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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Monique Desroches, “Musique et rituel: significations, identité et société”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle. Tome 3. Musiques et cultures, pp. 538-556. Traduit de l'Italien. Pour la traduction française: Actes Sud / Cité de la musique, 2005, 1166 pp. Titre original: Enciclopedia della musica. Musica e culture. Turin, Italie: Giulio Einaudi Editore s.p.a., 2003. [Avec l'autorisation de diffuser dans Les Classiques des sciences sociales accordée par Mme Desroches le 4 septembre 2007.]
Monique Desroches
“Musique et rituel :
significations, identité et société”.
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle. Tome 3. Musiques et cultures, pp. 538-556. Traduit de l'Italien. Pour la traduction française : Actes Sud / Cité de la musique, 2005, 1166 pp. Titre original : Enciclopedia della musica. Musica e culture. Turin, Italie : Giulio Einaudi Editore s.p.a., 2003.
Les rites sont vieux comme le monde. Dès l'Antiquité, on croyait que le rythme des saisons, l'alternance des jours et des nuits, le mouvement des planètes n'étaient pas l'œuvre de la nature mais celle d'êtres surnaturels (Combarieu, 1909). De nombreux rites païens se sont déroulés dans le prolongement de cette vision du monde. Certains d'entre eux ont traversé le temps, malgré les multiples tentatives généralement infructueuses de l'Église. Impuissante devant la ferveur de ses fidèles face à ces pratiques et croyances, elle n'a eu d'autres choix que de jumeler le calendrier de ses fêtes avec celui des célébrations païennes. Ainsi, le rite associé à la crainte de la disparition de la lumière à la fin de décembre coïncide désormais avec la fête de Noël ; le retour de la lumière au printemps devient, quant à lui, la fête de Pâques, et ainsi de suite.
Dans de nombreuses sociétés de tradition orale, la croyance populaire veut également que les malheurs et catastrophes (maladies, accidents, mortalité) soient l'oeuvre d'esprits maléfiques. Aussi, pour écarter ces malheurs et pour s'assurer d'une relation harmonieuse avec les esprits potentiellement dangereux, il importe de procéder à une série d'actions rituelles dont la réalisation épouse la forme de sacrifices divers. Les rituels deviennent ainsi des passages obligés, des impératifs d'action, sortes de gestes opératoires essentiels au maintien de bonnes relations avec ceux qui détiennent les rênes du destin de l'humanité. L'enjeu majeur de leur tenue est plus précisément d'installer une communication claire avec les êtres surnaturels pour pouvoir bénéficier de leur bienveillance ou pour solliciter leur aide. C'est pourquoi l'espace rituel sacré est au coeur de la vie, chaque jour, d'un grand nombre de sociétés.
Cet espace de communication ainsi investi de pouvoirs potentiels, en fait un monde difficile d'accès, où nul ne peut spontanément et délibérément s'insérer. Réservés à des initiés, la gestuelle et le langage sont gardés secrets. Des règles strictes, voire un mystère souvent entretenu par les acteurs cérémoniels, doivent être respectés. Car sans ce respect, l'efficacité des rituels ne peut être assurée. L'anthropologue Pascal Boyer, spécialiste des Fangs du Cameroun insiste à juste titre sur l'aspect protocolaire et sur les lois spécifiques qui guident les rituels. À l'instar de bien d'autres rituels qui pourraient répondre à ces exigences, il rappelle que là, [...] chaque participant a un rôle particulier [...] le lieu est particulier [...] chaque acte doit être accompli d'une certaine manière [...] les instruments d'un rituel [...] sont des objets spéciaux [...] le scénario, l'ordre dans lequel s'accomplissent les actions, est évidemment crucial" (Boyer, 2001, p. 229). Ces préparatifs rigoureux et exigeants, rappelle aussi Bastide, sont proportionnels à la force et au pouvoir de certains rituels sur la vie quotidienne. Dans Art et société, il écrit : "La religion ne consiste pas seulement à reconnaître l'existence d'une réalité transcendante [...] mais aussi dans un effort pour y pénétrer [...] Les rites permettent cette approche, car les forces sacrées sont terribles, et nul ne peut les atteindre sans une préparation spéciale." (Bastide, 1977, p. 184.)
Mais si l'objectif premier des rituels est d'établir un dialogue entre les dieux et les hommes, il faut considérer également que leur réalisation ne répond pas seulement à ce seul désir de communication. Les rituels sont en effet des gestes remplis de symboles qui relèvent non seulement du monde mystique mais aussi du social et du culturel.
Loin d'être immuables, les symboles rituels traduisent souvent l'évolution des mentalités religieuse, musicale, sociale et même politique, du groupe utilisateur. Ainsi, le recours à un instrument particulier, la manière d'interpréter un chant ou encore de choisir tel type de danse peuvent dépendre des goûts et du système de valeurs des croyants ; ces performances musicales peuvent aussi être choisies en réaction à la présence d'un autre groupe qui aurait opté pour d'autres valeurs, d'autres paramètres rituels. La tenue d'une cérémonie met ainsi en lumière des valeurs et des croyances propres à un groupe, à une communauté, et s'explique en grande partie par un processus d'identification culturelle.
