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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Hélène David, Serge Volkoff, Esther Cloutier, Francis Derriennic, “Vieillissement, organisation du travail et santé.” Un article publié dans la revue électronique PISTES, vol. 3, no 1, mai 2001. Montréal: UQAM. [Autorisation accordée par l'auteure le 20 janvier 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales]

[1]

Hélène David, Serge Volkoff,
Esther Cloutier, Francis Derriennic

Vieillissement,
organisation du travail
 [1] et santé [2]”.

Un article publié dans la revue électronique PISTES, vol. 3, no 1, mai 2001. Montréal: UQAM.

Introduction

I.  LES GRANDES MUTATIONS DU MONDE DU TRAVAIL
Les changements démographiques
L'évolution des secteurs d'emploi et de la technologie
Les modes de gestion des entreprises
Le politique : pratiques et idéologies
II.  LES ENJEUX ACTUELS DES RELATIONS ENTRE VIEILLISSEMENT ET ORGANISATION DU TRAVAIL
Introduction
Polyvalence et variété de tâches
Les horaires de travail
Les contraintes de temps
Aspects collectifs du travail
Apprentissages et formation professionnelle
La précarité d'emploi
Conclusion
Références bibliographiques


La question cruciale n'est pas de savoir si l'on vieillit, ce qui n'a pas de sens en soi, mais à quel moment on devient « trop vieux » par rapport aux exigences sociales qu'on ne peut plus satisfaire. Teiger, 1990


Introduction

Le vieillissement au travail est principalement déterminé par les conditions dans lesquelles se fait le travail (Teiger, 1995) et celles-ci sont très rarement spécifiques aux emplois dans lesquels se trouvent les personnels vieillissants. Il importe donc, pour en cerner les principaux enjeux, de rappeler brièvement quels sont les effets des grandes mutations de l'emploi et du monde du travail sur les choix organisationnels portant sur le travail dans les sociétés industrielles avancées : les changements démographiques, l'évolution des secteurs d'emploi et de la technologie, les modes de gestion des entreprises et la contribution des institutions politiques à ces transformations. Après avoir identifié les [2] tendances lourdes dans les principaux champs de mutation du monde du travail, leurs effets spécifiques sur les personnels vieillissants seront brièvement énumérés. La seconde partie traitera ensuite plus en détail des principaux enjeux que soulèvent les relations entre le vieillissement et les choix organisationnels concernant l'activité réelle de travail.


I- LES GRANDES MUTATIONS
DU MONDE DU TRAVAIL

Les changements démographiques

Les changements démographiques qui annoncent un vieillissement accru de la population et de la population active, rendent urgentes une réflexion et des interventions dans les entreprises et auprès des personnels vieillissants. Il importe de prendre la mesure des conséquences des changements prévisibles qui s'accentueront au cours des prochaines décennies et d'examiner comment le monde du travail peut et devra composer avec le phénomène nouveau et durable qu'est le vieillissement de la population active. De plus, ces changements démographiques n'ont pas lieu dans un vacuum. Elles doivent donc être analysées et comprises en tenant compte des grandes mutations qui bouleversent le monde du travail depuis quelques décennies.

Quatre mutations majeures caractérisent les tendances lourdes des changements démographiques qui affectent actuellement la population active : le vieillissement de la population, qui entraîne celui de la population active, le resserrement de la pyramide d'âge de la population active, une scolarisation plus élevée chez les plus jeunes et, enfin, la féminisation de la population active.

Le vieillissement de la population
et de la population active

Tant au Québec (David, 1990 ; Légaré et Martel, 1996) qu'en France (Molinié, 1995 ; Molinié et Volkoff, 1995), le vieillissement de la population active est une tendance lourde ; la proportion des plus âgés a commencé à croître et s'accroîtra encore pendant longtemps. L'effet du baby-boom, une forte hausse du taux de natalité après la guerre jusqu'au début des années soixante, y est pour beaucoup. Par exemple au Québec, l'âge médian de la population totale est passé de 26 ans en 1971 à 36 ans en 1996 (Duchesne, 1998). Par la suite, donc depuis plusieurs décennies, une baisse importante du taux de natalité y a également contribué. La population active demeure toutefois plus jeune que l'ensemble de la population à cause de différents mécanismes de fermeture et d'expulsion du marché du travail, mais elle commence aussi à vieillir (David, 1990).

Ce vieillissement de la population totale et de la population active suscite des inquiétudes face aux coûts anticipés de la hausse des charges sociales. Il constitue également un terrain fertile pour le développement de représentations sociales négatives à l'égard des personnes à la retraite ou âgées (en termes de lacunes et de coûts excessifs). Simultanément, et de façon contradictoire, augmentent les représentations sociales négatives à l'égard des personnels vieillissants qui continuent à travailler, même s'ils contribuent à diminuer ces charges sociales (Teiger, 1995).

Une plus grande scolarisation chez les plus jeunes

En France, on remarque que deux facteurs, différents selon le groupe d'âge en cause, s'ajoutent à l'effet démographique (Molinié, 1995). Ceux-ci produisent, au sein de la population active, des pyramides d'âge dont la base (jeune) se rétrécit, alors que [3] l'élargissement du milieu se poursuivra par celui du sommet (plus âgé). Chez les plus jeunes, il s'agit de la tendance à une scolarité plus longue et de leurs difficultés d'insertion professionnelle qui réduisent encore leur faible poids parmi la main-d'œuvre. Ainsi en 1996 au Québec, il n'y avait plus que 25% des jeunes de 25 à 29 ans qui n'avaient pas complété leurs études secondaires, comparé à 56% en 1981 et en 1995, le taux d'emploi des 20 à 24 ans était de 62% (BSQ, 1998). En France, il y a une vingtaine d'années, le taux d'activité des 20-24 ans se situait aux alentours de 80% pour les hommes et 65% pour les femmes ; aujourd'hui, ces pourcentages sont respectivement de l'ordre de 55% et 45%. Ce mécanisme jouera sans doute moins à l'avenir, si le chômage des jeunes diminue, et si la tendance à la prolongation de la scolarité laisse place à une relative stabilité (c'est l'hypothèse la plus couramment admise). Mais il est peu probable que cette inflexion bouleverse les structures d'âge dans les entreprises, au point de remettre en cause la tendance générale au vieillissement.

L'allongement de la scolarité est une tendance à long terme liée à l'industrialisation. Son importance s'accroît encore davantage dans la nouvelle économie informationnelle. La position dans la division internationale du travail, selon des réseaux et des flux qui traversent chacun des pays, dépend, en effet, de plus en plus des caractéristiques de la main-d'œuvre, dont son savoir, ce qui rend encore plus central le rôle de l'éducation et de la formation pour les nouvelles générations (Molinié, 1995 ; Castells, 1998 ; Kumar, 2000).

Cette plus grande scolarisation des jeunes, dans un contexte économique où les gestionnaires recherchent la flexibilité numérique et valorisent davantage une main-d'œuvre qualifiée, crée des conditions propices à l'exacerbation des tensions et conflits intergénérationnels, à l'intensification de l'exclusion des personnels vieillissants ainsi qu'à sa justification (Tindale, 1987 ; Beaud et Pialoux, 1999).

Le resserrement de la pyramide d'âge
de la population active

Les comportements d'activité des différents groupes d'âge sont fortement infléchis par des décisions d'entreprises qui détiennent le pouvoir d'embaucher et de licencier, de même que par la mise en œuvre de certaines politiques gouvernementales. Dans le cas des personnels vieillissants, leur accroissement au sein de la population active est contré par un taux élevé de sorties hâtives du marché du travail qui sont fortement encouragées.

Depuis quelques décennies, l'effet combiné des politiques publiques et privées a incité une forte proportion des générations plus âgées à sortir définitivement du marché du travail plus tôt que les générations précédentes. Ainsi, en France, entre 1968 et 1990, le taux d'activité des 55-59 ans est passé de 82% à 70% pour les hommes, alors qu'il augmentait un peu (de 42% à 46%) chez les femmes, en raison d'un effet de génération. Au cours de la même période, le taux d'activité des 60-64 ans passait de 66% à 21% pour les hommes, de 32% à 17% pour les femmes (Choffel, 1994). Au Canada en 1998, le taux d'activité des hommes de 55 à 64 ans n'était plus que de 56% (36% pour les femmes). Il s'agit d'une baisse de 20% en vingt ans pour les hommes et une hausse de 6% pour les femmes (Statistique Canada, 2000). À l'échelle du Canada, l'âge de retraite souhaité est maintenant de 58 ans, ce qui est sensiblement plus bas que l'âge moyen auquel les salariés prennent actuellement leur retraite (62 ans) et que l'âge officiel (65 ans) selon Mc Donald (1994). À l'heure actuelle ce phénomène, ainsi que le faible taux d'embauche des jeunes, ampute la pyramide d'âge de la population active aux deux extrémités, ce qui a pour effet de la resserrer autour des tranches d'âge moyen. Les personnels d'âge moyen continuent toutefois d'avancer en âge (Guillemard, 1995 ; Molinié, 1995 ; BSQ, 1998). Simultanément, l'espérance de vie de la population âgée continue d'augmenter. Ainsi au Canada, en 1996, elle était de 18,4 ans pour les personnes de 65 ans, soit trois ans de [4] plus qu'en 1971 (Statistique Canada, 2000).

Ce resserrement de la pyramide d'âge de la population active, dû notamment aux départs massifs à la retraite, entraîne une perte considérable de compétences et de savoir-faire de métier. Compte tenu de l'importante hausse de l'espérance de vie globale et surtout en bonne santé, une bonne partie des personnels qui quittent la vie active aurait pu continuer à travailler.

La féminisation de la population active

Le taux d'activité des femmes de 25 à 45 ans dépasse maintenant 75% au Québec (BSQ, 1998) et avoisine les 70% en France (Eurostat, 1997). Il ressemble de plus en plus, par son niveau et ses variations selon l'âge, à celui des hommes. Les femmes ne sont cependant pas réparties dans les mêmes emplois que les hommes, malgré des changements importants. Elles subissent aussi davantage le chômage, le sous-emploi et la précarité (Maruani, 1995).

Cette féminisation de la population active se fait sans que la division sexuelle de l'emploi et du travail ne disparaisse, malgré l'atténuation de certaines différences sur le plan des conditions d'emploi et de travail. De 1976 à 1996 au Québec, par exemple, l'emploi autonome a augmenté de 132% parmi les femmes (60% pour les hommes) et en 1996, 70% gagnaient moins de 10 000 $ par an alors que ce n'était le cas que de 28% des hommes (Payeur, 1998).

C'est surtout chez les femmes avec enfants que le taux d'activité a connu une hausse spectaculaire (BSQ, 1998). Ce changement a contribué beaucoup à l'essor du secteur des services car ils remplacent souvent, dans la sphère marchande et publique, ceux que les femmes produisaient au sein de leur famille. Celles-ci sont aussi très nombreuses à être salariées dans ce secteur. C'est en grande partie à cause de cette hausse spectaculaire du taux d'activité des femmes qu'au Québec, notamment, le taux de croissance de la population active est plus élevé que celui de la population totale (David, 1990).

À l'heure actuelle, on connaît peu les particularités du vieillissement au travail parmi les femmes ; on sait néanmoins que l'exclusion a plus d'ampleur et se manifeste de manière plus précoce dans les secteurs et les emplois où les femmes sont plus nombreuses (Teiger, 1989). Il importe donc que les travaux sur le vieillissement au travail prennent en compte le genre sexuel ainsi que la division sexuelle du travail salarié et domestique dans leurs analyses (David, 1994).

L'évolution des secteurs d'emploi
et de la technologie

Les grands secteurs d'emploi

De profondes transformations s'opèrent dans la structure même de l'économie des pays industriels avancés. Le tertiaire représente maintenant de 60 à 74% de l'emploi pour les pays du G-7 alors que le secondaire ne compte plus que pour environ 28% (selon l'OCDE, 1997, citée par l'IQS, 1999). Le déclin de l'emploi industriel, cependant, ne se poursuivra pas nécessairement. Selon les analyses sur l'émergence de ce nouveau mode de développement, l'industrie manufacturière, marquée par des transformations technologiques importantes, est essentielle à la productivité. Elle est appelée à demeurer et à jouer un rôle d'ancrage important pour beaucoup de services. Le secteur primaire, qui ne représente plus que 2 à 4% de l'emploi, est pour sa part de plus en plus soumis aux [5] normes de production de l'industrie en aval et intégré à celle-ci (Castells, 1998 ; Pinard, 2000).

