Monique Desroches
“Musique, rituel et construction du savoir”.
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Monique Desroches et Ghyslaine Guertin, Construire le savoir musical. Enjeux épistémologiques , esthétiques et sociaux, pp. 207-219. Paris : L'Harmattan, 2003, 384 pp. Collection : Logiques sociales.
- Introduction
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- 1. Musique rituelle et construction identitaire
- 2. Construire le savoir musical : une longue démarche
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- 2.1 Migration et pérennité des traditions
- 2.2 Représentation sociale et statut de la transe
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- 3. Esthétique des cultes et des musiques
- 4. Tradition et sens de la Mémoire
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- Conclusion
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- Bibliographie
Introduction
Entre le terrain, l'analyse musicale et la formulation d'hypothèses, une multitude de trajectoires s'offre à l'ethnomusicologue. La traduction des ethnographies en interprétations culturellement pertinentes et scientifiquement cohérentes est une procédure complexe qui n'autorise ni la parole autochtone, ni celle du chercheur à s'ériger en modèle. Pour la majeure partie des ethnomusicologues, il apparaît aujourd'hui évident que le regard du chercheur ne peut se profiler dans le seul courant de la musicologie comparée. Né à la fin du XlXe siècle, ce courant privilégiait une approche externe de la musique alors considérée comme objet. Si l'on reconnaît aujourd'hui la dimension réductrice de cette approche, il faut aussi admettre qu'un repli sur le seul paradigme de l'anthropologie culturelle serait tout aussi réducteur. Ainsi convaincus de la pertinence du discours interne dans la compréhension des phénomènes musicaux mais aussi de ses limites, les ethnomusicologues ont voulu combler les lacunes de cette approche en y conjuguant l'analyse externe du matériau sonore.
Cette dualité des regards s'est complexifiée tout récemment par la prise de parole autochtone. En plus de questionner la pertinence scientifique et culturelle des analyses externes, la prise en compte des discours culturels, voire des modes de pensées musicales (conceptualisation des musiques, systèmes de classement des genres et des instruments, etc.) a depuis le milieu des années '80, favorisé un débat théorique et méthodologique sur les rôles et les statuts de ces paroles dans la construction des savoirs. Qui écrit quoi, et au nom de qui ? Qui sont, comme l'ont bien posé Clifford et Marcuse (1984) puis un peu plus tard, Emerson (1995), les réels détenteurs de l'autorité ethnographique ? De plus, loin de renvoyer à la seule part « verbale » de la communication, la parole autochtone atteint les attitudes, les affects, les regards, les émotions, les tabous, c'est-à-dire tout un monde qui relève du sensible, et qui oblige le chercheur à considérer aussi le sujet dans ses hypothèses de recherche. Il importe donc de départager le rôle, les fonctions et le statut de ces paroles dans la construction des savoirs musicaux.
Les musiques dont il sera question dans cet article sont de nature rituelle. Dans la foulée de cet ouvrage, une première question interpelle le chercheur : une recherche sur le savoir musical de pratiques religieuses ou rituelles renvoie-t-elle aux mêmes méthodes et approches que celles des musiques profanes ? En d'autres termes, les statuts particuliers des musiques et les conditions qui prévalent à leur pratique permettent-ils de les appréhender de la même manière ? À l'instar des musiques profanes, les musiques rituelles connaissent-elles une quelconque évolution (au sens de transformation) ? Enfin, les conditions rituelles exigent-elles tant de la part des acteurs que de celle des chercheurs, un respect minimal de règles qui limitent l'accès au savoir ?
C'est à ces questions que cet article tente de répondre. Dans cette perspective, il est apparu que l'adoption d'une posture méthodologique appropriée s'imposait. Reconnaissant que chacun des terrains d'étude dicte une certaine modulation, voire, une adaptation des approches, je tenterai ici de mettre en exergue l'importance du « temps long » dans le processus d'observation et de compréhension des pratiques culturelles.