C'est ce que Barth (1969) appelle le processus d'interactions et d'interrelations culturelles. Ce processus dynamique d'actions-réactions est souvent si prégnant, si déterminant, qu'il oriente la pratique musicale et rituelle dans ses règles ou dans son profil expressif. En s'inscrivant dans le prolongement de stratégies autres que purement religieuses, les rituels et la musique qui les accompagne se transforment parfois en de véritables marqueurs identitaires.
Pour ces raisons, il est vite apparu qu'un regard sociologique sur les pratiques rituelles s'imposait. S'il semble que ce soit désormais l'orientation privilégiée par bon nombre d'anthropologues contemporains (on lira les travaux de Boyer (2001), Bourguignon (1976), Hamayon (1990 et 1997), Benoist (1998), pour ne citer qu'eux), qu'en est-il en ethnomusicologie ? L'analyse des musiques rituelles s'est-elle glissée dans le prolongement de son cadre strictement rituel ou religieux ? Les angles d'approche et les outils d'analyse pour ces musiques se sont-ils démarqués de ceux des musiques profanes ? Les problèmes soulevés ont-ils commandé des méthodes d'enquête spécifiques ? Ne s'est-on pas, enfin, trop attardé aux stratégies d'exécution et au pôle intentionnel, au détriment des conduites d'écoute et au pôle attentionnel ?
Pour répondre à ces questions, je résumerai ici certaines recherches ethnomusicologiques portant sur les pratiques rituelles et sacrées. Ne prétendant nullement à une quelconque exhaustivité, je préciserai que le premier objectif visé est de situer la place des recherches sur les musiques rituelles dans le développement méthodologique et analytique de l'ethnomusicologie et de porter, quand cela me semblera opportun, un regard critique sur les approches et les cadres d'analyse retenus par les chercheurs.
Rares sont les cultes ou rituels religieux qui se déploient sans musique. Que ce soit au niveau de l'accompagnement des phases cérémonielles (comme dans le cas du culte catholique), de la recherche d'une transcendance (comme avec le tantrisme, le bouddhisme, le soufisme, l'islam ou encore l'hindouisme), de l'invocation des divinités (comme dans les rituels de transe et de possession), la musique balise, structure, contrôle, interpelle, embellit. C'est autour de l'Afrique, de l'Inde, de l'Asie du Sud-Est, de la Chine, du Tibet, des cultures de l'Islam et aussi du Nouveau Monde (Brésil, Antilles) que se développent surtout les grilles d'analyse et les modèles théoriques qui marquent aujourd'hui ce domaine de recherche. Qu'on pense notamment aux travaux de Judith Becker (1993), de John Chernoff (1974) au Ghana, de Regula Qureshi (1986) et de jean During (1994) pour l'Islam, de Mireille Hellfer (1995 et 2000) en ce qui a trait au Tibet, de Ricardo Canzio et Patrick Menget (1984) au Brésil, ou encore de l'auteur de ces lignes (Desroches, 1996 et 1999) aux Antilles et aux Mascareignes.
Cet intérêt manifeste des rituels n'est pas étonnant car la musique rituelle offre des expressions vocales et instrumentales diversifiées et souvent au caractère inusité. Les liens entre la musique et la transe, par exemple, loin de se manifester selon des traits universels (c'est-à-dire qui seraient communs à l'ensemble des rituels de transe), présentent des visages riches et variés qui attirent et intriguent les ethnomusicologues, tant dans leur expression que dans le renvoi extra-musical qui donne sens à leur réalisation.
Ce relativisme culturel ressort manifestement de l'incontournable et imposant livre de Gilbert Rouget (1980), La Musique et la Transe, le seul ouvrage de synthèse axé sur les liens entre la musique et la transe. Pour d'autres développements, il faudra attendre le collectif sur les Musiques rituelles édité par Laurent Aubert (1992) et celui sur les liens entre musiques et religions édité par Lawrence Sullivan, Enchanting Powers, en 1997.
L'étude de Rouget a le grand mérite de couvrir un grand espace culturel qui va depuis la Sibérie à la Terre de Feu, du Brésil à l'Afrique noire, du Viêt-nam à l'Italie. En plus de proposer une typologie et d'apporter des précisions terminologiques sur les notions de possession, de transe et d'extase, Rouget examine le rôle de la musique sous plusieurs angles. Du recours à tel type d'instruments dans un rituel de possession, à la symbolique associée à la voix et même, à l'absence totale de musique dans certains rituels de transe, Rouget en arrive à la conclusion que les processus de déclenchement de la transe et de la possession s'opèrent selon des logiques distinctes, régies par les cultures mêmes qui leur donnent naissance. Ses conclusions sur les musiques rituelles ont exercé un impact sur l'orientation d'autres recherches axées sur les musiques de tradition orale. Ainsi, la recherche sur des caractéristiques acoustiques communes à certains instruments, le tambour par exemple, que la croyance populaire place souvent comme un universel de la transe, s'estompe ici au profit d'une vision culturelle de la relation transe-musique. Toutefois, même si, comme Rouget le précise, cette part de relativisme culturel n'évacue pas la rigueur du langage musical, on ne peut désormais aborder les phénomènes de transe et d'extase que sous les seuls angles acoustiques et musicaux. Il écrit à ce sujet : "Un rituel de possession est une architecture du temps qui comporte elle aussi différentes phases auxquelles s'attachent différentes musiques [...] C'est dans la dynamique de la cérémonie qu'il importe de considérer les relations de la musique et de la transe [...] C'est en définitive se demander quel rôle joue la musique dans la préparation de la transe, dans l'entrée en transe, dans l'entretien de la transe et dans la sortie de la transe." (Rouget, 1980, p. 64.) Puis il ajoute : "La technique n'opère que parce qu'elle est au service d'une croyance et parce que la transe constitue un modèle culturel intégré à une certaine représentation générale du monde." (Ibid., p. 436.) Le grand apport de Rouget à l'étude des musiques rituelles réside donc dans sa présentation détaillée des pratiques de possession et de transe dans le monde, dans ses propositions à caractère typologique et terminologique autour de celles-ci, dans sa compréhension des mécanismes de déclenchement de la transe et du rôle qu'y exerce la musique. Son panorama exhaustif, fouillé et documenté des liens entre musiques et rituels dans le monde a montré clairement que les manifestations musicales exécutées dans les rituels sont culturellement définies tant dans leur forme que dans leurs modalités expressives.
