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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Roch DENIS, “Le grand défi du syndicalisme universitaire.” In Vingt-cinq ans de syndicalisme universitaire. Éléments d’histoire et enjeux actuels, pp. 15-28. Recueil préparé à l’occasion du 25e anniversaire du SPUQ par Georges Leroux et André Vidricaire. Montréal: SPUQ, 1996, 205 pp. Collection: “Analyses et discussions”, cahier no 5. [MM. Georges Leroux, André Vidricaire et Louis Gill nous ont confirmé respectivement les 18 et 19 mai 2024, leur autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[15]

Vingt-cinq ans de syndicalisme universitaire.
Éléments d’histoire et enjeux actuels.

Le grand défi
du syndicalisme universitaire
.”

Par M. Roch DENIS

président de la Fédération québécoise
des professeures et professeurs d'université

En guise de préambule.

Le plus grand défi du syndicalisme universitaire aujourd'hui, c'est un effort de pensée, un effort intellectuel de grande envergure dans l'Université et sur l'Université. C'est l'élaboration d'une vision de l'Université, ce qu'elle est, ce qu'elle fait et ne fait pas, ses objectifs, son rapport à l'État, son mode d'organisation, ses rapports internes, son travail, son financement, ses relations avec le milieu.

De cet effort d'élaboration et de pensée critique globale devrait s'inspirer le reste, nos actions, nos réponses, et non l'inverse.

Actuellement, la pensée suit derrière... placée à la remorque de l'action concrète, empirique, quotidienne... Les exigences de l'action sont dévorantes, elles dévorent la pensée. Et pendant ce temps l'Université va partout. Vogue la galère, un peu en avant, un peu de côté, le bateau tourne en rond, avance, recule... et perd sa direction.

Le plus grand défi actuel du syndicalisme, à mon avis, ce n'est donc pas l'action ni l'organisation. Elles sont nécessaires et doivent demeurer. C'est la pensée. C'est l'organisation d'une vaste coalition professorale qui pense l'Université que nous voulons. Je crois qu'il existe un “nous” professoral. Ce n'est pas [16] un “nous” d'exclusion, mais, sur la base du métier que nous faisons, il est parfaitement normal et nécessaire que nous élaborions et proposions une vision de l'Université qui en découle. Une clef de cette vision, c'est celle de l'Université conçue et développée comme le grand service public d'enseignement supérieur...


À l'occasion du 25e anniversaire du SPUQ, on m'a proposé de faire un bilan du syndicalisme universitaire québécois pour l'ensemble des établissements d'enseignement supérieur. L'offre m'est apparue intéressante... mais aussi bien ambitieuse. Convaincu cependant qu'un retour sur l'histoire récente, même mené à grands traits, peut être utile au débat nécessaire sur les orientations actuelles du syndicalisme dans notre milieu, j'ai accepté bien volontiers de livrer les quelques réflexions qui suivent, tirées de mon expérience personnelle d'observateur participant.

Un des traits du syndicalisme des professeurs d'université souvent identifié comme une marque de sa spécificité relative, c'est son implication dans le double champ des relations de travail (entendu au sens traditionnel du terme : négociations collectives, défense des conditions de travail) et des questions académiques institutionnelles. Cette singularité qui n'est cependant pas une marque exclusive — elle existe à divers degrés chez d'autres groupes de professionnels salariés — tient à différents facteurs dont le plus important concerne la symbiose entre les fonctions mêmes de l'institution — qu'on désigne aussi comme sa mission ou sa responsabilité sociale spécifique — et les tâches accomplies par le groupe d'emploi professoral. Il est frappant de constater que les trois fonctions essentielles de l'Université dans la société, soit l'enseignement, la recherche-création et le service à la collectivité sont en même temps les trois composantes essentielles du travail professoral. Ce recoupement parfait qui n'existe pas (ou qui existe à un moindre degré) pour d'autres groupes de personnels, a déterminé une place tout à fait particulière pour les professeurs dans l'Université. L'institution regroupe en son sein une concentration exceptionnelle de scientifiques, de créateurs et créatrices, et de spécialistes qui sont maîtres de leur propre domaine d'expertise, et cela ne peut manquer d'avoir une implication directe, immédiate et profonde sur son modèle d'organisation qui en est traversé de part en part. [17] À leur tour, les positions occupées par les professeurs dans ce système ont conféré un contenu particulier à leur syndicalisme.

