Avertissement
Même si je dois faire l'hypothèse qu'un lecteur de journal sait ce que c'est qu'un journal je tiens à rappeler les limites et les ressources du genre. À Fribourg, justement, j'ai commencé à lire le Journal de Jules Renard qui est bien un modèle du genre, encore qu'il est très différent du Journal de Julien Green ou de celui de Léon Bloy, bien qu'il s'agisse de trois hommes qui ont investi leur vie dans la littérature. Green et Bloy font écho, dans leur Journal, aux événements extérieurs, tandis que Jules Renard demeure enfermé dans le milieu littéraire et théâtral de la fin du XIXe siècle à Paris. Au demeurant, dans une même page du Journal de Jules Renard, on passe d'une remarque sur une pièce de théâtre, une vedette de l'heure, à une notation sur la lune, les arbres, les vaches, ou à la description de ses états d'âme, le portrait d'un cher collègue, le rappel d'un mot d'enfant. En publiant un journal, on fait des choix. Ce fait est acquis. On peut aussi faire des regroupements, même à l'intérieur d'une seule entrée, de façon, par exemple, qu'une remarque sur la température ou la nourriture ne soit pas en sandwich entre deux remarques d'ordre politique ou religieux. Mais alors, on perdrait le caractère propre d'un journal qui doit refléter le discontinu de la réflexion, des sentiments, des émotions. Dans le vrai d'une journée, on se réjouit ou on se plaint de la température ; on est indigné à la lecture d'une nouvelle ; on note un passage d'un livre ; on éprouve un sentiment religieux. On peut aimer ou ne pas aimer le « genre » journal. Mais si journal on tient, on doit le tenir ainsi.
Plusieurs remarques consignées dans ce journal sont devenues caduques à mesure que les événements relatifs à la crise du Golfe se déroulaient. Par exemple, la remarque suivante, en date du 28 octobre : « Saddam Hussein est en train de préparer son dégagement du Koweït à peu de frais pour lui. En suite de quoi Israël demeurera la cible isolée du monde arabe ». Je ne l'ai pas supprimée. Ce jour-là, à partir de ce que je pouvais savoir, tel était l'état de ma réflexion.
Autre chose. Certaines notations reflètent non pas une information lacunaire ou rendue caduque par des événements postérieurs, mais un jugement global que j'ai dû réviser par la suite. Ainsi, le 20 novembre, je notais : « La vraie cause du conflit, c'est le désordre économique de la région ; la vraie raison de l'intervention américaine, c'est la protection du pétrole pas trop cher. » Je maintiens que le désordre économique de la [32] région est une cause du conflit. Par contre, il est un peu sommaire de dire que les Américains font la guerre pour protéger le pétrole pas trop cher. Certes, le pétrole du Proche-Orient ne laisse pas les États-Unis indifférents. Je ne crois pas non plus que l’Allemagne, le Japon, les pays de l’Est y soient indifférents. Allons plus loin, plus bas. Admettons que les États-Unis (car c'est toujours eux, en fin de compte, que l'on condamne) n'aient fait cette guerre que pour protéger le pétrole. Je demande alors ce que vous diriez si le prix du pétrole triplait.
J.-P. D.
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