1. Musique rituelle et construction identitaire
Dans des études ethnomusicologiques antérieures [1], j'ai mis en relief le rôle de la musique dans l'efficacité des cultes tamouls à la Martinique et à la Réunion. Appel des divinités, signalement de phases rituelles, contrôle d'états de transe ou de possession, délimitation d'espaces végétariens ou carnivores, tout concourait là à une fonctionnalité immédiate des rituels par la musique. La Marche dans le feu, les cérémonies à Maliémin ou encore de la Fête de dix jours en sont des exemples révélateurs. J'ai notamment insisté sur le fait que loin d'être conçues par les musiciens et les acteurs des rituels comme un simple accompagnement, les musiques agissent dans les rituels comme de véritables médiatrices entre le monde matériel et le surnaturel, entre l'humain et le divin [voir notamment à ce sujet, les écrits de Boilès (1978), Barat (1989) Desroches (1996, 2000), Desroches-Benoist (1983, 1997), Ghasarian (1991)].
Mais tout intéressant que soit ce cadre d'analyse, il n'en est pas moins restrictif Loin d'être des entités fermées, les musiques rituelles agissent souvent comme des passerelles qui permettent au social de se manifester. Elles jouent en effet un rôle déterminant, voire, structurant, dans des sphères extérieures aux fonctions strictement religieuses. Car les rituels et les cultes répondent aussi à d'autres besoins, à d'autres impératifs que ceux du religieux. Délimitateurs d'espaces cultuels, traducteurs de dynamique particulière entre des sous-groupes, catalyseurs de partage culturel, mécanismes d'ajustement social, outils emblématiques, ce sont là, entre autres, des fonctions que revêtent les musiques rituelles. Tout comme les musiques profanes, elles doivent être comprises comme des paramètres actifs dans l'édification des identités culturelles locales et dans le débat sur la mondialisation. Sans nier leur apport indispensable dans la structuration des cérémonies, il m'apparaît aujourd'hui que les musiques rituelles ou religieuses ont été trop souvent considérées et analysées comme des entités hermétiques, repliées sur elles-mêmes, où leur rôle était confiné à la seule dimension religieuse fonctionnelle. Aussi vais-je tenter de montrer la pertinence d'élargir cet horizon ethnographique et analytique.
Cette posture épistémologique commande une relecture de l'articulation musique et culte et appelle un autre type de questions. Ainsi, du « qu'est-ce qu'on joue pendant les cérémonies », ou encore, « à quels moments du rituel », il faut se demander « pour qui joue-t-on » et « pourquoi », questions qui placent forcément la relation musique et culte à l'extérieur du strict cadre rituel, notamment dans celui du processus identitaire ainsi que je tenterai de le montrer ultérieurement. Cette approche place le sujet au coeur de l'analyse (ici, le musicien, l'officiant, le fidèle pratiquant), introduisant alors un regard axé sur la relation que chacun entretient avec le culte et la musique. C'est en d'autres termes, inscrire les pratiques observées dans le champ spécifique des représentations.
2. Construire le savoir musical :
une longue démarche
2.1 Migration et pérennité des traditions
Une question a dès le début [Antilles françaises (depuis 1978), aux Mascareignes (depuis 1987)] hanté ma recherche auprès des immigrants tamouls dans les îles créoles : pourquoi les Tamouls ont-t-ils conservé leurs pratiques religieuses alors qu'ils laissaient tomber d'autres éléments de leur patrimoine. Car dès leur arrivée dans les îles, les engagés tamouls ont gardé une relation particulière à leurs croyances religieuses, et jamais ils n'ont remis en question la pertinence de leur exercice au sein du groupe, comme au sein de la société globale insulaire. Pourtant, la conservation de leurs pratiques culturelles et religieuses étaient loin d'être assurées. Intégrée au milieu du XIXe siècle dans des îles qui venaient d'abolir l'esclavage et qui tentaient de se départir d'un système économique et social basé sur la « grande plantation » et sur l'exploitation de la canne à sucre, cette main d'œuvre massive, nouvellement arrivée, risquait de mettre en péril la réforme socio-économique souhaitée par la masse.
