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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Hélène David, “Rapports sociaux et vieillissement de la population active.” Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 27, n° 2, automne 1995, p. 57-68. [Autorisation accordée par l'auteure le 30 janvier 2013 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales]

[57]

Hélène David

Sociologue, chercheure et consultante retraitée

Rapports sociaux et vieillissement
de la population active
.”

Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 27, n° 2, automne 1995, p. 57-68.

Introduction
Les structures d'âges de la population totale et de la population active
Une population active encore jeune…
… Mais une population active qui vieillira rapidement
Des enjeux d’une importance majeure
Rajeunir la population ou adapter les institutions ?
Équité intergénérationnelle ou socio-économique ?
Coûts publics ou privés ?
Conclusion
Résumé / Summary / Resumen
Bibliographie


Introduction

Alors que le vieillissement démographique préoccupe les analystes depuis déjà quelques décennies, la question du vieillissement de la population active commence à peine à émerger. Attribuable en partie à ce que ce dernier processus est plus récent, le peu d'importance qu'on lui accorde témoigne également d'une vision du vieillissement tributaire surtout de conceptions démographiques. Celles-ci, centrées sur des variables démographiques telles que la fécondité, la natalité et la mortalité, se penchent peu sur la population active. De plus, ces conceptions favorisent une lecture déterministe et pessimiste du vieillissement collectif, comme si la société ne pouvait que pâtir de l'accroissement d'une catégorie de la population perçue comme dépendante, et comme si elle ne pouvait remettre en cause ses choix autres que démographiques (Bourdelais, 1993).

Au cours de cet article nous verrons, en premier lieu, que le vieillissement de la population active ne se confond pas avec celui de la population totale. Cela peut sembler aller de soi, puisque lia population active exclut les plus jeunes et les plus âgés. Mais comme la population active ne comprend que les deux tiers de la population considérée en âge de travailler, il est nécessaire d'examiner de plus près les mécanismes qui contribuent à ce faible taux d'activité. Ces mécanismes relèvent à la fois des rapports sociaux à l'échelle de toute la société et de ceux qui structurent plus spécifiquement le monde du travail et de l'emploi. Cette analyse permettra d'affirmer que le vieillissement de la main-d'œuvre active est un enjeu majeur pour les décennies à venir et qu'il est nécessaire de prendre acte de son insertion dans les rapports sociaux afin de déplacer le débat du terrain de la démographie à celui des enjeux concernant les critères de répartition des ressources entre les différents groupes sociaux.

Les structures d'âges de la population totale
et de la population active


L'évolution de la structure d'âges de la population totale au Canada, au cours des trois dernières décennies est bien connue.

[58]

TABLEAU 1.

Évolution de la structure d'âges de la population totale, Canada 1961-2001

Âge

1961

1971

1981

1991

2001 *

0 à 19 ans

41,9

39,4

32,0

27,7

26,7

20 à 44 ans

33,2

33,9

39,7

41,0

37,9

45 à 64 ans

17,4

18,7

19,0

19,7

23,6

65 ans et plus

7,6

8,1

9,5

11,6

11,8

Total

100,1

100,1

100,2

100,0

100,0

Sources : Science Council of Canada (1976, TII-I).
Denton, Feaver et Spencer (1986).
Recensement du Canada (1991b).


La baisse de la proportion des jeunes, au fil des décennies, témoigne de la baisse du taux de fécondité. La hausse importante de la proportion des 20 à 44 ans, à partir des années 1980, révèle l'arrivée des générations du baby-boom à l'âge adulte, alors que la stabilité proportionnelle des 45 à 64 ans prend fin avec le siècle, suite à l'arrivée des baby-boomers dans cette catégorie d'âges. Si l'accroissement de la proportion des personnes de 65 ans et plus est encore très lent, il s'accélèrera cependant considérablement d'ici deux décennies, alors que les baby-boomers passeront le seuil des 65 ans. La baisse importante du taux de fécondité depuis plusieurs décennies est la principale raison de cet accroissement, mais l'allongement de la durée de la vie y contribue également. Lorsqu'on se limite à ce seul pays au cours des dernières décennies, les facteurs démographiques semblent jouer ainsi un rôle déterminant pour rendre compte de la structure d'âges de la population totale ; cela est d'autant plus prononcé que le baby-boom a eu davantage d'ampleur au Canada que dans les autres sociétés industrielles avancées (Beaujot et McQuillan, 1982, p. 117). Toutefois, il ne faut pas oublier que la transition qui a mené les pays industriels avancés au régime démographique actuel est étroitement liée à l'industrialisation (Loriaux, 1990 ; Lapierre-Adamcyk, 1991). Et on sait jusqu'à quel point la relation négative entre le travail des femmes et leur fécondité est forte (Gauvreau, 1994).