La richesse culturelle de l'expression sonore des rituels conjuguée à la dimension symbolique ont fasciné et fascinent encore maintenant des ethnomusicologues, mais cet intérêt est néanmoins assez récent, en raison du développement de la discipline. À la fin du XIXe siècle, certains chercheurs ou explorateurs avaient procédé à des descriptions de rituels, mais ils s'intéressaient surtout à la culture matérielle. Les travaux de la première "musicologie comparée" ont alimenté la recherche des universaux, une préoccupation toujours présente de nos jours, mais on ne peut parler d'une approche ethnomusicologique au sens moderne du terme : l'approche de la musique comme objet et non comme pratique, le manque d'intérêt pour le contexte d'insertion expliquent cette rencontre manquée de la musicologie comparée et des musiques rituelles.
L'étude systématique des relations entre la musique et le rituel remonte à la seconde moitié du XXe siècle, et plus particulièrement à la naissance du courant qualifié d'anthropologie de la musique au début des années 1960 et dont le principal promoteur fut l'anthropologue et musicologue américain, Alan P. Merriam. Sa recherche a contribué de façon significative à l'édification d'un regard méthodologique et épistémologique pour une approche de la musique "dans" la culture. Prônant une approche holistique de la musique, c'est-à-dire, une attention sur l'ensemble contextuel des musiques, il propose un regard polyscopique axé sur les données musicales, les musiciens, l'événement qui les rassemble, les fonctions et, enfin, les discours sur ces pratiques. Il écrit à ce sujet : "Lorsque nous parlons des utilisations de la musique, nous nous référons aux manières de l'utiliser dans les sociétés humaines. [...] La musique est utilisée dans certaines situations et elle en devient partie intégrante. [...] Quand le suppliant utilise la musique pour approcher son dieu, il emploie un mécanisme particulier en conjonction avec d'autres mécanismes tels que la danse, la prière, le rituel organisé et les actes cérémoniels." (Merriam, 1964, p. 210.)
Ce sont donc ici les champs à la fois de l'exécution musicale et de la perception sonore, voire du domaine idéologique, qui constituent les fondements de sa méthode. Mais on peut s'étonner de ne pas trouver dans sa liste de mots-clés livrés en fin d'ouvrage ceux de rituel et de religion. Or son chapitre sur "Music and Symbolic Behaviour" présente des références à des recherches sur des musiques rituelles qui vont de l'anthropomorphisme des instruments, comme la harpe ngoni des Bambaras (voir l'étude de Viviane Pâques, 1954), à la manière d'exécuter les chants au Dahomey à l'occasion de la première chute d'une dent (Herskovits, 1938). Ce chapitre, construit sous la forme d'une synthèse des travaux sur l'articulation entre musique et symbolisme, constitue à mon sens un des premiers essais sur les liens entre musique et rituel, même si ce n'était pas là l'objectif premier de l'auteur. Il importe enfin de noter que les musiques rituelles auxquelles Merriam se réfère dans son Anthropology of Music, tout comme dans sa monographie des Indiens Flathead des Etats-Unis (Ethnomusicology of the Flathead Indians, 1967) servent de point d'appui à la nécessité d'une méthode spécifique au corpus des rituels.
La catégorie centrale de l'étude des rituels est probablement celle de la médiation, entre les dieux et les hommes, entre le réel et l'au-delà. Lucie Rault-Leyrat, organologue, spécialiste de la Chine ancienne, fait remarquer que "les instruments de musique expriment par leur voix le cri des animaux et, de ce fait, incarnent une dimension supra-humaine, puisqu'elle est située entre terre et ciel" (1992, p. 120). Les instruments de musique sont "comme l'être dansant entre ciel et terre qu'est le chaman, et comme le pilier du ciel qu'est le souverain, des conduits intermédiaires par lesquels passent des messages" (Rault-Leyrat, 1989, p. 77). Dans le même esprit, Marius Schneider qui s'est notamment consacré à la tradition védique, rappelle que la voix n'est qu'un véhicule de la pensée : "Sans elle, aucun sacrifice essentiel, c'est-à-dire sonore, n'est possible." (Schneider, 1992, p. 178.)
