de l'activité réelle en dehors de la France
Il nous semble que le rayonnement de l'ergonomie fondée sur l'analyse de l'activité réelle en dehors de la France, au Québec notamment et dans d'autres pays, a été important. Peux-tu nous en parler ? Êtes-vous en mesure de savoir, tes collègues et toi, si votre contribution a été importante pour le développement de ce type d'ergonomie ailleurs dans le monde ? Vous avez formé beaucoup de gens au CNAM.
Oui, beaucoup de gens sont venus se former au labo du CNAM d'un peu partout car, dans les premiers temps, c'était le seul lieu de formation diplômante en France. De plus, Wisner avait à coeur le développement des pays dits émergents ; il avait fondé dans les années quatre-vingt l'anthropotechnologie ou ergonomie du transfert de technologie et sillonnait régulièrement le monde pour promouvoir cette approche et recruter des étudiants. Il en reste un vrai réseau international d'ergonomes qui ont plus ou moins les mêmes bases. C'est cela que nous voudrions mettre en évidence avec l'histoire de l'ergonomie [49]. Les étudiants venaient de pays et d'origines disciplinaires très divers (les formations antérieures, ça compte aussi). Ils pouvaient compléter la formation à l'ergonomie en un an d'études à plein temps, de même que des professionnels français et, en particulier, des responsables syndicaux en reconversion.
Avec le projet sur l'histoire, on voudrait voir, cinquante ans après, comment l'ergonomie s'est développée dans des contextes différents, en mettant l'accent sur des choses différentes d'un pays à l'autre et, à la fois, ce qui reste de commun dans les notions, les objectifs, les principes ou les méthodes. C'est dans les méthodes justement, je pense, que la richesse, la dimension heuristique de l'ergonomie résident. En ergonomie, le problème et l'objectif sont primordiaux et on peut se permettre des innovations sur le plan des concepts et des méthodes (pas comme certaines sciences traditionnelles qui ont un concept, une méthode et n'en dérogent pas). Je trouve que l'ergonomie est assez ouverte à l'utilisation de notions et de méthodes nouvelles, ou à élargir les frontières de son champ en direction de la statistique, par exemple, ou de la sociologie encore davantage. Selon les contextes nationaux, je pense qu'il y a des choses nouvelles qui se développent avec des orientations de base communes.
C'est sûrement avec le Québec qu'il existe le plus de liens formels ou informels et le plus de proximité. Toutefois, actuellement, des différences apparaissent : l'articulation du travail avec les questions de santé est développée beaucoup plus au Québec qu'en France, par exemple, même si en France on essaie de faire redémarrer des choses dans ce domaine. De même, les recherches sur le travail des femmes y sont beaucoup plus développées depuis longtemps [50]. Par contre, au Québec, les aspects psychologiques (cognitifs) de l'activité sont moins développés, sauf ce qui touche à la psycho-dynamique du travail.
Au Brésil, c'est assez varié. Ce sont davantage des ingénieurs et designers qui sont venus se former et les centres de recherche sont souvent dans les départements d'ingénierie. Ils sont plus du côté de la conception, conception des artéfacts ou des systèmes de production. Mais il y a aussi des médecins dont Leida Leal Ferreira. Elle a développé quelque chose de très intéressant qui associe formation et analyse du travail de façon très serrée, ce qu'elle appelle « l'analyse collective du travail » [51]. Étant dans le service d'ergonomie du ministère du Travail, elle a très peu de moyens et travaille beaucoup avec les syndicats. Quand elle reçoit une demande d'étude, à partir de groupes de travailleurs constitués par des syndicats, elle entreprend une sorte de formation, d'autoformation « guidée » à l'analyse du travail, grâce à laquelle les salariés décrivent progressivement leur travail. À partir de ces matériaux, un livre collectif est systématiquement rédigé sur le métier en question. Un peu comme ce qu'on avait fait pour et avec les rotativistes, mais, dans ce cas, le contenu est beaucoup plus complet que ce qu'on avait fait pour les rotativistes ; on y parle de tous les aspects du travail.
[16]
Mais moins en profondeur ?