De plus, l'examen de données équivalentes pour la population active canadienne, au cours des mêmes décennies, suggère que ce sont des mécanismes non démographiques qui sont surtout à l'œuvre. Statistique Canada [1] définit la population active comme celle qui occupe un emploi rémunéré ou est en chômage (à la recherche d'un emploi).

TABLEAU 2.

Évolution de la structure d'âges de la population active, Canada 1961-2000

Âge

1961

1971

1981

1991

2000 *

15 à 24 ans

21,9

25,8

25,8

18,6

16,3

25 à 44 ans

45,4

42,6

47,6

54,8

51,0

45 à 64 ans

28,9

29,2

24,9

25,2

31,5

65 ans et plus

3,8

2,5

1,6

1,4

1,3

Total

100,0

100,1

99,9

100,0

100,0

Sources : Démon, Feaver et Spencer (1986 Tl et 2).
Recensement du Canada (1991b).

[59]

Parmi la population active, comme on peut le voir au tableau 2, le passage des baby-boomers dans la catégorie d'âges la plus jeune est caractérisée par la hausse de son taux d'activité qui, de 1971 à 1991, a augmenté d'un tiers parmi les jeunes de 15 à 19 ans, et de 15% parmi celles et ceux de 20 à 24 ans. La présence des baby-boomers est plus visible parmi les 25 à 44 ans à partir des années 1980 ; dans cette catégorie d'âges, le taux d'activité a aussi beaucoup augmenté (de près de 25%), surtout à cause des femmes, chez qui il a presque doublé. Il est toutefois surprenant de constater une baisse de la proportion des 45 à 64 ans parmi la population active à partir des années 1980, baisse qui ne correspond pas à la proportion stable que représente cette tranche dans la population totale jusqu'en 1991. Au cours de cette période, parmi cette catégorie d'âges, le taux d'activité a augmenté de 23% parmi les personnes de 45 à 54 ans, mais d'à peine 3% chez celles de 55 à 64 ans (Statistique Canada, 1993). Les projections pour l'an 2 000 reflètent aussi l'importance des cohortes les plus âgées du baby-boom. Cependant, la proportion que représentent les 65 ans et plus, déjà minime, diminue considérablement au cours de ces décennies, alors même que s'accroît leur proportion dans la population totale. Il y a certainement là des mécanismes institutionnels à l'œuvre.

Cela est d'autant plus paradoxal que de 1965 à 1975, le Canada a connu le plus haut taux de création d'emplois des pays industriels avancés (Beaujot et McQuillan, 1982, p. 126) et que depuis deux décennies, le taux global d'activité a considérablement augmenté, passant de 58% à 68% (Statistique Canada, 1993), ce qui en fait l'un des plus élevés parmi les pays membres de l'OCDE (Statistical Abstract of the United States, 1992). En outre, la population active a crû plus rapidement que la population totale, non seulement à cause des volumineu­ses cohortes du baby-boom, mais également à cause de la hausse considérable du taux d'activité des femmes (David, 1990 ; Kempeneers, 1992).

Une population active encore jeune...

Au Canada, la population active est donc encore jeune. Cela est lié entre autres à ses particularités démographiques. La population active comprend actuellement toutes les générations du baby-boom, qui sont encore plutôt jeunes, les premiers de ces générations n'ayant passé le cap des 45 ans qu'au début de la décennie 1990, alors que les plus jeunes abordaient leur trentaine. Mais surtout, la population active exclut les deux catégories d'âges qui contribuent proportionnellement le plus au vieillissement de la population : les personnes âgées, dont le nombre augmente parce qu'elles vivent plus longtemps, et les jeunes, maintenant peu nombreux à cause de la baisse du taux de fécondité. Ainsi, loin d'être déterminée par les seuls facteurs démographiques, la structure d'âges de la population active est tributaire des mêmes rapports sociaux qui structurent la division sexuelle du travail (domestique/marchand) dans la société et sur le marché du travail. En effet, c'est une baisse de la fécondité des femmes, associée à la hausse de leur taux d'activité, qui est à l'origine de la décroissance de la population la plus jeune. En ce sens, on peut affirmer que la transformation des rapports sociaux de sexe dans l'ensemble de la société et dans la population active constitue un élément central de la dynamique de leur vieillissement. Quant à l'immigration, on manque de données pour évaluer ses effets en termes de vieillissement ; si ceux-ci vont plutôt dans le sens d'un rajeunissement très minime de la population totale, ils seraient négligeables au sein de la population active (Beaujot, 1991).