Chez les professeures et professeurs d'université, la négociation des conditions du travail n'a jamais pu (du moins jusqu'ici) être séparée complètement de la négociation des conditions d'accomplissement des fonctions institutionnelles. Dans l'ensemble des établissements universitaires, les formes et le degré de cette imbrication ont varié. La forme la plus avancée à ce chapitre demeure certainement celle du réseau de l'Université du Québec dont les conventions collectives professorales sont parvenues à codifier les responsabilités et les prérogatives de certaines instances académiques institutionnelles telles la Commission des études. Ici, la structure académique est reconnue, jusqu'au sommet de l'institution, comme une condition même du travail professoral. Ailleurs, même si, selon des traditions différentes, les accords conclus n'englobent pas aussi précisément la définition contractuelle des instances académiques, le débat sur les conditions du travail professoral a toujours pénétré la sphère des responsabilités académiques et soulevé les questions touchant par exemple le nombre de postes ou les ratios professseur-étudiants, elles-mêmes reliées directement aux conditions de formation des étudiantes et des étudiants. Toujours, le syndicat des professeurs a été un lieu de regroupement et d'intervention des professeures et professeurs sur les enjeux institutionnels globaux, qu'il s'agisse des modes de désignation des responsables académiques dans les instances ou encore des projets de réformes structurelles.

Les conditions de travail

Revenons brièvement au premier champ de l'action syndicale, celui des relations de travail.

Entre 1970 et 1975, la grande majorité des professeurs d'université vont choisir de se regrouper en syndicat, la plupart ayant préalablement fait l'expérience des associations bona fide ne disposant pas des droits de la négociation collective. Il est significatif que, partout, un des moteurs du recours à la syndicalisation ait été la volonté de changer le mode traditionnel [18] des relations entre le corps professoral et les administrations. Après des tentatives infructueuses de fonder ces relations sur des bases nouvelles, c'est-à-dire réglementaires, communes à tous et à toutes, et définies conjointement (tant en ce qui concerne l'attribution des tâches, le cheminement de carrière, l'évaluation, les promotions et les structures salariales), les demandes d'accréditation furent formulées contre la perpétuation de ce qui était stigmatisé comme un régime d'arbitraire et pour contraindre les administrations à l'ouverture de véritables processus de négociations collectives avec les professeurs. Ceux-ci réclamaient aussi une participation effective et un fonctionnement collégial à tous les échelons décisionnels du processus académique. Les documents des années 1970 rappellent que la collégialité fut une des grandes revendications du syndicalisme, une revendication qui était alors opposée à la menace d'instauration d'un modèle industriel à l'Université. C'était une crainte alors, mais nous y sommes aujourd'hui. Les résultats de ces moments fondateurs du syndicalisme furent spectaculaires, et en peu d'années, des gains substantiels ont été remportés par les professeures et professeurs.

Le modèle des anciennes relations ne pouvait plus tenir devant les nouvelles conditions. Il était hérité d'une époque où l'Université était un tout petit milieu d'élites, accessible à une infime minorité d'étudiants sortis des collèges classiques (en milieu francophone tout au moins) et gouvernée, sous l'égide de la hiérarchie catholique, par un cénacle d'administrateurs s'auto-reproduisant par cooptation à même l'étroit bassin des professeurs de carrière. Lorsqu'à partir des années 1960, des milliers et des milliers de nouveaux étudiants firent irruption à la porte des universités et qu'il fallut non seulement agrandir les établissements existants, mais en créer de nouveaux et procéder à l'embauche de milliers de nouveaux professeurs, le vieux régime, malgré ses résistances — le mort saisit le vif — était déjà condamné devant l'avènement de l'Université nouvelle. Cependant, pour qu'elle advienne, il fallait une masse critique d'étudiants, il fallait une masse critique de professeurs et, désormais, ces deux conditions essentielles étaient réunies. L'Université de masse était une condition de l'avènement du syndicalisme des professeurs et l'on peut aisément reconnaître aujourd'hui que ceux-ci, en se syndiquant, furent un vecteur [19] déterminant de l'édification du nouveau modèle organisationnel de cette institution défiée par la démocratie.