Oui, peut-être moins en profondeur car il n'y a pas d'observation du travail. Mais, néanmoins, le document écrit donne aux organisations syndicales un outil de négociation parce que leurs conditions de travail sont décrites quelque part, estampillées par des chercheurs. Comme on l'a souvent observé, chaque fois qu'on fait un rapport de recherche écrit, on commence à croire les travailleurs, parce que c'est écrit par quelqu'un d'autre, il y a des chiffres, il y a des tableaux, des figures... Moi ça me mettait en colère ! Je me rappelle, j'étais choquée la première fois, parce que l'on ne disait rien d'autre dans le rapport sur la Thompson, épais de plus de 385 pages, que ce que les ouvrières disaient depuis des années. On le disait seulement autrement. Et elles, on ne les croyait pas. Ça n'a pas changé depuis, sauf que, quelquefois, on arrive à établir des liens entre les phénomènes qui n'étaient pas évidents avant qu'on passe sur le terrain.
Les expériences de recherche
les plus marquantes
Si tu penses à tout ce que tu as fait depuis le début, maintenant que tu es rendue à ta retraite, qu'est-ce qui a été le plus marquant pour toi ?
Ce que je voudrais dire avant de répondre, c'est que ce que j'ai aimé le plus dans ce travail, c'est de ne jamais avoir travaillé toute seule. J'ai eu la chance de pouvoir travailler ainsi en équipe, mais ça n'a pas toujours été facile. Je trouve que c'est une des chances de ma vie professionnelle ! Et travailler avec des gens différents, pas seulement avec des gens qui faisaient comme moi. Enfin, comme travailler au Québec avec vous deux, sociologue et statisticienne, sur les soins à domicile [52], ou avec Colette Bernier, sociologue, sur les débuts de l'informatisation des services dans les années quatre-vingt [53], même s'il y a des moments où c'est difficile de se comprendre parce que l'on n'a pas les mêmes façons de penser et de faire les choses, chaque fois ça déclenche quelque chose. En tout cas, pour moi, ça a été majeur.
Travailler avec Laville et puis avec Duraffourg qui venait du milieu militant, sans aucune formation scientifique ; il avait une intelligence, un sens de l'observation et un sens politique extraordinaire ; il nous faisait voir des choses qu'on n'aurait pas perçues sans lui. Avec Laville qui était médecin, on s'est disputé bien des fois (rires), il ne voulait rien comprendre de ce que je disais et moi je ne voulais rien comprendre de ce que lui me disait. Mais finalement, on a quand même réussi à travailler ensemble. J'en suis contente. Quant aux recherches, je crois que chacune a eu quelque chose d'exceptionnel, de marquant pour moi.
Il te serait difficile de choisir ?
Je ne peux pas choisir, mais s'il le fallait absolument, je dirais bien la Thompson, parce que tout est venu de là, d'une certaine façon. Et puis c'est vrai qu'on a beaucoup, beaucoup travaillé, beaucoup, beaucoup ri, beaucoup, beaucoup bu de bon vin, parce que le vin est très bon dans la région (rires). C'était très important de travailler avec plaisir. Tu travailles beaucoup plus et mieux comme ça. C'est vrai que j'ai eu de la chance puis, à ce moment-là, c'était intéressant de chercher quoi et comment faire, plutôt que de se répéter, c'est sûr.
Mais sinon, les PTT ça a été très sympa, les cheminots aussi et c'était aussi très drôle. Je me rappellerai toujours mon voyage incognito dans une locomotive en pleine nuit, déguisée en cheminot, à quatre pattes dans la cabine en passant dans les gares pour que le chef de gare ne me voie pas (rires). Ou je me revois en train de crapahuter dans des installations pétrochimiques, la nuit, pour suivre, au sens propre, le travail des rondiers ! Ce sont des moments qui sont drôles et inoubliables.
As-tu aussi réalisé des projets dans différents pays, outre le Québec ?
Oui, en Finlande, avec Ilkka Kuorinka [54], sur la posture au travail dans l'usine qui fabrique les fameux couteaux Fiskars à manche orange. Au Portugal, je collabore depuis une douzaine d'années avec Marianne Lacomblez [55] autour des questions de formation et d'analyse du travail en lien avec un réseau international au sein de l'IEA, dont font partie plusieurs chercheurs québécois [56]. Au Brésil, je n'ai pas fait d'étude vraiment approfondie, mais je suis allée dans des entreprises avec des chercheurs et j'ai écrit avec des Brésiliens sur le travail des femmes, en particulier avec Jussara Brito [57] qui avait organisé le IIe congrès international « Women, Work, Health », en 1998. Dans les années soixante-dix, quatre-vingt, j'ai été aussi plusieurs fois dans des pays de l'Est (Roumanie, Bulgarie) accompagner des chercheurs dans des entreprises des mêmes secteurs que ceux sur lesquels je travaillais en France et échanger sur nos façons de faire. C'était très instructif.