Mais plusieurs autres processus qui touchent la fraction de la population active la plus âgée jouent aussi un rôle majeur, et il est à prévoir que leurs effets s'amplifieront avec l'avance en âge des générations volumineuses du baby-boom. Les faibles taux d'activité de la main-d'œuvre vieillissante ainsi que la longue durée des périodes de chômage des plus âgés indiquent en effet que des processus d'exclusion jouent. Malgré la faiblesse de ces indices, à cause de leurs limites inhérentes pour rendre compte du déroulement de la vie active des femmes, marqué par le rythme irrégulier de leurs périodes d'activité et d'inactivité (Kempeneers, 1992), ces données sont néanmoins révélatrices.

[60]

TABLEAU 3.

Taux d'activité en pourcentage selon l'âge et le sexe, Canada 1971-1991

Année

Femmes

Hommes

55 à 59 ans

60 à 64 ans

55 à 59 ans

60 à 64 ans

1971

38,7

29,1

84,9

74,1

1981

41,7

28,1

83,9

68,3

1991

49,7

27,9

77,8

53,6

Source : Statistique Canada (1993).


Malgré la hausse globale du taux d'activité (la proportion de personnes occupées et en chômage sur l'ensemble de la population du groupe d'âges sous considération) et sa hausse parmi tous les groupes d'âges de moins de 55 ans, la baisse du taux d'activité des catégories les plus âgées de la population active canadienne s'accentue en effet depuis maintenant plus de deux décennies, à l'instar de ce qui a été observé dans de nombreux autres sociétés capitalistes avancées (Guillemard et Rein, 1993). Le taux d'activité des hommes de 60 à 64 ans a diminué de près du tiers en deux décennies, et dix ans plus tard, la même tendance s'est amorcée chez les hommes de 55 à 59 ans. Chez les femmes, par contre, le taux d'activité a continué d'augmenter chez celles de 55 à 59 ans et n'a connu qu'une très faible baisse parmi celles qui ont de 60 à 64 ans. Ces tendances sont suffisamment prononcées pour qu'on ne puisse les attribuer qu'à une somme de choix personnels.

Quelques recherches (Grenier, 1989 ; Tindale, 1991) ont dressé un inventaire des facteurs auxquels on peut attribuer la baisse accrue du taux d'activité de la population vieillissante au Canada. En ce qui a trait aux obstacles, on note la transformation de l'économie, (mondialisation, accélération des changements technologiques, transformation du rapport salarial), le manque de programmes de formation publics, de recyclage et de placement ainsi que les lacunes des rares programmes existants. Mais comme les personnes à la recherche d'un emploi sont dénombrées dans la population active et donc confondues avec celles qui sont occupées, il faut examiner les données sur le chômage pour les départager. Celles-ci indiquent que la proportion des personnes plus âgées en chômage n'est pas plus élevée que celle des plus jeunes ; c'est dire que parmi les groupes de personnes vieillissantes, on assiste à une amplification du passage de l'emploi à l'inactivité définitive. Par contre, la durée des périodes de chômage est particulièrement longue chez la population active plus âgée (Statisti­que Canada, 1993). Ainsi en 1993, les personnes de 45 ans et plus sont restées en moyenne 32 semaines en chômage, soit près de deux fois plus longtemps que les jeunes de 15 à 24 ans ; c'est un écart qui s'est graduellement accru depuis 15 ans (Schellenberg, 1994). On comprend alors pourquoi cette recherche d'emploi infructueuse constitue souvent la dernière étape avant la sortie définitive de la vie professionnelle (Guillemard et Rein, 1993).

La possibilité de vieillir en travaillant est aussi fortement tributaire des conditions dans lesquelles on travaille tout en avançant en âge (Laville, 1989). Les résultats d'une toute récente enquête au Canada, selon lesquels 42% des cols bleus, mais seulement 11% des cadres, professionnels et techniciens prennent une retraite hâtive, en constituent un bon indice (McDonald, 1993). L'utilisation des habiletés et capacités nécessaires à l'exécution des tâches requises par l'emploi ne se font pas toujours dans des conditions qui permettent de reproduire sa force de travail (Teiger et Villatte, 1978). Les règles d'emploi en vigueur mènent alors vers l'expulsion celles et ceux de qui l'organisation du travail exigent plus que leurs capacités ; en déclarant ces travailleurs inaptes ou invalides, les employeurs imposent la retraite (David, 1986 ; Lyon 1987).