Les premières négociations collectives universitaires auront donc eu, dans l'ensemble, une portée plus grande que la seule définition des conditions du travail professoral. Par ce point d'ancrage, elles ont servi à fixer sur des bases entièrement nouvelles le rapport entre les administrateurs et les professeurs. Mais ce rapport a toujours été au cœur de la détermination des conditions mêmes dans lesquelles se réalise la formation des étudiantes et des étudiants puisqu'il sert à délimiter la dimension même de l'espace académique et la capacité d'initiative de ceux et celles qui y œuvrent. Il sert à assigner un rôle de coordination plutôt que d'autorité hiérarchique à l'administration, et il sert enfin à établir l'ordre des priorités institutionnelles à partir duquel se définissent les orientations et se prennent les décisions. À sa fondation, le syndicalisme universitaire a agi comme un des acteurs les plus importants de la définition et de l'organisation de l'Université transformée que nous connaissons depuis 25 ans.

C'est sans doute en relation avec ces faits que l'on voit bon nombre d'interlocuteurs des administrations et des gouvernements établir un lien de simultanéité, sinon de causalité, entre l'avènement du syndicalisme et de la négociation collective chez les professeures et professeurs et la bureaucratisation-technocratisation de l’Université. La constitution progressive d'un lourd appareil bureaucratique centralisé serait l'inévitable produit de la réglementation et de la codification à outrance de tous les rapports, comme le démontreraient les conventions collectives.

Rien pourtant ne me semble plus discutable que cette assertion, car l'établissement de règles de fonctionnement dans les grandes organisations et l'administration de ces règles demeurent une nécessité même là où des efforts systématiques seraient faits pour débureaucratiser. Par bureaucratisation, je vise ici la tendance des appareils bureaucratiques à déplacer vers le centre qu'ils occupent, le pouvoir d'initiative, de contrôle et de décision. Envisagé de ce point de vue, le rapport de force négocié par les professeurs à l'aube de la période de fondation du syndicalisme universitaire, en contribuant à mieux définir, pour plusieurs années, le domaine de l'initiative académique, et en établissant les divers lieux décentralisés de l'exercice des [20] responsabilités et des prérogatives académiques, comme ceux des assemblées départementales et des programmes, a plutôt contrecarré le processus de bureaucratisation. Il en a retardé la mise en œuvre.

Comment ne pas donner un sens au fait qu'à l'heure actuelle les mesures de bureaucratisation en milieu universitaire prennent invariablement la forme des dispositifs de centralisation par le haut des matières académiques et qu'ils mettent inévitablement en cause la place occupée par les professeurs, par les responsables académiques intermédiaires, et aussi, de ce fait même, ne nous y trompons pas, celle détenue par les étudiantes et les étudiants. Comment ne pas constater, pour les mêmes raisons, que ce processus heurte inévitablement le contenu des conventions collectives et interpelle le déroulement des négociations en cours ?