Méprisés par la population créole locale, leur insertion dans les îles n'a pas été toujours facile et c'est sans doute pour cette raison que les descendants tamouls des Antilles françaises ont perdu la majeure partie de leur culture d'origine, dont la langue. Mais pourquoi alors ont-ils maintenu dans ces conditions aussi difficiles, un événement qui s'avérait être, jusqu'à tout récemment [2] un des derniers bastions de leur culture d'origine, soit la tenue de cérémonies sacrificielles et la musique qui l'accompagne ? Le fait est d'autant plus étonnant qu'au plan strictement musical, l'expression en est extrêmement limitée. Constituée presque exclusivement de membranophones, la musique se résume à des patrons rythmiques cycliques qui limitent au maximum la créativité et l'interprétation individuelles, ainsi qu'une certaine part d'émotion musicale. Plutôt répétitive, non diversifiée, limitée dans son instrumentarium, cette musique ne présente donc, du moins à prime abord, aucun intérêt au chapitre de l'interprétation musicale et de l'expérience esthétique. Il est vite apparu que la réponse à la question du maintien résidait ailleurs que dans la musique elle-même.
Il est aisé de croire que la part spectaculaire des rituels, surtout par la présence de la transe du prêtre, ait pu jouer ici un certain rôle. On peut soupçonner que la musique rituelle et les éléments impressionnants qu'elle met en scène (cris et tremblements lors des transes, guérison des malades, sacrifices animaux, marche dans le feu) aient exercé un rôle de réajustement social et ainsi contribué à redorer l'image d'un groupe que l'on considérait à l'origine, comme inférieur. Car ainsi que souligné antérieurement, les cérémonies tamoules ont toujours intrigué le groupe créole de descendance africaine :
- « ... attrait de la « magie de l'autre »... souvent considérée comme plus redoutable parce qu'ignorée... la tenue d'une cérémonie conférerait aux Indiens un statut particulier : la transe, expression du vécu magique, viendrait rappeler clairement aux descendants africains (les créoles), la puissance du prêtre tamoul, et par extrapolation, celle de l'Indien... Les cérémonies confèrent ainsi à la communauté indienne une identité propre, une distanciation par rapport au groupe créole, tout en permettant à l'Indien de rehausser son statut social. » (Desroches 1996 : 53-54)
La particularité des musiques tamoules et la dimension impressionnante de la transe peuvent sans doute expliquer en partie la pérennité de la pratique religieuse en terre antillaise.
2.2 Représentation sociale et statut de la transe
Si la transe a joué un rôle réel dans les cérémonies rituelles et exercé un impact positif dans le processus d'ajustement social des Indiens dans la société créole aux Antilles françaises, le rapport à celle-ci semble aujourd'hui se modifier. Le regard porté par les descendants tamouls sur la transe est en effet devenu plus ambigu. C'est du moins ce qui ressort d'un récent terrain (2001) effectué à la Guadeloupe. Il apparaît ici que les Indiens de la Guadeloupe soient arrivés à une croisée de chemins au chapitre de leurs traditions musicales et religieuses. Voulant mettre de l'avant l'image d'un groupe moderne marqué par une culture riche et diversifiée, certains indo-guadeloupéens habitant les milieux ruraux ont aujourd'hui tendance à délaisser les pratiques ancestrales basées sur la transe et les rythmes cycliques des tambours tapou, au profit de nouveaux répertoires et de nouvelles pratiques culturelles indiennes. On organise par exemple des défilés de mode indienne dans les hôtels, on se met à l'apprentissage de chants dévotionnels bhajans et on développe des enseignements de musique classique indienne, dont des cours de sitar et de tablas. Tout se passe comme si la transe et le sacrifice d'animal qui procuraient jusqu'alors une marque distinctive aux descendants tamouls de l'île, non seulement s'estompent aux yeux de ces indo-guadeloupéens, mais sont taxés d'un signe négatif qui les fait reléguer à l'arrière-plan. Une co-responsable d'un temple rural m'indiquait même qu'elle ne tolérait pas de transe lors des cérémonies qui prenaient place dans leur temple. Elle a précisé à ce sujet,
- « ... (qu'elle) n'accepte plus de gens qui ne sont pas capables de se contrôler. » (Le Moule, 2001)