Les trois seules recherches sur les politiques et les pratiques internes des entreprises au Canada (David, 1986 ; David et Pilon, 1990 ; Bellemare, Poulin-Simon et Tremblay, 1993) ont [61] aussi conclu qu'actuellement il n'y a pas de mécanismes de gestion de l'avance en âge des salariés individuels en rapport avec leur travail, ni d'outils de gestion des ressources humaines appropriés pour résoudre les problèmes que soulève le vieillissement de l'ensemble des personnels. À défaut, deux mécanismes peu adéquats sont abondamment utilisés ; outre les régimes de retraite, on recourt aux régimes d'assurance-maladie-invalidité (David, 1991).

Diverses modalités facilitant ou hâtant l'accès aux prestations des régimes publics ou privés de retraite constituent aussi de fortes incitations à quitter plus tôt la vie professionnelle, comme cela a été constaté dans la plupart des pays capitalistes avancés (Guillemard et Rein, 1993). Conquête ouvrière ou mécanisme efficace qui permet de rajeunir la main-d'œuvre (Graebner, 1980), la retraite est en effet devenue une institution qui engendre ses propres effets (Kohli, 1987) et qui contribue aussi à abaisser le seuil d'âge de la fin de la vie professionnelle. Ainsi, derrière le droit à la retraite, qui s'est consolidé depuis le début du siècle, se profile maintenant avec insistance le rejet dans le monde des improductifs d'une proportion importante des salariés vieillissants à des âges de plus en plus hâtifs.

Au Canada, les deux faces de cette institution majeure ne sont pas sans jouer, puisque l'âge moyen de la retraite est maintenant de 62 ans (Gouvernement du Canada, 1993, p. 5). Elles jouent d'une part sur les aspirations et décisions individuelles : déjà, en 1975, parmi la population active, 70% des hommes souhaitaient prendre leur retraite avant 65 ans et 77% des femmes, avant 60 ans (Santé et Bien-Être Canada, 1977, cité par McDonald et Wanner, 1990). En 1991, c'est en moyenne à 62 ans que les personnes de 45 ans et plus qui étaient encore sur le marché du travail souhaitaient prendre leur retraite (Statistique Canada, 1991a). L'existence de la retraite légitime également des décisions prises par des entreprises et des instances gouvernementales qui imposent le moment de la sortie de la vie active. Les propos de la Cour suprême du Canada (1992), lors d'une décision récente, traduisent bien la conception maintenant dominante à cet égard [2]. Estimant que la requérante, une professeure d'université qui s'opposait à sa mise à la retraite obligatoire à 65 ans, n'était pas lésée puisqu'elle allait bénéficier d'une rente de retraite, la plus haute cour du Canada a précisé que pour l'Université :

La retraite obligatoire constitue un moyen de résoudre le double problème du financement limité et de l'existence d'un « gonflement » dans la répartition par âge des [salariés).

Ces divers phénomènes, qui accélèrent la sortie de la vie professionnelle depuis plus d'une décennie, sont avant tout liés aux transformations du marché du travail ; fruits de politiques publiques contradictoires qui tentent de dissimuler le taux réel de chômage, ils réduisent le volume apparent de la population active. Ils ont eu pour effet de rajeunir artificiellement la main-d'œuvre en abaissant l'âge de sortie légitime pour une partie importante de la main-d'œuvre vieillissante. Loin d'être une simple conséquence de la structure d'âges de la population totale, la jeunesse actuelle de la population active canadienne est plutôt le résultat de divers mécanismes qui structurent les modalités d'entrée et de maintien à l'intérieur du marché du travail ainsi que celles de la sortie.

..Mais une population active qui vieillira rapidement

Actuellement jeune, la population active vieillira néanmoins rapidement au cours des prochaines décennies. À cause de l'évolution démographique : entre 1990 et 2005, les générations du baby-boom auront toutes passé le seuil des 45 ans. À cause aussi d'un essor considérable de l'emploi au cours des années 1960 et au début des années 1970. Encore plus prononcé [62] dans certains secteurs comme l'éducation, la santé et les services sociaux, ce phénomène accentue d'autant plus la concentration de la main-d'œuvre dans certains groupes d'âges maintenant vieillissants que les dernières décennies ont été marquées par la stagnation et la décroissance de l'emploi qui restreignent l'entrée des plus jeunes sur le marché du travail.

