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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean-Paul Desbiens, LES ANNÉES NOVEMBRE: JOURNAL 1993-1995 (1996)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir d'un livre de Jean-Paul Desbiens, LES ANNÉES NOVEMBRE: JOURNAL 1993-1995. Montréal: Les Éditions logiques, 1996, 542 pp. Une édition numérique réalisée par ma grande amie Gemma Paquet, bénévole, professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l'auteur le 20 janvier 2005 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Le journal est probablement le genre littéraire pratiqué par le plus grand nombre, non seulement d'écrivains patentés, mais aussi par le plus grand nombre de personnes. Davantage même que la correspondance. Quel adolescent, quelle adolescente surtout, n'a pas tenu son journal pendant quelques mois, quelques années ?

Thomas Mallon a écrit un volume sur les Journaux [1] et les diaristes [2]. On y trouve des citations de centaines d'auteurs, les uns très connus ; les autres, d'obscurs chroniqueurs. Tout le monde sait que Henri-Frédéric Amiel, Franz Kafka, Henry David Thoreau, Anne Frank, Julien Green, Léon Bloy, Jules Renard, Jean XXIII, et des centaines d'autres personnages célèbres ont tenu leur journal. On sait moins, ou pas du tout, que tel fut également le cas de George Templeton Strong, Léon Trotski, Charles Lindbergh, Joseph Goebbles, etc. Une note de Thomas Mallon se lit ainsi : « Arthur Ponsonby, English Diaries from the Sixteenth to the Twentieth Century (1922), suivi de More English Diaries (1927) et de Scottish and Irish Diaries (1927) ».

Mallon classe les diaristes sous les catégories suivantes : les chroniqueurs, les voyageurs, les pèlerins, les créateurs, les apologistes, les confesseurs, les prisonniers. Parmi les apologistes, il faut comprendre bon nombre de politiciens et d'hommes d'État, c'est-à-dire des hommes qui avaient intérêt à présenter eux-mêmes leur point de vue, leur vie, leurs pompes et leurs œuvres. Parmi les confesseurs, ne cherchez pas, en l'occurrence, saint François de Sales ; comprenez plutôt bon nombre de psychanalystes et autres scaphandriers des profondeurs de l'âme.

À supposer que le genre journal ait été pratiqué dans l'Antiquité, quel chercheur, quel humaniste ne serait pas heureux de mettre la main sur le journal d'Aristote ou de Platon ? Quel chrétien, dans mon hypothèse, n'aimerait pas lire le journal de Joseph : trente ans dans l'intimité quotidienne de Jésus et Marie. J'ai déjà imaginé la chose. Le 19 mars 1982, j'écrivais ceci dans mon journal :

- Pendant que nous nous reposions un peu, Jésus et moi, il me dit tout à coup : « Père, crois-tu à la résurrection des morts ? »

- Je ne savais trop quoi répondre. Je me suis souvenu d'un passage du Livre où il est écrit : « Les âmes des justes sont dans la main de Dieu. » Il n'a pas réagi. Après un bon moment, il a dit :

- Aimer quelqu'un, c'est lui dire : « Toi, tu ne mourras pas. » Et je sais que mon Père m'aime.

- Il nous avait parlé de son Père, il y a quelques années, le jour où Marie et moi l'avions retrouvé dans le temple, après trois jours de mortelles angoisses. Nous n'avions pas compris alors. De quel Père parlait-il ? Il m'appelle père et il parle de son Père, et il est clair qu'il ne s'agit pas de moi dans les deux cas. Cet enfant m'échappe. Pourtant, je ne sens aucun éloignement de sa part à mon égard. Je le sens très proche, chaleureux, rassurant, pacifiant. Sa mère en sait plus que moi, sans doute. Nous ne sommes guère revenus, elle et moi, sur les circonstances mystérieuses de sa naissance. Nous sentons que nous sommes tous les deux enveloppés par quelque chose qui nous dépasse et que nous ne pouvons qu'adorer en silence.

Par définition, un journal fait état des pensées, des lectures, des sentiments de son auteur, des événements de sa vie, de l'actualité telle qu'il la perçoit. Cela dit, il convient de distinguer quand même le journal d'autres genres littéraires apparentés. Ainsi, une autobiographie n'est pas un journal, même si elle est construite selon une ligne chronologique stricte. De même, une biographie n'est pas un journal, même si elle ne concerne qu'une seule personne. Dans une biographie, le regard qui est porté sur une personne n'est pas le regard du je qui tient journal. Un journal n'est pas non plus une apologie de l'auteur, dont un exemple célèbre s'intitule : Apologia pro vita sua, de John Henry Newman. (1864) Les mémoires ne doivent pas non plus être confondus avec le journal. Les mémoires sont un choix d'événements et d'actions, une reconstruction et une interprétation d'une vie. Ils n'en sont pas la trace ni le miroir quotidiens.

