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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Monique Desroches et Guillaume Samson, “La quête d’authenticité dans les musiques réunionnaises.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Christian Ghasarian, Anthropologies de la Réunion, pp. 201-218. Paris: Éditions des archives contemporaines, 2002, 257 pp. [Avec l'autorisation de diffuser dans Les Classiques des sciences sociales accordée par Mme Desroches le 4 septembre 2007.]

[201]

Monique Desroches et Guillaume Samson [1]

La quête d’authenticité
dans les musiques
réunionnaises
.

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Christian Ghasarian, Anthropologies de la Réunion, pp. 201-218. Paris : Éditions des archives contemporaines, 2002, 257 pp.



Les auteurs explorent les questions de l'authenticité et de la construction identitaire par le truchement d'analyses de musiques rituelles et profanes de La Réunion Leurs analyses interrogent notamment la relation « traditionl/modernité »dont la valeur heuristique, en terme de description sociomusicale, na été jusqu'ici que peu problématisée dans les îles créoles de l'océan Indien. La question de la médiation (par le disque dit  folklorique ») occupe la première partie du l'article en s'appuyant notamment sur une approche historique du séga. Les mutations des supports sociaux et religieux des musiques rituelles hindoues sont, dans une autre partie, vues et analysées dans le contexte insulaire comme des processus privilégiés de construction identitaire et mémorielle. Les auteurs présentent alors une vision des deux courants idéologiques qui traversent l'hindouisme créole et qu'ils regroupent sous deux paradigmes appelés « temporalités musicales » », cette question des temporalités étant par la suite étendue au binome ségal/maloya.


La diversité et la complexité du paysage musical réunionnais sont au cœur de débats et de manipulations permanentes qui constituent autant d'ouvertures sur une réalité marquée par la cohabitation et l'adaptation culturelle. L'objet de cet article est d'appréhender l'objet musical insulaire en proposant une approche basée sur le champ des représentations, des rapports symboliques qui se jouent au sein des pratiques musicales locales. Les enjeux actuels de la pratique musicale à La Réunion (océan Indien) méritent en effet, à notre avis, une ouverture vers des centres d'intérêts nouveaux, dépassant notamment l'attention habituellement portée sur la définition typologique des genres musicaux [2].

 [202]

À ce titre, nous tenterons, a travers la problématique de la construction d'authenticité, de présenter les tenants symboliques et idéologiques d'une pratique qui, pour n'être pas toujours ouvertement revendicatrice d'une identité, n'en demeure pas moins rattachée à la construction de particularismes sociaux, religieux et/ou culturels. Notre démarche tentera de montrer combien cette quête d'authenticité se nourrit de référents multiples choisis scrupuleusement en fonction de projets de société. Mais surtout elle vise à illustrer la part importante du symbolique dans l'édification de la mémoire collective et dans la construction de ces authenticités. L'analyse s'appuie sur deux corpus distincts de pratiques insulaires : un premier renvoie aux musiques populaires, et un deuxième comprend les musiques rituelles d'origine tamoule. Si ces deux corpus semblent dans un premier temps très distincts, c'est la convergence dans leur quête d'authenticité qui nous a ici attirés, leurs parcours respectifs puisant à la fois dans la réalité historique et sociale et dans un imaginaire collectif qui ne s'ancre pas toujours dans des référents historiques concrets. Dans cette perspective, la question de l'authenticité est abordée comme un processus de sélection et d'ajustement mémoriels dans un but de constructions identitaire et patrimoniale. C'est pourquoi le champ des représentations se situe au cœur de l'analyse.

Authenticité et ethnomusicologie
réunionnaise

La problématique de l'authenticité nous conduit forcément dans le sillon de la construction identitaire. Car à faut reconnaître qu'à l'instar de l'authenticité, la quête identitaire relève d'une recherche de ce qui est vrai, significatif, pour un groupe donné. Au chapitre du jugement esthétique, par exemple, il apparaît qu'un débat sur le beau et le vrai musical convoque immanquablement des questions qui interpellent le non-musical et le contextuel. Des publications antérieures (Desroches & Guertin, 2005) ont d'ailleurs insisté sur la pluralité des conduites d'écoute et de création qui pouvaient présider à l'émergence d'univers esthétiques et fonctionnels particuliers. L'interactivité entre le public et les musiciens joue ici un rôle fondateur dans la mesure où les attentes des uns et les choix des autres constituent précisément le heu du débat : que faut-il jouer ? À quel moment ? Avec quels instruments ? Devant quel public ? Pour dire quoi ? Et pour quelles raisons ?

Autant de questions qui déplacent le regard trop souvent posé sur la recherche des origines et des particularismes ethniques, vers un ensemble complexe, parfois contradictoire, de comportements sociaux et musicaux au sens large, c'est-à-dire qui dépassent le seul point de vue de la forme musicale tout autant que celui des musiciens. Aborder la musique réunionnaise par le truchement de l'authenticité devrait aussi nous permettre de questionner la relation dynamique « tradition/modernité » dont la valeur heuristique, en termes de description socio-musicale, n'a été jusqu'ici que très peu remise en cause à La Réunion.

Les pratiques musicales populaires comme le séga et le maloya, tout comme les musiques rituelles pratiquées par les descendants tamouls, ne peuvent, au risque d'une [203] simplification dangereuse, être appréhendés sous l'angle unique de la continuité et de la transmission orale dans la mesure où, comme nous l'exposerons ci-après, leur expression insulaire doit également beaucoup à l'ouverture médiatique qui désenclava progressivement l'île à partir des années 1950.

Le séga comme pratique de médiation

Les musiques populaires réunionnaises qui ont connu une prise en charge médiatique durant le XXe siècle relèvent, pour la presque totalité d'entre elles, de ce qu'Antoine Hennion a désigné sous le terme « médiation », c'est-à-dire d'une mise en rapport complexe et signifiante entre une œuvre musicale et le contexte global de sa réalisation (1993).

Sur ce point, le disque et les médias en général, parce qu'ils impliquent un réseau plus ou moins diversifié d'acteurs, d'institutions et d'intermédiaires, conditionnent véritablement la relation enchevêtrée qui peut s'établir entre l'exécution musicale et un public dont les attentes et la réception vont être reliées aux supports de la diffusion de l'œuvre. Ainsi, l'exécution publique d'une oeuvre et la signification qui lui sera attribuée seront-elle, dans le cas des musiques à forte teneur médiatique, largement déterminées par le travail préalable de conceptualisation (en studio), d'édition et de diffusion qui caractérisent une chaîne de production imposant elle-même les éléments primordiaux de l'authenticité de l'artiste.