À court terme, les enjeux que soulève le vieillissement de la population active sont plus préoccupants que l'augmentation de la proportion des personnes de 65 ans et plus dans la population totale. Si ces pratiques d'exclusion hâtant la sortie de la vie professionnelle continuent aussi massivement, elles risquent en effet de générer des contradictions majeures à cause du nombre considérable de travailleurs vieillissants qu'elles toucheront. Pourtant, il n'y a pas encore de signes perceptibles d'un changement d'orientation au niveau des politiques d'entreprises ou des politiques publiques pour inciter les salariés vieillissants à conserver leur emploi plus longtemps. Une telle orientation viserait à contrer une répartition de l'emploi fondée sur l'exclusion des plus âgés, à favoriser une adéquation entre les exigences des postes de travail et les capacités et aptitudes des salariés, au cours de leur avance en âge, et à améliorer les conditions de travail nocives pour la santé, parce qu'elles constituent une source de vieillissement prématuré, comme l'a indiqué le rapport du Haut Conseil de la population et de la famille de France (1989). Bien que les solutions à mettre en œuvre dans les milieux de travail soient connues [3] et inventoriées (Casey et Bruche, 1983 ; Guérin, 1991), les mesures habituellement retenues ne visent qu'à retarder le moment de la sortie de la vie professionnelle en haussant les seuils d'accès aux prestations des différents régimes de sécurité du revenu, comme il a été récemment décidé en Allemagne, en Italie et aux États-Unis (Guillemard et Rein, 1993).

Les tendances de l'évolution prochaine de la structure d'âges de la population active annoncent donc une situation tendue qui ne sera pas principalement attribuable aux facteurs démographiques, bien que ceux-ci vont en amplifier les répercussions. C'est pourquoi il est nécessaire de comprendre la dynamique propre de cette évolution afin de l'articuler aux enjeux majeurs auxquels sera confrontée la société canadienne vieillissants et de saisir toute l'importance des facteurs en cause.

Des enjeux d'une importance majeure

Parmi les nombreux enjeux que soulève le vieillissement de la population, plusieurs ont trait aux principes de répartition des ressources entre les différents groupes sociaux, car le vieillissement démographique actuel, dans un contexte de stagnation économique, remet en cause des choix politiques qui remontent à plusieurs décennies, alors que la population était plus jeune et l'économie en croissance. Cristallisés dans différents régimes de sécurité sociale, ces choix, et non seulement leurs modalités, sont maintenant remis en question dans une conjoncture où les acteurs sociaux et leurs rapports ont également évolué mais où les enjeux fondamentaux demeurent les mêmes. Le cadre d'analyse avec lequel on aborde le vieillissement démographique et ses conséquences n'est pas étranger à ces enjeux. Bien au contraire, la conceptualisation de la question génère souvent un type de réponses qui structure et limite le champ des débats possibles. En témoignent, trois exemples où le fait d'occulter l'importance de l'activité économique mène à des conclusions pessimistes parce que fondées sur l'hyperdéterminisme démographique.

Rajeunir la population ou adapter les institutions ?

Les enjeux économiques et politiques concernant le vieillissement de la population canadienne sont souvent réduits à la hausse prévue du rapport total de dépendance [4]. Cette [63] hausse, qui s'amorce lentement, s'accentuera autour de la deuxième décennie du xxie siècle alors que les derniers baby-boomers auront franchi le seuil des 65 ans. Bien que le rapport total de dépendance soit actuellement à son plus bas depuis le début du siècle (Foot, 1989), les analystes alarmistes, selon l'expression de McDaniel (1987), jettent les hauts cris, obnubilés par cet indice que Havens (1982) estime surtilisé, trompeur et impropre ; ils proposent le plus souvent des solutions démographiques afin de diminuer ce qu'ils estiment être le fardeau de la population âgée aux futures générations en âge de travailler. Comme on ne peut modifier le nombre de personnes âgées dans la population totale (contrairement à celles sur le marché du travail) et que l'immigration ne s'avère pas très efficace, la hausse du taux de fécondité apparaît alors, par défaut, comme la solution la plus efficace (Henripin et Martin, 1991 ; Mathews, 1991). Le parti-pris nataliste de cette perspective est d'autant plus facile à défendre que les rapports étroits entre la fécondité des femmes et leur taux d'activité (Gauvreau, 1994) est occulté dans les discussions centrées sur le rapport de dépendance tel qu'il est habituellement utilisé. Pourtant, l'une des raisons pour lesquelles ce rapport est actuellement à son plus bas est la hausse phénoménale du taux d'occupation des femmes au cours des dernières décennies (Wolfson, 1990).

