Le problème théorique que pose Michel Pichette est important et ne débouche pas sur un débat byzantin car il sous-tend tout jugement que les mouvements révolutionnaires portent sur le syndicalisme. Cette appréciation est également centrale dans leur pratique politique - en pays développés où il y a une classe ouvrière numériquement importante - parce que le syndicalisme parle au nom de la classe ouvrière, classe exploitée qui doit faire la révolution.
Selon l'analyse et les conclusions auxquelles on arrive, la pratique sera évidemment différente. Les conclusions de Pichette incitent à croire qu'il serait d'accord avec l'action de groupes politiques qui travaillent en milieu ouvrier, refusant la médiation des structures syndicales, et qui dénoncent même violemment les appareils syndicaux non seulement comme bureaucratiques, mais surtout à cause de leur rôle d'intégration sociale de la classe ouvrière et conséquemment de leur collusion avec le système capitaliste.
Une autre pratique, dont la visée est cependant la même, - c'est-à-dire révolutionnaire et non pas seulement réformiste - est celle qui consiste à travailler soit à l'intérieur des structures syndicales, soit parallèlement, mais en collaboration, dans le but d'arriver à faire sortir le syndicalisme du carcan de la revendication et de la négociation.
Un jugement différent de celui de Pichette sur le syndicalisme est à la base de cette autre forme d'action politique. Les traits essentiels de cette analyse seront ici brièvement exposés non seulement dans le but de mettre en question les fondements de la précédente mais aussi d'engager le débat à l'intérieur d'un objectif politique partagé.
Le syndicalisme semble souvent n'être qu'un gérant du personnel pour les entreprises capitalistes, mais il y a d'autres raisons à cela que sa dépendance étroite à l'égard des structures économiques et industrielles, Lui reprocher de ne se transformer que par adaptation aux changements du système capitaliste et d'en tirer la conclusion qu'il est irrécupérable dénote une confusion entre le rôle du syndicalisme et le champ d'action du mouvement ouvrier qui est beaucoup plus vaste.
La visée du mouvement ouvrier dépasse largement celle de la revendication ; on peut la schématiser grossièrement en distinguant des objectifs de transformation radicale des structures ; des objectifs de résistance au pouvoir établi de la classe dirigeante, et enfin des objectifs de satisfaction des besoins. Ces objectifs ont souvent pris des formes institutionnelles particulières qui ont été historiquement les partis. les syndicats, les mutuelles, bien qu'aucune de ces organisations n'ait l'exclusivité d'un objectif particulier.
Le problème politique essentiel réside donc dans la difficulté, pour le mouvement ouvrier, de poursuivre simultanément ce triple objectif pourtant essentiel et indispensable à sa force de bouleversement de la société capitaliste.
On pourrait s'étendre longuement sur la spécificité des échecs du mouvement ouvrier dans différentes sociétés, échecs que l'on peut toujours, sur ce plan. caractériser soit par la disparition d'un des objectifs (i.e. politique en Amérique du Nord ; résistance au pouvoir dirigeant dans les pays dits socialistes d'Europe de l'Est) soit par la subordination d'un objectif à un autre par l'entremise de la subordination des institutions (la CGT au parti communiste en France) soit par l'absence de liaison entre les divers objectifs aboutissant à un antagonisme insurmontable (les syndicats anglais à l'égard du parti travailliste).
Sur le plan de l'action, il faut tirer des conclusions non seulement de l'analyse théorique, mais aussi de ces expériences historiques. La manière "classique" de diminuer les tensions a été de développer des organisations privilégiant un objectif et, en pratique, éliminant souvent les autres. Le courant politique anti-institutionnel, qui se développe avec force, depuis quelques années, à travers le monde a réagi violemment à l'atrophie qui en résulte. Mais l'élaboration de nouvelles formes d'action et d'institutions qui puissent surmonter ces ruptures est cependant beaucoup moins avancée que la critique des formes antécédentes.
Faut-il détruire les appareils de partis, de syndicats, de coopératives parce que ces institutions sont irrécupérables ? Faut-il bâtir un "pouvoir ouvrier parallèle" à ses porte-parole officiels ? Faut-il miser sur les possibilités de transformation de ces structures ? La réponse diffère selon les situations concrètes parce que la réalisation d'un objectif peut prendre des formes différentes. Mais ce qui demeure essentiel est d'articuler cet objectif - la poursuite des trois objectifs simultanément à travers des luttes et des tensions internes à la visée finale, la transformation révolutionnaire de la société - et d'élaborer une pratique politique qui aie pour but d'opérer la liaison de ces objectifs.