À l'échelle réunionnaise, il est intéressant d'observer que des musiques que l'on avait jusqu'alors associées aux « musiques traditionnelles » (La Selve, 1995) participent en fait de ce genre de pratique, dans la mesure où elles sont Indissociables du développement médiatique local et national. Ainsi, le séga s'est-il imposé progressivement, depuis les premiers enregistrements de Georges Fourcade en 1931 jusqu'à aujourd'hui où il est encore un des fers de lance de la production discographique locale, comme étant intrinsèquement lié au disque. Pour cette raison, c'est précisément à travers le disque qu'il nous apparaît judicieux d'appréhender et d'évaluer son éventuelle spécificité. Dans sa forme actuelle - structure couplet/refrain, instrumentation « pop » (basse, batterie, guitare(s) et clavier(s » - le séga impose en effet une modernité sonore qui se situe, d'emblée, au niveau du timbre. Un examen historique sommaire de ce genre musical montre précisément que la question du timbre fut, avec celle des choix organologiques, au centre même de sa capacité à assumer une identité officielle, médiatiquement reconnue, marquant en cela un contraste significatif avec d'autres musiques largement stigmatisées dans l'idéologie coloniale dominante : le maloya et les musiques de l'hindouisme réunionnais.

Genèse coloniale
et authenticité du folklore enregistré


Folkloriste, journaliste à ses heures, francophile féru de « patois » local, Georges Fourcade (1884-1962) est une figure emblématique du patrimoine musical réunionnais : bon nombre des chansons qu'il adapta de refrains populaires ou qu'il composa avec Jules Fossy et Jules Arlanda, ses principaux collaborateurs en musique, sont encore aujourd'hui considérées comme partie intégrante du folklore urbain. Sa célèbre « Petite fleur aimée » est d'ailleurs encore souvent considérée comme l'hymne de La Réunion, et on [204] ne compte plus les versions actualisées de cette chanson. Or, le maintien du répertoire de Fourcade dut et doit encore (mais dans une moindre mesure) négocier avec la genèse même d'un genre dont les implications idéologiques et symboliques apparaissent en contradiction avec la remise en cause de l'idéal colonial.

À ce propos, il est important de rappeler que les enregistrements de Georges Fourcade furent en quelque sorte « commandés » par la maison Odéon qui, en 1931, présenta ses collections discographiques « exotiques » au cours de l'Exposition coloniale organisée à Paris. Le choix d'enregistrer de la chanson créole (couplet/refrain), et non pas du maloya par exemple, ou encore des fanfares, n'était alors pas anodin. Il témoigne d'une gestion particulière de la diversité musicale réunionnaise par les élites locales. Affirmant leur propre conception de l'identité réunionnaise, mais répondant également à une demande venue de l'extérieur, elles devaient négocier entre les attentes présumées du public métropolitain et leur volonté de présenter leur île de façon « authentique » et positive. Chargé de cette négociation délicate, Fourcade se situa en fait dans la continuité des représentations coloniales du métissage musical et de la spécificité culturelle insulaire héritées des folkloristes créoles de la fin du XIXe siècle.

Appréhension raciale
de la pluralité musicale


La caractéristique la plus marquante de cette continuité est tout d'abord observable dans l'utilisation, par Fourcade, de deux instruments directement associés à l'Europe et à la France : la guitare et le piano. La guitare était, au XIXe siècle, l'emblème de Célimène. Surnommée la Muse de Trois-Bassins, connue pour sa poésie créole « libre et mordante », Célimène se libérait de son statut inconfortable de mulâtresse en étant mariée un gendarme métropolitain : « le cheval anoblit la jument » déclarait-elle, d'après Louis Simonin [3]... Le piano fut, quant à lui, l'instrument des premiers compositeurs de quadrilles [4] et de « shégas créoles ». Membres de l’élite blanche pour la plupart, métropolitains pour certains, ils cherchèrent principalement à donner une « couleur locale » au quadrille qui constituait alors un répertoire chorégraphique très en vogue en Europe et dans une grande partie du monde colonisé. L'analyse d'un corpus conséquent de quadrilles créoles (Samson, 2006) a permis de montrer que l'écriture musicale associée à ce genre nouveau Visait à traduire, par un procédé d'imitation plus ou moins heureux, les spécificités rythmiques identifiées dans les répertoires des descendants d'esclaves et des classes populaires. Ceci se fit principalement à travers l'usage de l'hémiole, du contretemps et de la syncope, qui, pensait-on, étaient propres à transmettre les particularismes musicaux de « la danse des Noirs »...

[205]

Ainsi, s'agissait-il, tout en respectant la structure en figures du quadrille, d'introduire une part d'altérité dans la musique réunionnaise. L'exubérance rythmique présumée des Noirs était ainsi mise sous contrôle en même temps qu'elle se dotait d'une reconnaissance à travers son recyclage dans les partitions de quadrille. Quant au pôle culturel créole, représenté par les refrains populaires, il était essentiellement lié, dans le discours pseudo-savant du XIXe siècle, à une naissance sur une terre que l'on pensait marquée par une musicalité intrinsèque [5]. Une partie des mélodies des quadrilles créoles aurait d'ailleurs été directement tirée de ces refrains populaires, et l'adjonction de titres, voire de paroles en créole, participait aussi d'une créolisation générale de ce genre musical qui acquérait par là sa véritable autonomie symbolique.

On sent bien ici toute la complexité qui sous-tend cette tentative de créolisation du quadrille. En effet, les velléités unitaires des compositeurs de quadrille créole - il s'agissait de créer la première musique réunionnaise officielle, en relation avec l'émergence de ce qui était considéré comme une race créole à la fois européenne et spécifique - participaient paradoxalement d'une reconnaissance implicite de l'altérité des principales catégories ethniques de l'île, en particulier celle des Cafres (originaires d'Afrique) et des Mulâtres. Tandis que les premiers renvoyaient immanquablement à l'Afrique, les seconds impliquaient une participation beaucoup plus claire à la fondation de ce lieu, ou de ce Pays, que devait être La Réunion.