Là où en 1976, moment des grandes grèves professorales dans le réseau universitaire, des offensives de centralisation-bureaucratisation s'étaient heurtées aux résistances victorieuses des professeurs, on les voit ressurgir maintenant et depuis quelques années avec encore plus de force. Ce ne sont pas les conventions collectives qui les nourrissent ; les conventions demeurent des obstacles à leur plein déploiement. Mais les offensives d'aujourd'hui sont d'autant plus vigoureuses qu'elles viennent de multiples sources et pas seulement, loin s'en faut, des administrations internes : elles viennent des gouvernements, elles viennent des bailleurs de fonds publics et privés, elles sont relayées par les organismes subventionnaires, elles viennent des corporations professionnelles, elles sont diffusées par le discours, importées sous la forme de nouveaux modèles gestionnaires à la mode et soutenues dans nos murs par les conseils d'administration composés partout d'un grand nombre de représentants du monde des affaires. Dessaisie de sa propre capacité de s'autodéterminer, l'Université se bureaucratise pour répondre aux multiples commandes qui lui sont adressées.

Le syndicalisme des professeurs d'université est éprouvé dans sa capacité même de maintenir l'équilibre qui fut négocié, il y a deux décennies, dans la définition des conditions du travail professoral.

[21]

La défense des acquis

À partir des années 1980, la période de fondation du syndicalisme universitaire s'est achevée et l'axe d'intervention des syndicats va tendre à se déplacer. En ce qui a trait aux conventions collectives la défense des acquis prend peu à peu le pas sur ce qui fut la définition des progrès. Les négociations permettent parfois l'obtention de nouveaux gains, de certaines améliorations tangibles aux conditions du travail, mais les enjeux portent à peu près exclusivement sur les questions normatives, puisque le rapport salarial au sein des universités est désormais encadré très étroitement, à l'extérieur du champ de la négociation, par les politiques gouvernementales et les accords conclus avec les grandes centrales syndicales. Ici, les professeurs d'université se trouvent dans une situation bien particulière : syndiqués, et à ce titre, membres à part entière du mouvement syndical, ils sont un des seuls groupes à ne pas avoir voix au chapitre dans les pourparlers salariaux nationaux. Et ce, même lorsque leurs syndicats sont affiliés aux centrales syndicales, puisque l'ordre d'enseignement universitaire n'est pas représenté dans les négociations du secteur public et parapublic.

Pendant ces années, le rôle des syndicats se centre davantage sur l'application des conventions collectives et la défense des droits individuels des membres. À titre de représentants des professeurs pour les fins de la négociation collective, les syndicats agissent aussi comme porte-parole attitrés des intérêts professoraux sur un certain nombre de questions institutionnelles de portée générale. Dans certains cas, ils s'occupent également d'organiser la concertation professorale dans les instances académiques et administratives.

Cette situation va tendre à favoriser une réduction des champs d'action et de rayonnement du syndicalisme universitaire. Sur le plan des conventions collectives, le recours juridique devient souvent prédominant ; il occupe en tout cas une part très importante du travail syndical. L'intervention des syndicats comme organisateurs et coordonnateurs de la représentation professorale est inégalement développée selon les établissements. Dans plusieurs universités, la représentation professorale s'effectue en parallèle au rôle du syndicat qui s'emploie surtout à [22] vérifier la conformité des projets ou des décisions par rapport au texte de la convention.

Au total, même si son rôle de gestionnaire ou de cogestionnaire des relations de travail demeure important à la fin des années 1980, l'espace politique occupé par le syndicalisme universitaire, comme organisation de représentation collective des professeurs dans le double champ des conditions de travail et de la mission académique institutionnelle, s'est rétréci. Les syndicats sont globalement moins présents dans la sphère des enjeux académiques et plus tournés vers la gestion des conventions collectives et la reconduction des statu quo améliorés. Certes, l'espace qu'ils occupent ne peut pas être celui des moments fondateurs et son rétrécissement est à certains égards normal. Les modes d'organisation et de fonctionnement établis quinze ans plus tôt sont à l'œuvre et la période produit une certaine accalmie relative des rapports du travail universitaire. Elle sera cependant de courte durée.