Cette information est intéressante à plus d'un titre. D'abord, elle montre que la transe n'exerce plus le rôle capital dans les cultes d'offrandes des temples de plantation qu'elle avait l'habitude d'exercer par le passé. Elle révèle également que son statut s'est estompé. Mais surtout, il m'apparaît qu'elle met en exergue la nature même d'un phénomène qui relève bien d'une pratique acquise, volontaire et contrôlable. En effet, comment concilier l'aspect involontaire et inattendu de la transe en conjuguant avec l'interdit de sa manifestation dans certains temples et du mépris des responsables de temples envers ceux qui ne peuvent la maîtriser ? C'est pourquoi il demeure toujours possible dans ces sociétés de l'abandonner, ou au contraire, de la renforcer comme on le verra un peu plus loin chez les Malbars de la Réunion. À tout événement, cette anecdote révèle combien les processus de transmission et de construction des savoirs sont en constante mutation et qu'ils relèvent bien d'un choix, qu'il soit personnel ou collectif
3. Esthétique des cultes et des musiques
De nos jours, bon nombre d'Indiens insulaires abandonnent le travail traditionnel de la plantation au profit d'un travail professionnel, administratif, ou à tout le moins, d'un poste souvent mieux rémunéré en milieu urbain. Une quantité importante d'Indiens s'installe ainsi dans les bourgs, et poursuit des études. La conséquence de ces changements sociaux se manifeste notamment par l'adoption de nouvelles valeurs et de nouvelles habitudes de vie venues souvent d'une Inde brahmanique. Cependant, d'autres Indiens continuent leur travail dans les plantations et refusent cette nouvelle avenue. Ils assurent un maintien des traditions ancestrales, dont celles des cultes d'offrandes d'animaux accompagnés des rythmes cycliques des tambours qui conduisent à la transe du prêtre. Dès lors, le projet social indo-créole, s'il formait jusqu'alors un bloc homogène, est aujourd'hui éclaté tant dans ses cadres de références que dans le choix de ses valeurs sociales, esthétiques, religieuses, culturelles et musicales. C'est ainsi qu'il faut comprendre qu'à la Réunion, deux cultures musicales et rituelles cohabitent, chacune d'elles répondant à des valeurs propres.
Loin d'être des procédés à caractère strictement religieux, les éléments visibles des rituels sont devenus des symboles actifs dans l'édification des identités culturelles insulaires de chacun des deux groupes. La musique et le rituel sont en effet intégrés dans un processus qui les situent bien au-delà du cadre religieux. Les deux espaces servent désormais de point de départ pour un débat sur l'authenticité des pratiques et sur la construction identitaire.
Devenues manifestations publiques et culturelles en milieu urbain, les musiques rituelles indiennes ont connu à la Réunion comme aux Antilles, une visibilité accrue qui a bouleversé le champ des valeurs. L'importance accordée à la recherche du beau dans les cultes des temples urbains à la Réunion dans l'océan Indien, en est un exemple révélateur. Les conséquences de cette situation sur les processus identitaires et sur la notion d'authenticité sont considérables. Car il ne s'agit plus uniquement, du moins dans les milieux urbains réunionnais, de « faire comme », dans le sens d'imiter le geste ancestral, mais de mettre de l'avant un nouvel esprit traditionnel, en réponse aux nouvelles attentes du public. Selon cette philosophie, la beauté de l'art réside non pas dans l'harmonie du groupe musical, dans la simultanéité du jeu instrumental, mais au 'contraire, dans la mise en valeur du talent individuel et dans la créativité du musicien. Il s'agit là d'un changement de cap important. Car les musiques des cérémonies sacrificielles (qui sont toujours en vigueur dans certains temples de plantation), visent une communication directe avec les dieux : la répétition d'une série de battements de tambours cycliques facilite cette mise en contact, dont la présence se manifeste ultimement par la possession du prêtre. Dans les temples urbains, où la transe n'est plus admise et où les musiques associées au sacrifice animal sont exclues, on passe à une logique purement esthétique basée sur la recherche du beau, sans égard ici à l'efficacité tangible du rituel par la musique. La beauté étant l'élément recherché par-delà l'efficacité directe de la musique sur le culte, on voit là surgir une diversité des répertoires, on note une importance marquée à l'improvisation ou à tout le moins, à l'expression musicale personnelle et à la diversification des sources sonores par une juxtaposition d'accompagnements instrumentaux et vocaux.