Le disque folklorique
comme enjeu de négociation identitaire

Quand, en 1931, Fourcade choisit donc d'enregistrer des refrains populaires en créole, c'est un pôle identitaire et musical clairement connoté qu'il réifie : celui de l'autochtonie créole, de la création enfantine et collective, bref celui d'un terroir qui génère intrinsèquement sa propre spécificité, et non pas celui de pratiques qui conservent encore la trace, ou la mémoire, de leur altérité originelle (l'Afrique, l'Asie). Musicalement, il est intéressant de croiser trois caractéristiques fondamentales de ce que l'on pourrait appeler le modèle de Fourcade, eu égard au caractère exemplaire (car le disque fixe avant tout des canons) et à la réverbération de ses enregistrements : 1) l'alternance de couplets et de refrains, caractéristique des « airs populaires »tels que décrits au XIXe siècle ; 2) la mise en valeur d'un timbre vocal très occidental (Fourcade étant reconnu unanimement dans la presse réunionnaise et métropolitaine pour sa « belle voix de ténor ») ; 3) l'absence totale d'instruments à vocation strictement rythmique.

La gestion de la forme musicale et aussi du timbre général qui devait ressortir des premiers enregistrements de ségas réunionnais a donc pris appui sur une véritable idéologie esthétique coloniale dans laquelle il s'agissait d'être spécifique, donc « exotique », sans pour autant sacrifier l'appartenance de La Réunion à la patrie française. Là réside sans doute la contradiction fondamentale du métissage musical réunionnais [206] qui s'affirme aussi comme un refus d'altérité. Fourcade présentait en fait un exotisme sous contrôle, dans lequel l'autochtonie ne renvoyait pas véritablement à un maillage mais plutôt à un jaillissement intrinsèque.

L'authenticité du folklore [6] créole, telle que défendue par les disques de Georges Fourcade, releva donc d'une gestion coloniale de l'exotisme insulaire, La Réunion s'affirmant, dans le contexte de l'Exposition, comme une colonie blanche, provinciale et civilisée. La collaboration entre Fourcade et la société Odéon, en articulant de la sorte un premier modèle médiatique de la musicalité insulaire qui occultait la réalité pluriculturelle locale, a ainsi orienté le débat sur la représentativité musicale vers une lutte permanente pour l'intégration de l'altérité africaine et indienne dans la musicalité officielle.


La musique rituelle des descendants tamouls
à la recherche du cadre référentiel

À l'instar de ce que nous venons de décrire pour le séga, la question de l'authenticité se pose pour la communauté indienne insulaire. Depuis une vingtaine d'années, La Réunion est le théâtre d'un débat important autour de La religion hindoue et aussi autour des musiques qui y sont associées. Pour comprendre les enjeux de ce débat, trois points méritent un regard approfondi. Le premier concerne la mémoire collective, le deuxième a trait à l'esthétique, et plus spécifiquement, au jugement de valeur, et le troisième touche à la « temporalité musicale » [7].

La mémoire collective

La communauté tamoule des îles a récemment connu et connaît encore des mutations profondes au chapitre des musiques rituelles. Cette situation n'est pas étonnante si on se rappelle que les premiers Tamouls venus sous contrat dans les îles au milieu du XIXe siècle comme travailleurs agricoles, ont été pour la plupart, coupés de leur milieu d'origine, et jusqu'à tout récemment, sans possibilité de retour dans la mère-patrie. Dans ces Circonstances, les immigrants tamouls ont tenté tant bien que mal de préserver et de perpétuer leurs traditions musicales et religieuses. Mais à quelles mémoires tentaient-ils d'être fidèles ? À celle de l'Inde villageoise du XIXe siècle dont ils sont issus ? À celle de l'histoire coloniale insulaire à laquelle ils appartiennent désormais ? Ou à celle de l'Inde contemporaine considérée par certains comme leur véritable mère-patrie ?

Ces questions sont d'autant plus pertinentes que de nos jours, certains indo-créoles ont gravi l'échelle sociale, si bien qu'arrivés dans les îles à titre d'« engagés » et avec des revenus plus que précaires, leurs moyens financiers leur permettent aujourd'hui des séjours fréquents en Inde ou encore dans des aires culturelles créoles comme les îles Maurice et Trinidad, îles qui ont accueilli un grand nombre d'Indiens depuis le XVIIIe siècle. Par ailleurs, si ces descendants tamouls ont connu des mutations de statut [207] social, d'autres sont demeurés, comme leurs ancêtres, des travailleurs agricoles au sein des grandes plantations sucrières de l'île. Ceux-là connaissent bien peu de choses de l'Inde avec laquelle ils entretiennent un rapport mythique.

Ainsi, malgré leur appartenance à une même origine géographique, soit le sud-est de l'Inde, et un fond social commun, celui des castes inférieures, la communauté indienne insulaire est aujourd'hui partagée, voire, tiraillée entre deux idéologies qui sont en quelque sorte les fondements de deux projets de société. Un premier que nous appellerons indo-créolité musicale et un second, indianité musicale.

Globalement, nous définirons l'indo-créolité comme une façon patrimoniale de penser la culture indienne au sein des descendants Tamouls qui vivent toujours sur les plantations et qui transmettent leur savoir de génération en génération par tradition orale. L'indo-créolité s'inscrit dans la continuité de la culture indienne villageoise du XIXe siècle, celle des basses castes de l'Inde du sud. La musique de cette indo-créolité peut se résumer par l'homogénéité sonore (celle des tambours tapou) et par la répétition cyclique des patrons rythmiques réalisés sur ces tambours sur cadre circulaire à une membrane. Cette musique est conçue comme un code, comme une forme de médiation pour interpeller les divinités.

Dans la cérémonie indo-créole, si les tambours structurent l'ensemble du rituel, c'est le moment du silence qui intrigue. Durant la cérémonie, tous les tambours doivent jouer ensemble le même rythme pour s'assurer alors d'une bonne communication avec les divinités. C'est ce qu'on pourrait appeler, une conception verticale de la musique. Or, un des rares moments de silence est celui de la transe du prêtre. Toutefois, ce silence n'est sans doute pas aussi étonnant qu'on pourrait le croire. La musique servant en effet de médiation entre les dieux et les hommes, un outil privilégié pour appeler les divinités, dès que celles-ci sont présentes (le prêtre est en transe, possédé par la divinité) la musique s'avère inutile, la divinité étant incarnée par le possédé (d'où la nécessité pour le chercheur d'aller au-delà de l'audible, au-delà également du Visible, positions essentielles pour comprendre la musique comme un fait social total, au sens de Mauss). Cette observation vient donc ancrer le système musical des cérémonies sacrificielles de transe dans la foulée d'une médiation directe entre le monde des dieux et celui des humains...