Les analyses sur les nouvelles tendances de l'économie prévoient qu'un certain nombre de tendances déjà amorcées se poursuivront. Il s'agit de :

* l'élimination progressive de l'agriculture ;

* le déclin régulier de l'emploi industriel traditionnel ;

* l'essor des services aux entreprises (surtout des services d'affaires) et des services sociaux (surtout de la santé) ;

* la diversification accrue des activités de services fournissant des emplois nouveaux ;

* la multiplication rapide des gestionnaires, des spécialistes et des techniciens ;

* la formation d'un prolétariat de cols-blancs composés d'employés de bureau et de commerce ;

* la relative stabilité d'une proportion substantielle d'emplois dans le commerce de détail ;

* l'accroissement simultané des niveaux supérieurs et inférieurs de la structure professionnelle ;

* le relèvement relatif du niveau global de la structure professionnelle dans le temps (Castells, 1998) [3].

La transformation du poids des différents secteurs n'est pas sans affecter d'une manière particulière les personnels vieillissants. Le déclin de l'industrie manufacturière, dont la main-d'œuvre est majoritairement masculine, se manifeste par la fermeture de branches industrielles complètes, des licenciements collectifs ou encore des programmes de mise à la retraite hâtive. Les ouvrières et ouvriers vieillissants touchés par ces modalités se retrouvent difficilement du travail.

Dans les services, dont la proportion est à la hausse, les exigences et contraintes de travail sont différentes de celles de l'industrie, bien que les transformations récentes du travail tendent à réduire les différences. Ces emplois sont en très grande partie comblés par des femmes.

Les changements technologiques

Les transformations de l'emploi sont associées à l'introduction de nouvelles technologies dont le rôle est beaucoup plus grand qu'auparavant. Les données d'enquêtes récentes, au Canada et aux États-Unis, indiquent que la vague actuelle de changements a commencé au cours des années quatre-vingt et s'est accentuée au cours de la décennie suivante. L'ampleur de ces changements est évidemment variable selon la taille et la branche des entreprises ainsi que selon les stratégies choisies par leurs dirigeants. Plus répandus dans l'industrie manufacturière, ils sont associés à des pratiques de flexibilité numérique et fonctionnelle. Ces nouvelles pratiques de travail et de gestion toucheraient d'un tiers à la moitié des entreprises. Les pratiques centrales s'avèrent être la réduction des effectifs, la sous-traitance et le travail sur appel (Kumar, 2000).

Les enquêtes les plus récentes réalisées au Canada (Statistique Canada, 1998 ; Ekos, 1998 ; Kumar et coll., 1998) révèle que 90% des salariés ont été touchés par des changements organisationnels. Plus du quart des entreprises ont déclaré avoir réduit leur personnel, modifié l'organisation du travail et recouru à la flexibilité fonctionnelle, ce qui a affecté plus de la moitié de leurs personnels. En outre, près de 20% de toutes les entreprises interrogées ont déclaré recourir à la sous-traitance et utiliser les horaires [6] flexibles. Ces pratiques sont plus fréquentes dans les grandes entreprises. Ainsi, 60 à 80% de celles-ci ont implanté des modalités de flexibilité numérique, en particulier le travail à temps partiel ou sur appel et le travail en temps supplémentaire (Kumar, 2000).

L'informatisation et l'automatisation, qui introduisent notamment de nouvelles contraintes physiques et cognitives, les superposent ainsi à celles déjà présentes dans les milieux de travail. Selon la dernière enquête sur les conditions de travail en France (1998), l'automatisation touche maintenant environ le tiers des ouvriers, quel que soit le secteur. Elle s'accompagne de nouvelles contraintes (liées directement à la technologie ou associées aux impératifs de la valorisation économique) sans avoir éliminé la pénibilité ni les risques. Par ailleurs l'informatisation, qui touchait la moitié des salariés en France en 1991, si elle fait diminuer la pénibilité, ne diminue pas les risques et ajoute des contraintes mentales aux tâches manuelles (Gollac et Volkoff, 1996).

Certaines enquêtes auprès de travailleurs ou d'organisations syndicales au Canada fournissent des informations supplémentaires sur les conséquences de ces changements sur les personnels (Kumar, 2000 ; Kumar et coll., 1998). D'une part, dans leur ensemble, les pratiques novatrices sont généralement associées à des salaires et avantages sociaux plus élevés ainsi qu'à un taux de syndicalisation plus fort. Mais, alors que la flexibilité fonctionnelle est également associée à des salaires plus élevés et à un plus grand nombre d'heures de travail, la flexibilité numérique, est liée à des salaires inférieurs.

Les résultats des enquêtes auprès de syndicats et de leurs membres indiquent qu'on estime généralement qu'il y a eu détérioration de la qualité de vie au travail. On déclare notamment des hausses de charges de travail et de cadences, des pertes de contrôle et d'autonomie, des hausses de stress physique et affectif ainsi que des inquiétudes relatives à la santé au travail et à l'emploi. On les associe aux pratiques de flexibilité numérique et fonctionnelle. Ainsi, au moins la moitié des répondants considèrent avoir peu de contrôle sur leur travail et se disent tendus. Quarante pour cent estiment avoir une charge excessive de travail et autant considèrent devoir travailler dans des postures inconfortables au moins la moitié du temps. Enfin, le tiers des répondants affirment devoir travailler à des cadences trop rapides et autant disent éprouver des douleurs pendant le travail au moins la moitié du temps.

Pour les personnels vieillissants, les exigences et les contraintes du travail qu'entraîne l'essor des nouvelles technologies est lourd de conséquences. Comme l'ont souligné Teiger (1989) et Laville (1989), le vieillissement au travail résulte de la confrontation d'une transformation fonctionnelle des travailleurs et travailleuses à un travail modelé tant par son contenu et ses conditions de réalisations que par ses caractéristiques sociales et économiques. Certaines exigences physiques et mentales deviennent plus souvent excessives, compte tenu des antécédents des personnels vieillissants tels qu'une formation initiale faible, qui affectent leurs capacités physiques et mentales. Il arrive aussi que les exigences soient excessives à cause des lacunes de la formation en emploi et de l'exclusion des personnels vieillissants de ces activités (voir plus bas les pages sur l'apprentissage et la formation professionnelle). De telles situations avivent certains enjeux que soulève la démographie de la population active. Dans l'économie actuelle, l'importance accrue du savoir (Touraine, 1999), notamment, contribue à polariser les générations les unes contre les autres alors que la mise en place de nouveaux dispositifs de transmission des savoirs tarde (Carnoy, 2000). C'est pourquoi certains considèrent que cela confère aux gouvernements et aux acteurs sociaux une grande responsabilité (Carnoy, 2000 ; Castells, 1998).

L'importance des services

[7]

La hausse de la proportion des emplois de service, comparée aux emplois de production, ne signifie pas pour autant la disparition de la pénibilité. Déjà en 1991, l'enquête française sur les conditions de travail indiquait que la moitié des employés des services disaient avoir à transporter des charges lourdes et vingt pour cent déclaraient aussi avoir à respecter des normes de production à horizon temporel de moins d'une journée. Le tiers des employés des services aux particuliers affirmaient devoir maintenir des postures pénibles.

Ces différents constats, ainsi que d'autres qui seront mentionnés au sujet du travail, font remarquer à certains observateurs qu'il y a de plus en plus d'hybridation entre le travail ouvrier du secondaire et les tâches et l'encadrement des emplois des services. On retrouve de plus en plus de pénibilité physique, de travail sous pression temporelle et de normes industrielles là où, avant, il y avait seulement le contact direct avec la clientèle. Les analyses sociologiques constatent également que dans beaucoup d'emplois des services, on ne peut distinguer entre le travail physique et mental car les tâches de ces emplois exigent souvent les deux (Gollac et Volkoff, 1996).

Des enjeux méconnus dans les services

Jusqu'à tout récemment, les sciences du travail qui se sont surtout développées au cours d'études dans la grande industrie, ont traité le secteur tertiaire et les emplois de services comme un ensemble résiduel indifférencié. La croissance de ce type d'emploi, qui se poursuivra, rend urgent un travail d'observation et d'analyse pour fournir une base conceptuelle afin de distinguer différents types d'emplois et de tâches (Offe, 1985 ; Castells, 1998 ; Pinard, 2000).

Parmi les analyses économiques et sociologiques de la société informationnelle en gestation, certains ont proposé de distinguer, par exemple, entre les services de distribution (commerce, communications, transport), les services aux entreprises, les services sociaux qui ont trait à la consommation collective (le plus souvent gouvernementaux) et, enfin, les services personnels qui ont trait à la consommation individuelle (Castells, 1998). La résistance de la part de certaines professions aux visées de contrôle des organisations qui leur ont donné naissance, ainsi que leur ambivalence sont aussi mise en relief (Offe, 1985). D'autres soulignent l'importance du travail réflexif qui porte sur des personnes présentes au moment de l'activité de travail à titre d'usagères et qui sont, à ce titre, un élément constitutif de l'activité de travail (Offe, 1985 ; Maheu et Robitaille, 1991). En ergonomie, certains ont amorcé un travail de réflexion pour arriver à caractériser les tâches des emplois de services lorsqu'il y a relation de service entre un opérateur et un usager qui est son partenaire (Falzon et Lapeyrière, 1998), ce qui est le cas d'une proportion très élevée de ces emplois.

Bien que la structure d'âge actuelle dans les services soit sensiblement plus jeune qu'en industrie, les problèmes du vieillissement au travail ne s'y posent pas moins (David et Bigaouette, 1989 ; David et Payeur, 1995 ; Cloutier et coll., 1999 ; Davezies, 1998). Ils concernent le plus souvent des populations féminines. Malgré leur importance numérique, les conditions du vieillissement au travail des femmes dans les services, et leurs conséquences, sont toutefois rarement identifiées et analysées.

Les modes de gestion des entreprises

L'emploi

[8]

Selon certains observateurs, nous assistons actuellement non pas à la fin du travail, mais à la fin d'un mode de structuration des activités professionnelles et non professionnelles (Mercure et Dubé, 1997 ; Kumar, 2000). Ce nouveau mode se caractériserait par la pluralité et l'éclatement des statuts d'emploi ainsi que par le passage du temps de travail au temps de l'emploi et de la subsistance (Thommens, 2000). La grande variété des structures temporelles des emplois serait attribuable au fait que ce sont les variations et la variabilité de la production qui induisent dorénavant le cadrage temporel des activités professionnelles (OCDE, 1999). Il se produirait ainsi une différenciation marquée entre le temps de travail et le temps de l'emploi. En France, près de 90% de la population active était encore salariée en France en 1991 (Gollac et Volkoff, 1996) alors qu'au Québec, l'emploi salarié à temps complet est passé de 83% à 72% de l'emploi total de 1976 à 1995 (Matte, 1998).

Plus globalement, la journée et la semaine de travail sont remises en question. Il s'agit non seulement de la norme temporelle, mais aussi de la norme de la charge de travail, de la rémunération et d'une condition associée à des garanties et des droits (Payeur, 1998). L'écroulement de cette norme induit des modes de rémunération dont le référent est maintenant le marché (Castel, 1998).

Pour les personnels vieillissants, le nouveau mode de structuration des emplois peut s'avérer très pénible à cause des nouvelles contraintes telle que la variabilité de la production qui détermine de plus en plus le cadre temporel des activités professionnelles. La sous-traitance favorise l'embauche des jeunes ; mais on les remplace à courte échéance et on exige d'eux une intensité de travail très élevée, ce qui constitue aussi une menace à la sécurité d'emploi des personnels vieillissants avec davantage d'ancienneté et augmente indirectement leur charge de travail.

Ainsi dans l'industrie automobile en France, par le biais de la sous-traitance, on privilégie à l'embauche une main-d'œuvre jeune, mieux formée, soumise à une rotation rapide et moins payée (Pialoux, 1996). Au Québec, une étude sur le recours aux agences privées pour les soins de santé et d'hygiène à domicile, constate que pour exécuter un même travail (prescrit), des employées d'agences privées d'aide et de soins, comparées à celles du système de santé public, sont beaucoup moins payées. Elles ont également des horaires brisés, souvent autres que ceux de jour et de semaine, et n'ont ni sécurité d'emploi ni avantages sociaux. Moins qualifiées, elles gardent moins longtemps leur emploi. Les bassins d'employés à statut précaires servent aussi souvent de « vivier » à l'établissement qui recrute pour des postes réguliers les salariées des agences dont le comportement est le plus conforme à ses critères de sélection (David et coll., à paraître).