Puis, j'ai suivi le travail de thèse de deux étudiantes brésiliennes dans le cadre d'un programme ALFA. Ça voulait dire Amérique latine et formation académique ; c'était un programme européen de soutien à la formation académique en Amérique latine. J'étais là-dedans entre autres avec Marianne Lacomblez, responsable du projet : l'idée de départ, très intéressante, était de réunir des doctorants de différents pays d'Europe et d'Amérique latine et leurs enseignants (six au total) pour échanger et réfléchir sur les formes prises par l'analyse du travail selon les contextes nationaux, en repérant les constantes et les variations. Il fallait faire des échanges de doctorants qui devaient aller passer une année ailleurs pendant leur doctorat. C'est dans ce cadre que Raphaël Gonzalez, qui a travaillé avec Annie Weill-Fassina et moi sur le travail des professionnelles de la petite enfance [58], est venu du Vénézuela, après avoir passé une année au Québec ; il est resté quatre ans ! Les deux Brésiliennes étaient venues travailler en France, l'une sur le travail dans les hôpitaux (Monica Loureiro), l'autre sur les employés du métro (Silvana Zuccolotto).
[17]
Tendances contradictoires et tensions
au sein de l'ergonomie
Tu as souligné que tu as beaucoup aimé travailler avec des gens très différents de toi. Il me semble qu'il y avait un partage de valeurs très fondamentales entre vous dans la façon d'aborder les questions comme de travailler avec les groupes qui sollicitaient vos recherches, les syndicats, des groupes ouvriers. Je suppose que cela fait aussi partie des choses que tu as appréciées dans ton travail.
Bien sûr, parce que pour travailler avec d'autres, il faut au moins qu'il y ait ces bases-là, c'est tellement évident pour moi que j'oublie d'en parler !
Est-ce demeuré assez implicite ou est-ce devenu plus explicite dans des choix scientifiques, méthodologiques ou, encore, dans les rapports avec les gens avec qui tu as travaillé ?
Dans toute la phase de ce que j'appellerais la construction de base des premières années, c'était très explicite. On discutait énormément de tout cela entre nous, avant de décider d'une façon de faire et ensuite pour tirer les leçons.
Dans les rapports de recherche, dans les articles,
ça n'apparaît pas explicitement.
Non, ça ne paraît pas. On se disait toujours : « Un jour, il faudrait qu'on écrive sur cet aspect des choses. » Mais ça se discutait énormément entre nous dans l'équipe, et aussi énormément au labo. Au labo, c'est devenu très vite très conflictuel. Au tout début, en fait, l'ergonomie, c'était quelque chose de tellement nouveau et puis de pas prestigieux du tout, qu'y venaient des gens qui avaient des convictions sociales ou politiques, c'était un peu du militantisme, quoi. Que ce soit du militantisme catho, catho de gauche, ou communiste, on se retrouvait sur ces aspects sur lesquels on pouvait s'entendre, même si politiquement il y avait des divergences importantes.
Puis, progressivement, les divergences proprement politiques sont devenues de plus en plus dures. À l'intérieur du labo, dans les années 1974-1975, c'était abominable, c'était très, très violent ! Moi, ça m'a toujours complètement écoeurée, je me tenais un peu à l'écart des discussions idéologiques et j'étais donc considérée comme n'ayant pas de conscience de classe (rires). C'était violent parce que je ne voulais pas entrer dans toutes les stratégies de ceux qui étaient dans des organisations politiques, alors que, fondamentalement, on était d'accord sur le fond. Moi, ça m'a tellement choquée que je n'ai jamais voulu entrer dans aucune organisation, sauf les parents d'élèves ! Ce phénomène a fait qu'à un moment, au labo, les discussions n'étaient plus possibles, tellement c'était violent ! On s'est alors un peu repliés sur nous-mêmes, je veux dire « l'équipe Laville », tant que Laville a été au laboratoire [59]. Simultanément, le recrutement a changé. Wisner a commencé à recruter des jeunes venus là comme ils seraient allés dans n'importe quel autre labo : un boulot, quoi ! Les conditions de travail les laissaient pas mal indifférents, ils venaient faire de la physiologie, de l'informatique, de l'automatique, de la psychologie. À l'heure actuelle, l'époque des militants, c'est complètement terminé, sauf exception.