Musique et jugement de valeur

Si cette musique demeure très vivante au sein des rituels de plantations, d'autres descendants tamouls, surtout ceux qui habitent maintenant les centres urbains, la boudent désormais, au profit d'une autre musique, voire d'un autre mode de pensée musicale. Ceux-là tournent en effet le dos à cette tradition qu'ils considèrent comme inférieure et impure, une tradition qu'ils jugent sans affiliation avec leur nouveau statut économique. Cherchant à marquer une distinction avec la culture des plantations, on retrouve, dans les temples plus spacieux des milieux urbains, des rituels et des musiques d'accompagnement qui répondent à d'autres finalités et à d'autres logiques de performance. Ce sont la beauté de l'expression musicale, la gestuelle, les coloris de vêtements, la diversification des sources musicales d'accompagnement qui sont prisées. De riches associations de temples à La Réunion privilégient dans cet esprit des enseignements [208] et des interprétations de musique classique carnatique. À l'instar de ce qui se produit aux Antilles françaises [8], tout converge vers la mise en place d'une beauté au sens artistique du terme, dimension jusqu'alors inconnue du public des plantations. L'enjeu majeur de cette musique n'est plus comme il en était pour les sacrifices d'animaux et les rituels de transe, d'invoquer les divinités, mais de leur rendre hommage, de souligner le cadeau de leur présence. La relation à la musique est nettement différente de celle mise en place dans les cultes de plantations, la présence des musiciens répondant plus à une volonté d'embellir le culte, qu'à le structurer. C'est cette vision de la musique et du culte qui est à la base du projet de société que nous avons antérieurement nommé « indianité musicale ». Au sein de ces nouveaux modes de performance jaillissent des dimensions de l'interprétation musicale nettement distinctes de celles des musiques de transe. Il s'agit de la créativité du musicien, de la mise en exergue du talent individuel et de « l'interprétation » au sens littéral du terme. Mais surtout, cette conception marque d'un signe de pureté les adeptes de cette musique de l'indianité (Benoist, Desroches, L'Étang et Ponaman, 2004, op. cit.).

Une question de temporalité musicale

Ces deux visions du culte et de la musique sont intéressantes car elles viennent illustrer merveilleusement bien ce que l'on pourrait appeler la « temporalité musicale » [9]. En effet, les descendants de ces tamouls sont aujourd'hui confrontés à deux conceptions « temporelles » de l'histoire.

Celle de l'Inde du XIXe siècle avec laquelle on entretient un rapport nostalgique. La mémoire collective se maintient grâce a une transmission intégrale des gestes ancestraux (cf. les cérémonies rituelles des sacrifices d'animaux).

Celle d'une Inde moderne, brahmanique, mais avec laquelle on ne peut prendre réellement racine, n'en étant pas issu (cérémonie de louange). Ici, la mémoire collective est plus ouverte aux changements et s'ouvre davantage sur des nouvelles valeurs.

Dans la première conception, on assiste à une sorte de surenchère des valeurs patrimoniales ancestrales, à une volonté explicite de conserver le geste traditionnel et de le reproduire dans un temps et un espace spécifique qu'est celui du calendrier des fêtes de l'Inde villageoise dont ils sont issus. On construit ainsi une territorialité musicale au sein de laquelle on maintient une authenticité musicale et religieuse, c'est-à-dire une pratique qui se veut en harmonie avec les valeurs véhiculées et partagées par le groupe. La deuxième trajectoire, celle suivie par les adeptes d'un culte végétarien a caractère brahmanique est tout aussi authentique. Ce sont les référents historiques et religieux qui sont différents. L'important est de créer alors une authenticité de pratique en cohérence avec les nouveaux choix religieux et musicaux. Un culte végétarien de louange en. milieu urbain ne pourrait par exemple tolérer, dans son enceinte, la présence d'un tambour tapou en raison de sa forte association aux sacrifices d'animaux. [209] À l'inverse, une improvisation vocale serait tout à fait inappropriée dans un rituel de transe ou dans une « marche sur le feu », car l'esthétique musicale de ces rituels est essentiellement basée sur la répétition de patrons rythmiques.

Le tableau qui suit tente de schématiser la cohérence de ces deux conceptions. Il vise à montrer l'ensemble des éléments qui créent l'authenticité de chacune des temporalités musicales et sociales. Le culte du sacrifice animal relève d'une conception issue de l'Inde villageoise et qu'on appelle localement malbare en raison du nom donné à ses adeptes à leur arrivée dans l'île. L'autre s'inscrit davantage dans la foulée d'une Inde brahmanique qui prône le végétarisme.



Ce rapport au temps et à l'histoire explique ainsi des choix musicaux, rituels et esthétiques qui autorisent certains à poursuivre les sacrifices sanglants et les transes de possession tout en incitant d'autres à créer des filiations identitaires sur la base d'autres valeurs jugées plus actuelles.


Espaces, temps et valeurs
des musiques populaires

À l'échelle des musiques populaires, on a assisté, après le monopole de Fourcade, à la construction de deux patrimoines musicaux qui, jusqu'à une époque récente, furent souvent opposés l'un à l'autre dans le discours. La négociation de l'identité musicale insulaire autour du binôme séga/maloya a ainsi impliqué un questionnement sur les relations qu'elle entretient avec la modernité, l'Occident et la mémoire des origines non occidentales.

Le séga comme musique de la modernité

D'un côté, le folklore « à la Fourcade » fut à la fois pérennisé et sensiblement transformé dans les années 1950, avec l'émergence dune petite industrie discographique locale. S'ouvrant sur d'autres instruments (l'accordéon, la guitare électrique, les [210] instruments rythmiques caribéens et latino-américains (bongos, maracas », d'autres répertoires (la variété française, les rythmes caribéens et latins, les modes anglo-américaines), les orchestres, le plus souvent urbains, qui enregistraient le séga tiraient par ailleurs leur renommée et une partie de leurs revenus de l'animation de bals. La sophistication du matériel (instruments, sonorisation) mais aussi la capacité à renouveler le répertoire étant au chœur de la longévité de ces orchestres, le séga (que l'on intégrait également aux répertoires de bals) cristallisa une conception moderne et urbaine de l'identité musicale réunionnaise, qui est encore celle qu'il assume aujourd'hui. jusqu'à l'apparition du maloya sur la scène médiatique dans les années 1970, ceci contribua à la fois à renforcer le rôle représentatif du séga en matière de musicalité réunionnaise, mais aussi à diversifier considérablement son potentiel d'expression ; d'où l'apparition ininterrompue, depuis les années 1950, de sous-styles plus ou moins éphémères dont la simple évocation est significative : séga maloya, séga musette, séga paso, séga conga, séga blues, séga moderne, séga pop, disco séga, séga love, bollywood séga, dance séga... Autant d'appellations qui témoignent de cette dimension « caméléon » revendiquée par les musiciens de séga, lequel a semble-t-il toujours puise sa vitalité de sa capacité à exprimer l'idiosyncrasie créole dans un contexte de plus en plus mondialisé. En d'autres termes, le séga se veut à la fois moderne et créole.