Le concept de médiation va obliger les chercheurs à proposer des grilles de classification culturelle qui tiennent compte des conceptions musicales propres à chaque culture. Parallèlement à la description organologique et systématique des instruments de musique, les ethnomusicologues vont tenter de comprendre le statut des instruments à partir de leur place et de leur rôle dans les rituels. Le plus révélateur de ce courant est sans aucun doute l'étude de Hugo Zemp chez les Dans (1971) et son merveilleux film sur les 'Aré' Aré (1979). Dans les deux cas, le chercheur illustre la pertinence d'une classification culturelle des instruments dont les critères relèvent des statuts, des fonctions, des attributs symboliques des instruments ou des statuts sociaux de ses utilisateurs. Dans cette même optique, on observe des attitudes semblables dans la culture musicale tamoule aux Antilles françaises. Il aurait été impensable, par exemple, pour un Tamoul des Antilles de placer à l'intérieur de la même grille organologique, le tambour sacré tapou, dont le jeu est réservé à des initiés, et d'autres tambours martiniquais utilisés par les Créoles lors des danses (Desroches, 1996). La fonction médiatrice procure donc à l'instrument un statut symbolique et réel qui oblige le chercheur à ouvrir d'autres critères de classification, à tout le moins, au plan de la compréhension culturelle de son utilisation dans le milieu. Dans cette optique, il apparaît que décrire minutieusement les instruments de musique rituelle, identifier les échelles, repérer les enchaînements harmoniques, soient des étapes certes importantes dans la compréhension du phénomène musical et religieux, mais nettement insuffisantes dans la quête d'une compréhension plus profonde et plus holistique de l'événement musical.
Il n'est donc pas étonnant que le concept de musique in culture cher à Merriam ait été vite adopté par les chercheurs intéressés par le domaine religieux, car dans les contextes rituels, précisément, la musique, loin d'être considérée comme un simple geste artistique, est vue et conçue comme un acte de communication. Comme le rappelle si bien Ricardo Canzio : "Pour interpréter ce monde sonore, nous formalisons le normatif et décrivons sa réalisation, tout en considérant les faits de performance [...] La notion de monde sonore, plus qu'une méthode d'analyse, est un nouveau paradigme (au sens de Kuhn) qui propose une attitude heuristique envers l'analyse." (Canzio, 1992, p. 81.) Mais c'est à Mireille Helffer que l'on doit une des premières recherches systématiques portant sur les liens entre la danse, la musique, les instruments et le rituel. Parlant de la danse masquée cham dans la tradition du bouddhisme tibétain, elle dégage les rôles respectifs de chacun des éléments et montre de quelle manière les paramètres musicaux s'ordonnent en fonction du rituel. Elle souligne que "le rituel est en quelque sorte spatialisé par les moines-danseurs, considérés comme les supports des divinités ; les figures de danses sont à leur tour régies par le jeu des instruments confinés aux moines-musiciens. La réalisation de l'ensemble a pour objectif à la fois de plaire aux dieux, d'écarter le mal et de contribuer à l'édification des fidèles" (Helffer, 1986, p. 482 ; on lira aussi, dans ce volume, l'article de Mireille Helffer, "Musique et bouddhisme : un rituel tibétain", P. 420-438).
L'analyse des rituels et des musiques qui y sont associées commandent donc des regards croisés entre le religieux et le musical et entre le musical et le social. La musique rituelle apparaît là dans une forme de continuum culturel, dans ce que l'anthropologue Lee Drummond (1980) appelle la théorie des intersystèmes. Parlant de la société pluriculturelle de la Guyane anglaise (Guyana), Drummond fait remarquer que la culture "ne peut pas être considérée comme un système fixe. Au contraire, elle est un ensemble de transformations qui comprend des variations significatives et qui ainsi définit un continuum" (1980, p. 360). Il s'agit non plus seulement de répondre aux questions "que joue-t-on, quand et comment ?", mais de cerner "qui joue ? pour qui et pourquoi joue-t-on ainsi ?", questions qui situent forcément l'analyse dans un cadre plus large que celui du religieux.
Cette approche ne peut toutefois se faire sans l'adoption de protocoles d'enquête appropriés au contexte. D'une part, la dimension cachée reliée au savoir et au savoir-faire rituel (cérémoniel ou musical) rend extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, un quelconque dialogue avec les informateurs sur le terrain. Tout conscients que soient aujourd'hui les chercheurs de l'importance d'intégrer les contextes dans les recherches, les tabous et la charge importante de secrets entourant les rituels limitent la démarche de terrain à plus d'un titre. Il nous faut donc passer par une autre voie pour atteindre un minimum de connaissances sur ces rituels. D'autre part, la grande vitesse qui caractérise les changements sociaux dont nous sommes témoins, conjuguée à la fréquente remise en question des valeurs ancestrales, font que les cérémonies de certains groupes sont aujourd'hui vidées de leur signification religieuse d'origine et que leur contenu musical fait l'objet de changement et d'acculturation. J'ai pu voir, au cours d'un Festival de l'Inde en Martinique, en 1991, certaines musiques cérémonielles intégrées occasionnellement àdes spectacles touristiques. Soucieux de respecter ces contraintes culturelles, le chercheur doit se poser de nouvelles questions : comment intégrer le contexte, la musique et les discours sur la musique dans ces univers quasi hermétiques ? Comment mettre en exergue l'articulation signifiant-signifié qui façonne tout particulièrement la musique rituelle, si l'accès à l'information est très limitée ?