L'encadrement

Les tentatives antérieures de transformer les fluctuations du marché en flux réguliers de production ont maintenant fait place à des stratégies par lesquelles des dirigeants d'entreprise répercutent ces fluctuations jusqu'au bas de l'échelle et les gèrent avec des techniques raffinées de relations humaines axées sur la participation et l'implication de salariés (Kumar, 2000). Des changements de modalités de contrôle, comme les cercles de qualité ou l'autonomie procédurale (souvent associée à la gestion participative ou au équipes de travail semi-autonomes) peuvent sembler correspondre à une amélioration sur le plan des conditions de travail. L'effet inverse est aussi possible lorsque de nouvelles formes de concurrence exercent simultanément des contraintes sur les rythmes de travail. En associant l'autonomie procédurale aux contraintes temporelles, les gestionnaires se délesteraient des « choix » contradictoires et les imposeraient aux exécutants. Ceux-ci n'auraient plus que le « choix » de la méthode la plus rapide, les autres méthodes qui les [9] auraient ménagés ayant disparu sous l'effet des exigences inconciliables de quantité et de qualité. C'est le cas, par exemple, lorsque qu'un atelier qui fonctionne selon les principes des flux tendus se voit simultanément imposer des normes de qualité telles que les normes ISO (Lefebvre, 1996).

Des méthodes pour justifier la « flexibilité du travail », s'avèrent nécessaires pour faire accepter et assurer le fonctionnement des nouveaux dispositifs. Des ensembles complexes de normes de conduite professionnelles et extra-professionnelles et d'inculcation de nouvelles normes culturelles à l'égard de l'entreprise (fidélité, adhésion à ses valeurs et ses objectifs, participation, disponibilité temporelle, contrôles personnalisés de la productivité dans une perspective « d'excellence ») sont alors souvent mis en place par les dirigeants d'entreprise.

Des changements tels que l'imposition de normes de production, qui limite les stratégies de travail permettant aux personnels vieillissants de durer, obligent ceux-ci à adopter le mode opératoire le plus rapide et non le plus approprié à leurs capacités. Les consignes de production, associées aux transformations de l'organisation du travail, ont aussi souvent pour effet de polariser les plus jeunes contre les plus vieux (Pialoux, 1996).

Le travail

Dans le débat sur l'avenir du travail qui divise ce milieu de recherche, certains soulignent que dans la société informationnelle en émergence, le rôle accru de la technologie a pour effet de rendre les problèmes du travail encore plus centraux (Bidet et Texier, 1995 ; Freyssenet, 1995). La centralité du travail, à titre de moyen de construction de soi comme acteur libre, s'opposerait à la logique du marché et de la compétitivité. Les revendications d'autonomie, de continuité et de définition négociées des règles d'un travail, qui se professionnalise, s'opposeraient alors aux exigences de flexibilité de la production (Castel, 1998 ; Touraine, 1999).

L'intensification du travail fait partie de ces problèmes qui perdurent à travers les transformations du travail, sous un mode de production plus capitaliste que jamais. Les inventaires « juste à temps », la pression de la demande, le contrôle de la productivité individuelle et collective plus serrée, la recherche d'un fonctionnement avec le minimum d'effectifs constituent les nouveaux moyens par lesquels cette intensification s'impose (Pialoux, 1996). Les données de l'enquête française sur les conditions de travail de 1991 permettent de cerner certains indices de l'intensification du travail et montrer comment, par le biais de la pression de la demande, qui s'ajoute à celle de l'organisation scientifique du travail, les contraintes temporelles se sont amplifiées là où elles existaient déjà et se sont disséminées là où elles n'existaient pas, comme dans les services (Gollac et Volkoff, 1996).

L'intensification des contraintes progresse en sens contraire de la hiérarchie sociale car, plus les qualifications sont faibles et les postes au bas de l'échelle, plus les contraintes sont fortes. Certaines recherches dans la métallurgie ont mis au jour les effets de l'intensité des contraintes de travail, notamment par l'introduction d'une organisation fondée sur les flux tendus (Lefebvre, 1996). Dans ce secteur, une forte baisse de l'intérêt pour l'action syndicale ainsi que pour les rituels sociaux du groupe ouvrier, qui contribuent à la cohésion sociale, seraient attribuables à la restriction du choix des temps de repos, à l'irrégularité des rythmes de travail et à la précarisation de l'emploi. Simpson (1999) fait état des mêmes tendances aux États-Unis. Plusieurs recherches montrent que ces facteurs contribuent à la transformation ou à l'augmentation des risques professionnels selon les secteurs et les professions. À l'heure actuelle, on assiste donc à une [10] augmentation de la complexité des exigences et du travail. Cette complexification induit de multiples contraintes physiques et cognitives avec lesquelles la main-d'œuvre active doit composer pour accomplir le travail de façon efficace et sécuritaire (Gollac et Volkoff, 1996).

Plusieurs études ont démontré depuis longtemps que l'effet de telles contraintes peut contribuer à l'exclusion de segments importants de la population du marché du travail, notamment pour causes de lésions au travail, de déqualification professionnelle et d'âge (Teiger, 1989). À l'heure actuelle, ce phénomène s'accentue encore davantage (Teiger, 1995). De nouvelles formes de résistance et de lutte apparaissent cependant afin d'obtenir des droits collectifs pour les exclus, améliorer leurs conditions de travail et d'emploi, car les formes traditionnelles d'action ont perdu de leur efficacité avec ces mutations et se renouvellent difficilement (Payeur, 1998 ; Fontan et Klein, 2000).

Le politique : pratiques et idéologies

Les politiques et les pratiques

Lorsque l'on prend en compte la mondialisation pour ce qu'elle est, c'est-à-dire l'expression voulue des intérêts privés et de ceux des gouvernants de plusieurs pays, et non un facteur exogène qui impose ses contraintes aux États-nations, il devient évident que les gouvernements des États nationaux jouent un rôle important au sein des différentes forces qui orientent les grandes mutations du monde du travail (Théret, 2000). Des données convaincantes indiquent que les changements technologiques ne déterminent pas l'avenir du travail et de l'emploi. Certaines comparaisons parmi les pays du G-7, par exemple, indiquent clairement que les taux de chômage et les structures professionnelles dans ces différents pays sont davantage associés aux forces sociales en présence, aux dispositifs institutionnels ainsi qu'à des traditions historiques plutôt qu'au taux de pénétration des nouvelles technologies (Castells, 1998).

La rupture du pacte social des différents systèmes nationaux adopte en effet des configurations variées qui mettent l'accent soit sur l'abandon de la logique universaliste, soit sur la dérégulation des salaires et un affaiblissement de la protection au travail ou, encore, sur le maintien des acquis, ce qui fragilise les nouveaux venus sur le marché du travail (Esping-Andersen, 1996). L'affaiblissement du droit du travail, face à l'offensive patronale pour instaurer le plus de flexibilité possible en regard des objectifs de maximisation des profits et son inadéquation face aux nouvelles conditions d'emploi précaires est notoire. Il pourrait être corrigé afin de continuer à jouer un rôle important dans la régulation sociale des relations de travail (Castel, 1998).

À l'heure actuelle, la situation qui prévaut est plutôt l'inverse : selon plusieurs analyses, la faiblesse syndicale contribue à ce que les salariés ne puissent plus s'opposer efficacement à la détérioration de leurs conditions de travail. Dans bien des pays, cet effritement est en partie due à l'intervention active de l'État pour déréguler les régimes de protection des normes du travail, de l'emploi et des marchés, simultanément au démantèlement de l'État-providence (contraction de la protection sociale, ajouts aux critères d'accès aux bénéfices de la plupart des régimes de protection sociale et hausse des seuils d'accès). Face à cette dissociation entre le travail et les droits sociaux (Castel, 1998), s'esquissent de nouvelles mobilisations (Fontan et Klein, 2000).

Dans le cadre de cet effritement des droits associés au travail, dont la refonte de plusieurs dispositifs de sécurité du revenu tels que l'assurance-emploi, certaines modifications, qui [11] s'appliquent à toute la population active, touchent particulièrement les personnels vieillissants. Tant au Canada qu'en France, ceux-ci, bien qu'ayant un taux de chômage plus faible que les plus jeunes, chôment plus longtemps lorsqu'ils se retrouvent sans emploi. Ainsi, au Québec en 1997, 25% des travailleurs et travailleuses de 45 ans et plus en chômage l'étaient depuis plus d'un an alors que ce n'était le cas que de 6% des jeunes de 15 à 24 ans (Grenier, 1998). Paradoxalement, gagné de haute lutte, le droit à la retraite, qui est devenue une institution sociale valorisée, permet de faire fi du droit au travail des personnels vieillissants car les entreprises trouvent maintenant légitime de mettre fin à leur emploi, invoquant le fait que ces salariés auront d'autres sources de revenu (Kohli, 1990). De plus, les transformations de voies de sortie de la vie active et des mesures de sécurité du revenu à la retraite fragilisent leur situation (Firbank, 1997).

L'idéologie

Un discours très articulé, et sans cesse martelé, accompagne le démantèlement de l'État-providence et la dérégulation du marché par l'État. On y retrouve, d'une part, une critique de l'État-providence dont les interventions économiques constitueraient un frein à l'initiative privée des entreprises et fausseraient les règles de la concurrence en soutenant indûment des entreprises qui ne devraient pas survivre. D'autre part, à l'égard de la population active, ce discours justifie la réduction et l'abolition de certaines mesures de sécurité du revenu. La valorisation de l'autonomie individuelle se traduit par l'imposition de normes et de conduites individuelles considérées « responsables » que les citoyens sont dorénavant supposés adopter tant au travail qu'à la retraite. Les mesures qui sont remises en cause encourageraient aussi la passivité et une trop grande dépendance à l'égard de l'État.

Tout comme dans le monde du travail, les mutations de l'État s'accompagnent d'un discours qui tente de les justifier. En ce qui a trait aux personnels vieillissants, celui-ci porte essentiellement sur la retraite. Si à l'heure actuelle la retraite est considérée comme le droit à une étape de vie entre la fin de la vie de travail et la grande vieillesse, elle est également perçue comme un devoir qu'il ne faut pas tarder à respecter au nom de l'équité intergénérationnelle. La possibilité de choisir le moment et les conditions de prise de retraite est ainsi souvent réduite.

Il est donc nécessaire, compte tenu du rythme de vieillissement de la population active, de tenter de réguler le marché et ses initiatives hégémoniques afin de le redomestiquer car le travail et l'emploi demeurent un enjeu stratégique majeur tant pour les personnels vieillissants que pour les autres composantes de la population active (Bidet et Texier, 1995 ; Freyssenet, 1995 ; Castel, 1998 ; Touraine, 1999).

À la suite de ce tableau général, qui indique combien les grandes mutations du travail affectent les personnels vieillissants, cette problématique se poursuit dans la deuxième partie. Elle cible six grands enjeux, particulièrement saillants pour les personnels vieillissants, qui s'articulent autour de l'organisation du travail.


II- LES ENJEUX ACTUELS
DES RELATIONS ENTRE VIEILLISSEMENT
ET ORGANISATION DU TRAVAIL

INTRODUCTION

Les liens entre le vieillissement au travail et l'organisation du travail n'épuisent pas toutes les facettes du vieillissement au travail, mais il s'agit d'une dimension centrale - à laquelle [12] d'autres s'articulent - qui permet le mieux de saisir l'ampleur et l'importance de la question du vieillissement au travail. L'organisme humain se transforme au fil des années. On ne peut pas raisonner comme si l'état fonctionnel de chaque homme ou chaque femme au travail était immuable. Avec l'avance en âge s'accroît la probabilité que survienne un amoindrissement des capacités fonctionnelles, dans des domaines comme la force musculaire maximale, l'amplitude des mouvements des articulations, la vue et l'audition, la régulation du sommeil, les performances relevant de la mémoire immédiate ou de la prise de décisions nombreuses en temps limité. Les connaissances disponibles fournissent à présent des appréciations assez fines de ces phénomènes (Laville, 1989 ; Millanvoye, 1995). Elles montrent qu'il s'agit d'évolutions souvent modérées (si l'on s'en tient aux âges d'activité professionnelle), variables selon les individus et selon les fonctions étudiées. À chacun ses propres rythmes de vieillissement, en quelque sorte.

Le travail joue un rôle dans l'expression des effets du vieillissement. Les déclins qu'on vient d'évoquer peuvent être pour partie induits par le travail. À l'inverse, des conditions et une organisation de travail bien adaptées peuvent avoir un effet protecteur vis-à-vis de certaines dégradations de la santé. Mais le travail peut aussi jouer un rôle de révélateur. Car ce sont surtout les performances maximales qui manifestent un déclin. Or, selon l'organisation adoptée, le travail nécessitera plus ou moins souvent ces niveaux de performance extrêmes, ce face-à-face avec des exigences, physiques ou mentales, particulièrement difficiles. Tout cela va se traduire par le fait que certaines exigences du travail provoquent des difficultés spécifiques pour les âgés, voire des mécanismes de sélection en lien avec l'âge, alors que dans des situations de travail parfois voisines aucune disparité de ce type n'apparaît (Laville, 1989).