Au niveau des valeurs, le séga actuellement diffusé sur les radios associatives et commerciales se caractérise toujours par cette ouverture sur les modes nationales et internationales ainsi que par la volonté d'exprimer une spécificité locale (en particulier à travers le rythme). On enregistre maintenant des versions séga des grands tubes francophones (ceux de Céline Dion par exemple) et internationaux, comme la récente version de la Bamba enregistrée par Christian Baptisto ou encore la reprise, en 2004, du générique de la série américaine X Files. De même, au début des années 2000, l'émergence du séga love (à travers le groupe Analyse) fut-elle considérée comme une réaction à l'invasion radiophonique du « zouk love antillais »(Hidalgo, 2000). Musicalement, le principe est plutôt simple : il s'agit le plus souvent d'adapter le rythme de la mélodie originale à celui du séga (deux temps à subdivision ternaire), sans toucher aux harmonies de base mais en remaniant les arrangements pour les faire cadrer à la fonction dansante du genre.

Réservé au réseau commercial local, dont il constitue encore un des fers de lance, le séga s'insère par ailleurs dans le cadre temporel et festif de la société globale. On le danse en discothèque, lors de dîners dansants, ou dans l'intimité des rassemblements familiaux (communion, baptême, manage, anniversaire...) en privilégiant néanmoins fréquemment des enregistrements de groupes mauriciens (Alain Ramanissum, Cassiya...) considérés comme plus festifs. S'insérant dans les programmes des DJ parmi le zouk, le ragga dance hall, la variété française et quelques danses de salon, les séries de séga constituent un élément clé du divertissement profane.

Ségas de bonne année, d'anniversaire, de fête des mères et même ségas d'élections confèrent à ce genre une contemporanéité qui confirme en quelque sorte sa modernité musicale et l'emprise que l'actualité peut avoir sur lui. Majoritairement interprète en créole, mais aussi en français (notamment pour les chansons romantiques), le séga se veut avant tout direct, spontané et ne fait pas l'objet d'un véritable travail d'innovation [211] linguistique ou poétique, en dehors du recours à la rime et à l'utilisation d'expressions populaires imagées. En ce sens, le séga s'insère donc dans un écoulement du temps marqué par la quotidienneté (dont il se fait en quelque sorte la « chronique ») et les cycles festifs dominants (Noël, Nouvel An, anniversaires etc.). Mais c'est aussi un espace de « critique sociale » (Watin, 2006), un lieu d'expression populaire de « changements sociétaux », comme en témoigne le texte de ce Séga Z'impôt, succès récent de François Dal's [10], qui se veut « une expression de la débrouille et le pied de nez aux institutions sociales » (Watin, op. cit.) :

Mi pay pas z'impôts

je ne paye pas d'impôt

Moin na gros l'auto

Mais j'ai une grosse voiture

Allé goûte mon coco

je m'en sors bien moi !

Alala mon ptit magot

je touche un petit magot

Le R, le M, avec le I

Le R M I  [11]

Ça même pou moin la vie !

Et c'est comme ça que je vois la vie !


Le maloya
comme espace de reconstruction mémorielle

La pérennisation du séga dans les médias locaux ainsi que dans les divertissements festifs s'accompagna, à partir des années 1970, d'une diversification considérable de la représentativité musicale. Avec l'accession du maloya - qui, dans un souci d'alternative culturelle et politique, remettait symboliquement en valeur les traits stylistiques écartés par le séga [idiophones et membranophones locaux, forme responsoriale (appel/réponse)] - et plus tard de la musique indienne à la représentativité médiatique, le séga fit face à une concurrence qui déboucha, dans les années 1970-80, sur une restructuration du paysage musical réunionnais (Desroches & Desrosiers, 2000).

Au début des années 1980, la reconnaissance du maloya comme élément à part entière de l'identité musicale réunionnaise s'est profilée à travers la popularité croissante des kabars (rassemblements musicaux profanes) dans les milieux ruraux et péri-urbains de l'île. Par ailleurs, les enregistrements discographiques de malova conférèrent à ce genre une dimension médiatique qui contrastait avec son absence de visibilité antérieure.

Les disques militants du PCR [12] à la fin des années 1970 puis la libération des ondes de 1981 furent à l'origine d'un questionnement identitaire fondamental. Par sa modernité, par [212] le caractère occidental de son instrumentation et de sa structure en couplets et refrains, par sa proximité avec une forme de folklore de plus en plus remise en cause, et enfin par le conformisme culturel, voire le caractère commercial ou doudouiste [13] de beaucoup de ses textes, le séga n'était pas apte à porter ce questionnement. Le maloya interrogeait par contre beaucoup plus clairement la place à accorder aux racines africaines et malgaches d'une partie de la population créole. Le format « traditionnel » du maloya, marqué par les instruments acoustiques (tambour, hochet, idiophones), la posture et la gestuelle des danseurs, le timbre vocal nasillard et la structure du chant en alternance appel/réponse évoquaient explicitement la mémoire de l'esclavage et de l’Afrique. Dans cette foulée, la pratique du maloya cadrait bien davantage avec le projet de légitimation culturelle. Face au caractère urbain, « assimilé »(ou occidentalisé), moderne, « métis », voire folklorique du séga, le maloya incarnait le monde rural (celui des travailleurs de la canne issus de l'esclavage et de l'engagisme), la résistance culturelle, la lutte contre les inégalités sociales, la Tradition. L'authenticité s'incarnait par ailleurs, au niveau de la langue, dans l'utilisation d'un créole basilectal [14] sans compromis avec le français.

À l'instar de ce que nous venons de présenter pour les musiques indiennes de l'île, le maloya élabore depuis le milieu des années 1980, un univers symbolique et esthétique autour de plusieurs axes distinctifs et parfois contradictoires. Tout d'abord, la construction d'une autre mémoire a impliqué la remise en cause d'un ordre social inégalitaire issu de l'exploitation coloniale, lequel ordre avait largement contribué à instrumentaliser la catégorie de population issue de l'esclavage et de l'engagisme africain. Pour reconquérir une humanité, il fallait déjà dénoncer les injustices passées et leur survivance dans un présent que l'on cherchait à transformer. Mais il fallait aussi inverser ou rééquilibrer, sur le plan culturel, la hiérarchie et les jugements de valeur esthétique en légitimant la part africaine et aussi indienne de l'identité créole. D'où l'engagement ubiquitaire des textes du maloya par lesquels ont cherche en quelque sorte à retrouver l'Afrique, l'Inde, Madagascar, voire les Comores tout en s'ancrant dans l'affirmation d'une réunionnité.