La création d'instituts et de cabinets de syndicaux de consultants est un autre phénomène qui est intervenu dans les années quatre-vingt. En raison des possibilités offertes par les lois Auroux de 1982 sur le droit à la formation des membres des CHSCT (Comités Hygiène, Sécurité et Conditions de Travail) et à la demande d'expertise en conditions de travail, avec un certain nombre de responsables syndicaux formés à l'ergonomie, ces instituts ont progressivement drainé une grande part des demandes syndicales en la matière. Le labo n'était plus le seul interlocuteur et se trouvait mal placé pour faire des études courtes, correspondant à la définition des « expertises » pouvant être financées dans le cadre de la loi.
Un virage fondamental en ergonomie ?
Je ne le sais pas. Je ne peux pas dire que c'est vraiment fini maintenant que plusieurs personnes viennent au CNAM seulement pour faire carrière. Pourtant, il y a un certain renouveau de l'aspect militant de la recherche en ergonomie. L'année dernière, par exemple, la CFDT a relancé un projet de former aux conditions de travail 100 militants dans toute la France pour qu'ils reprennent eux-mêmes la main, avec une équipe de jeunes ergonomes, enfin de jeunes et de moins jeunes [60].
Et si cela était incompatible, à un moment, de travailler à la fois pour la santé et pour la productivité ? Ce sont quand même deux objectifs a priori antinomiques. On prétend toujours tenir les deux bouts de la chaîne, en ergonomie, c'est très utopique. Peut-être qu'il faut les tenir au maximum, mais qu'à un moment donné, il faut choisir. De quel côté fais-tu ton choix ? Ce n'est pas évident. Plusieurs se réfugient au niveau du dispositif technique ou de l'objet, etc. Tu conçois un truc adapté aux fonctions humaines, tu penses que tout ça c'est bien, mais s'occuper des conditions de l'implantation, en pensant à toutes les dimensions de l'activité, c'est ce qui est le plus difficile finalement. Pour moi, l'ergonomie ne doit pas s'occuper seulement des conditions de travail des gens, mais aussi des conditions de son propre travail.
La retraite :
un deuil à faire de l'ergonomie
Revenons à toi. Qu'est-ce que tu veux faire à ta retraite ?
Rien ! Je voudrais voir ce que ça fait de ne rien faire (rires). Ça ne m'est jamais arrivé ; je vais faire une auto-observation. Je suis dans une période de deuil professionnel. Je fais tout pour me parler à moi-même et me dire que tout ceci ne me concerne plus, car je ne peux pas dire que cela ne m'intéresse plus !
Est-ce que tu te crois ?
[18]
Pas du tout ! Je me surprends encore à lire, à prendre des notes quand je lis. Je me dis : « Mais Catherine arrête ! Ça ne te sert plus à rien ! Arrête ! » C'est comme s'il y avait une deuxième nature.
Est-ce que ça veut dire qu'à chaque fois que tu recevras des offres - parce que tu vas en recevoir beaucoup - tu vas dire : « Non, mais ça me tenterait » ?
Il y a quand même des choses auxquelles je suis capable de dire non tout de suite. Il y a eu deux cas qui m'ont fait plaisir mais sur lesquels je n'ai pas embarqué. Il y a deux ans, en tant que dernière représentante de l'ancienne équipe encore au labo, j'ai été contactée par un ingénieur qui travaillait dans une usine de chimie, où l'on a travaillé, avec Daniellou en particulier, il y a plus de vingt ans sur la conception de l'informatisation d'une nouvelle salle de contrôle de processus. Ils avaient des installations nouvelles à mettre en place et il me demandait si le labo pouvait refaire avec eux une étude sur l'implantation. J'ai dit non pour moi, mais que j'étais très touchée et l'ai renvoyé à d'autres personnes qui ont fait le travail. Et, comme je l'ai dit tout à l'heure, quand les rotativistes sont venus avec leur demande, je les ai aussi rencontrés et je les ai renvoyés à d'autres personnes, mais j'assure le suivi du projet pour faire le lien avec la première étude ! Alors, vous voyez, je suis raisonnable !