Pour tenter de répondre à ces questions, les chercheurs se tournent vers diverses méthodes des sciences humaines. La sémiologie musicale est alors apparue comme un paradigme d'analyse dominant au début des années 1970, ne serait-ce qu'en raison de la présence incontournable, dans les musiques rituelles, du symbolique qui renvoie à l'extramusical. Que ce soit dans le vaudou haïtien (Dauphin, 1984), dans la santería de Cuba (Leymarie, 1998) ou dans les cérémonies tamoules des Antilles (Desroches, 1996), les divinités ne répondent aux appels de la musique que lorsqu'elles reconnaissent les signaux qui leur sont adressés en propre. C'est donc dans la continuité de la musique comme forme spécifique de langage que s'est imposée la piste sémiologique d'investigation.
Un des premiers ethnomusicologues à recourir à la sémiologie est l'américain Charles L. Boilès, dans ses recherches menées sur les Tepehuas (1967) et les Otomis du Mexique (1969), et d'un point de vue général (1978). L'auteur démontre de façon convaincante et nouvelle l'existence d'un niveau de significations portées par la musique rituelle. Si l'on soupçonnait déjà la part symbolique importante dans les musiques sacrées ou rituelles, on ne s'était pas attardé, avant lui, à identifier de façon précise les éléments porteurs de ces significations, de ces renvois symboliques au sein même de l'expression musicale. C'est là où la sémiologie, elle-même issue de la linguistique, s'est avérée particulièrement féconde. La mise en paradigme d'unités semblables, la séparation entre signifiant et signifié, la distinction entre les approches étiques (propres au chercheur) et émiques (propres à l'autochtone), tous ces outils d'analyse permettent non seulement de pénétrer les réseaux complexes de significations portées par la musique, mais de démontrer l'opérationnalité sémiologique de la musique.
C'est dans cette perspective que je me suis attachée à décrire le fonctionnement sémiologique des battements de tambour utilisés dans les rituels des Tamouls de la Martinique (Desroches et Benoist, 1983 ; Desroches, 1996). Les outils d'analyse cités m'ont permis de révéler les fondements d'un véritable langage tambouriné à la base des cérémonies et, surtout, d'extraire les unités minimales de signification à l'intérieur des battements (Desroches, 1996, p. 97-121). Toutefois, à la différence de Boilès ou d'autres chercheurs qui se préoccupaient de savoir ce que ces éléments musicaux signifiaient pour les exécutants de la musique, je me suis intéressée aussi, inspirée par les deux pôles de la tripartition sémiologique proposée par jean Molino (1975) et Jean-Jacques Nattiez (1975 et 1987), aux conduites d'écoute, aussi bien de ceux qui font la musique que de ceux qui assistent aux rituels. La présentation de montages musicaux des battements présentés à différents informateurs a permis d'approfondir la relation musique et rituel, et plus précisément, à montrer que, dans les signaux d'appels des divinités à travers les tambours, ce sont des configurations rythmiques particulières renvoyant à des divinités précises, Maldévilin et Maliémin, qui correspondent respectivement à deux espaces distincts et complémentaires : le carnivore et le végétarien. Ainsi, les traits musicaux sont-ils mis en rapport avec de vastes univers religieux et socioculturels.
Les écrits ethnomusicologiques cités ici mettent en lumière l'importance qu'ont accordée les chercheurs aux codes et aux signaux musicaux exécutés par les musiciens, qui sous-tendent le déclenchement, la structuration et le contrôle de l'état de transe ou de possession. Ce regard diachronique sur la littérature place donc le pôle de la production musicale comme axe privilégié d'observation pour les chercheurs. Les études que je citerai maintenant visent à montrer, cette fois, combien le pôle de la réception peut à son tour jouer un rôle dynamique. Sans les aborder comme des musiques rituelles au sens strict du terme, quelques ethnomusicologues se sont en effet intéressés au rôle de la musique dans des expériences mystiques : quête de la transcendance, vécus extatiques. Deux noms méritent ici d'être retenus, ceux de jean During (on lira dans ce volume son article "Le sacré et le profane : une distinction légitime ?", p. 323-344) et de Regula Qureshi, dont je résumerai l'apport de la démarche : les recherches s'intéressent tout particulièrement à l'exécution comme espace de communication entre les musiciens et l'auditoire, et, en définitive, entre les hommes et un certain au-delà.
Dans Musique et extase (1988) et Quelque chose se passe (1994), During analyse avec finesse et intelligence la philosophie musicale et l'esthétique qui président aux expériences musicales en Asie centrale. Chez les soufis, un des enjeux majeurs réside dans la mise en place d'un échange mystique avec le public qui va au-delà de la réalité matérielle. La musique est en effet jugée et appréciée pour sa propension à l'extase. Le musicien, en respectant un ensemble de règles portant sur la forme musicale et sur les modalités expressives, cherche à installer un état d'esprit entre lui-même et son public, un espace d'échange qui les conduira, dans une sorte de communion absolue, dans un état transcendant. Mais l'action de la musique ne se limite pas ici à la seule transcendance ou expérience mystique. Elle exerce aussi un rôle important au plan social. En unifiant l'auditoire autour d'un êthos commun, elle contribue à la construction d'une identité culturelle du groupe lui-même. During souligne en effet que la musique "resserre les liens sociaux horizontaux (convivialité, communication, rassemblement) ainsi que les liens verticaux en permettant au groupe d'accéder aussi à une transcendance d'ordre culturel, affectif ou métaphysique. Il perpétue enfin une parole et une sagesse des textes anciens" (During, 1994, p. 185).