Il faudrait encore exclure les souvenirs, les calepins, les confessions (celles de saint Augustin, celles de Rousseau) ; les carnets, qui sont parfois des notes d'accompagnement d'une oeuvre d'un auteur. Camus, Saint-Exupéry, Montherlant en ont écrit. Également, les témoignages du genre entretiens. Marcel Légaut, Jean Guitton, Gustave Thibon, Marcel Conche ont participé à ce genre. Et encore, des confidences comme on en trouve dans Notes intimes de Marie Noël. (Stock, 1988)

Ce n'est pas une lapalissade d'ajouter qu'il y a autant de journaux que de diaristes. Le journal de Julien Green n'est pas celui de Léon Bloy ; celui d'André Gide n'est pas celui de Paul Claudel. La mention de Claudel m'amène à distinguer les journaux publiés du vivant de leur auteur (Green, Bloy) et ceux publiés après leur mort.

La veuve de Jules Renard détruisit au moins mille pages de son Journal avant de le remettre à un éditeur. Par contre, François Varillon consacra huit ans à éditer le journal de Claudel. J'imagine que Claudel avait laissé les instructions appropriées à qui de droit avant de mourir. Autrement, il aurait sans doute supprimé les dizaines de mentions qu'il fait de ses globules rouges. Au reste, tout le monde ne s'appelle pas Claudel et tout le monde ne peut pas tabler sur un éventuel Varillon comme exécuteur testamentaire de ses saintes écritures ! Mieux vaut les vendre de son vivant aux Archives les plus offrantes, fédérales ou provinciales.

Aussi grand amateur de journaux que je suis, je n'ai évidemment pas lu tous les journaux disponibles en français ou en anglais. À cette heure, par exemple, je n'ai pas lu le Journal des frères Goncourt ni les douze mille pages du Journal de Paul Léautaud.

Le Journal de Jules Renard me paraît un modèle du genre. Lui-même, d'ailleurs, bien qu'il ait été un homme de théâtre, et qu'il enviât le succès et la gloire d'Edmond Rostand, écrivait, à propos de son Journal : « C'est tout de même ce que j'aurai fait de mieux et de plus utile dans ma vie. » Gide se plaignait que son Journal menaçait de devenir un « cimetière des articles nés-morts ». Mais quand peut-on croire Gide ? Jules Renard, en tout cas, en cours de route ou après coup, tira de son Journal la matière d'un de ses livres : Histoires naturelles.

Le cas de Ernst Jünger est exemplaire. À son sujet, Mircea Éliade écrit : « Ce qui frappe et ce qui ravit dans le Journal de Jünger, c'est l'attention avec laquelle il examine et cerne la matière de la journée : rencontres, dialogues, lectures, réflexions. [...] Je ne sais pas si l'on a suffisamment remarque combien le Journal en tant qu'œuvre littéraire, tel que le conçoit Ernst Jünger, est une nouveauté, une innovation. [...] En effet, nous entrons dans une époque où les genres traditionnels d'exprimer l'expérience du monde et sa réflexion personnelle sur cette expérience, sont en train de se périmer. Nous connaissons depuis James Joyce la "mort" du roman classique, et depuis Beckett et Ionesco, la destruction du langage dramatique conventionnel. [...] Il n'est pas exclu que très prochainement, nous verrons des écrits théoriques rédigés d'une manière plus personnelle et plus fragmentaire, voire asymétrique. Le fragment, l'écrit intime, la méditation personnelle sont susceptibles de devenir les instruments les plus adéquats pour communiquer une pensée vivante. »

On écrit pour être lu. Toute prétention contraire relève de la fumisterie. Job lui-même souhaitait que sa révolte fût écrite : « Ah ! Que soient écrites mes paroles, que sur le bronze elles soient gravées, qu'avec un burin de fer et de plomb elles soient pour toujours sculptées sur le roc ! » (19, 23-24) Quand on tient régulièrement un journal, c'est avec l'idée qu'un jour, il sera publié. On n'écrit pas pour soi seul, à moins qu'il ne s'agisse de clarifier sa pensée ou de canaliser ses émotions. Et dans ce cas, une fois la besogne accomplie, on détruit ce que l'on a pu écrire. Effectivement, j'ai déjà détruit de bonnes sections de mon Journal.

Je tiens un journal depuis longtemps. Depuis près de quarante ans, même si je l'ai fait de façon fort irrégulière, surtout pendant mes années les plus actives sur le plan professionnel. Lorsque je pense à ma « conduite diaristique » depuis une quinzaine d'années, et au bénéfice que j'en tire, je regrette d'avoir longtemps négligé cette discipline, car c'en est une. Toutefois, je n'ai pas, au début, envisagé de publier mon journal de mon vivant.

Pourtant, en 1989, j'avais publié Se dire, c'est tout dire (Editions de L'Analyste), et Jérusalem, terra dolorosa (Editions du Beffroi). Dans le premier cas, il s'agissait d'extraits non datés, regroupés sous quelques thèmes très larges. À proprement parler, il ne s'agissait donc pas d'un journal. À l'automne 1993, je publiais Journal d'un homme farouche (Éditions du Boréal) qui couvrait la période 1983-1992.