Cette ubiquité de la parole du maloya se trouve elle-même transposée dans la forme dite néo-traditionnelle [15] du genre. Depuis les années 1980, l'affirmation du maloya comme partie intégrante de l'identité musicale insulaire s'est ainsi accompagnée d'emprunts à d'autres traditions qui Viennent confirmer ses affinités africaines. Djembés d'Afrique de l'Ouest, congas latino-américaines tiennent ainsi une place importante dans de nombreux groupes de maloya contemporains et ouvrent la voie des constructions [213] rythmiques complexes et de la virtuosité individuelle, ces dimensions étant absentes chez les pères de la reconnaissance du maloya (le Rwa Kaf, Firmin Viry...). Récemment le groupe Lindigo a aussi adopté l'accordéon diatonique qui, joué « à la manière malgache » [16], illustre une évolution contemporaine significative de l'ouverture croissante des musiciens réunionnais sur une Afrique de moins en moins mythique.

Occupant une position intermédiaire entre défense culturelle, recherche mémorielle et avant garde musicale, le maloya s'insère en fait dans une temporalité et des cadres de référence qui le distinguent du séga. Musique de la commémoration, le maloya est d'abord associé au 20 décembre, date de la célébration de l'esclavage. Les festivités publiques (défilés, spectacles publics, expositions, programmes télévisés...) lui accordent alors une visibilité scénique populaire qui, bien que ne lui étant pas exclusive, confirme la fonction mémorielle qui lui est conférée. Par ailleurs, la revitalisation et la médiatisation croissante des servis (cérémonies) aux ancêtres africains et malgaches dont certains sont quasiment devenus publiques, ainsi que le « travail de mémoire » effectué par plusieurs associations militantes (comme Rasin Kaf) pour ancrer la reconnaissance du Kaf (originaire d'Afrique) dans le temps (à travers des événements commémoratifs nouveaux) et dans l'espace (à travers l'érection de monuments, stèles, camps de marrons reconstitués etc.) contribuent à déliter quelque peu la frontière entre les dimensions sacrée et profane du maloya. En témoigne cette tendance à interpréter sur scène ou sur disque des chants en langaz malgache (plus ou moins créolisé), longtemps réservés au cadre rituel (Lagarde, 2005). En fait, à travers ces évolutions contemporaines, c'est bien la construction d'une temporalité alternative à celle de la société dominante (celle dans laquelle s'insère le séga) qui se joue, temporalité qui doit son existence à une revitalisation mémorielle à laquelle l'ouverture de l'île à la zone Est-africaine n'est certainement pas étrangère. Voulant faire écho au tableau-synthèse sur les musiques indiennes livré au chapitre 2, les deux temporalités du séga et du maloya pourraient se lire ainsi :

Séga

Maloya

quotidienneté

commémoration

modernité occidentale

Néo-tradition, World Music

marché du disque et du spectacle insulaire

marchés du disque et du spectacle
insulaire, régional et international

calendrier festif catholique et français

calendrier rituel lié aux servis

présence constante dans les médias radiophoniques locaux

présence marginale et épisodique dans les médias radiophoniques locaux



[214]


« Tradition », « modernité »
et autres oppositions à problématiser

Dans les années 1990-2000, le développement d'une économie régionale du spectacle musical ainsi que l'accession de plusieurs groupes à des festivals internationaux, a favorisé les contacts avec l’Afrique, Madagascar et l'Inde, en incitant les groupes à renforcer la dimension scénique du maloya (a travers la chorégraphie et les costumes de scènes en particulier) et en favorisant les dynamiques d'emprunts stylistiques voire les collaborations artistiques entre musiciens réunionnais, malgaches et africains. L'émergence de formes modernisées de maloya (ce qu'on a parfois appelé le maloya électrique) empruntant aux musiques urbaines d'Afrique (comme l'Afro beat de Féla Kuti qui a particulièrement marqué la musique de Ti Fock) ou aux musiques caribéennes (comme le reggae qui a donné naissance au malogué) témoigne elle aussi de la diversification considérable d'un genre à propos duquel il apparaît de plus en plus difficile d'émettre des généralités.

En fait, peut-être plus encore que le séga, le maloya contemporain est marqué par un ensemble d'individualités musicales qui, bien qu'en référant toutes aux figures historiques du genre (Firmin Viry, le Rwa Kaf, Granmoun Lélé...) et à une volonté commune d'exprimer la part africaine de l'identité créole, centrent de plus en plus leur travail artistique sur l'originalité stylistique à l'intérieur d'un cadre « traditionnel »somme toute peu contraignant et malléable. Cette recherche d'originalité et d'individualité cadre d'ailleurs avec l'accès de ce genre musical au marché de la World Music auquel accède aujourd'hui une demi-douzaine de groupes locaux (Danyèl Waro, Salem Tradition, Nathalie Natiembé, Davy Sicard, Tapok...). Pour autant, ce succès à l'échelle nationale et internationale - ce qui n'est pas le cas du séga qui demeure confiné au marché local - s'accompagne au niveau médiatique d'une position assez marginale puisque le maloya est peu diffusé dans les médias locaux. Ce parcours vers la World Music n'est pas sans rappeler celui des Antilles françaises qui, parties de genres traditionnels afro-créoles comme le gros-ka, la biguine, le bèlè et la mazouk, ont vu naître au milieu des années 80, le zouk, genre issu de sources diverses mais avant tout véritable machine de la modernité. Le zouk est d'ailleurs aujourd'hui une des grands représentants de la musique world beat (Guilbault et al., 1993 ; Desroches, 1998). Il est intéressant par ailleurs de voir que depuis la fin des années 1990, les Antillais sont tiraillés entre divers pôles de référence qui les amènent parfois vers leurs racines ancestrales africaines, parfois vers leurs fondements insulaires créoles (liens par exemple avec les musiques compas et cadence d'Haïti) parfois aussi vers cette modernité qui transcende les filiations ethniques ; dans ce dernier cas, on se profile dans une forme de monde fusionnel qui semble vouloir ignorer les frontières ethniques.