L'inégale espérance de vie par catégorie professionnelle, qui ne paraît redevable d'aucune cause de décès spécifique, reste importante entre les cadres et les ouvriers, malgré la baisse des taux de mortalité dans tous les groupes sociaux. Aussi, en dépit du fait que la catégorie socio-professionnelle ne parle pas que du travail, on peut faire l'hypothèse qu'il existe des dégradations de la santé plus ou moins précoces en âge en fonction des facteurs professionnels.

Du point de vue épidémiologique, l'observation de ces évolutions de la santé n'est pas aisée car cela suppose la mise en place d'études de cohortes prospectives à partir d'échantillons aléatoires de grande taille pour obtenir un minimum de puissance statistique. Une telle enquête (enquête ESTEV) a été réalisée en France sur un échantillon de 20 000 salariés des deux sexes nés en 1938, 1943, 1948 et 1953. Les sujets ont été interrogés en 1990 et 1995 à l'aide de questionnaires auto-administrés portant sur le travail (expositions professionnelles, conditions au travail et facteurs psychosociaux de travail) et sur la santé (Derriennic et coll., 1996).

Les principaux aspects de la santé explorés ont trait aux différentes composantes de la santé perçue décrites par l'indicateur du Nottingham Health Profile, les troubles musculo-squelettiques et l'hypertension artérielle.

Dans ces différents domaines, chez les hommes comme chez les femmes, les résultats suggèrent des différences liées à la catégorie socioprofessionnelle car les ouvrières et les ouvriers présentent des prévalences plus élevées que les cadres moyens. On observe des effets d'« âge » indépendants des effets de « génération » en ce qui a trait aux troubles du sommeil et de la mobilité physique. Les tendances associées à l'âge qui se dessinent plaident davantage pour des effets précoces du vieillissement plutôt que pour une modification des rythmes au cours de l'avance en âge.

[13]

Il ressort très clairement des résultats obtenus que, pour chaque sexe, après ajustement sur l'âge et la catégorie socioprofessionnelle, ces troubles de la santé dépendent à la fois des exigences ou contraintes physiques du travail (port de charges lourdes, efforts sur outils, postures contraignantes, etc.) qui affectent la mobilité physique ; de celles des horaires de travail (horaires alternés, atypiques, etc.), qui entraînent des troubles du sommeil, et d'autres choix organisationnels tels que la faible latitude décisionnelle et la forte demande psycho-cognitive qui caractérisent de nombreux postes de travail (modèle de Karasek) et qui sont également associés à une augmentation de ces différents troubles de la santé.

Dans ces conditions, ces troubles que l'on peut apparenter au contenu des concepts de déficiences et d'incapacités développés par l'OMS, et qui deviennent particulièrement prévalents aux âges élevés, prennent probablement racine dès le début de la vie active. L'influence de la vie au travail s'exerce d'une part par l'intermédiaire de facteurs de risque spécifiques, associés à des lésions ou des altérations particulières de la santé. D'autre part, elles entrent en jeu plus globalement en facilitant plus ou moins le cumul des altérations de la santé et en augmentant plus ou moins les risques de chronicité (notamment dans le domaine des TMS). Ces différents troubles de la santé n'annihilent pas forcément la capacité de travailler, mais ils sont associés à une plus grande probabilité de sortie hâtive du marché du travail.

À l'inverse, des conditions de travail et une organisation de travail bien adaptées peuvent avoir un effet protecteur à l'égard de certaines dégradations de la santé. Les résultats de l'enquête ESTEV suggèrent qu'une forte autonomie dans la conduite de son travail avec des moyens en temps, information et matériel pour faire un travail de bonne qualité constituent des facteurs protecteurs.

Chaque salarié n'est pas pour autant le spectateur passif du plus ou moins bon ajustement entre son état fonctionnel et les caractéristiques de sa tâche. Il élabore des compromis entre les objectifs de la production, les compétences dont il dispose, et le souci de préserver sa santé. Ces compromis ne sont pas stables. Il les réaménage en permanence, compte tenu des transformations techniques, des modifications dans l'organisation et de son changement d'âge. De façon plus ou moins consciente, il élabore des stratégies de contournement à l'égard des causes de pénibilité ou de difficulté, et de compensation pour arriver à réaliser une tâche malgré telle ou telle déficience. Dans ces stratégies, l'expérience professionnelle joue un rôle considérable (Cloutier et coll., 1999 ; Gaudart et Weill-Fassina, 1999), et elle se combine avec l'expérience de soi-même, c'est-à-dire la connaissance que la ou le salarié acquiert peu à peu sur les aspects du travail qui vont s'avérer difficiles ou pénibles pour lui-même. Ces compensations (anticipations, vérifications, coopérations, etc.) ne se mettent en place que si l'organisation du travail les permet, voire les favorise. La question posée est donc celle d'une compatibilité entre d'une part les exigences du travail, et d'autre part les marges de manœuvre dont les individus et les collectifs disposent pour tenir ces exigences et pour construire leurs stratégies dans ce but.

Ces remarques valent aussi quand on s'intéresse non plus à une situation de travail, mais à un changement de situation : nouveau produit ou service, nouvelle technique, changement d'organisation, mobilité professionnelle, formes diverses de rotations des tâches ou de polyvalence. En ce domaine, les salariés âgés ne bénéficient pas d'un a priori favorable (ce qui se traduit notamment par un moindre accès à la formation). Les changements peuvent en effet induire ou révéler une obsolescence des savoirs et savoir-faire chez les plus anciens (Marquié et Baracat, 1995). Mais ces difficultés peuvent être atténuées si l'on prend en considération la diversité entre les individus au moment du [14] changement (au vu de leur âge, de leurs parcours professionnels, de leurs projets), et si l'on cherche à élargir les marges de manœuvre dans le changement lui-même (Teiger, 1990).

Les relations entre l'organisation du travail et les caractéristiques de la main-d'œuvre, notamment les caractéristiques liées à l'âge, sont souvent posées en termes d'adaptation des salariés à des exigences établies en dehors d'eux (Pueyo, 1999) : exigences de respect des normes, de flexibilité, de délégation de responsabilité, etc. L'idée sous-jacente est alors que le système est efficace si les salariés « se plient » convenablement à ces exigences. Dans les pages qui suivent, nous interrogerons plutôt l'organisation (sous quelques-uns de ses principaux aspects), et sa plus ou moins grande aptitude à faire place aux salariés de tous âges. Sous ces aspects se retrouvent les principaux enjeux auxquels sont déjà confrontés les personnels vieillissants et, bientôt, celles et ceux qui les suivent : la polyvalence et la variété des tâches, les contraintes de temps, les horaires de travail, les aspects collectifs du travail, les apprentissages et la formation professionnelle ainsi que la précarité. Nous aborderons chacun de ces aspects cruciaux de l'organisation du travail pour les personnels vieillissants en traitant les enjeux qu'ils soulèvent, de leurs effets sur la santé, des mécanismes éventuels d'exclusion ainsi que des modes de gestion et des marges de manœuvre qui y sont associés.

Polyvalence et variété de tâches

Enjeux

Le développement de formes flexibles d'organisation rend de plus en plus fréquentes les situations où un même salarié doit effectuer plusieurs tâches différentes, voire occuper plusieurs postes de travail, au cours d'une période de quelques semaines, quelques jours ou quelques heures. Selon les enquêtes nationales sur les conditions et l'organisation du travail en France, la proportion de salariés déclarant « changer de poste en fonction des besoins de l'entreprise » est passée de 17,5% en 1987 à 23% en 1998 ; et le pourcentage de ceux qui doivent changer de poste par « rotations régulières » est passé de 4% à 6,5%.

Or les salariés vieillissants ont la réputation d'éprouver des difficultés spécifiques lors des changements dans le travail. Leur supposé « manque d'adaptabilité » constitue d'ailleurs la principale appréciation négative les concernant, de la part des employeurs (Le Minez, 1995). Ces représentations des employeurs méritent d'être examinées avec prudence, mais elles convergent souvent avec les préférences des salariés vieillissants eux-mêmes pour une relative stabilité de leur environnement de travail (Marquié et Baracat, 1995).

Effets sur la santé

La polyvalence, la variété des tâches, pourraient avoir des effets bénéfiques sur l'état de santé et le vieillissement pour au moins deux raisons. La première est que dans le cas de travaux physiquement exigeants, une rotation des tâches permet de limiter les sollicitations répétées d'un même segment corporel, d'un même muscle ou d'une même articulation. La variation, autant que faire se peut, des gestes et des postures, peut exercer une action préventive vis-à-vis de l'usure accélérée de certaines fonctions. La deuxième raison concerne les travaux répétitifs et peu qualifiés (souvent les mêmes que ceux que l'on vient d'évoquer). La répétition durable d'une série limitée d'opérations est peu propice à la construction de compétences, en dehors de celles, très spécifiques, que la tâche nécessite. Une diversité suffisante des tâches peut être la bienvenue pour éviter [15] des formes de « sclérose cognitive » dont les effets néfastes, pour les capacités cognitives comme pour l'ensemble de la personnalité, ont été décrits dans les études sur les « bas niveaux de qualification », et notamment chez les plus âgés d'entre eux (Grossin, 1980). Ces effets sont d'autant plus redoutables qu'ils compromettent les apprentissages (quand ceux-ci finissent tout de même par devenir nécessaires), et qu'ils font obstacle à la construction de projets personnels et professionnels.

Pourtant la polyvalence, la diversification des tâches, sont parfois redoutées, et si possible évitées, par les salariés vieillissants. L'encadrement de proximité cherche alors à leur épargner cette « épreuve ». Un motif très simple peut être que les autres tâches sont perçues, parfois à juste titre, comme plus pénibles que celles que l'on exerce déjà. Il est logique de se dire que, plus les situations et les postes de travail varient, plus le risque est grand de se trouver confronté à des facteurs de pénibilité - surtout pour des salariés vieillissants dont l'itinéraire antérieur leur a permis de s'abriter autant que possible de cette pénibilité.

De façon plus précise, on peut insister sur le caractère aléatoire du transfert des compétences d'une situation à une autre. L'exemple des habiletés sensori-motrices, étudié de façon précise par Gaudart (1996) sur une chaîne de montage dans l'automobile, est révélateur et correspond à une situation répandue. L'auteur montre que les stratégies « économiques », en termes de gains de temps ou d'efforts, chez les salariés vieillissants (et expérimentés) reposent souvent sur un recours accru à des tours de main, à des modalités particulières de stabilisation posturale, à des contrôles tactiles en lieu et place de contrôles visuels (qui obligeraient à se pencher, par exemple), etc. Ces habiletés - de même que celles que l'on peut échafauder pour les composantes cognitives du travail - « fonctionnent » pour une tâche donnée. Le salarié n'est pas sûr de pouvoir les mettre en œuvre dans une situation différente (David et Bigaouette, 1989), même si la différence paraît modérée au premier abord. S'il y parvient ou s'il parvient à élaborer de nouvelles stratégies du même type dans la nouvelle situation, la période nécessaire pour maîtriser les nouvelles exigences sera peut-être vécue péniblement, avec son lot de fatigue et d'inquiétude.

À cela s'ajoutent les formes d'appréhension spécifiques à la situation d'apprentissage elle-même (voir ci-après), et les dimensions plus conatives - psychoaffectives et motivationnelles - de cette appréhension.

Mécanismes éventuels d'exclusion

On a dit que la polyvalence, la diversification des tâches, pouvaient avoir sur l'évolution de la santé avec l'âge des effets contrastés. En termes d'exclusion, ou de fragilisation du statut des âgés dans l'entreprise, on retrouve ces deux facettes.

Évoquons d'abord, même si peu de travaux ont exploré cette question, les mécanismes fragilisateurs qui sont à l'œuvre chez ceux qui « jouent le jeu » (de façon plus ou moins volontaire ou consentie) de la polyvalence. Compte tenu des difficultés évoquées ci-dessus, il peut advenir que cette participation à des modes d'organisation moins stabilisés soit coûteuse en termes de santé (David et Bigaouette, 1989 ; Gaudart et Pondaven, 1998), de fatigue, de déceptions suite à des échecs. Or on sait (comme notamment l'enquête ESTEV en France l'a bien montré - voir Saurel-Cubizolles et coll., 2000) que de façon générale les « petits troubles » de santé présentent une association statistique forte avec le risque de perte d'emploi dans les années qui suivent.