Comme je m'en explique dans la présentation du volume en question, j'ai fait la toilette de mes cahiers, pour la circonstance. Il en va différemment cette fois-ci. Ces trois dernières années, j'ai tenu mon journal avec l'idée de le publier. Objectera-t-on que, dans ces conditions, un journal est moins vrai, moins transparent, moins journal ? Que voulez-vous que je vous réponde ? Je suis mon seul témoin, et l'on sait qu'un témoin unique est un témoin nul : testis unus, testis nullus.

De toute façon, il est strictement impossible de tout dire, d'une part ; d'autre part, je fais la distinction entre un journal et un étalage. Je ne pratique pas la « méthode Léautaud », comme dit Mircea Éliade [3], qui poursuit : « Les dix ou douze mille pages de son Journal sont en grande partie décevantes et parfois triviales. [...] De cette masse énorme de papier noirci, se dégage la prolixité, la médiocrité de l'écrivain, en fin de compte, la pauvreté spirituelle de ce misanthrope devenu presque légendaire. » Je suis conscient que le fait de citer ces remarques peut produire l'effet boomerang !

Il y a plus : nos idées, nos pensées, nos sentiments, nos émotions ne méritent pas tous d'être fixés. Que de choses nous traversent l'esprit, comme on dit, et qui font très bien de le traverser sans plus. Aucun profit à les inviter à s'installer ! Au contraire, bien des émotions, des pensées, des jugements sont des intrus qu'il faut chasser. Pour parodier Voltaire, je dirais que chacun est pour lui-même son propre « valet de chambre ». Joseph de Maistre disait : « Je ne sais pas ce que c'est que la conscience d'un scélérat, mais je sais ce que c'est que celle d'un honnête homme et c'est épouvantable. »

Au demeurant, le journal est le genre littéraire qui garantit la plus grande proximité entre l'auteur et le lecteur. Dans un roman, l'auteur utilise des personnages pour communiquer sa pensée, sa vision du monde, ses jugements sur l'actualité. Dans un journal il n'y a pas d'intermédiaires. Ni, non plus, de « grammaire » ou de « syntaxe » propres à un art, ou à une école, à un moment donné, au sens où les critiques parlent de grammaire ou de syntaxe cinématographique, par exemple.

Je dirai encore ceci : le Journal d'un homme farouche a été accueilli honorablement. Les Éditions du Boréal n'ont pas fait fortune avec ce volume, mais elles sont « rentrées dans leur argent », comme disait mon père. Je n'ai pas fait fortune, moi non plus. En fait, hormis le cas des « locomotives de l'édition » (Jean-François Lisée, par exemple, ou Pierre Godin, tous deux de l'écurie Boréal), et celui des auteurs de téléromans, il n'y a pas grand monde qui peut « vivre de sa plume », au Québec. En France non plus, toutes proportions gardées. Soit dit en passant, la métaphore de la « plume » sent son encre, à l'époque des machines à puces électroniques. « Le stock des métaphores s'épuise », comme dit Domenach.

En vérité, il ne s'agit pas d'argent. L'écrivain, même relativement chanceux, n'écrit pas pour de l'argent. Je mets en fait que l'écrivain « moyen » (même chanceux, ce qui est mon cas) est le travailleur le moins bien payé au tarif horaire. Personne ne peut imaginer le nombre d'heures qu'il faut investir à simplement faire la « toilette » d'un texte. Surtout maintenant qu'on est obligé de tout faire soi-même, à cause des machines a puces. La machine, qu'il s'agisse d'un bouledoseur (cf dictionnaire Bélisle) ou d'un ordinateur, déplace le travail ; elle ne le diminue pas. À ce sujet, il faudrait lire quelques Propos d'Alain [4].

La question n'est pas là. On n'écrit pas pour les arbres. On écrit pour être lu. Ce qui est en cause, c'est la qualité des échos que j'ai reçus à la suite de la publication du Journal d'un homme farouche : une trentaine, une quarantaine de lettres, toutes très longues et de haute qualité humaine. Avoir rejoint une seule âme serait une récompense suffisante. La Bruyère écrivait : « Quand on ne serait, pendant sa vie, que l'apôtre d'un seul homme, ce ne serait pas être en vain sur terre, ni lui être un fardeau. » J'ai trouvé cela dans le Journal de Julien Green. C'est pour dire !



[1] Thomas Mallon, A Book of One's Own People and their Diaries, Ticknor and Fields, NY, 1984.

[2] Le terme diariste n'existe pas en français. Les termes journaliste ou journalier porteraient à confusion. Par ailleurs, diariste dérive normalement du latin dies qui signifie jour. Le français, comme l'anglais, peut emprunter à la banque latine.

[3] Magazine littéraire, novembre 1977, dans un numéro spécial consacré à Jünger, grand et presque centenaire diariste de l'essentiel.

[4] Soyons gentil. Donnons la référence : Propos, Pléiade : La vitesse ne paie pas et Guetteurs et nourrisseurs.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Paul Desbiens, philosophe et essayiste Dernière mise à jour de cette page le jeudi 8 octobre 2009 8:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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