Par contre, ce qui me fait craquer quand même, c'est de raconter un peu l'histoire de ce qui s'est fait en ergonomie avant que tout le monde que j'ai connu soit disparu. Sur ce point, deux projets sont en cours : « l'histoire de l'ergonomie dans les pays francophones », déjà évoquée, auquel je participe un peu. Le deuxième s'appuie sur un petit groupe qui s'est organisé à l'INÉTOP (Institut National d'Étude du Travail et de l'Orientation Professionnelle), au 41 rue Gay-Lussac, pour essayer de rassembler des documents sur ce qui s'est passé dans cet immeuble, consacré dès les années trente aux sciences du travail et de l'orientation. Il est déjà presque trop tard parce que beaucoup de gens partent à la retraite et certains sont déjà partis de ce monde. Dans ce cadre, on a décidé, par exemple, de reprendre certaines études qui ont été faites sur des populations semblables à travers le temps. Par exemple, Suzanne Pacaud [61], une des pionnières en psychologie du travail, a étudié les téléphonistes dans les années quarante ; plus tard, nous aussi nous avons travaillé sur les téléphonistes et, actuellement, une équipe de psychologie du travail s'intéresse aussi aux téléphonistes des centres d'appel. Il s'agit de retrouver les documents de ces époques et de regarder comment la question a été traitée à différents moments, quels sont les changements et les invariants dans ce travail et ses répercussions sur la santé.
Merci de ta collaboration.
[1] Jean Buet, après avoir été tourneur-ajusteur dans une entreprise, était devenu permanent syndical, puis il a fait une reconversion professionnelle en se formant à l'ergonomie et a pratiqué ensuite comme ergonome dans le bureau d'études d'une grosse entreprise de camions, tout en continuant de travailler avec la CFDT avec laquelle il a fait de nombreuses formations tout au long de sa vie. Il fait partie des « acteurs » de l'histoire de l'ergonomie et, à ce titre, a été interviewé et enregistré en vidéo par Christian Lascaux, le réalisateur-vidéaste de ce projet, chez qui on peut se procurer la vidéo à [email protected].
[2] Alain Wisner, médecin oto-rhino-laryngologiste d'origine, est devenu ergonome et sous-directeur puis directeur du laboratoire de Physiologie du travail-Ergonomie du CNAM, après avoir travaillé au laboratoire d'essais des usines Renault.
[3] Le CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) est une université technique créée au départ pour permettre à des adultes d'acquérir en cours du soir, tout en travaillant, une formation supérieure dans le domaine des divers « arts et techniques ». Dans ce domaine, de nombreuses spécialités nouvelles, dont l'ergonomie, ont été « testées » au CNAM avant d'être admises à l'université. Pour les ergonomes, « le CNAM » réfère aux laboratoires d'ergonomie situés dans l'immeuble du 41 rue Gay-Lussac, dans le 5e arrondissement à Paris, bien que l'ensemble du CNAM comprenne bien d'autres sections.
[4] Tels que Alain Berthoz, futur professeur au Collège de France, et Jean Forêt, ingénieurs convertis à la physiologie du travail, et François Guérin, technicien aéronautique, futur directeur-adjoint de l'Agence Nationale pour l'Amélioration des Conditions de Travail (ANACT).
[5] Antoine Laville et Jeanne Marcelin étaient médecins, Georges Lantin, physiologiste.
[6] À l'exception de Jean Buet dans la vidéo réalisée sur lui (voir la note 1).
[7] Un des principaux leaders étudiants de l'Université de Nanterre, d'origine allemande, devenu député au Parlement européen.
[8] Teiger, C. avec L. Barbaroux, M. David, J. Duraffourg, M.-T. Galisson, A. Laville, L. Thareaut (2006). Quand les ergonomes sont sortis du laboratoire à propos du travail des femmes dans l'industrie électronique (1963-1973). Rétro-réflexion collective surl'origine d'une dynamique de coopération entre action syndicaleet recherche-formation-action. Pistes, 8 (2) à
www.unites.uqam.ca/pistes.
[9] Selon la définition officielle de la catégorie O.S. (ouvriers spécialisés) dans la classification PARODI, du nom du ministre du Travail en 1945.