L'autre versant est mieux connu : à tous niveaux (enquêtes nationales, secteurs, [16] entreprise, ateliers, etc.) la polyvalence - en tout cas la polyvalence réellement exercée - diminue avec l'âge (Molinié et coll., 1996). Dans une période où l'orientation dominante est la flexibilité de l'appareil de production, et où en même temps la population active vieillit, ce constat est source d'inquiétudes, car il renforce le stéréotype de la moindre adaptabilité des âgés. Cette préoccupation d'ensemble se décline au plan individuel : en période de diminution d'effectifs, l'encadrement sera tenté de garder les salariés les plus disponibles pour la tenue de plusieurs postes ou la réalisation de tâches multiples. Dans quelques cas, la « monovalence » d'un âgé correspond à un haut niveau d'expertise spécifique de sa part, mais alors la question posée est celle de la pérennité du poste qu'il occupe ou de la tâche qu'il assume.

Les deux facteurs de fragilisation se combinent parfois au fil du temps. En analysant par exemple le parcours professionnel antérieur de personnels de bureaux vieillissants, on va constater qu'une partie d'entre eux sont d'anciens cols-bleus polyvalents, usés ou accidentés pour des raisons auxquelles cette polyvalence n'est pas étrangère. Dans leur nouveau poste, le cumul de leur âge, de leur faible expérience, et de leur santé déficiente les voue au risque de perte d'emploi, ou (si la sécurité d'emploi leur est assurée) à une position marginale dans la collectivité de travail.

Modes de gestion et marges de manœuvre

Compte tenu de ce qui précède, on pourrait être tenté de proposer, pour que les vieillissants gardent toute leur place dans l'entreprise, une modération dans la tendance générale à une polyvalence accrue. Dans certains cas, sans doute, une analyse attentive de la situation autoriserait à mettre en doute le bien-fondé du tout-polyvalence. Mais cette analyse n'est pas simple, elle implique des champs de connaissances divers, incluant les sciences de la gestion. Il n'est pas sûr qu'au bout du compte les bienfaits d'une limitation de la polyvalence pour l'entreprise soient établis, et moins encore qu'ils soient de nature à convaincre les décideurs. La marge d'action la plus prometteuse se situe donc plutôt du côté d'une maîtrise sociale des formes et des rythmes de la polyvalence.

De façon résumée, on peut considérer que ce qui pénalisera les salariés âgés - et l'ensemble des salariés, d'ailleurs - c'est la polyvalence dans l'urgence ou sous la pression de l'implantation de la flexibilité numérique. Si les conditions sont créées d'une exploration progressive de nouvelles tâches, par voisinages successifs, avec les appuis nécessaires dans le collectif de travail, avec aussi la possibilité de faire des essais et de renoncer sans dommage quand c'est trop difficile, il y a toutes chances pour que les difficultés des âgés s'estompent et qu'au contraire les atouts de leur expérience se trouvent valorisés.

Ce souci de maîtriser les modalités de mise en œuvre de la polyvalence peut prendre des formes très concrètes : petits modules de rotation des tâches, délais suffisamment souples lors des transitions, élucidation et reconnaissance des compétences effectivement développées pour chaque tâche, etc. L'idée qui prévaut est alors qu'une recherche trop volontariste et trop hâtive de flexibilité peut, au bout du compte, s'avérer un facteur de rigidité dans le fonctionnement réel des ateliers et des services. Les âgés peuvent jouer, en ce domaine comme dans bien d'autres, un rôle de révélateurs.

Les horaires de travail

Enjeux

Les transformations du travail visant l'augmentation de la flexibilité fonctionnelle font que [17] les entreprises de différents secteurs d'activité économique ont de plus en plus recours au travail en horaires atypiques. Pour un même nombre hebdomadaire d'heures de travail, l'horaire peut prendre diverses formes. Actuellement, en Amérique du Nord, de 20 à 25% des salariés travaillent en horaires atypiques (Tremblay, 1997 ; Presser, 2000 ; Shields, 2000 ; Statistique Canada, 2000) : travail les fins de semaine, de soir ou de nuit, posté, sur appel, en temps supplémentaire, quarts allongés - jusqu'à 12 heures et plus - et semaines comprimées, horaires variables à court préavis, brisés, etc. Cette proportion augmente constamment. En France, l'Enquête nationale sur les conditions de travail montre que malgré la réduction du temps de travail hebdomadaire, les horaires évoluent dans le sens d'une plus grande dispersion des plages quotidiennes et hebdomadaires, d'une augmentation du travail de nuit et de fin de semaine et d'une hausse du travail occasionnel (Bué et Rougerie, 1998 ; Gouvernement français, ministère de l'Emploi et de la solidarité, 1999).

Comment le personnel relativement âgé réagit-il à ce type de contrainte de travail qui n'est jamais présente seule dans le milieu de travail ? Ceci constitue un enjeu non négligeable étant donné l'augmentation de la proportion de la main-d'œuvre âgée de 45 ans et plus, autant au Québec qu'en France. Comme la division sexuelle du travail se reflète dans les horaires, il y a aussi lieu de se demander s'il existe des différences entre hommes et femmes qui avancent en âge face à cette particularité du travail. En outre, avec l'augmentation du nombre d'emplois dans les secteurs des services et des soins, il serait urgent et pertinent de s'intéresser plus particulièrement à cet enjeu, puisque les salariés y sont en majorité à statut précaire et que les personnes qui y sont affectées doivent souvent travailler à toutes sortes d'heures.

Effets sur la santé

Plusieurs études ont montré l'effet de certains horaires atypiques sur la santé des individus qui avancent en âge (Bourget-Devouassoux et Volkoff, 1991 ; Härmä et coll., 1994 ; Quéinnec et coll., 1995 ; De Zwart et Meijman, 1996 ; Brugère et coll., 1997 ; Derriennic et coll., 1999 ; Härmä et Ilmarinen, 1999). Elles rapportent par exemple qu'avec l'âge et la durée d'exposition, les capacités d'ajustement chrono-physiologique au travail posté diminuent ; les travailleurs postés vieillissants montrent une tolérance de plus en plus réduite au travail de nuit et à la rotation des quarts, ainsi qu'une augmentation des problèmes de santé et de sommeil et ce, dès la trentaine. Ces effets sont diversifiés : on observe principalement des problèmes de fatigue et des perturbations du sommeil, des baisses de vigilance, une augmentation des troubles digestifs et cardio-vasculaires et des effets négatifs dans la sphère psycho-émotionnelle (modifications de l'humeur, stress, etc.). Certains de ces problèmes de santé sont déjà difficilement réversibles après cinq ans de travail posté, en moyenne. Le vieillissement et les horaires atypiques cumulent donc leurs effets négatifs et il n'y a qu'un faible pourcentage des travailleurs sont capables de soutenir cette forme d'horaire jusqu'à un âge avancé sans altération de leur santé. Certains individus arrivent cependant à se maintenir au travail avec ces horaires particuliers à un coût d'adaptation acceptable pour eux et leur famille. Ils rapportent relativement peu de problèmes et se disent satisfaits de l'horaire. En ce qui concerne la sécurité et la satisfaction au travail, plusieurs études montrent peu ou pas de différence entre les travailleurs âgés et les jeunes.

Par ailleurs, plusieurs recherches ont montré une augmentation de la fréquence des accidents et des incidents durant la nuit (Folkard et Monk, 1985 ; Quéinnec et coll., 1992) Une étude récente indique par contre que dans les raffineries au Québec, les accidents les plus fréquents et les plus graves surviennent principalement dans la journée, au moment où les opérateurs sont détournés de leurs tâches régulières de surveillance et de [18] contrôle pour effectuer des tâches connexes requises par et pour le personnel technique de jour ; ces accidents se produisent surtout dans les sites où les opérateurs sont les moins nombreux et les moins polyvalents (Bourdouxhe et coll., 1997). Ceci illustre de façon convaincante le fait que la relation entre âge, horaire et santé ne peut pas être dissociée de l'activité et du contexte de travail.

Mécanismes éventuels d'exclusion

Les horaires atypiques sont très exigeants pour les personnels qui continuent à les supporter même si ces travailleurs sont les survivants d'une sélection qui s'opère en fonction de la santé, notamment. Certaines recherches (Bourget-Devouassoux et Volkoff, 1991 ; Derriennic et coll., 1996) ont en effet montré que les problèmes de santé sont plus visibles chez les anciens travailleurs postés ayant pris un poste de jour régulier. En moyenne, ces derniers ont plus de maladies que les travailleurs qui sont encore postés et que ceux qui ne l'ont jamais été. L'étude de Bourdouxhe et coll. (1997) montre bien que la hausse du nombre de maladies avec l'âge, bien que prévisible pour tous, est particulièrement importante chez les anciens postés de cette raffinerie. Il est donc pertinent de s'intéresser au cheminement professionnel des personnels car ceux-ci accumulent des traces de leur passé au travail.

Modes de gestion et marges de manœuvre

D'autres facteurs de l'organisation du travail peuvent jouer un rôle très important par rapport à l'aménagement des horaires de travail et permettre de dégager une marge de manœuvre pour le personnel qui avance en âge. Ceci est d'autant plus important que les horaires ne constituent pas les seules difficultés associées à l'activité de travail ; ce sont les cumuls de contraintes simultanées au travail qui pénalisent le plus les travailleurs plus âgés. Ainsi, l'aménagement des horaires de travail ne peut être dissocié de la tâche à accomplir. D'après Bourdouxhe et coll. (1999), même s' « il n'existe pas de bon horaire, ni de bonne solution, ni de solution unique valable pour tout le monde », il y a cependant des principes de base à respecter par la gestion afin de protéger les travailleurs de tous âges et plus particulièrement le personnel plus âgé :

* prévoir de 12 à 16 heures de repos entre deux quarts successifs ;

* accorder un repos de un ou deux jours avant un changement de rotation de quart ; l éviter les quarts allongés dans les activités qui requièrent une vigilance soutenue ou un effort physique intense ;

* réduire le plus possible le recours au temps supplémentaire ;

* faire des échanges terme à terme lors des négociations : si le travailleur donne de son temps, il doit recevoir du temps en échange, plutôt qu'une compensation monétaire ;

* tenir compte des caractéristiques de l'équipe de travail, notamment de l'âge des personnes qui la composent ;

* tenir compte du travail réel (nature des tâches, contraintes, variations, etc.) ;

* introduire souplesse et variété dans les solutions retenues ;

* ne pas oublier qu'une solution qui peut avoir des avantages aura sans doute également des inconvénients.

Avec les mutations du travail en cours, les organisateurs du travail ont tendance à limiter le plus possible les effectifs et leur renouvellement et à éliminer les possibilités de reclassement à des postes de jour pour les travailleurs « usés » ou vieillissants, ce qui empêche la réaffectation de ces travailleurs de jouer son rôle protecteur. Pour parer à leur exclusion, il faut donner la possibilité aux travailleuses et travailleurs le choix d'être [19] réaffectés à d'autres emplois ou leur offrir des réaménagements d'horaires et de tâches afin d'éliminer les contraintes avec lesquelles ils ne peuvent plus composer en vieillissant. C'est ce que permettrait une politique de gestion prévisionnelle de la main-d'oeuvre qui tiendrait compte de la structure d'âge des personnels.

Les contraintes de temps

Enjeux

Parmi les transformations macroscopiques vécues au travail, l'utilisation de nouvelles formes de gestion et d'organisation du travail, qui influencent l'activité même de travail, est notoire. À titre d'exemple citons notamment la gestion participative, les équipes semi-autonomes, la gestion de la qualité, la production « just in time » et la recherche de flexibilité de la part des entreprises. L'ensemble de ces nouvelles formes d'organisation, associé à l'augmentation des contraintes de temps et des cadences imposée par le procès de production conduisent fréquemment à une intensification du travail. Les données des enquêtes françaises sur les conditions de travail montrent depuis quelques années une intensification du travail dont une des manifestations est l'amplification des contraintes temporelles (Molinié et Volkoff, 1995). Cette intensification du travail rejoint aussi le secteur tertiaire dont la main-d'œuvre est de plus en plus soumise à des contraintes de temps importantes (Gollac et Volkoff, 1996, 2000 ; Molinié et Volkoff, 2000). Enfin, ces mêmes enquêtes montrent que le travail sous fortes contrainte de temps touche plus particulièrement les femmes ; ces contraintes étant plus fréquentes dans les secteurs où elles représentent une proportion importante de la main-d'œuvre.

Les contraintes de temps sont rarement les seules difficultés présentes dans l'environnement de travail ; elles sont fréquemment jumelées à d'autres conditions de travail difficiles comme le port de charges lourdes ou les postures contraignantes. Comment une main-d'œuvre plus âgée réagit-elle à ce cumul de facteurs de pénibilité du travail qui s'ajoutent aux contraintes de temps ? Avec l'avance en âge, la santé des personnes est-elle plus sensible à la présence de contraintes de temps ?