4. Tradition et sens de la Mémoire
On assiste ainsi à une sorte de culture de passage qui peut s'apparenter à une certaine transculturation du traditionnel. Car il ne s'agit pas, du moins en milieu urbain, d'une réelle perdition d'une tradition d'origine, mais d'une relecture de celle-ci en fonction de nouvelles valeurs adoptées par le groupe. À quelle mémoire collective est-on fidèle ? Telle est la question centrale qui se pose à l'Indien des Antilles comme à celui des Mascareignes. Et ce « nativistic movement », au sens de Linton (1965) s'opère dans les cérémonies de louange des grands temples urbains de la Réunion par l'adoption d'un nouvel horizon de référence, celui du haut, du brahmanisme, du végétarien, alors que celui des Indiens des plantations (ceux qu'on appelle à la Réunion, les « Malbars ») s'inscrit dans la volonté d'une perpétuation des cultes sacrificiels qui incluent la transe et l'offrande d'animaux.
La migration des Indiens, tant aux Antilles qu'aux Mascareignes, a morcelé la trace originelle et brouillé le chaînon de la mémoire collective. Loin de rassembler les individus autour d'un projet unique, le respect de la mémoire dite collective, est venue scinder le groupe en brouillant les pistes, en démultipliant les cadres de référence, en créant de nouveaux horizons et en re-créant de nouveaux sentiments d'appartenance. Ce qui confirme bien que la mémoire, à l'instar de l'identité, ne résulte pas d'un cumul passif de traits culturels, mais d'une construction, voire, d'une re-construction incessante à partir de choix et de consensus.
Un des objectifs de la recherche amorcée en 2001 à la Guadeloupe [3] visait à mettre en perspective le résultat des recherches sur les musiques rituelles tamoules de la Martinique avec celles des Indiens de la Guadeloupe qui sont arrivés dans les îles à la même époque et dans les mêmes conditions. À cette fin, je menai avec un prêtre tamoul de la région du Moule une série d'entrevues portant sur les liens entre musique et rituel sacrificiel. Je savais par ailleurs que les Indiens étaient dans cette île cinq fois plus importants en nombre que ceux de la Martinique et je voulais ainsi tenter de saisir l'impact de cette donnée sur le profil des traditions musicales et rituelles. Surprise lors de l'entrevue de la forte correspondance entre les réponses livrées par le prêtre et mes hypothèses martiniquaises, je l'informe à la fois de mon enthousiasme et de mon étonnement. Sans tarder, il ajoute spontanément :
- « Je le sais ; j'ai lu votre livre (Tambours des dieux)... j'y ai d'ailleurs puisé certains éléments pour ma pratique... » (Le Moule, 2001)
Deuxième étonnement de ma part, encore plus important cette fois : car je réalisais que le fruit de ma recherche indo-martiniquaise s'insérait malgré moi, dans la tradition vivante des Tamouls de la Guadeloupe. Cette expérience révèle également combien les écrits, les disques, les rapports de recherche des scientifiques sont de plus en plus accessibles aux gens de terrain et que ceux-ci peuvent alors consciemment opter pour l'intégration de ces savoirs dans le sillon de leurs connaissances. En fait, tout se passe comme si certaines analyses externes servaient parfois de relais dans la chaîne de transmission des savoirs locaux, ou encore de tremplin pour aller vers d'autres avenues. La transmission des savoirs s'ouvre ainsi à des horizons plus vastes, en sortant des circuits fermés dans lesquels ils s'étaient jusqu'alors profilés, modelés. À la question posée au début de ce texte, « qui sont les réels détenteurs de l'autorité ethnographique », il apparaît ici que le curseur de l'information doive circuler dans les deux sens. Car si les ethnomusicologues étaient convaincus de l'influence du savoir local (interne) sur l'édification du savoir scientifique (externe), il faut aussi inverser cette affirmation pour mettre en exergue la part du métalangage, celui du chercheur, dans le discours local, privilégiant alors une construction dynamique des savoirs.