Sans reprendre l'examen exhaustif que Foot (1989) a fait du rapport total de dépendance, un examen de son dénominateur s'impose afin de bien saisir les fondements du discours nataliste. Puisque ce dénominateur comprend sans distinction toute la population en âge de travailler, il est totalement insensible au taux réel de l'activité économique ainsi qu'à l'état du marché du travail. Peu importe que le taux de chômage diminue, que la proportion des femmes sur le marché du travail augmente de façon phénoménale ou encore que le taux d'activité des plus âgés plonge, ce dénominateur demeure le même. Pourtant, il est évident que la capacité des gouvernements de maintenir des programmes de dépenses publiques est étroitement liée au dynamisme de l'économie, que cet indice occulte totalement.

Si on modifie le rapport de dépendance en utilisant un dénominateur qui tienne compte du taux d'occupation réel de la population en âge de travailler, il devient nécessaire d'ajouter au numérateur habituel (les jeunes et les vieux considérés comme inactifs) la population en âge de travailler qui est en chômage ou inactive et qui a été soustraite du dénominateur, car cet indice comprend nécessairement toute la population. Cela rend alors visible non pas le poids d'une classe d'âges, mais celui de l'ensemble des personnes sans travail rémunéré (Foot, 1989), dont une grande partie est en âge de travailler. L'utilisation d'un tel indice permet ainsi d'orienter les débats sur l'avenir de la société, maintenant vieillissante, vers certains des véritables enjeux politiques et économiques qui ont trait au niveau d'activité économique nécessaire pour financer les services publics que la collectivité s'est donnés, et non pas vers de vaines tentatives de rajeunir la population. Ainsi, les calculs de Foot (1989), à partir d'un rapport de dépendance plus raffiné qui tient compte de l'activité économique ainsi que du coût des services publics pour différentes catégories de personnes dépendantes, lui permettent de conclure que des taux d'activité élevés ainsi qu'une diminution du taux de chômage allègeraient de manière significative le poids du vieillissement démographique sur les dépenses gouvernementales. Murphy et Wolfson (1990), à la suite de Fellegi (1988), ont également démontré l'impact considérable du taux d'activité de la population en âge de travailler sur le fardeau de la dépendance ; d'après leurs différents scénarios, cet effet est deux fois plus important que celui dû au taux de croissance de la population totale.

Équité intergénérationnelle ou socio-économique ?

Le recours privilégié au rapport total de dépendance pour indiquer l'étendue de la catastrophe au devant de laquelle courrait la société canadienne, au niveau des dépenses publiques a d'autant plus d'importance qu'il véhicule de manière implicite, par le biais d'une mesure technique, les postulats du discours sur l'équité intergénérationnelie. Selon ce courant de pensée, puisque les personnes âgées consomment actuellement plus que leur part des régimes de sécurité du revenu, des soins de santé et des services sociaux, il y a injustice à [64] l'égard des plus jeunes. Cette attaque politique contre les présumés privilèges de la population âgée et les polémiques auxquelles elle donne lieu sont beaucoup plus développées aux États-Unis (Minkler, 1986 ; Hoskins, 1987), en l'absence de régimes universels de santé et de services sociaux ; ce discours est néanmoins implicitement présent au Canada lorsque les enjeux d'une société vieillissante sont posés uniquement en termes du fardeau que représente pour les plus jeunes la population âgée (Myles, 1982).

Si les travaux scientifiques nécessaires sur cette question demeurent rares, certaines remarques méthodologiques ne sont pas moins pertinentes dès maintenant. En premier lieu, il importe de noter que la thèse de l'opposition intergénérationnelle postule que les classes d'âges sont homogènes sur le plan socio-économique, alors qu'en fait, à l'intérieur de chaque classe d'âges, se retrouve le même éventail de différenciation sociale fondée sur le statut socio-économique que dans l'ensemble de la société ; parmi la population âgée, elle est même encore plus accentuée. Ainsi, malgré une hausse notoire du niveau de revenu de l'ensemble de la population âgée au Canada, il y en a encore près du quart dont les revenus sont sous le seuil de pauvreté (Statistique Canada, 1994, p. 207).

De plus, il faut voir qu'en comparant la distribution des ressources publiques selon l'âge à un moment dans le temps et avec des données transversales, comme le font les tenants de l'équité intergénérationnelle, on n'oppose pas des générations, mais bien des groupes d'âges pour qui les dépenses publiques ne sont jamais du même ordre de grandeur. Ainsi, au Canada, selon McDonald (1977, citée par Foot, 1989), comparées aux dépenses publiques pour les adultes en âge de travailler, celles pour les jeunes seraient plus élevées de 70% et celles pour les personnes âgées, de 325%. Comparer équitablement des générations exigerait des données qui permettraient de comparer les contributions et rétributions de générations nées à des moments différents lorsqu'elles sont au même stade de leur cycle de vie, ce qui donnerait certainement d'autres résultats (Evans, 1988). Il y a donc lieu d'entreprendre des recherches afin de vérifier le bien-fondé de ces différentes hypothèses qui s'affrontent, parce qu'elles sous-tendent souvent les débats publics qui s'amorcent au sujet de la révision des politiques de sécurité sociale.