Effets sur la santé

Plusieurs travaux démontrent une augmentation des troubles musculo-squelettiques en fonction de l'ancienneté, et non de l'âge, ce qui laisse supposer un phénomène d'usure lié à l'intensité du travail, donc aux contraintes de temps, quel que soit l'âge (Bellemare et coll., 1998 ; de Zwart, 1997). Ainsi une enquête statistique récente sur la santé du personnel de l'Agence nationale pour l'emploi en France révèle que certains effets de l'intensification du travail provoquée par des contraintes temporelles dans ce secteur des services (Molinié et Volkoff, 2000). Les auteurs ont constaté des liens entre les contraintes temporelles et des prévalences relativement élevées de ce qu'ils appellent des « petits » troubles de santé tels que des douleurs articulaires, des troubles du sommeil et la sensation de nervosité. Des prévalences moyennes de problèmes importants comme des limitations de mouvements, la consommation de médicaments ou d'arrêts pour maladie de longue durée sont également associées à ces contraintes de temps.

Quant aux travailleuses et travailleurs âgés, les fortes contraintes de temps peuvent les pénaliser si elles les empêchent d'utiliser des stratégies protectrices développées au fil de leur expérience de travail. Pour atteindre les mêmes objectifs de production, les plus âgés et expérimentés peuvent travailler différemment des jeunes ; en effet, avec l'expérience, ils développent des stratégies individuelles et collectives de travail qui leur permettent de [20] continuer à accomplir un travail de qualité efficacement tout en se protégeant des risques (Avila-Assunçao, dans la restauration collective, 1998 ; Cloutier, au sujet des éboueurs, 1994 ; Cloutier et coll., concernant les auxiliaires familiales et sociales et les infirmières, 1998 ; Gaudart et Laville, dans l'industrie automobile, 1995 ; Millanvoye et Colombel, dans l'industrie de la construction aéronautique, 1996 ; Pueyo, dans la sidérurgie, 1998).

Soumettre une main-d'œuvre âgée à des contraintes de temps sévères peut contribuer à l'apparition de certains types de lésions professionnelles et de problèmes de santé ainsi qu'à de la fatigue et du stress. Les contraintes de temps peuvent également contribuer à révéler des problèmes de santé qui ne se seraient pas manifestés dans un autre contexte de travail plus respectueux des rythmes personnels. Derriennic et coll. (1996) ont ainsi constaté que la consommation de psychotropes augmente en fonction de l'âge chez les individus soumis à de fortes contraintes de temps.

Mécanismes éventuels d'exclusion

En plus de l'apparition de problèmes de santé, les contraintes de temps peuvent conduire à l'exclusion du travail si les stratégies compensatoires mises en œuvre par les individus pour les minimiser ne peuvent être utilisées. Cet effet d'exclusion est de plus en plus marqué à mesure que la population au travail vieillit. Ainsi chez des éboueurs, il a été étonnant de constater que ceux-ci ne se blessent pas davantage étant donné la multitude des risques encourus dans leur métier. La sélection et le « healthy worker effect » qui s'ensuit expliquent en partie le phénomène. Ces considérations ont un impact sur les moyens préventifs relevant de l'organisation du travail. Pourquoi, par exemple, vouloir constamment démanteler des équipes de travail qui fonctionnent bien, alors que la sécurité dépend étroitement des modes opératoires collectifs ?

Modes de gestion et marges de manœuvre

Des aménagements de l'organisation du travail peuvent contribuer à alléger les contraintes de temps, ce qui est bénéfique pour tous mais davantage pour les travailleurs plus âgés. Par exemple, dans le cas des éboueurs, les plus âgés peuvent travailler à un autre rythme que leurs jeunes collègues car l'organisation du travail le leur permet. Les éboueurs expliquent que l'ajustement du rythme dépend de la connaissance qu'ils ont de leur coéquipier, du camion et du territoire de collecte. L'organisation donne aux éboueurs une certaine latitude en ce qui a trait à la longueur de leur journée de travail, ce qui leur permet d'ajuster leur rythme de travail à leur capacité et ainsi d'exercer un contrôle sur leur activité. Enfin, lorsqu'elle respecte la stabilité des équipes de travail, l'organisation permet un travail de coopération du tandem chauffeur-éboueur. Elle s'appuie ainsi sur les savoirs collectifs qui se sont développés (Cloutier, 1994).

Dans le secteur des soins de santé, le travail consiste souvent à interagir avec un être vivant qui souffre, ce qui introduit une particularité en ce qui concerne l'activité de travail et une dimension de co-activité entre la travailleuse et les patients. Une étude récente dans le secteur des soins à domicile, chez les auxiliaires familiales et sociales (aides-soignantes), a également mis en évidence l'omniprésence de la préoccupation à l'égard du temps (Cloutier et coll., 1999). Elle a aussi permis de documenter des stratégies de gestion du temps face aux exigences des trois pôles qui structurent leur activité réelle : la patiente et son environnement immédiat qui constitue « l'objet » du travail (qualité des soins, empathie), l'organisation (productivité, efficacité, mission sociale) et la travailleuse elle-même (être fière de son travail, se protéger des risques et durer).

L'observation des tâches et l'analyse du discours ont permis de dégager les stratégies [21] que les auxiliaires familiales et sociales (AFS) développent pour essayer de concilier les injonctions contradictoires qui émanent de ces trois pôles. Ici encore, comme dans d'autres secteurs, certaines contraintes émanant de la gestion viennent contrecarrer ces stratégies. À titre d'exemple, alors que les AFS revendiquent le plus de stabilité possible de leurs cas - à cause du temps qu'elles peuvent sauver lorsqu'elles connaissent bien les patientes et leur environnement - les gestionnaires distribuent les cas selon d'autres principes, comme l'équité et la diversité. D'autres aménagements organisationnels, comme l'amélioration de la circulation d'information et l'application systématique des procédures, contribueraient à alléger la charge des AFS de même que celle des autres professionnelles de l'équipe de soins.

En termes de gestion, il y a lieu de supposer que l'aménagement de certains facteurs organisationnels fournit une marge de manœuvre positive en réduisant les contraintes de temps, ce qui permet au personnel plus âgé d'utiliser les stratégies protectrices de travail qu'il a développées avec l'expérience.

Aspects collectifs du travail

Enjeux

Dans le domaine des activités collectives de travail, l'évolution des organisations revêt des aspects contradictoires (Magaud et Sugita, 1993). Jamais sans doute la volonté des managers n'a été aussi fortement affirmée, dans la littérature en gestion comme dans la communication des entreprises : priorité aux coopérations, à l'esprit d'équipe, à un synchronisme bien régulé entre les initiatives de chacun. Jamais non plus les caractéristiques objectives de l'organisation du travail et de la gestion de la main-d'œuvre n'ont été autant porteuses d'obstacles à ces fonctionnements collectifs : les postes isolés sont de plus en plus nombreux, la multiplication des urgences renvoie chacun à ses priorités individuelles, les modifications fréquentes dans les objectifs et les moyens de production déstabilisent les collectifs, la présence intermittente de salariés à statuts diversifiés et temporaires impose des co-activités à géométrie variable.

De son côté, l'évolution démographique influence la composition des collectifs. Beaucoup d'entreprises présentent une structure d'âge resserrée, dans laquelle les jeunes sont peu nombreux (faibles niveaux de recrutement dans les années 80-90), et parfois les plus âgés également (cohortes anciennes, marquées par des départs anticipés). La diversité des expériences et des ressources dans les équipes de travail est alors plus difficile à construire et à préserver.

Effets sur la santé

Les partages de tâches, l'entraide, la recherche de cohérence entre les actions de chacun, figurent en bonne place parmi les ressources des salariés pour concilier les exigences du travail avec la préservation de leur santé. C'est vrai à tout âge, mais les salariés vieillissants accordent à cet enjeu une attention particulière, parce qu'ils ont appris par expérience à quel point ces composantes collectives de l'activité sont précieuses. Ils ont aussi élaboré au fil de leur parcours professionnel une forme particulière de compétence dans le domaine de la construction et de l'utilisation du collectif (CREAPT, 1998).

L'épidémiologie conforte l'idée que les coopérations réussies sont protectrices vis-à-vis de l'usure professionnelle. Les effets positifs du soutien social, souvent démontrés dans la [22] littérature, recouvrent en partie cette idée. À l'inverse, une insuffisance de coopération ou d'entraide est associée à une incidence accrue des troubles de santé, dans les statistiques interprofessionnelles comme dans des enquêtes en entreprises. De façon plus immédiate, les défaillances dans le fonctionnement des collectifs peuvent apparaître dans l'arbre des causes des accidents du travail, avec cette fois un impact particulier sur les jeunes salariés, et notamment ceux qui sont sous contrat temporaire (Huez, 1996), moins au fait du fonctionnement des machines ou des installations, et moins informés des règles de travail dans l'atelier ou le chantier où ils interviennent (Frigul et Thébaud-Mony, 2000).

Une forme évidente de gestion collective des relations entre âge, santé et travail, est la répartition, plus ou moins formelle, des tâches entre salariés de différents âges. Sur les tronçons d'assemblage dans la construction d'avions, alors que tous les ouvriers savent effectuer chaque opération, et qu'aucun partage des tâches n'est prescrit, les plus âgés sont de fait « mis à l'abri » des exigences posturales les plus pénibles, et des phases éventuelles d'accélération brutale de la cadence de travail. Ils effectuent de préférence des tâches où leurs rythmes et leurs gestes peuvent s'organiser de façon plus autonome avec un fort appel au savoir-faire (Millanvoye et Colombel, 1996).

Dans une recherche sur la prévention et la gestion des troubles musculo-squelettiques dans un restaurant d'entreprise, Avila-Assunção et Laville (1996) constatent que pour les tâches comportant des exigences physiques, tous les travailleurs ont été aidés par des collègues. Mais une personne jeune et non atteinte de TMS va participer à l'action, par exemple soulever avec aide la marmite pleine de haricots pour verser son contenu dans un mixeur. Une personne plus âgée et atteinte de TMS attendra que deux collègues se déplacent et assurent cette opération. D'autres tâches (ou parfois les mêmes) comportent des exigences de connaissances spécifiques dans l'art culinaire, et de savoir-faire acquis dans la pratique. On voit cette fois les travailleuses expérimentées, ayant plus de 35 ans, dont une bonne partie sont atteintes de TMS, intervenir aux postes de travail de leurs collègues pour améliorer la qualité de préparation des plats, alors que les jeunes novices n'effectuent jamais de telles interventions. Dans tous ces cas l'aide vient spontanément, sans être sollicitée de façon perceptible, comme si le collectif de travail avait acquis à la fois la notion du moment où les aides sont nécessaires, et celle des formes d'aide adaptées à tel ou tel collègue.

Parmi des personnels vieillissants, on a également observé des modalités de collaboration. Ainsi, les AFS qui travaillent seules aux domiciles de leurs patientes, ressentent le besoin de se retrouver pour partager entre elles les difficultés et les trucs du métier sur une base quotidienne. Faute de temps de réunion prévu par leur employeur, elles mangent ensemble le midi (Cloutier et coll., 1999). L'analyse des stratégies de construction et d'utilisation du collectif chez les salariés expérimentés montre aussi qu'un âge plus élevé s'accompagne souvent d'un recours accru aux échanges verbaux, à la fois pour maintenir un niveau élevé d'information dans le groupe, pour s'assurer soi-même de bien disposer de tous les renseignements utiles, et contribuer à une culture de solidarité et de convivialité. Ces stratégies de communication se recoupent avec des modalités de gestion des contraintes temporelles : les communications aident à développer des attitudes anticipatrices et à éviter ainsi des situations d'urgence, coûteuses à gérer. Elles aident aussi à la programmation par chacun des coactions ou coopérations au fil du temps. C'est ce que montre notamment l'analyse des modalités de communication chez les auto-contrôleurs en sortie de laminoir menée par Pueyo (2001) : les anciens ont un réseau de relations plus étendu que les jeunes, et fonctionnent comme pivots du collectif de travail. Ils en sont à la fois les ressources et s'appuient aussi sur celui-ci pour chercher des informations ou mener des actions sur le système via des délégations, des coordinations. Ils construisent et fiabilisent le réseau en l'alimentant d'informations, et [23] négocient avec la hiérarchie et les techniciens, en sortant alors de leur rôle prescrit.

Mais une ambivalence est perceptible, car les âgés sont aussi ceux qui, parfois, recherchent des formes de solitude, d'autonomie individuelle (Volkoff, 1998). Dans certaines situations, ils tirent parti de leur isolement pour développer des modes opératoires très personnalisés. Plutôt que d'affirmer que le besoin de coopérer s'élèverait avec l'âge, on peut insister sur une aspiration accrue à choisir (selon les tâches et les moments) le degré et les formes de coopération dont on va disposer. Ainsi, l'étude sur les éboueurs montre que les plus âgés choisissent de travailler à un autre rythme que leurs collègues plus jeunes. Or, ils expliquent que cette possibilité d'ajuster leur rythme dépend entre autres de la connaissance de leur coéquipier ; cette stabilité de l'équipe permet un travail de coopération du tandem formé par l'éboueur et le chauffeur (Cloutier, 1994).