On peut ergoter longtemps, par exemple, sur les avantages et désavantages, au Québec, de l'absence d'une expression politique du mouvement ouvrier. Puisque c'est un fait, aussi bien en tirer parti (sans jeu de mot !) et travailler à développer le militantisme politique en mobilisant à partir des revendications pour en arriver au point où la prise du pouvoir ne sera pas un objectif, parallèle et autonome, mais un moyen indispensable à la réalisation d'un projet déjà amorcé.
Mais pour que ce projet politique ne soit pas qu'une simple projection de revendications partielles, il faut développer, chez les différents groupes revendicatifs, la conscience de la poursuite d'un but commun par des moyens différents, d'où la nécessité d'une coordination, d'une liaison - pas nécessairement une fusion - de leur action. Des modes d'action différenciés, mais non plus parcellaires et éclatés, parce que liés dans un projet global pourraient alors redonner la parole et l'initiative à la classe ouvrière :
La soumission des militants politiques à la situation présente d'un syndicalisme intégré conduit à un réformisme impuissant à la remorque de l'évolution économique. Mais d'autre part, tout travail politique extérieur aux luttes syndicales, et donc à la lutte ouvrière concrète, conduit à un refus utopique, d'autant plus pur qu'il y a peu de chances d'essuyer des échecs là où il n'y a pas d'interventions concrètes sur les conflits de classe. L'erreur essentielle de la position utopique est de partir d'une analyse idéaliste de la politique : celle qui considère les programmes idéologiques comme substituts à la définition de l'action. Une politique est révolutionnaire dans la mesure où une, pratique concrète contribue à modifier les rapports de pouvoir en faveur de la classe révolutionnaire, indépendamment des objectifs explicites et immédiats.
Les ouvriers de Petrograd, les paysans cubains ne se battaient pas pour "un monde meilleur" ou pour "l'homme nouveau", mais pour aller jusqu'au bout de leurs revendications. Et pour satisfaire l'ensemble de ces revendications, un bouleversement social total était nécessaire, et donc, la prise du pouvoir. Il est clair que le capitalisme monopoliste nord-américain a une capacité d'absorption bien plus grande. Mais il n'est pas moins vrai que le développement d'un ensemble d'objectifs sur tous les plans de l'existence et au niveau collectif est incompatible avec les structures sociales actuelles et pose donc à la limite le problème du pouvoir.
Le développement de la lutte ouvrière, l'élévation du niveau des objectifs passe donc par un enchaînement des combats jusqu'à ce que se pose le problème du pouvoir, problème que seule une organisation politique révolutionnaire peut aborder. Mais le problème ne peut 'être posé qu'à travers le processus de lutte et dans les actes mais non pas à travers une conversion idéologique des ouvriers, syndicalistes ou non, aux idéaux révolutionnaires.
Dans cette perspective, le point de départ essentiel d'une politique révolutionnaire au Québec, à l'heure actuelle, est la lutte ouvrière telle qu'elle se fait ; l'action par rapport aux syndicats (seuls organismes d'organisation de classe existants) doit alors être au premier plan. S'opposer en bloc aux syndicats signifie consacrer la coupure entre les ouvriers "réformistes" et les "révolutionnaires-pour-les-autres". Il ne faut pas se leurrer : il n'y a pas la base trahie par les bureaucrates syndicaux ; la majorité des ouvriers est effectivement réformiste. au' Québec comme ailleurs, sauf en situation directement révolutionnaire.
Le travail d'une avant-garde politique n'est pas de s'affronter idéologiquement (ce qui relève d'une sorte d'affirmation infantile petite-bourgeoise) mais de chercher à renforcer les tendances plus radicales qui se développent au sein du mouvement ouvrier (donc du syndicalisme) en proposant des initiatives concrètes par rapport à des combats précis.
La forme de ce travail au Québec relève d'une analyse concrète qui dépasse le cadre de ce commentaire. Elle peut aller des réseaux d'influence informels à des organisations d'avant-garde suivant les phases de la lutte. Mais aucune décision ne peut être prise par rapport à un tableau général de la situation de la classe ouvrière dans le monde. Que le syndicalisme ne puisse dépasser le stade de la lutte économique par lui-même est une vérité élémentaire depuis Lénine. Que cela veuille dire qu'il faille concurrencer les syndicats de l'extérieur, en s'attirant la confiance des ouvriers, à travers la promesse de la révolution, c'est appliquée à la politique le schéma, bien connu au Québec, du bon pasteur à la rescousse des brebis égarées dans la "société de consommation".