Ce qui est intéressant de noter ici, en rapport avec le sujet de cet article, est le rôle joué par le pôle attentionnel, celui de la réception des musiques, des modalités d'écoute, de la mise en relation entre le musicien et l'auditoire, seul créneau qui peut, dans cette culture, conduire à un état d'extase et au resserrement des liens sociaux. L'expérience mystique devient ainsi collective par le truchement d'un espace de communication créé de toute pièce par l'interprétation musicale.
Regula Qureshi, également spécialiste de la musique soufie, abonde dans ce sens et montre à son tour la contribution exceptionnelle de la musique à l'expérience spirituelle individuelle et collective à travers l'écoute. Chez les soufis, on distingue deux types complémentaires d'expression de l'émotion mystique. "La première, plutôt intuitive, reflète l'état spirituel de l'auditeur et s'exprime par des gestes, des pleurs, par la vocalisation et, en dernier lieu, par la danse extatique (raqs). La seconde, plus formelle, est [...] une offrande [...] en espèces [...] un geste de respect marquant la soumission de l'adepte au saint." (Qureshi, 1992, p. 140.)
Toutefois, l'intérêt de sa recherche m'apparaît davantage résider dans son lien avec la notion d'autorité, de reconnaissance d'une forme de pouvoir (séniorité spirituelle) et de l'impact de ces considérations statutaires sur le déroulement de l'événement ("Performance"). Il faut savoir que le terme sama désigne en arabe "auditoire d'écoute" et que, lors des rencontres ou assemblées, le recours à la musique conjuguée à la poésie à caractère mystique est le moyen propice pour favoriser une union mystique entre l'auditoire et la divinité. Ainsi, "par l'interprétation musicale du sama [...] toute la cour des saints revient à la vie, car elle invoque leur présence et confirme ainsi la légitimité des cheikhs vivants, leurs descendants spirituels" (ibid., p. 133).
On remarquera ici, que, en plus de favoriser l'accès à une forme d'extase, on recourt ici aux rituels et à leur musique pour confirmer une certaine autorité sociale par le truchement des saints invoqués. Car, ce qui importe, précise Qureshi, "c'est le pouvoir immédiat que véhicule l'emprise spirituelle et émotionnelle des chants sama, c'est le pouvoir de la musique au service du pouvoir des saints" (ibid., p. 149).
Cette dynamique particulière entre le musical et le religieux montre combien le social est une visée centrale dans la tenue des rituels. Ses dimensions visibles, son système de croyances, sa part d'émotion collective balisée par la musique et l'appel des divinités permettent au rituel de tisser des liens qui pourraient parfois difficilement voir le jour. Pour illustrer ce dernier propos, je m'appuierai maintenant sur une recherche que je mène à l'île de La Réunion (océan Indien) depuis 1988, auprès de descendants tamouls.
Si l'analyse des phases cérémonielles, des appels aux divinités, des formes de contrôle des états de transe ou de possession et de la délimitation des espaces sacrés est fondamentale et Permet de comprendre la fonctionnalité religieuse des rituels (Boilès, 1978 ; Desroches, 1996 et 2000 ; Desroches et Benoist, 1983 et 1997 ; Ghasarian, 1991), il me parait nécessaire de mettre en lumière d'autres dimensions.
Au-delà des questions "que joue-t-on pendant les cérémonies ?" et "à quels moments du rituel ?", il faut maintenant se demander "pour qui joue-t-on ?" et "pourquoi ?", questions qui placent nécessairement la relation musique et culte non seulement au sein du rituel, mais aussi à l'extérieur de ce cadre, pour atteindre la dynamique sociale qui en dessine et en explique les contours. je vais tenter d'illustrer cette dimension en me basant sur une étude que j'ai menée à la Martinique entre 1978 et 1987. Depuis leur arrivée aux Antilles françaises, à la fin de l'abolition de l'esclavage au XIXe siècle, les engagés tamouls ont gardé une relation particulière avec leurs croyances religieuses, et jamais ils n'ont remis en question la pertinence de leur exercice au sein du groupe, comme au sein de la société globale insulaire. Pourtant, la conservation de leur pratique culturelle était, dans le nouveau contexte, loin d'être assurée. Leur insertion dans les îles, surtout aux Antilles, s'est faite dans des conditions particulières où les propriétaires des plantations voulaient bien d'eux comme support économique pour le travail agricole, mais où la population créole locale (descendants des esclaves) les refusait comme composante sociale. À l'abolition de l'esclavage, la survie des grandes plantations sucrières étaient en péril en raison du manque subi de main-d'œuvre. Les esclaves désormais libérés ont fui massivement les grandes terres pour tenter d'instaurer un autre système économique au sein duquel ils seraient le moteur de développement. L'arrivée massive des Indiens, main-d'œuvre à bon marché dont le régime était soutenu par la France, risquait de mettre en péril la réforme socio-économique souhaitée par la masse. Méprisés, donc, par la population créole locale qui voyait d'un mauvais oeil leur présence, les Tamouls ont eu du mal à préserver et maintenir leurs traditions d'origine. Après avoir abandonné leur tenue vestimentaire et perdu l'essentiel de leur langue, il apparaît aujourd'hui qu'une cérémonie rituelle (appelée bon dyé kouli ou encore sèvis zend yen) ait traversé le temps. On peut alors se poser la question : pourquoi ? Le fait est d'autant plus étonnant qu'au plan strictement musical, la musique de ce rituel est loin de répondre aux canons esthétiques de la musique indienne ou occidentale, à tout le moins au chapitre de la virtuosité, de l'improvisation et de la variété de son profil expressif. Constituée presque exclusivement de membranophones, elle se résume en effet à quelques patrons rythmiques cycliques (rarement plus de neuf) qui limitent au maximum la créativité, l'interprétation individuelle, ainsi qu'une certaine part d'émotion musicale. Plutôt répétitive, non diversifiée dans son expression, limitée dans son instrumentarium, cette musique ne présente, du moins de prime abord, aucun intérêt au chapitre de l'interprétation et de l'expérience esthétique. Il est vite apparu que la réponse à la question du maintien de la pratique résidait ailleurs que dans la musique elle-même.