Conclusion
Analyser le phénomène musico-religieux dans des sociétés en diaspora n'implique pas les mêmes démarches que dans des sociétés traditionnelles, sédentaires et anciennes. La migration, volontaire ou forcée, a commandé des mécanismes d'ajustement tant de la part des migrants que de celle de la société d'accueil. Plus encore, l'éloignement temporel et géographique avec le milieu d'origine semble avoir bousculé le champ des valeurs sociales, culturelles, religieuses forçant les migrants à se positionner à la fois en fonction du nouveau contexte et celui du milieu d'origine.
Le regard porté ici sur les musiques rituelles indo-créoles a permis de mettre en lumière combien la tradition, celle qui se conjugue au présent, est en perpétuelle construction de son savoir. L'analyse a également révélé que la mémoire, les racines sont elles aussi questionnées et re-composées par les détenteurs des traditions. Ce processus n'est d'ailleurs pas étonnant si l'on considère que l'identité, l'authenticité, la tradition et la pratique musicale sont des constructions symboliques qui relèvent de choix, d'ajustements culturels et sociaux, de jugements de valeur, de conduites apprises et partagées et souvent questionnées ; elles deviennent ainsi le point de départ pour de nouvelles constructions de savoirs.
La musique, même rituelle, traduit les mentalités d'un groupe. Loin d'être autonome ou anachronique, elle s'ajuste elle aussi aux transformations des valeurs sociales et culturelles. Dans cette foulée, les musiques et les cultes apparaissent comme de véritables passeurs culturels, des zones où les participants partagent certes un nombre impressionnant de croyances, de valeurs mais qui sont par ailleurs, en incessantes mutations.
Construire le savoir rituel et musical implique donc un parcours qui circule de façon dynamique entre la musique, la religion et la société, une trajectoire qui conduit forcément le chercheur quelque part entre le passé et le présent, entre l'observation, l'analyse et la prise en compte du discours sur les pratiques culturelles. Car c'est au carrefour de ces trajectoires que s'édifie toute forme de savoir musical, quelle qu'en soit sa nature.
Bibliographie
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1996 Tambours des dieux, Montréal, Paris : L'Harmattan. Desroches, M. et Benoist, J.
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1991 Musiques de l’Inde en pays créoles, disque compact UMMUS, no 201, Coll. Traditions, Montréal : Faculté de musique, Université de Montréal.
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1965 « Nativistic movements » in Reader in comparative religion : an anthropological approach, États-Unis : University of California at Los Angeles, Harvard Press.
Monique Desroches
Faculté de musique, Université de Montréal
Montréal, Québec H3C 3J7
[1] Desroches (1996, 2000), Desroches et Benoist (1983, 1991, 1997).
[3] Recherche pilotée et dirigée par l'anthropologue Jean Benoist, à laquelle étaient associés des chercheurs de France, des Antilles et du Québec. Financement : Ministère de la Culture France. Voir à ce sujet notre rapport de recherche, « Pratiques indiennes, pratiques hindoues » déposé au Ministère de la Culture (France) en 2002.