Introduction
La crise politique qui secoue le Québec depuis le 5 octobre dernier et qui s'est amplifiée dans les jours et les semaines suivantes, ne peut s'expliquer uniquement par la situation exceptionnelle qu'ont créée les enlèvements successifs du diplomate James Cross et de Pierre Laporte, ministre du Travail du Québec, par des membres du FLQ. La ligne dure, adoptée par le gouvernement fédéral, et qui s'est imposée à l'équipe ministérielle du Québec, constitue aussi un élément essentiel de la crise. Cette ligne dure s'est manifestée tant par le refus de négocier que par la proclamation des mesures de guerre et l'occupation du territoire québécois par l'armée.
Bien d'autres éléments de cette crise doivent être retenus ; certains sont liés aux fondements même de la crise, d'autres concernent plus les conséquences et les coûts sociaux des décisions gouvernementales prises tout au long de ces jours. Il en est ainsi de l'emprisonnement de militants de différents mouvements sociaux ; de la censure de l'information ; de la mort même du ministre Laporte ; du climat de peur et de délation créé et entretenu par les mesures gouvernementales et policières ainsi que par les déclarations insensées de plusieurs dirigeants politiques.
Il faut aussi retenir comme dimension essentielle de cette crise la défense de la politique gouvernementale comme étant la seule et unique politique possible (« The one best way »). Cette justification rangeait du coup dans le camp de l'opposition illégitime - voire dans un mouvement subversif qui voulait imposer un contre-gouvernement - tout dissident ou toute personne qui s'interrogeait sur le bien-fondé des décisions gouvernementales. Une telle rigidité chez les dirigeants politiques légitimait toute action répressive de la police qui tentait de déraciner toute forme de militantisme politique de gauche.
Mais pour comprendre et apprécier la signification de cette crise, il est indispensable de déborder les décisions politiques immédiates, les dénonciations arbitraires des autorités, les prétendues justifications d'une insurrection appréhendée et le recours aux mesures répressives qui mettent au rancart libertés civiles et politiques, ainsi que les prises de position de différents groupes qui se sont opposés à de telles manoeuvres.
Une crise politique est toujours révélatrice d'un état de rapports de forces ; elle grossit, comme une loupe, les contradictions sociales qui agitent une société de manière plus ou moins perceptible en temps normal. Mais elle n'est pas que révélatrice de ces tensions ; elle est aussi un aboutissement, un éclatement d'une série accumulée de problèmes sociaux, politiques ou économiques qui caractérisent une société, problèmes dont les dirigeants politiques n'ont souvent même pas réussi à faire disparaître les symptômes. Enfin, une crise politique et aussi un multiplicateur qui monte d'un cran les contradictions et problèmes sociaux d'une collectivité.
Il faut donc, à partir des politiques gouvernementales concernant des problèmes précis, dégager les constantes d'une ligne politique et mettre en relief les rapports qui existent entre cette ligne politique et les caractéristiques structurelles de la situation économique et politique du Québec.
Il sera d'abord démontré comment les contradictions structurelles identifiées accentuent certains problèmes sociaux, politiques et économiques. L'analyse de certaines politiques visant à agir sur ces contradictions indiquera comment, en fait, elles avantagent certaines classes sociales, ou fractions de classe, au détriment d'autres classes qui sont confrontées à des problèmes sociaux complexes. Par ailleurs, ces classes sociales connaissent une mobilisation politique canalisant l'expression et l'action en vue de la défense de leurs intérêts sociaux. Il sera indiqué pourquoi cette mobilisation ne peut se faire sans que soient remises en cause les politiques gouvernementales. Les conflits sociaux qui s'amorcent rendent donc plus visibles les intérêts des groupes sociaux qui sont favorisés par les politiques gouvernementales ; ces conflits provoquent aussi une prise de conscience quant au véritable champ d'action de ces politiques qui se situent au seul niveau de l'aménagement des conditions de la subordination économique et sociale.
Faute d'appliquer des politiques de transformation majeure qui modifieraient véritablement les structures de domination économique et sociale, les dirigeants politiques sont amenés à exercer des politiques fondamentalement répressives à l'égard de tout groupe qui révèle les effets de ces dominations par la revendication ou la contestation. Cette stratégie de la destruction autoritaire de l'adversaire politique sera reliée à l'impossibilité de s'attaquer aux contradictions qui résultent des diverses structures de domination.
Les péripéties de ces événements ont trop souvent détourné l'attention des problèmes essentiels. Cette analyse, visant à préciser ces problèmes, prend pour point de départ la triple domination économique sous laquelle le Québec vit.
La domination des capitaux américains sur l'économie canadienne et québécoise se double, en effet, d'un développement économique, à l'intérieur du Canada, qui se poursuit au profit d'une région ; tant sur le plan des structures que sur celui des politiques économiques, c'est l'Ontario, où domine la bourgeoisie anglo-saxonne, qui est la plus avantagée au détriment d'autres régions. Enfin, à l'intérieur même du Québec, l'appartenance ethnique opère une différenciation nette quant au contrôle de l'activité économique et à la distribution des revenus et des emplois.
Par ailleurs, cette structure de domination économique a des effets sociaux et politiques spécifiques sur lesquels vise à agir l'État québécois. Mais dans la mesure où les politiques mises en oeuvre favorisent surtout une classe moyenne technocratique, elles élargissent la distance sociale entre les classes favorisées et les milieux défavorisés. Ceux-ci vivent leur situation sous forme de chômage, de bas revenus, de coût élevé de la non-éducation etc. Les politiques sociales ajoutent ainsi leur propre violence à celle des contradictions existantes qu'elles ne contrent pas. Étant inefficaces, même dans le traitement des symptômes des effets de la domination, les politiques de l'État québécois se rétrécissent à une amélioration des voies de mobilité individuelle.
Enfin, le déroulement de l'analyse conduit à traiter plus spécifiquement de la situation de la ville de Montréal. Il ne peut pas être attribué au hasard le fait qu'à chaque crise politique Montréal soit particulièrement ébranlée. La métropole est en effet le lieu politique où le réseau des contradictions, identifiées comme fondements structurels à la crise, est le plus intense.
La conjonction de toutes ces contradictions est liée au statut de métropole économique de Montréal ; les conflits sociaux touchant l'orientation de la société québécoise y sont donc particulièrement exacerbés. À cela s'ajoutent les problèmes qui caractérisent directement les grands systèmes urbains : rapports ville-banlieue ; problèmes de rénovation urbaine ; ségrégation sociale de l'espace urbain ; etc.
Ainsi donc les conflits sociaux qui sont vécus à Montréal se fondent à la fois sur des problèmes urbains et sur des problèmes socio-politiques qui condensent et cristallisent, de façon nette et visible, l'ensemble des contradictions d'une société.