À nouveau dans la tourmente

L'Université des années 1990 ressemble de moins en moins à celle qui fut l'objet d'une réforme démocratique à la fin des années 1960. Engagée dans la course aux clientèles étudiantes, pressée de répondre aux besoins des gouvernements et des entreprises, sollicitée pour offrir des programmes rentables et des diplômes en plus grand nombre, incitée à agir comme entrepreneur de recherches commanditées, l'Université perd le sens de sa mission. En règle générale, les administrations emboîtent le pas au nouveau cours dominant et s'en font le relais auprès de leurs administrés. La charge de travail augmente, les ratios professeur-étudiants se détériorent, l'enseignement de premier cycle est dévalorisé au profit des activités de formation branchées sur la recherche subventionnée. Les subventions et les publications pointues deviennent le mode de passage obligé des étapes de la carrière professorale. La vie universitaire concrète prend ses distances avec le texte des accords négociés. L'évaluation doit porter sur les trois composantes de la tâche... proclament les conventions, mais en pratique l'enseignement et le service à la collectivité sont largement disqualifiés comme facteurs de reconnaissance et de promotion institutionnelles. La [23] concurrence systémique entre les professeurs atteint des sommets inconnus jusqu'alors.

Déferle la vague des compressions budgétaires successives et les tensions universitaires passent à l'état de crise.

La ligne de défense des acquis pratiquée par les syndicats durant la période antérieure résiste mal aux coups de boutoir des compressions. On voit les syndicats négocier des concessions tout en cherchant à préserver l'essentiel. Mais le front de réouverture des conventions collectives n'est pas le seul. À nouveau, comme au début, la représentation professorale, la collégialité et la démocratie universitaire sont projetées au devant de la scène. La collégialité est mise à rude épreuve. Principe incontournable de la vie académique, ses pratiques et ses formes sont diverses et peuvent évoluer dans le temps. Mais les tentatives de lui substituer des modes de décision et de contrôle hiérarchiques et plus centralisés se heurtent, avec raison, aux résistances des professeures et professeurs. La tendance à réduire leur rôle à celui de producteurs exécutants dans un système défini et organisé du haut vers le bas ne peut que refouler l'initiative académique, tant dans l'enseignement que dans la recherche. Promue au nom de l'efficience, la centralisation fabrique de l'inertie. Le modèle industriel, stigmatisé au début des années 1970 comme un modèle d'organisation incompatible avec l'Université, n'est plus une anticipation : il opère, il s'installe, il réforme. C'est l'heure de la "réingénierie".

Tous les grands enjeux à l'origine du syndicalisme universitaire refont surface et les questions des relations de travail s'imbriquent à celles de la vie académique, indissociablement.

Pour faire face à la crise, le grand défi du syndicalisme universitaire réside aujourd'hui dans sa capacité de refaire la coalition professorale qui a présidé à sa fondation. Agissant comme levier nécessaire de cette coalition, son défi c'est que s'élabore une conception, une vision de l'Université alternative à celle qui est en train de se réaliser, afin de la proposer et de la défendre activement sur la place publique.

[24]

La coalition professorale

Au centre de cet enjeu qu'est la constitution de la coalition professorale se trouve le problème de la représentation des professeurs dans les instances et celui du rapport que développe le syndicat avec l'ensemble de ses membres.

Les professeures et professeurs sont partout présents dans l'Université ; ils siègent à tous les niveaux et dans toutes les instances et de ce fait, a-t-on souvent prétendu, le pouvoir est entre leurs mains. En réalité, la représentation professorale est le lieu de contradictions qu'il importe d'examiner brièvement.

Les professeures et professeurs sont partout présents à l'Université, comme individus, comme professionnels, et à titre de responsables académiques. Depuis toujours et surtout depuis l'avènement du syndicalisme, cette représentation individuelle ou sectorielle est facilement annexée au système et la condition d'une présence autonome des professeurs dans les établissements est leur formation en coalition, responsabilité qui incombe aux syndicats en tant que seules associations rassemblant l'ensemble du corps professoral. L'autonomie critique des professeurs comme collectivité dépend elle aussi de leur coalition. Au moment même où avec une efficacité redoublée la concurrence pénètre les relations entre les professeurs et, en particulier, entre les jeunes professeurs à qui l'on enseigne le chacun pour soi plutôt que la coopération, si le corps professoral n'agit pas pour reconstituer constamment sa propre coalition indépendante sur tous les enjeux, s'il y renonce, il est condamné à voir ses membres être projetés les uns contre les autres, aspirés par le haut, convaincus pourtant d'être partout, mais ne formant plus qu'une composante dissoute de l'Université.