[10] Teiger, C. (1975). Caractéristiques des tâches et âge des travailleurs. In A. Laville, C. Teiger, A. Wisner (dirs). Âge et contraintes de travail. Paris : NEB Editions scientifiques, 236-290 ; Teiger, C. (1989) Le vieillissement différentiel dans et par le travail : un vieux problème dans un contexte récent. Le Travail Humain, 52(1), 21-56.
[11] Wisner, A., Laville, A. (1966). Opinions d'ouvrières de la construction électronique sur la monotonie, la complexité des tâches et les cadences. L'Étude du Travail,178, 51-64.
[12] Teiger, C. (2006). - Les femmes aussi ont un cerveau ! - Le travail des femmes en ergonomie : réflexions sur quelques paradoxes. Travailler, Dossier Alain Wisner, 15, 71-130.
[13] Wisner, A. (1985). Quand voyagent les usines. Essai d'anthropologie. Paris : Syros.
[14] Teiger, C. et collab, (2006). Op. cit., Pistes, 8 (2).
[15] Friedmann, G. (1946). Problèmes humains du machinisme industriel. Paris : Gallimard (rééd. 1961, 1968).
[16] Teiger, C. et collab. (2006). Op. cit. Pistes, 8 (2).
[17] Wisner, A. (1985). Op. cit.
[18] Jacques Duraffourg était le troisième membre de l'équipe de recherche, stagiaire récemment arrivé au laboratoire, venant du secteur de la chimie et ayant assuré plusieurs années la présidence de la J.O.C (Jeunesse Ouvrière Catholique).
[19] Laville A., Teiger C. (1972). Variables physiologiques liées à la posture en situation de travail et en laboratoire. Communication au Colloque de la SELF, Amsterdam.
[20] Voir les photos dans l'atelier in Teiger, C. et collab. (2006). Op. cit., Pistes, 8 (2).
[21] Laville A., Teiger C., Duraffourg J. (1972). Conséquences du travail répétitif sous cadence sur la santé des travailleurs et les accidents. Paris : Collection du Laboratoire de Physiologie du travail-Ergonomie du Conservatoire National des Arts et Métiers, rapport final n°29, 385 p.
[22] En France, le comité d'entreprise (C.E.) est une instance paritaire, obligatoire au sein des établissements du secteur privé de plus de cinquante salariés.
[23] D. Dessors était à l'époque stagiaire de recherche au laboratoire d'ergonomie. Par la suite, elle est passée au laboratoire de psychodynamique du CNAM dirigé par Christophe Dejours.
[24] Faye, H. (2007). Les savoir-faire de résilience : gestion des écarts à la norme en production industrielle. Thèse de doctorat d'ergonomie du CNAM, Paris.
[25] Teiger, C., Lacomblez, M. (2005, 2006). L'ergonomie et la transformation du travail et/ou des personnes. Éducation permanente : première partie, 2005 : Permanence et évolutions, 165, 9-28. Deuxième partie, 2006 : Les nouveaux enjeux, 166, 9-28.
[26] Teiger, C. (2007). De l'irruption de l'intervention dans la recherche en ergonomie. Éducation Permanente, n°170, 35-49.
[27] Teiger, C. et collab., (2006). Op. cit., Pistes, 8 (2).
[28] Par exemple : CFDT (1972) Spécial Cadences. ATC- - À Toi Camarade -, Bulletin d'informations, dossier en supplément au n°57, 27 février.
[29] Francis Jankowski venait du secteur de l'aéronautique. Il fut un des premiers à monter au labo l'enseignement des TPB : travaux pratiques du cycle B ou l'apprentissage en grandeur réelle de l'intervention ergonomique sur le terrain.
[30] Voir la thèse d'Hélène Faye à la note 24.
[31] Teiger, C. et collab., (2006). Op. cit., Pistes, 8 (2).
[32] Teiger, C. et collab., (2006). Op. cit., Pistes, 8 (2).
[33] Jacques Theureau et Leonardo Pinsky étaient des ingénieurs convertis à l'ergonomie. Arrivés au laboratoire dans les années soixante-dix, ils ont développé la notion de « cours d'action » et la méthode de l'auto-confrontation, en réalisant les premières recherches du labo hors industrie. Dans les services de santé : Theureau, J. (1979). L'analyse des activités des infirmiers(ères) des unités de soins hospitaliers. Paris : Laboratoire de Physiologie du travail-Ergonomie du CNAM, rapport n°64 et dans le tertiaire informatisé : Pinsky, L., Kandaroun, R., Lantin, G. (1979). Travail de saisie-chiffrement sur terminal d'ordinateur. Paris : Laboratoire de Physiologie du travail-Ergonomie du CNAM, rapport n°65.