D'abord appréhendés sous la forme d'une opposition, les binômes malbar/hindou, séga/maloya inscrivent des temporalités complémentaires sur la base de rapports différentiels à l'histoire et à la mémoire. Cette inscription différente dans le temps autorise en fait, dans de nombreux milieux sociaux, une cohabitation de ces univers musicaux, ce qui relativise considérablement l'opposition symbolique des musiques populaires locales qui ressortait dans les années 1980-90 d'un certain discours militant. On pourrait parler, à titre exploratoire, de « temps du séga » (celui du quotidien et des cycles festifs catholiques et français) et de « temps du maloya » (celui de la commémoration, [215] des servis et des projets artistiques et/ou militants), deux temps qui peuvent d'ailleurs eux-mêmes coïncider ou interférer chronologiquement sans pour autant se confondre [17] totalement.


La reconstruction patrimoniale :
un espace contradictoire


Les rapports qu'entretiennent les musiques indo-créoles (celles du culte sacrificiel) et les musiques indiennes, et le séga et le maloya, sont ici symétriquement inversés en termes de représentativité. Dans le premier cas de figure, les musiques du culte sacrificiel répondent aux impératifs d'un patrimoine ancestral où la musique joue un rôle de médiation directe entre le réel et l'au-delà. Pour cette raison, elles autorisent difficilement des ajustements stylistiques, car toute modification expressive risquerait de brouiller la communication que les musiques tentent d'établir avec les dieux et irait à rencontre d'un patrimoine ancestral qu'on se doit de transmettre intégralement de génération en génération [18]. Par contre, les musiques indiennes récentes s'ancrent davantage dans la modernité, se branchent dans la nouveauté et instaurent de nouveaux moyens expressifs et médiatiques axés sur de nouvelles formes de pensée musicale, notamment sur la beauté et la créativité de la pratique musicale. La raison première de cette musique s'inscrit moins dans une logique de patrimonialité ancestrale et familiale, que dans celle d'une modernité et d'une Inde brahmanique coupée, ou du moins, sans inscription directe avec l'histoire coloniale.

Au chapitre du séga et du maloya, le premier assume toujours le rôle de musique à la fois créole, moderne, médiatique et familiale, et semble même créé pour répondre uniquement aux attentes du public local, tandis que le second vise davantage un marché où il doit s'adapter à un ensemble de canons plus ou moins imposés par les attentes d'un public adepte de World Music. En termes d'authenticité et d'identité, cette dichotomie trouve une de ses limites les plus frappantes dans le domaine de la reconstruction patrimoniale qui touche le domaine musical depuis une dizaine d'années : spectacles hommage aux ségatiers des années 1960-70 organisés par les institutions culturelles locales, réédition des enregistrements originaux de Georges Fourcade et de ses successeurs... Bien que ne concernant pas exclusivement le séga, cette évolution récente montre le besoin de reconnaître, à l'échelle de la société globale, ce qui, musicalement, renvoie le plus à la modernité post-coloniale et au développement médiatique qui suivit la départementalisation. Remis en cause au niveau institutionnel dans les années 1980 pour son soi-disant manque d'authenticité (parce que d'affinité stylistique européenne), le séga fait, à l'heure actuelle, l'objet d'un débat nouveau dont l'enjeu touche précisément au conflit existant entre sa modernité historique et la nécessité de fixer localement des héritages non reconnus par un marché « world » international devenu boulimique d'altérité non-occidentale.

Dans cette perspective patrimoniale contemporaine, il s'agit parfois de conférer un statut de « tradition » à une musique - le séga - et à des pratiques - le disque, les spectacles [216] folkloriques, les radio-crochets, les concours d'orchestres - qui, contingentes de l'histoire médiatique, relevaient pourtant, en leur temps, d'une dynamique urbaine d'ouverture culturelle. Ainsi, le rapport nouveau qui s'établit à la culture musicale réunionnaise doit être compris dans le cadre d'une contemporanéité où la production d'une identité plurielle et consensuelle s'efforce d'inclure, dans un discours devenu traditionaliste, une musique qui ne peut cadrer que maladroitement avec ce « processus de patrimonialisation ». L'émergence de l'idée de Tradition étant consubstantielle à celle « du sujet comme principe et comme valeur » (Babadzan, 2001 : 5), on comprend les contradictions d'autant plus insurmontables auxquelles font face les tenants d'une « mise en tradition » de musiques « autrefois modernes » et renvoyant presque systématiquement à des modèles stylistiques qui étaient propres à un groupe ou à un individu.

Dans le contexte post-colonial, l'évolution la plus marquante du champ musical réunionnais fut donc la diversification considérable de la représentativité musicale. En effet, avec la diversité musicale observée selon les lieux de culte dans le milieu indien, l'accession du maloya au tableau des genres populaires représentatifs de l'île, et la popularité croissante chez certains musiciens de l'esthétique fusion, on comprend que la construction identitaire ne se fait plus dans la seule filiation d'une origine ethnique, bien au contraire. Ces cohabitations musicales ont débouché, dans les années 1980-90, sur une restructuration complète du paysage musical réunionnais (Desroches & Desrosiers, 2000) qui bénéficia largement de la décentralisation des organes de diffusion médiatique. Que ce soit au niveau du maloya et du séga ou de la démarcation entre le brahmanisme et la malbarité des musiques indiennes, ces ajustements mémoriels illustrent certes la part importante d'imaginaire social, mais ils traduisent aussi un état des représentations qui elles, sont bien ancrées dans une réalité sociale. Ces ajustements montrent aussi que les authenticités musicales ne se profilent pas dans la seule continuité de l'histoire des groupes utilisateurs et des origines ethniques de ceux-ci. Bien au contraire, on sent à La Réunion un dynamisme incessant autour de la négociation des frontières ethniques (au sens de Barth, 1969), qui conduit bien souvent à la création d'appartenances socioculturelles mobiles, là où les cadres référentiels peuvent changer d'une génération à l'autre. Dans cet esprit, nous trouvons pertinent le concept de « généalogie »proposé par Bonniol (1994) pour le paysage musical. Car dans les faits c'est bien ce qui se « joue » à La Réunion.

Comme cette analyse a tenté de le mettre en exergue, la construction de patrimoines suppose une relation dynamique entre la pratique musicale, les conditions d'exécution et le public dont les attentes et les aspirations sont en constante mutation. Elle a aussi montré que les fondements de l'authenticité peuvent bien souvent transcender les faits historiques pour se nourrir de représentations du social et de l'histoire. Aborder le phénomène de l'authenticité à travers la musique amène donc forcément le chercheur dans l'examen de parcours sinueux, Certes, mais non dépourvus de cohérence.