La coalition professorale ce n'est pas la simple addition des individus accomplissant partout leurs responsabilités professionnelles. C'est l'action concertée des professeurs sur une base indépendante. L'appartenance départementale, sectorielle ou facultaire, ainsi que les mandats de responsabilité et de représentation dans l'une ou l'autre instance demeurent une dimension permanente du travail professoral. Mais ils ne trouvent leur sens et ne fournissent leur pleine contribution consciente au développement de l'institution que s'ils sont nourris à chaque [25] étape par une activité commune et l'élaboration d'une pensée critique autonome qui rejoignent l'ensemble des professeurs.

L'intervention collective des professeures et professeurs est un atout déterminant, non seulement pour eux, mais pour toute l'Université. Les administrations, en règle générale, ont de la difficulté à le voir ainsi et sont portées à craindre la concertation des professeurs. Ainsi essaient-elles de l'éviter ou de la contourner en lui substituant ou en lui opposant d'autres modes de "consultation" qui paraissent rétablir le mécanisme d'élaboration et de transmission des points de vue professoraux dans les instances.

Mais les administrations ont bien tort de concevoir ainsi le rapport avec les professeurs. Dans un milieu comme le nôtre, l'institution a besoin d'une voix professorale cohérente et forte et celle-ci ne peut s'élaborer, dans le libre débat, que lorsque la collectivité professorale reconstitue sa coalition autonome. Si au contraire, l'administration compte, comme c'est souvent le cas, sur la faiblesse de la représentation collective des professeurs, ou sur l'affaiblissement de la représentativité syndicale, alors la gestion se donnant à elle-même l'illusion de l'efficacité et du contrôle, s'enfonce un peu plus dans l'isolement bureaucratique et la centralisation. Elle tend à substituer une fonction d'autorité à celle de direction-coordination. Dans ces circonstances, elle ne saurait cependant s'étonner que soient reçus avec suspicion ses appels à la solidarité et à l'implication de tous et de toutes pour affronter, par exemple, le problème des compressions budgétaires.

Le scénario évoqué ici décrit assez bien l'état de détérioration des rapports entre les administrations et les syndicats dans la conjoncture. Le diagnostic qui vaut pour le Québec, vaut de manière générale pour l'ensemble des milieux universitaires d'Europe et d'Amérique du Nord, comme l'a constaté l'enquête internationale menée en 1993 par la Fondation Carnegie pour l'avancement de l'enseignement.

Dans la situation de crise actuelle, le rôle des syndicats dans le domaine de la négociation et de l'application des conventions collectives demeure essentiel. Ils ne sauraient s'en acquitter adéquatement, toutefois, si leurs seuls recours sont juridiques ou [26] si les recours juridiques sont utilisés comme substitut à la pensée collective. L'élaboration des positions professorales dans chaque enjeu collectif universitaire ne saurait être confiée à des tiers sans grand risque pour les syndicats. Ils doivent plus que jamais miser sur la concertation des efforts, l'action et la réflexion communes s'ils espèrent pouvoir rétablir un solide rapport de forces en faveur de leurs membres et de l'Université dans son ensemble.

Mais la qualité de cette action dans le champ des relations de travail dépend elle-même, à mon avis, de deux conditions que je voudrais souligner en terminant.

Les syndicats manquent à leur rôle s'ils limitent leur action au champ des relations de travail. Ils l'accomplissent pleinement si cette action s'insère dans un faisceau de préoccupations plus larges à l'égard de la mission et de la profession universitaires. Il me semble même que, vu l'ampleur des remises en cause actuelles, le champ de la négociation collective et le rôle des syndicats au plan des relations de travail n'ont de chance de se maintenir que s'ils sont relayés par un élargissement significatif de leur intervention sur le terrain de la défense et la promotion de l'enseignement et de la recherche, et sur celui de la responsabilité sociale spécifique de l'Université dans l'accomplissement de ces fonctions.