Coûts publics ou privés ?

Les tenants du courant nataliste utilisent généralement les données du rapport total de dépendance pour indiquer qu'à partir d'un certain seuil de dépendance (purement démographique), il ne sera plus possible de continuer à assumer les dépenses publiques qu'ils postulent pour un tel taux de dépendance démographique, bien que la formule mathématique de ce rapport n'incorpore aucun des coûts des programmes publics. De plus, comme le souligne Wolfson (1990), les prévisions catastrophiques des natalistes sont habituellement fondées uniquement sur les coûts publics, occultant ainsi l'ampleur des coûts privés qui sont aussi en cause. À son avis, si ceux-ci étaient pris en compte, les dépenses encourues pour la population jeune seraient équivalentes à celles pour les personnes âgées, parce que les dépenses privées encourues pour les jeunes sont beaucoup plus élevées que pour les personnes âgées. On sait que les dépenses privées sont aussi un indice du travail domestique non rémunéré effectué par les femmes. Pourtant, c'est à partir de tels raisonnements qu'on justifie la tendance actuelle au désengagement de l'État et à la privatisation.

Au niveau de la sécurité du revenu, depuis le grand débat sur les pensions au début des années 1980, cette tendance à vouloir diminuer le rôle de l'État, en invoquant son incapacité croissante à assumer les coûts des régimes publics, a pour effet d'accroître la part des revenus personnels générés par l'épargne privée dans les revenus des personnes âgées et de réserver de plus en plus les contributions des régimes publics aux personnes âgées dans le besoin (Myles et Teichoew, 1991). Dans le réseau de la santé et des services sociaux, elle conduit à remplacer le critère de besoin par celui de la capacité de payer des patients pour l'accès à certains services (Gee et Me Daniel, 1993). Evans (1988) estime que ces tendances à la [65] privatisation transfèrent le fardeau des coûts sur les épaules des pauvres et des malades. On peut sans hésitation ajouter celles des femmes.

CONCLUSION

Nous avons pu voir au cours de ces pages comment le vieillissement de la population active est lié au vieillissement démographique, mais surtout comment il s'en distingue dans ses manifestations comme dans ses causes. Actuellement jeune, la population active va vieillir rapidement en raison de facteurs démographiques. D'autre part, les multiples politiques et pratiques qui hâtent la sortie de la vie professionnelle risquent d'engendrer d'importantes tensions sociales, puisque ces politiques auront pour effet de gonfler le volume de la population âgée inactive. Dans un contexte où les débats sur les enjeux sociaux soulevés par le vieillissement de la population risque d'être exacerbés, il importe de faire avancer la réflexion en examinant les fondements et les conséquences des cadres d'analyse retenus pour étudier ces phénomènes. En particulier, le statut accordé à l'activité économique constitue un critère particulièrement sensible pour départager les approches pessimistes, natalistes de dernier recours, de celles qui considèrent qu'il est possible d'adapter les institutions sociales aux changements majeurs que suscite le vieillissement de la population.

Les orientations dictées par les solutions démographiques, d'équité intergénérationnelle et de hausse des coûts privés pénalisent lourdement les femmes, parce qu'elles ont toutes pour conséquence la prise en charge des personnes dépendantes (jeunes ou âgées) par des femmes sans que ces charges soient reconnues socialement et économiquement à leur pleine valeur. Ces charges auraient pour effet de diminuer leur taux d'activité sur le marché du travail, les privant de revenu dans l'immédiat ; elles diminueraient également les revenus dont les femmes pourraient disposer à la retraite, puisque la majeure partie des revenus accessibles proviennent de régimes fondés sur les revenus d'emploi au cours de la vie professionnelle. De plus, les conséquences de toutes les iniquités sociales fondées sur le sexe s'accentuent avec l'âge (Gee et Me Daniel, 1993). Ces orientations se fondent sur des cadres d'analyse qui occultent totalement l'activité économique réelle, et en particulier celle des femmes, tant dans la sphère marchande que dans la sphère domestique.