[34] Plaisantin, M.-C., Teiger, C. (1984). 1- La lutte des travailleuses de la Fédération Hacuitex - CFDT ; 2- Les contraintes du travail dans les travaux répétitifs de masse et leurs conséquences sur les travailleuses. In J. A. Bouchard (dir.) Les effets des conditions de travail sur la santé des travailleuses. Montréal : Confédération des syndicats nationaux (CSN), p. 33-68.
[35] Marcelin, J., Valentin, M. (1971). Étude comparative d'ouvriers de 40 à 50 ans travaillant en chaîne dans deux ateliers de l'industrie automobile. Le Travail Humain, 34(2), 343-348.
[36] Teiger, C. (1975). Caractéristiques des tâches et âge des travailleurs. In A. Laville, C. Teiger, A. Wisner (dirs). Âge et contraintes de travail. Paris : NEB Éditions scientifiques, p. 236-290 ; Teiger, C. (1989) Le vieillissement différentiel dans et par le travail : un vieux problème dans un contexte récent. Le Travail Humain, 52(1), 21-56.
[37] Blassel H., Laville A., Teiger, C. (1976). Conditions de travail et analyses économiques. Critiques de l'Économie Politique, 23, 11-33.
[38] Du Centre de recherche de Nuffield sur les problèmes du vieillissement, rattaché au Laboratoire de psychologie de Cambridge.
[39] Serge Volkoff, ingénieur, statisticien et ergonome, a fondé avec Laville le CRÉAPT (Centre de Recherche et d'Études sur l'Âge et les Populations au Travail) au début des années quatre-vingt-dix. Il en sera plus tard le directeur.
[40] Anne-Françoise Molinié, statisticienne et démographe, a participé également à la création et au développement du CRÉAPT.
[41] Molinié, A.-F., Volkoff, S. (1980). Les conditions de travail des ouvriers... et des ouvrières. Économie et Statistiques, 118, 25-39.
[42] Dessors, D., Teiger, C., Laville, A., Gadbois, C. (1979). Conditions de travail des opératrices des renseignements téléphoniques et conséquences sur leur santé et leur vie personnelle et sociale. Archives des Maladies Professionnelles de Médecine du Travail et de Sécurité Sociale, 40 (3-4), 469-500.
[43] Michel Fandard, technicien « aux mains d'or » du laboratoire !
[44] Laville A., Teiger, C., Lantin G., Dessors D. (1979). Quelques caractéristiques de la fatigue visuelle provoquée par le travail de détection sur microfiches. Le Travail Humain, 42(1), 261-274.
[45] Teiger, C., Gadbois, C., Laville, A., Dessors, D. (1978). L'analyse des effets des contraintes de travail dans leur interdépendance et leurs prolongements hors travail. La situation des opératrices de renseignements téléphoniques. Communication au XIVe Congrès de la SELF.
[46] Monique Lortie : ingénieure et ergonome, est devenue professeure au Département des sciences biologiques à l'UQÀM (Université du Québec à Montréal) ; Lortie, M. (1980). Approche épidémiologique en ergonomie : le cas des rotativistes dans l'imprimerie de la presse. Thèse de doctorat en ergonomie de l'ingénierie. Université de Paris XIII, Paris, 245 p. + Annexes (ss/dir. A. Wisner).
[47] Teiger, C., Laville, A., Boutin, J., Etxezaharreta, L., Pinsky, L., See, N., Theureau J. (1982). Les rotativistes - Changer les conditions de travail. Paris : ANACT, 345 p.
[48] François Daniellou, ingénieur et ergonome, futur professeur à l'Université de Bordeaux 2 ; Alain Garrigou, spécialiste en hygiène et sécurité, futur enseignant-chercheur à l'Université de Bordeaux 1, en a fait sa thèse de doctorat d'ergonomie ; Alain Kerguelen, informaticien, à l'époque membre du laboratoire de Psychologie du travail. L'ANACT, où travaillait déjà François Guérin, s'était associée à l'étude qu'elle a subventionnée en partie pour encourager l'innovation.