Mécanismes éventuels d'exclusion

Les partages de tâches d'une part, les coopérations d'autre part, ne renvoient pas aux mêmes enjeux en termes de fragilisation des statuts et des emplois au fil de l'âge. Les partages de tâches, au sein d'une unité de travail, procèdent de mécanismes que la démographie du travail a analysés plus largement (Volkoff et Molinié, 1995) : la régulation collective des contraintes par un recours aux sélections sur l'âge. C'est un moyen efficace pour soulager les plus âgés, par exemple vis-à-vis des efforts les plus pénibles ou de la gestion coûteuse des situations d'urgence. Mais cette solution n'est viable (au prix d'ailleurs de difficultés accrues pour les jeunes, donc d'un risque d'usure précoce pour eux) que si la structure démographique s'y prête, ce qui est de moins en moins souvent le cas. Dans l'étude sur l'assemblage d'avion, déjà citée (Millanvoye et Colombel, 1996), les jeunes embauchés, plus diplômés et censément mieux au fait des techniques récentes, sont aiguillés vers les postes de travail les plus automatisés ; ce sont alors les salariés de 35-40 ans qui jouent le rôle de « jeunes » dans le reste de l'entreprise, et doivent porter, non sans risques, une part importante du travail pénible. Ailleurs, on a constaté que le gel de l'embauche et la sous-traitance dans les emplois ouvriers a obligé les travailleurs vieillissants d'une grande municipalité à occuper des postes habituellement dévolus aux jeunes (David et Bigaouette, 1989).

La question des coopérations est a priori moins problématique. De façon générale, le développement de marges de manœuvre collectives est une voie importante de prévention de l'exclusion, pour les raisons déjà évoquées : la possibilité de promouvoir des stratégies collectives de compensation des déficiences et d'anticipation (Cloutier et coll. 1998). La limite de cet effet bénéfique du travail collectif réside dans les modalités du contrôle exercé sur les performances productives du groupe. Si l'appréciation portée par la hiérarchie, la rémunération, voire la sécurité d'emploi, des membres d'une équipe, dépendent étroitement de son volume de production par tête, les faiblesses de tel ou tel, fussent-elles passagères, peuvent entraîner des réactions négatives dans le groupe lui-même. Les salariés vieillissants pourront alors figurer parmi ceux dont l'équipe ne veut plus, voire ceux qu'aucune équipe ne souhaite accueillir. Cette exclusion par le collectif est sans doute une des plus redoutables qui soient. Son aboutissement possible sera le départ anticipé volontaire, si l'occasion se présente.

Modes de gestion et marges de manœuvre

On retrouve, à propos des orientations pour l'action, la contradiction posée initialement : les régulations collectives dans le travail sont à la fois fortement invoquées et peu connues ou - ce qui revient au même - peu reconnues. Or seule une attention suffisante portée à cet aspect peut permettre de respecter et favoriser ces composantes collectives [24] de l'activité, en mettant en place les conditions favorables : organisation de l'espace, temps de concertation, circulation de l'information, etc.

S'agissant plus particulièrement de la prise en compte de l'expérience, trois éléments favorables peuvent être soulignés : une composition suffisamment diversifiée des collectifs de travail, afin de rechercher les complémentarités de compétences et la transmission de celles-ci ; une relative stabilité de ces collectifs, pour que des formes d'expérience collective (et notamment une bonne représentation par chacun des expériences et compétences des autres) puissent s'élaborer ; et des espaces de liberté laissés (ou même, organisés) pour que se forge une culture professionnelle commune, avec notamment un accord suffisant sur les objectifs et les règles de travail.

Apprentissages et formation professionnelle

Enjeux

« Apprendre, est-ce une aptitude réservée aux jeunes ? », s'interrogent avec quelque raison Paumès et Pélegrin (1993). Les statistiques sur la formation continue selon l'âge montrent la grande inégalité des volumes de formation continue entre salariés jeunes et âgés (Aventur, 1994). La situation varie évidemment d'une entreprise à l'autre, et selon les moments. Mais dans la plupart des cas, employeurs, encadrement et salariés, paraissent s'accorder sur l'idée qu'au-delà d'un certain âge l'effort de formation a toutes chances de s'avérer coûteux et peu profitable (Jolivet, 1999).

La littérature en psychologie du travail apporte des éléments d'explication sur le vécu parfois douloureux des situations d'apprentissage chez les âgés (Paumès et Marquié, 1995). Sont notamment évoquées les craintes pour l'emploi, l'inquiétude à l'idée d'endommager les matériels, l'appréhension face à la mise en concurrence avec les plus jeunes. Les difficultés liées au changement lui-même, aux caractéristiques de la nouvelle situation de travail, et à la formation, s'entremêlent et se renforcent : dans les enquêtes sur ce sujet, on voit par exemple s'élever avec l'âge la fréquence des réponses sur « le manque de temps pour se familiariser avec le changement technologique », « les difficultés pour comprendre la nouvelle terminologie », « les difficultés pour s'y retrouver dans les manuels d'utilisation » ou le « stress dû à des capacités inadaptées à l'usage de la nouvelle technique » (Hukki et Seppala, 1992). L'idée d'éviter les échecs est aussi ce qui détermine des politiques sélectives de la part des responsables de l'entreprise, soucieux de plus d'assurer une bonne « rentabilité » des efforts de formation, ce qui est plus délicat si le salarié n'a que quelques années de travail devant lui.

Or, du fait des changements rapides qui affectent les situations professionnelles, plus personne désormais ne pourra faire toute sa vie le même métier avec les mêmes méthodes ou techniques de travail. De plus en plus de salariés vont s'engager, à un moment ou à un autre de leur carrière, et peut-être même à plusieurs reprises, dans des processus de formation professionnelle (Carnoy, 2000). Comme la population active vieillit, cette préoccupation concernera aussi les travailleurs âgés.

Effets sur la santé

L'avance en âge peut s'accompagner d'une involution des performances pour certaines fonctions cognitives élémentaires. Cette involution est perceptible face aux sollicitations de la mémoire immédiate, par exemple, sollicitations qui peuvent être importantes en période d'apprentissage. Elle peut aussi se traduire par un ralentissement dans la [25] sélection d'information ou la prise de décision, à cause d'une performance moindre des organes sensoriels, ou peut-être d'une diminution de la vitesse de traitement des informations par le cerveau, ou encore d'une stratégie de prudence et de vérification souvent mise en évidence chez des âgés (Marquié, 1995).

Mais à l'échelle de la vie active, ces différences entre âges sont de faible ampleur. Elles s'accompagnent d'une grande diversité interindividuelle, car une partie importante des plus âgés obtient, dans chaque type de test, des résultats comparables à la moyenne des plus jeunes. Les performances dépendent beaucoup de la formation initiale et les écarts reflètent donc un important effet de génération, les âgés ayant eu en général une scolarité plus courte. De plus le rôle de la formation continue est considérable : la formation régulière est particulièrement profitable pour les âgés. Les difficultés à apprendre, et les atteintes à la santé qui peuvent s'ensuivre - en particulier les états d'anxiété directement liés à la situation de formation elle-même (Delgoulet, 2000) - n'ont donc pas un fondement neuropsychologique immuable.

En outre, les résultats de comparaisons faites en situations de tests ne sont pas transposables telles quelles dans le contexte de travail. Il y a lieu de distinguer d'une part les capacités élémentaires de traitement de l'information, très dépendantes de l'état fonctionnel et donc susceptibles de décliner avec l'âge, d'autre part les connaissances que les structures de traitement antérieures ont permis d'élaborer, et dont le rôle sera décisif pour peu qu'une « familiarité » suffisante avec la nouvelle tâche puisse s'établir - l'âge et l'expérience apparaissant alors comme des atouts. L'anxiété déjà évoquée, les difficultés à apprendre, et le sentiment de « perte de contrôle » sur la situation, se trouvent ainsi intimement liés, particulièrement dans les premiers jours, voire les premières heures, d'un apprentissage.

Pour toutes ces raisons, il n'est pas surprenant de constater, d'après les résultats d'enquêtes statistiques, qu'une formation considérée comme bien adaptée par les salariés est associée à des prévalences moindres des troubles de santé - ou, à l'inverse, qu'une formation jugée inadéquate s'accompagne de troubles accentués - ce de façon plus marquée quand l'âge s'élève (Molinié et Volkoff, 2000).

Mécanismes éventuels d'exclusion

Si la formation vise au développement des connaissances personnelles, a priori sans lien étroit avec le travail actuel ou futur, le fait d'y renoncer ou d'échouer dans cet apprentissage, n'a pas de conséquences directes sur l'emploi ou la qualification. Ce renoncement ou cet échec ont cependant pour effet d'alimenter les représentations négatives de la capacité à apprendre, de la part des salariés concernés comme de l'encadrement et des formateurs. S'il s'agit de salariés vieillissants, cette représentation est rapidement associée à des caractéristiques supposées intrinsèquement liées à l'âge.

L'enjeu est plus immédiat s'il s'agit d'une formation de perfectionnement au poste ou d'apprentissage d'une nouvelle tâche. Le renoncement ou l'échec équivalent souvent à une marginalisation progressive (Teiger, 1990). Celle-ci est liée au maintien dans des tâches pour lesquelles la formation n'était pas indispensable, mais qui peuvent être des tâches moins qualifiées, et/ou vouées à disparaître. Cette situation est spécialement préoccupante pour les salariés qui ne sont plus tout jeunes (compte tenu du renforcement des stéréotypes, déjà évoqué), mais qui ne sont pas non plus à proximité du départ en retraite, et devront donc tenir, si possible jusqu'à l'âge de cessation d'activité, dans cette situation au statut dégradé (avec d'ailleurs des conséquences probables, quoique peu étudiées, sur l'état de santé après la fin de vie active).

[26]

Signalons cependant des situations paradoxales dans lesquelles les salariés, et notamment les âgés, jugent qu'il est de leur intérêt de ne pas suivre la formation, voire de ne pas la réussir. Dans certaines entreprises en effet, ces renoncements ou échecs sont jugés sans effet sur la sécurité d'emploi, alors que le succès à la formation peut s'accompagner d'un statut, meilleur en principe, mais assorti de contraintes nouvelles (mobilité géographique, responsabilités anxiogènes, contenu de travail peu familier, etc.) que les salariés âgés préfèrent esquiver.

Modes de gestion et marges de manœuvre

Les préoccupations que l'on vient de rappeler permettent de caractériser les conditions propices au bon déroulement des apprentissages chez des salariés vieillissants (Teiger, 1990 ; Paumès et Laville, 1995) :

* un énoncé clair des objectifs des formations et de leurs retombées attendues dans la vie de travail ;

* une durée et un calendrier de formation permettant de combiner la mémorisation, la compréhension, l'ajustement aux connaissances antérieures (et un « désapprentissage » éventuel de certaines de ces connaissances), et la mise en perspective pour l'activité de travail future ;

* le caractère progressif et régulier des démarches de formation, permettant à chacun de renouer avec l'habitude d'apprendre, et d'entretenir les aptitudes correspondantes ;

* un contenu des programmes qui prenne largement en considération les parcours professionnels antérieurs, en multipliant les exemples concrets associés à une pratique professionnelle effective ;

* des modalités d'enseignement qui favorisent l'expression des hésitations ou des interrogations, qui offrent des occasions de collaborer, et qui permettent de mettre en application, dans un contexte rassurant, les connaissances acquises (d'où l'intérêt des formations réalisées sur le poste lui-même) ;

* une vigilance sur la période de retour au travail après formation, afin que les connaissances acquises puissent être utilisées sans trop tarder, avec les points d'appui nécessaires en cas de difficultés.

Quand on envisage la formation dans un contexte où une proportion importante de la main-d'œuvre est âgée et expérimentée, on pense tout d'abord à assurer la formation la plus efficace possible de cette main-d'œuvre en tenant compte de ses caractéristiques particulières. Une autre facette également riche à explorer a trait à l'utilisation de cette main-d'œuvre expérimentée et très compétente pour former la relève. En d'autres mots, quelles sont les conditions les plus propices à une transmission des savoir-faire et des compétences accumulés avec l'expérience ?