La responsabilité d'agir comme levier de la coalition professorale sur ce plan incombe aux syndicats avec d'autant plus de force que le leadership universitaire au Québec, celui assumé par les directions d'établissement, continue d'être très faible. Une faiblesse d'ailleurs dont la marque s'accentue avec l'exacerbation de la crise universitaire. La CREPUQ, comme agence administrative interuniversitaire et lieu d'arbitrage des rapports entre les directions d'établissement, n'assume pas le rôle qui devrait être celui d'un véritable réseau universitaire en défense de l'Université comme grand service public d'enseignement supérieur, face aux autorités politiques et aux bailleurs de fonds extérieurs. Comme il y a 25 ans, les professeurs et leurs regroupements doivent se porter à l'avant-scène d'une Université conforme à sa mission.

Pour investir efficacement ce champ de responsabilité, les syndicats de professeurs d'Université pourront moins que jamais [27] cantonner leur action sur la scène locale. Tout en conservant leur autonomie, ils devront accepter de renforcer de façon significative leur action au niveau national. Des pas importants ont été franchis depuis cinq ans sur ce plan. Mais il reste beaucoup à faire. L'élaboration d'une pensée commune, ce qui ne veut pas dire unanimiste, des professeurs d'université sur l'institution dans laquelle nous œuvrons, est une tâche urgente qui devrait être considérée comme une entreprise concertée de tous les syndicats au sein de la Fédération qui les regroupe.

Des témoignages nombreux diffusés dans le périodique Université au cours des deux dernières années montrent que les professeures et professeurs d'université attendent une action renforcée des syndicats pour le développement d'une pensée critique sur l'évolution actuelle de l'Université. Relisons à ce sujet un extrait des propos que tenait Mme Andrée Lajoie, professeure à l'Université de Montréal, lors du Congrès d'orientation de la FQPPU, en mai 1992.

“Je veux simplement nous rappeler collectivement l'importance et l'urgence qu'il y a à promouvoir la vision alternative qui est la nôtre, de nous inscrire en faux, haut et fort, contre cette conception dominante [...] du rôle de l'institution universitaire, sous peine de nous retrouver à courte échéance dans une véritable entreprise de production de personnels spécialisés et de connaissances appliquées [...] Pour sortir de l'impasse où nous a menés la vision entrepreneuriale de l'Université [...] il ne me semble pas très efficace de mener uniquement des combats dispersés et partiels, sur des fronts où d'autres nous ont entraînés, bien que ces batailles-là ne doivent pas être perdues non plus. Il importe davantage pourtant de mener une réflexion plus distanciée, et de promouvoir activement une image globale de l'Université qui réponde à sa véritable mission sociale. Si le seul discours proféré sur la place publique demeure celui des entrepreneurs et des quantitativistes, nous ne pourrons pas infléchir des politiques justifiées par ce discours officiel, inattaquable seulement parce qu'inattaqué. Mais si au contraire, la vision de l'Université qui est la nôtre informe le modèle que nous privilégions pour son rapport à l'État et pour les rapports entre ses composantes que déterminent ses [28] structures internes, nous avons plus de chances de le faire prévaloir [...] C'est pourquoi il m'a paru important de nous convier non seulement à cette réflexion préalable, mais à la prise de parole publique sur laquelle elle doit déboucher si nous voulons obtenir pour nos revendications la légitimité qu'elles méritent.”

L'appel au syndicalisme universitaire véhiculé par ces paroles devrait être entendu. Il représente le meilleur objectif autour duquel rassembler la nécessaire coalition professorale face aux défis actuels de l'Université. J'espère sincèrement que notre action saura être à la hauteur des enjeux.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 mai 2024 7:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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