On sait que dès leur arrivée aux Antilles, les engagés tamouls ont été victimes d'ostracisme de la part des Créoles. Toutefois, un affrontement direct entre les deux groupes aurait mis en péril la survie des Tamouls déjà fragilisés dans la société insulaire globale. Or, la tenue d'une cérémonie sacrificielle, avec les composantes violentes et spectaculaires qu'elle met en scène, telles la mise à mort d'animaux, la transe du prêtre, la guérison de malades, toutes ces pratiques exclusives étrangères aux Créoles ont pu impressionner ces derniers, en raison même de leur méconnaissance de ces rituels. Cette crainte de la "magie de l'autre [...], celle qu'on ignore, contribue souvent à redorer l'image du groupe utilisateur de ces techniques, groupe que l'on considérait à l'origine, comme inférieur [...] La transe, expression du vécu magique, viendrait rappeler clairement aux descendants africains (les Créoles), la puissance du prêtre tamoul, et par extrapolation, celle de l'Indien [...] Les cérémonies confèrent ainsi à la communauté indienne une identité propre, une distanciation par rapport au groupe créole, tout en permettant à l'Indien de rehausser son statut social" (Desroches, 1996, p. 53-54). La musique rituelle tamoule se profile ainsi dans une forme de réajustement social et la tenue d'une cérémonie vient pallier - sinon aujourd'hui, à tout le moins par le passé - le manque de reconnaissance sociale des indiens dans la société globale antillaise.
Un autre exemple mérite d'être souligné. Comme les Antilles françaises, La Réunion, dans l'océan Indien, connut un manque subi de main-d'œuvre suite à l'abolition de l'esclavage en 1848. À l'instar de la Martinique et de la Guadeloupe, La Réunion, alors colonie française, se tourna vers l'Inde du Sud pour recruter une main-d'œuvre servile en vue d'assurer le travail dans les grandes plantations sucrières.
Plus nombreux qu'aux Antilles, les descendants des Tamouls réunionnais ont conservé une diversité remarquable de leurs traditions d'origine. (Aux Antilles françaises, les pratiques rituelles se résument à la tenue d'une cérémonie d'offrandes végétariennes et animales, où la musique consiste en des appels tambourinés et quelques chants.) Celles-ci vont de la marche dans le feu, à la fête de Maliémen, à la fête de Dix Jours, pour ne citer que celles-là. Il apparaît que ces traditions répondent aujourd'hui non seulement aux filiations indiennes de ces Indo-Réunionnais, mais traduisent également leurs niveaux socio-économiques.
En effet, alors que certains ont gardé le travail traditionnel dans les plantations, d'autres, plus instruits, et pour accéder à des emplois mieux rémunérés, ont choisi de s'installer en milieu urbain (bourg du littoral). Cette mobilité géographique conjuguée aux conditions socio-économiques de chacun des parcours, a généré à son tour un autre bouleversement, celui des valeurs sociales et religieuses. Les Tamouls des bourgs, désormais instruits et mieux nantis, tournent le dos aux traditions villageoises des plantations considérées comme inférieures parce que notamment axées vers le sacrifice animal et la transe, deux composantes jugées négativement par les nouveaux adeptes d'un hindouisme plus brahmanique et plus végétarien. Ce mouvement de distanciation des Tamouls des bourgs est venu par ailleurs renforcer les Tamouls des plantations dans leurs croyances et dans la poursuite de leurs rites ancestraux. Se faisant mutuellement écho, chacun des groupes s'est doté de signes visibles, tangibles pour les distinguer. L'architecture des temples, la tenue vestimentaire, le calendrier des fêtes cérémonielles et les musiques qui leur sont associées traduisent ces choix. Ainsi, dans cette île, deux cultures indo-créoles musicales et rituelles cohabitent. Selon le niveau de culte (de plantation ou urbain), on se regroupe dans un temple spécifique et l'on y exerce un culte qui exclut les symboles et les pratiques de l'autre sous-groupe.
Le tableau qui suit, schématisant les deux types de pratiques, permettra de mieux saisir les différences entre ces deux niveaux.