Références bibliographiques

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[217]

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[218]

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Monique Desroches

Faculté de musique, Université de Montréal
Montréal, Québec H3C 3J7



[1] Les auteurs de cet article ont eu la chance d'observer et d'écrire depuis de nombreuses années sur les musiques interprétées dans la petite, mais néanmoins complexe, île de La Réunion. Nous ne procéderons pas à des analyses musicales structurelles immanentes. Celles-ci ont déjà fait l'objet de publications antérieures et nous invitons le lecteur à consulter à cette fin certains des ouvrages mentionnés dans le texte. Nous avons été particulièrement séduits ici par une écriture à « quatre mains », où chacun pouvait faire parfois un contrechant à l'autre, parfois un contraste, parfois un complément de couleur, mais jamais les regards posés ne nous ont paru discordants.

[2] Ici nous ne désignons pas l'ensemble des travaux écrits sur la musique populaire réunionnaise, mais plutôt une logique patrimoniale qui, faisant suite aux travaux fondateurs de La Selve (1995, 1996), a tendance à recycler, dans des documents destinés au grand public, une typologie historique du séga et du maloya. Basée, de façon paradoxale, sur la recherche des origines à travers des sources documentaires écrites, et sur une confiance excessive dans le concept de tradition orale, cette approche est source de plusieurs confusions liées à l'essentialisation concomitante de l'histoire (celle du métissage par exemple) et de la culture (celle du maintien des traditions ancestrales) (Samson, 2006).

[3] À propos de Célimène, Simonin écrit : « Elle déchire à belles dents celui qui s'attaque à elle, et sa répartie est prompte en prose comme en vers. Elle a épousé un blanc du vieille roche, le gendarme Gaudieux, venu, avec sa compagnie, de France dans les colonies ; et comme quelqu'un lui reprochait un jour d'être de sang mêlé : - 'Je suis mulâtresse, c'est vrai, répondit-elle ; mais mon mari est de race blanche, et il est de règle que le cheval anoblit la jument'. Célimène a chez elle un album où tous les visiteurs, et parmi eux les personnages lus plus connus de la Colonie, ont inscrit leur nom (...) » (1861 : 159).

[4] La vogue du quadrille, danse européenne exécutée en cinq figures successives et annoncées, a été particulièrement forte durant la seconde moitié du XIXe siècle à La Réunion, Elle a abouti, dès les années 1860 à la composition des premiers quadrilles créoles pour piano par des membres de la bourgeoisie locale qui ont cherché à y inclure des éléments rythmiques et mélodiques propres aux musiques des Créoles et/ou des engagés africains (Samson, 2006).

[5] « Mais si notre instinct poétique ne peut s'élever à la reproduction des beautés de la nature incomparable qui nous environne, si notre main est inhabile à en fixer l'éclat, remarquez-le, tout notre être vibre pourtant à l'unisson avec ces splendides manifestations. Et alors nous gémissons avec la ravine, le mugissement de la cascade remonte en nous un écho, nous chantons avec la brise qui passe et agite harmonieusement les feuilles, notre âme est comme une lyre éolienne qui soupire avec toutes les voix de la création. C'est un sens spécial qui s'éveille en nous, c'est notre vocation qui se révèle, nous obéissons involontairement au génie qui nous maîtrise et nous subjugue, le génie de la Musique » (Jacob de Cordmnoy, 1874 : 168).

[6] Nous avons choisi de conserver le terme « folklore » car à l'époque des enregistrements mentionnés, on parlait de folklore et non de tradition musicale. Par ailleurs la mouvance dite « folklorique » est reconnue comme telle et sous ce nom à La Réunion, c'est celle qui a notamment donné lieu, en 1962, à la création du Groupe Folklorique de La Réunion dont le répertoire fut en partie constitué des chansons de Fourcade.

[7] Ce concept est présenté ultérieurement.

[8] Voir à ce sujet un récent ouvrage de Benoist, Desroches, L'Étang & Ponaman (2004).

[9] Concept proposé par Monique Desroches (2007) pour les analyses ethnomusicologiques ; il s'appuie sur celui de « temporalité sociale » utilisé en anthropologie. Il renvoie ici aux modes de représentations de l'histoire et aux manières d'y recourir ou de s'y référer dans la société contemporaine.

[10] François D'al's, L'ambians la kour, Dal's Music, CD, sans date.

[11] En 2005, le nombre de bénéficiaires du Revenu Minimum d'Insertion (414 euros mensuels) à La Réunion était d'environ 75 000. Le nombre de personnes indirectement concernées par cette allocation (érémistes, conjoints, personnes à charge) correspondrait à environ un quart de la population insulaire (Tableau économique de LA Réunion, 2006-2007, p. 140-141).

[12] En 1976, le PCR a édité, par le biais de la société EDIROI, deux 33 tours enregistrés pour partie lors du IVe congrès du parti : Firmin Viry, Le maloya, et le IVe congrès du PCR, Document no 1, 1976 ; Peuple du maloya, Document no 2, 1976. Ces disques qui regroupent des témoignages, des discours politiques et des maloyas interprétés par Firmin Viry et d'autres troupes de l'Île sont souvent considérés comme le point de départ de la médiatisation et de la reconnaissance officielle du maloya.

[13] Le doudouime a été une des critique, les plus virulentes adressées aux textes du séga dans les années 1970-80. L'expression désignait l'incapacité de cette musique à évoquer des sujets sérieux et contestataires. Les thèmes paysagers, humoristiques, folkloriques voire touristiques du nombreux textes de ségas étaient alors particulièrement visés, ainsi que leur conformisme face aux représentations socio-raciales issues du colonialisme. Une analyse historique approfondie de ce genre musical a néanmoins permis de relativiser cette critique (Samson, 2006).

[14] Le terme basilectal s'applique aux formes de créole qui, en termes de vocabulaire, de prononciation et/ou de construction syntaxique sont les plus éloignées du français standard.

[15] Nous entendons ici par néo-tradition toute forme de création qui, tout un revendiquant ses liens avec des pratiques anciennes et considérées comme « traditionnelles » par les musiciens eux-mêmes, construit son renouvellement en empruntant des éléments à des « traditions » extérieures. Inclure par exemple un Didgeridoo australien dans le maloya (comme a pu le faire Danyèl Waro) relève précisément d'une forme de création « néo-traditionnelle ».

[16] Cette expression concerne davantage l'intention, affichée par Lindigo, de « faire malgache » que la reproduction effective et intégrale d'un savoir-faire musical de Madagascar. Une étude musicologique approfondie serait ici nécessaire pour évaluer les modalités proprement musicales de ce genre d'emprunt stylistique.

[17] Nous reprenons ici une formulation de Roger Bastide (2007 : 10).

[18] Comme mentionné antérieurement, à La Réunion, cet alignement sur le patrimoine ancestral de l'Inde villageoise est appelé malbarité.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 22 janvier 2013 11:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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