Ces interrogations sont récentes et très peu d'études à ce sujet ont été réalisées dans des situations réelles de travail (Cloutier et coll. 1999 ; Cloutier et coll., 2000). Cependant, plusieurs recherches démontrent les acquis importants liés à l'expérience en termes de santé et de sécurité du travail ainsi qu'en termes d'efficacité et de qualité ; on ne peut balayer ces possibilités du revers de la main. Il est certain que les enjeux à ce sujet sont multiples et très importants. Plusieurs modèles pourraient être explorés notamment le compagnonnage, le tutorat ou l'accompagnement en situation réelle de travail.

La précarité d'emploi

[27]

Enjeux

La précarité constitue un enjeu important pour la main-d'œuvre âgée ; elle ne se situe cependant pas sur le même plan que les autres enjeux . En effet, la précarité ayant trait aux conditions d'emploi de la main-d'œuvre, ses conséquences sur l'activité de travail sont moins directement perceptibles.

Par souci de rationalisation économique et de flexibilité numérique maximale, les entreprises favorisent de plus en plus la précarité. La précarité reliée au statut d'emploi se manifeste directement, par les contrats à durée déterminée et l'embauche de consultants, ou indirectement, par le recours à la sous-traitance. D'autre part, les entreprises favorisent également une autre forme de précarité qui a trait à la mise en disponibilité ou au sous-emploi de certains groupes de travailleurs (Thébaud-Mony, 1993). Cette forme de précarité touche plus particulièrement les femmes, les jeunes et le personnel plus âgé comme l'indiquent des statistiques québécoises et françaises (Gollac et Volkoff, 2000 ; Enquête mensuelle sur la population active, ministère du Travail du Québec, 1996-1998 ; Recensement canadien). La mise à l'écart de personnels vieillissants peut prendre diverses formes comme des affectations temporaires, la création de postes spéciaux, la retraite anticipée, le travail à temps partiel ou le chômage pour cause d'inaptitude.

Conséquences sur le personnel

Les conditions de travail générées par la précarité de statut d'emploi entraînent des inégalités de conditions de travail dans les entreprises entre différents groupes de salariés. Habituellement, c'est le personnel jeune et embauché depuis moins longtemps qui a un statut d'emploi précaire alors que le personnel plus âgé et plus ancien dispose de postes réguliers. Très souvent, ces groupes à statuts d'emploi différents accomplissent des travaux semblables. Cependant, la précarité contribue à complexifier la réalisation de l'activité de travail pour tous. La formation et l'information sont moins fréquemment dispensées aux personnes n'ayant pas de statut régulier ; le manque de familiarité des tâches à accomplir qui n'est pas prise en compte peut conduire à une augmentation des contraintes de temps vécues par tous les travailleurs.

Malgré les apparences à l'avantage des travailleuses et travailleurs vieillissants, les conditions difficiles dans lesquelles les précaires sont plongés pour accomplir leurs tâches se répercutent aussi sur le travail du personnel régulier, habituellement plus âgé, par la désorganisation qu'elles peuvent entraîner (Huez, 1996). En effet, ces derniers doivent souvent compenser les lacunes dues à la nouvelle organisation du travail qui tente de réduire tout le temps de travail à du temps « productif », ce qui contribue à un alourdissement de leur propre charge de travail et à des pertes de temps. De plus, ceci se produit dans un contexte où la précarité peut contribuer à couper les possibilités de collaboration et d'entraide dans l'équipe de travail et même aviver les conflits (Beaud et Pialoux, 1999) car ces nouvelles pratiques accentuent l'écart entre les personnels qui ont été embauchés récemment et celles et ceux qui ont davantage d'ancienneté en ce qui a trait au niveau de salaire et à la stabilité d'emploi (Kumar, 2000). Les plus âgés se sentent aussi menacés par le risque de précarisation de leur emploi.

Pour la main-d'œuvre vieillissante, d'autres conséquences reliées à la précarité sont également perceptibles. En effet, la recherche de flexibilité numérique de la part des entreprises réduit de plus en plus le nombre de postes réguliers et élimine les postes allégés (David et Bigaouette, 1989), ce qui contribue à insécuriser d'avantage le personnel qui avance en âge, alors qu'il est plus difficile de se retrouver un emploi à des âges avancés (Recensement canadien).

[28]

La précarité est une réalité qui est également de plus en plus présente dans les secteurs des services et des soins qui emploient beaucoup de femmes. En effet, depuis vingt ans dans les secteurs des services et des soins, le recours aux emplois sur appel, à durée déterminée ou à la sous-traitance a surtout touché les emplois d'entretien et de soutien matériel. On pouvait croire que les emplois spécialisés tels ceux d'infirmières seraient à l'abri de cette nouvelle tendance. Mais ce n'est pas ce qui s'est avéré. On assiste donc à des situations où du personnel de différents statuts, et souvent d'âges différents, accomplissent le même travail. Les répercussions de cette réalité sur la santé et la sécurité du travail sont peu documentées et encore moins dans un contexte de vieillissement de la main-d'œuvre.

Effets sur la santé et mécanismes éventuels d'exclusion

Des recherches dans différents secteurs, comme la forêt et le nucléaire, ont montré que parmi les conséquences du recours à la sous-traitance sur les employés, on observe un alourdissement de la charge de travail, un processus de déqualification, une détérioration des conditions de travail et une exclusion des travailleurs jugés inaptes au travail pour raison de maladie ou d'accident. Ces études ont également montré l'inégalité des risques de lésions professionnelles selon les statuts (François, 1993 ; François et Liévin, 1993 ; Thébaud-Mony, 1993).

Des médecins du travail ont constaté en France que la précarisation, parce qu'elle morcelle les parcours professionnels, réduit le soutien social et les marges de manœuvre, amoncelle les effets négatifs sur la santé tant physique et psychosomatique que psychique (Huez, 1996). De plus, la précarité élimine de l'entreprise toute trace de l'usure due au travail car elle renforce les mécanismes de sélection / exclusion du marché du travail sur des critères d'âge et de santé. Dans ce contexte, Thébaud-Mony (1993) ainsi que David et coll. (à paraître) remarquent que tant dans les grandes entreprises que les petites, les stratégies de prévention sont remplacées par le transfert de certains risques professionnels des collectifs stables vers les travailleurs précaires.

Modes de gestion et marges de manœuvre

Le souci de flexibilité des entreprises, qui passe par l'utilisation de plus en plus massive d'engagement de personnel avec des statuts précaires peut-il cohabiter avec le respect de l'intégrité du personnel plus âgé ? À condition que les gestionnaires et organisateurs du travail reconnaissent la particularité et la richesse des savoir-faire de la main-d'œuvre expérimentée. En effet, cette reconnaissance peut rendre possible le développement de façons d'aménager le travail des individus, tout en tirant parti de la richesse de leurs connaissances et en leur procurant une relative stabilité. Une certaine flexibilité des formes d'emploi pourrait constituer un avantage pour les personnels âgés qui veulent commencer à planifier leur vie à la retraite. Cela se fait déjà dans certains milieux en rendant accessibles le temps partiel et la retraite progressive.


CONCLUSION

Afin que les situations de travail permettent aux personnels vieillissants de continuer à travailler, il est nécessaire de développer une perspective préventive. Celle-ci devra prendre en compte le fait que les difficultés révélées à l'occasion de « problèmes » vécus par les personnels vieillissants existent pour toute la population active. Il s'agit là, comme le souligne Teiger (1995), d'un principe de réalité puisque l'être humain se transforme avec l'âge, non seulement par des pertes, mais aussi par des acquis. Les mutations du travail, dont il a été fait état au début de ce texte, se font aussi dans un contexte où l'écart [29] entre l'âge chronologique et l'âge fonctionnel s'accroît. C'est entre autres pour cette raison, simultanément à l'accélération du vieillissement de la population, qu'au cours des prochaines décennies, l'enjeu majeur du vieillissement au travail aura davantage trait aux conditions de maintien des personnels vieillissants en emploi qu'à l'abaissement de l'âge de sortie de la vie active.

La complexité de ces enjeux et le peu de données et d'analyses à leur sujet soulèvent cependant plus de questions qu'elles n'apportent de réponses. C'est pourquoi, en guise de conclusion, nous proposons à la réflexion un ensemble de questions qui peuvent contribuer à orienter la programmation des travaux à venir :

- Vieillissement et santé en milieu de travail : connaissances descriptives

  • que sait-on de l'état de santé des actifs à divers âges ?
  • quels sont les principaux éléments de variabilité interindividuelle ?
  • quelles différences entre professions, secteurs, statuts, régions, pays ?
  • quels liens avec la santé post-professionnelle et la mortalité ?

- Le vieillissement induit par les choix organisationnels concernant l'activité réelle de travail

  • quelles caractéristiques de ces choix organisationnels influent sur l'évolution de l'état fonctionnel avec l'âge ?
  • quelles caractéristiques influent sur la santé physique, aux différents stades des parcours professionnels ?
  • quelles caractéristiques influent sur la santé psychique, aux différents stades des parcours professionnels ?
  • y a-t-il des facteurs qui contribuent à accélérer ou à ralentir certains déclins ?
  • y a-t-il des facteurs favorables à la construction de la santé au fil de l'âge ?
  • y a-t-il des actions combinées de plusieurs facteurs ?

- Les choix organisationnels concernant le travail tolèrent-t-ils le vieillissement ?

  • quels choix organisationnels posent aux personnels vieillissants des problèmes particuliers : difficultés, remise en cause de stratégies de travail individuelles et collectives, etc. ?
  • quelles caractéristiques, au contraire, valorisent les atouts de l'expérience professionnelle ?

- Quels rôles jouent l'expérience et la transmission intergénérationelle des connaissances ?

  • Dans quelles conditions est-il possible d'acquérir et de consolider des savoirs et des savoir-faire fondés sur la pratique ?

  • Comment se construit l'expérience au fil du parcours professionnel ?

  • Comment prendre en compte l'accumulation de l'expérience dès le début du parcours professionnel ?

  • Dans quelles conditions l'expérience permet-elle de se protéger contre les risques ?

  • Quelles sont les modalités de transmission des savoir-faire et des compétences entre personnels expérimentés et novices ?

  • Quelles sont les conditions favorables aux interactions nécessaires à cette transmission ?

[30]

  • Comment mettre en lumière les aspects positifs de l'avance en âge, associés à l'expérience et à la construction des compétences ?

  • Y aurait-il lieu d'intégrer de telles modalités de transmission dans le cadre de formation professionnelle continue ?

- Comment tenir compte de ces connaissances pour agir de façon anticipatrice sur les choix organisationnels en ce qui a trait aux six principaux enjeux concernant le vieillissement au travail ?

  • polyvalence et variété des tâches ;
  • horaires ;
  • contraintes temporelles dans le travail ;
  • aspects collectifs du travail ;
  • apprentissages, formation professionnelle ;
  • statuts d'emploi ;

- Quelles modalités de suivi peut-on mettre en place dans le domaine des relations entre âge, santé et choix organisationnels ?

Il n'est pas certain que cette réflexion soit à distinguer de celle, plus générale, qui englobe les conditions de travail au sens large du terme. La question posée est en tout cas celle des instruments épidémiologiques et démographiques qu'il est possible d'élaborer, ainsi que de leur utilisation combinée avec des observations qualitatives ou cliniques.


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[1] Dans cet article, on utilisera la notion "d'organisation du travail" dans une acception large, renvoyant à un ensemble d'options de l'entreprise dans des domaines comme les horaires, les contraintes temporelles, la technologie, les modalités de répartition des tâches entre les individus et les collectifs, les modalités de contrôle de l'activité de travail, etc. Cette acception, fréquente dans l'approche des situations de travail en entreprise, ne privilégie aucune référence conceptuelle particulière.

[2] Le texte qui suit a servi de base à la discussion de l'atelier sur Vieillissement, organisation du travail et santé qui a eu lieu dans le cadre du deuxième séminaire franco-québécois sur le vieillissement et la santé. Celui-ci a eu lieu à Montréal en juillet 2000. Ce texte ne se proposait pas d'être exhaustif ni dans son propos ni dans ses références aux ouvrages sur lesquels il s'appuie. Il visait plutôt à amorcer des discussions dans le but de développer des collaborations fructueuses entre chercheurs. Dans cette perspective, il est structuré autour des principaux enjeux dont il nous semble devoir traiter en priorité à cause de leur importance dans la problématique du maintien en emploi des personnels vieillissants. Pour ce travail, les auteurs ont bénéficié du soutien financier du ministère des Relations internationales du Québec et du ministère des Affaires étrangères de France dans le cadre du programme de la 58e session de la Commission permanente de coopération franco-québécoise.

[3] Ayant comparé les structures professionnelles des pays du G-7 de 1979-1990 à celles de 1920 à 1970 analysées par Singelman (1978), Castells conclut que les statistiques confirment ces différentes tendances.



Retour au texte de l'auteure, Mme Hélène David, sociologue Dernière mise à jour de cette page le samedi 19 janvier 2013 14:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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