MUSIQUE ET CONTEXTE RITUEL
TEMPLE DE PLANTATION
TEMPLE URBAIN
Ensemble instrumental : homogène (tambours)
Ensemble instrumental diversifié : (hautbois, cymbalettes, tambours dans la procession) (harmonium, tablas à l'intérieur du temple)
Procédé d'exécution cyclique : à répétition non évolutive
Procédé d'exécution cyclique : a répétition évolutive
Répertoire : chants populaires battements de tambour
Répertoire : chants dévotionnels et classiques musique instrumentale de procession
Mode de transmission : patrilinéarité
Mode de transmission : cours, maître
Fonction ou finalité : invoquer les dieux
Fonction ou finalité : honorer les dieux
Système de valeurs : médiation musicale lieu de mémoire collective geste mythique
Système de valeurs : beauté et créativité musicales valorisation de l'individu geste artistique
Comme on peut le constater, les deux types de musique, investis de symboles spécifiques, participent à l'édification de deux axes identitaires qui répondent à des logiques sociales, religieuses et culturelles distinctes. Ils montrent aussi combien chacun des deux groupes indiens est engagé dans la conduite d'un projet, tous deux soucieux d'authenticité, au sein duquel la musique et la religion participent activement. Mais par-delà ces différences, à l'issue des choix et des sélections de traits expressifs, chaque entité témoigne d'une cohérence socioculturelle qui assure une pérennité au projet identitaire. Car, sans cette cohérence, aucune identité culturelle n'est viable. Ainsi, dans le milieu des plantations, l'identité et la recherche d'authenticité se profilent-elles dans des lieux de mémoire et de résistance à la modernité. On se tourne là vers les traditions ancestrales de l'Inde villageoise importées au XIXe siècle par les engagés tamouls. À l'opposé, les tenants de l'indianité urbaine cherchent leur identité dans le retour aux sources indiennes, certes, mais dans une Inde brahmanique franchement ouverte aux passages et à la modernité. L'intégration récente des tablas et de l'harmonium en est ici un exemple révélateur. En ancrant les rituels dans la continuité du social et du culturel, la pratique musicale apparaît alors comme un marqueur identitaire privilégié.
Les entités symboliques, la musique, le culte et la société se répondent donc comme en écho en vue de constituer un "nouvel" espace socioculturel, en phase avec les valeurs et les aspirations de la société moderne et insulaire à laquelle chacun des groupes tamouls veut appartenir. Dans cette perspective, il m'apparaît judicieux d'adopter la proposition des ethnomusicologues Canzio et Menget (1984), qui inversent la célèbre formule d'Austin (1962) "quand dire, c'est faire", et affirment plutôt : "quand faire, c'est dire". Car la pratique musicale n'est pas seulement exécutée que dans le seul but d'interpeller les dieux ou de baliser une cérémonie. Elle relève également de choix esthétiques, politiques, sociaux propres à chacun des sous-groupes, tout en étant des réponses, des réactions aux préférences que l'Autre a retenues. Quand, par exemple, un Tamoul de La Réunion joue du tambour malbar pour appeler ses divinités, ce n'est pas uniquement pour respecter les règles d'une tradition millénaire, c'est aussi pour affirmer son désir de poursuivre sa culture dans le prolongement voulu et assumé d'une tradition villageoise du Sud de l'Inde. Et ce choix de vie est d'autant plus affirmé qu'il se fait aux côtés d'autres Indiens, ceux des bourgs qui, en dépit de leur origine commune avec celle des gens des plantations, rejettent aujourd'hui cette filiation insulaire au profit d'une tradition indienne axée "vers le haut" et l'adoption de valeurs indiennes nouvelles.
Les regards des chercheurs sur les musiques rituelles ont d'abord nourri, puis orienté les réflexions à caractère méthodologique et théorique en ethnomusicologie. Intéressés dans un premier temps à extraire le système symbolique sous-jacent à la musique dans les rituels, notamment au chapitre du rôle structurant de la musique dans le déroulement des étapes cérémonielles et dans les techniques d'appel des dieux, les chercheurs ont par la suite porté leur attention aux dimensions sociales des rituels. Ces axes d'analyse sont allés depuis la prise en charge des musiques dans leur contexte à la conception des musiques rituelles comme pratique sociale. Dès lors, il s'est avéré que les rituels, loin d'être des réalités immuables régies par des règles strictes et hermétiques, pouvaient agir à d'autres niveaux symboliques, dont celui du processus identitaire. Ainsi, les types de musique choisis lors des rituels, la philosophie mise de l'avant par les détenteurs et les utilisateurs de ces traditions peuvent-ils servir de révélateurs (et parfois de régulateurs) de tensions sociales, de moteurs de changement ou encore de supports privilégiés pour la diffusion de valeurs esthétiques, religieuses et sociales. Dans cette foulée, il importe d'interpréter les choix opérés par les musiciens et les fidèles (adoption, conservation ou abandon d'une pratique musicale ou d'un instrument de musique) dans le prolongement d'une conception de la musique comme un processus, mais également, et surtout, comme un enjeu.
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Monique Desroches
Faculté de musique, Université de Montréal
Montréal, Québec H3C 3J7
Dernière mise à jour de cette page le lundi 28 juillet 200814:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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