[49] Ce projet d'histoire audiovisuelle de l'ergonomie dans les pays francophones a été mis sur pied il y a quelques années par Antoine Laville et Christian Lascaux. J'y ai été associée dès le début et, actuellement, plusieurs personnes s'y intéressent. L'objectif est de recueillir des documents et d'interviewer et de filmer des « acteurs » dans les pays francophones dont le Québec, mais aussi au Brésil du fait de l'importante concentration d'ergonomes formés au CNAM.
[50] On peut espérer que la récente création (2006) au sein de l'IEA (International Ergonomics Association), sous la responsabilité de Karen Messing (professeure à l'UQÀM), d'un groupe technique « Gender and Work » et des sections locales en Europe francophone et au Québec vont permettre de progresser significativement dans ce domaine.
[51] Leal Ferreira, L. (1997). Des rapports entre la psychodynamique du travail et l'analyse collective du travail, Colloque international de psychodynamique et psychopathologie du travail. Paris, CIPPT et laboratoire de Psychologie du travail du CNAM, vol. 2, p. 190-199.
[52] Catherine Teiger Cailloux a participé à plusieurs des projets de l'équipe dirigée par Esther Cloutier sur les infirmières et les auxiliaires familiales et sociales en maintien à domicile au Québec. Voir en particulier David, H., Cloutier, E., Teiger, C., Prévost, J. (2000). Réflexion sur une expérience interdisciplinaire dans le cadre d'une recherche exploratoire. Pistes, 2(1) ; Teiger, C., Cloutier, E., David, H. (2005). Les activités de soins à domicile : soigner et prendre soin. In M. Cerf et P. Falzon (coord.). Situations de service : travailler dans l'interaction. Paris : PUF, p. 179-204.
[53] Bernier, C., Cailloux-Teiger, C. (1985). Approches ergonomique et sociologique de la qualification du travail - Application à l'analyse des changements technologiques. Cahiers de Recherche Sociologique, 3(2), 81-97.
[54] Ilkka Kuorinka, médecin et spécialiste de l'électro-myogramme, travaillait à ce moment à l'Institut de recherche sur la santé au travail d'Helsinki ; il fut ensuite président de l'IEA et directeur du service d'ergonomie de l'IRSST (Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail) à Montréal.
[55] Marianne Lacomblez : professeure de psychologie du travail à l'Université de Porto, au Portugal.
[56] Entre autres, Sylvie Montreuil et Marie Bellemare, professeures à l'Université Laval à Québec et Céline Chatigny, professeure à l'UQÀM à Montréal.
[57] Jussara Brito est ingénieure à l'École de santé publique de Rio de Janeiro, formée aussi en ergonomie et en ergologie ; voir Brito, J., Teiger, C., Messing, K. (2001). O trabalho e a saude das mulheres : sinais de uma realidade em transformaçâo. In L.H. Borges, M. Graça Barbosa Moulin, M.D. de Araujo (coord) Organizaçâo do trabalho e saude : multiplas relaçoes. Brésil : Vitoria, CCHN Publicaçoes-EDUFES, p. 255-273.
[58] Annie Weill-Fassina, membre du laboratoire d'ergonomie physiologique et cognitive de l'École Pratique des Hautes Études dirigé par A. Laville. Voir Gonzalez, R., Teiger, C., Weill-Fassina, A. (2004). Le travail des professionnelles de la petite enfance, entre organisation du service public et relations de service : la quadrature du cercle. In L. Deroche et G. Jeannot (ss/dir.) L'Action Publique au Travail. Toulouse : Octarès, 177-185.
[59] Laville a pris la succession de Leplat au départ en retraite de celui-ci à la fin des années quatre-vingt.
[60] Ce projet, piloté par Laurence Théry (responsable CFDT à l'époque) a impliqué, entre autres, les ergonomes François Daniellou et Bernard Dugué (Université de Bordeaux 2), Corinne Gaudard (chercheure au CRÉAPT). Voir Théry, L. (dir.) (2007). Le travail intenable. Résister collectivement à l'intensification du travail. Paris : La Découverte.
[61] Pacaud S. (1949). Recherches sur le travail des téléphonistes. Étude psychologique d'un métier. Le Travail humain, 12, 46-65.
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