Les orientations fondées sur l'équité socio-économique et le partage des coûts par le biais des régimes publics permettraient, au contraire, de débattre des modifications nécessaires au mode d'organisation sociale et aux institutions qui, comme dans les autres pays capitalistes avancés, sont encore conçues pour une société en expansion démographique et économique. Au cœur de ces débats se poseraient les questions ayant trait aux politiques d'emploi, de travail, de revenu et de sécurité sociale pouvant permettre à la population active vieillissante d'avoir une activité professionnelle tout en vivant les transformations qui accompagnent son avance en âge et aux femmes en âge de travailler d'occuper la place qui leur revient sur le marché du travail. La question du maintien en emploi de la population en âge de travailler est en effet une composante fondamentale de la question du financement des régimes publics de sécurité du revenu.

Hélène DAVID
GRASP, Université de Montréal
C.P. 6128, Succursale Centre-ville
Montréal (Québec)
Canada H3C 3J7


RÉSUMÉ

Dans cet article, nous verrons comment le vieillissement de la population active se différencie de celui de la population totale. Cela peut sembler aller de soi, puisque la population active exclut les plus jeunes et les plus âgés. Mais comme la population active ne comprend que les deux-tiers de la population considérée en âge de travailler, il est nécessaire [66] d'examiner de plus près les mécanismes qui structurent cette exclusion du marché du travail. Ces mécanismes relèvent à la fois des rapports sociaux à l'échelle de toute la société et de ceux qui structurent plus spécifiquement le monde du travail et de l'emploi. Cette analyse permettra d'affirmer que le vieillissement de la main-d'œuvre active est un enjeu majeur pour les décennies à venir et qu'il est nécessaire de prendre acte de son insertion dans les rapports sociaux afin de déplacer le débat du terrain démographique à celui des enjeux sociaux concernant les critères de répartition des ressources entre les différents groupes sociaux.

SUMMARY

In this paper, we will see how the aging of the working population is dtfferentiated from that of the total population. This may seem to be self-evident in that the working population excludes the youngest and the oldest. But as the working population makes up only two thirds of the population considered to be of working age, the mechanisms which structure this exclusion from the labour market must be examined more closely. These mechanisms reveal both the social relationships at the level of the society as a whole and those which more specifically structure the world of work and employment This analysîs makes it possible to affirm that the aging of the active labour force will be a major issue in the décades to corne and that it is necessary to record its insertion into social relationships so as to shift the debate from the démographie ground to that of the social issues relating to the criteria for the allocation of resources among the différent social groups.

RESUMEN

En el curso de este artículo, nosotros veremos de que manera el envejecimiento de la población activa se diferencia del de la población total. Esto puede parecer obvio puesto que la poblacion activa excluye a los más jóvenes y a los más viejos. Sin embargo, como la población activa no comprende mas que dos tercios de la población considerada en edad de trabajar, es necesario examinar de más cerca los mecanismos que estructuran esta exclusión del mercado de trabajo. Estos mecanismos relevan al mismo tiempo de las relaciones sociales a escala de toda la sociedad y de las relaciones que estructuran mas especfficamente el mundo del trabajo y del empleo. Este análisis permitirá afirmar que el envejecimiento de la mano de obra activa constituye un desafío, mayor para las décadas futuras y que es necesario tomar nota de su inserción en las relaciones sociales afin de desplazar el debate del terreno demográfico hacia el de las situaciones sociales que conciernen a los criterios de repartición de los recursos entre los diferentes grupos sociales.

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* Projections.

[1] Définie selon STATISTIQUE CANADA (1988) comme « la partie de la population civile hors institution âgée de 15 ans et plus et qui avait un emploi ou était en chômage pendant la semaine de référence ».

* Projections.

[2] Dans son arrêt le plus important concernant la définition de certains principes de non-discrimination (fondée sur l'âge) en emploi, concernant la municipalité d'Etobicoke contre ses pompiers qu'elle voulait pouvoir mettre obligatoirement à la retraite, la Cour suprême avait établi en 1982 « que l'employeur doit démontrer que des raisons objectives, fondées sur les qualités ou aptitudes liés à l'emploi, justifient l'établissement d'une distinction, exclusion ou préférence liée à l'âge » (Coutu, 1990). La décision évoquée ici, qui fait suite à une autre en 1990 indique un changement d'orientation majeur de la Cour suprême en la matière.

[3] Dex et Phillipson (1986) rappellent comment, après la Deuxième Guerre mondiale en Angleterre, en situation de pénurie de main-d'œuvre (masculine), il y a eu un courant de recherche très important dont l'objectif était d'adapter les milieux de travail aux travailleurs vieillissants afin de leur conserver un emploi et dont les résultats sont encore tout à fait d'actualité.

[4] Le rapport de dépendance est le quotient du nombre de jeunes et de personnes âgées divisé par le nombre de personnes en âge de travailler ; les seuils d'âge utilisés sont variables.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 mai 2015 11:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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