Monique Desroches et Ghyslaine Guertin
“Regards croisés de l'esthétique
et de l'ethnomusicologie”. *
Un article publié dans la revue PROTÉE, vol. 25, no 2, automne 1997, pp. 77-83.
- Introduction
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- L'expérience esthétique : un processus
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- Paradigmes des attitudes esthétiques
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- L'attitude esthétique conditionnée par la genèse ou l'intentionnalité du produit musical
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- L'attitude esthétique conditionnée par les éléments matériels et formels (rythme, timbre, hauteur...) du produit musical
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- L'attitude esthétique conditionnée par la performance, la réalisation « live » et son impact sur l'auditeur ou le public
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- Conclusion
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- Références bibliographiques
Introduction
La musique, on le sait, n'est pas un fait de nature. Elle est pensée, conçue, interprétée et perçue par et pour une société, un groupe, un individu. En outre, les mutations profondes des sociétés contemporaines (mouvements migratoires, bouleversements technologiques et politiques, exode des milieux ruraux, etc.) influencent les pratiques musicales en diversifiant leurs profils.
En présence de ce pluralisme d'expressions, les musiciens comme les auditeurs démultiplient les critères quant à l'évaluation et à l'appréciation des musiques. Si le compositeur se préoccupe maintenant du pôle de la réception de l'oeuvre, l'auditeur n'échappe pas aux difficultés reliées à ses expériences d'appréciation, de satisfaction, d'évaluation et de compréhension des musiques. En quoi consistent les critères qui orientent les jugements de valeur et les attitudes esthétiques ? Où loge le système de références ? Les critères sont-ils universels ou relèvent-ils au contraire du relativisme culturel ? Se trouvent-ils dans la fusion des styles et des genres, dans la juxtaposition de l'original et du banal, du pur et de l'impur, du traditionnel et du moderne ?
Toutes ces questions commandent une réflexion sur les fondements et les modalités du jugement de valeur et de l'attitude esthétique en musique. Elles apparaissent d'autant plus pertinentes qu'il ne s'agit plus de proclamer la défaillance de la critique ni l'inadéquation de ses matériaux, comme l'a notamment prôné la pensée postmoderne, mais de plaider en faveur de la nécessité du jugement esthétique et d'une mise en place de critères d'évaluation (Schaeffer, 1992 et Rochlitz, 1994).
À quoi donc fait-on référence quand on juge une œuvre, une pratique musicale, un concert, un spectacle ? Sur quels paramètres repose la signification que l'on donne à ces expériences esthétiques ? Car l'observation et l'analyse des pratiques musicales, tout autant que la manière de les juger, empruntent des colorations et des contours distincts selon les théories esthétiques, les époques de réalisation et les données culturelles immanentes dans lesquelles ces pratiques s'inscrivent. Par ailleurs, le renvoi intramusical et extramusical qui régit ces expériences esthétiques n'est pas qu'abstrait et théorique. Il s'inscrit dans une chaîne complexe qui va de la conception musicale (idée de l'oeuvre, genèse, projet intentionnel) aux éléments constituants de cet objet musical (échelles, timbres, rythmes, intervalles, instruments...) puis à son exécution (solo ou groupe, techniques de jeu...). Cette exécution musicale s'inscrit dans une médiation spécifique (support de transmission et de diffusion : concert, spectacle, média électronique, « live » ou différé, profane ou sacré, public ou privé...) qui sera captée par des spectateurs. auditeurs, principaux destinataires de l'événement. Chacun des éléments de la chaîne forme un tout indissociable et procure à l'événement musical une certaine épaisseur. Néanmoins, les attitudes esthétiques peuvent s'alimenter de la totalité ou d'une partie des éléments de la chaîne.
En outre, l'expérience esthétique ne se réduit pas au simple repérage des attitudes d'un sujet envers un objet musical. Elle suppose d'abord une relation dynamique et singulière entre un sujet et un objet dont les profils et les trajectoires sont inévitablement variés. Chez certains, par exemple, elle se manifestera par une réaction de plaisir ou de satisfaction sans que celle-ci soit pour autant guidée par des a priori théoriques ; chez d'autres, elle empruntera une trajectoire plus normative et traduira la réaction de plaisir à travers l'expression d'un jugement esthétique. Dans le premier cas, la dimension sensible, affective est prédominante, alors que dans l'autre, cette dimension est davantage cognitive.
Notre intention est de cerner les attitudes qui président au processus du jugement de valeur en musique. Dans cette foulée, nous tenterons de mettre en exergue les types d'expériences esthétiques particulières engendrées par la nature spécifique de musiques aux traditions et aux contextes diversifiés.
Dans le créneau des musiques de tradition orale (musiques non écrites, transmises de génération en génération), il convient de distinguer les musiques à répertoire fermé, aux possibilités de transformations ou d'interprétations limitées, des musiques à répertoire ouvert ou semi-ouvert. Les premières sont le plus souvent associées à des contextes sacrés ou rituels, alors que les secondes s'inscrivent dans des cadres profanes. Aussi chacun de ces répertoires induit des rapports spécifiques à l'objet, des stratégies de production et des conduites d'écoute particulières. En d'autres termes, ils supposent une intentionnalité et une attentionnalité spécifiques. Comme le souligne Molino, « [...] au-delà du jugement analytique de la raison qui se fonde sur les règles, le goût est un jugement synthétique qui saisit le particulier dans sa singularité » (1990 : 23). L'expérience esthétique est ainsi culturellement et individuellement définie et, par conséquent, singulière.
L'expérience esthétique :
un processus
Mais que se passe-t-il exactement quand on écoute une pièce de musique ? Il importe ici de distinguer trois concepts analytiques : les concepts d'attitude, de jugement et de conduite. Toute expérience esthétique suppose en premier lieu l'adoption, par un auditeur, d'attitudes [1] ou de points de vue qui vont diriger son attention, soit vers les qualités intrinsèques de l'oeuvre (comme c'est le cas pour une fugue, où l'attention est orientée vers la complexité de l'imbrication des voix), soit vers les manières d'interpréter. Dans ce dernier cas, l'endurance des interprètes de jeux de gorge chez les Inuit, par exemple, constitue un paramètre important d'appréciation musicale, à l'instar du phénomène de la virtuosité de l'interprète du XIVe siècle. La diversité des attitudes possibles montre bien la présence des valeurs socioculturelles dans l'élaboration du jugement esthétique et, partant, la nature à caractère relativiste de celui-ci.
L'émission de ces jugements esthétiques (appréciation -domaine du sensible-, ou l'évaluation -domaine du normatif) découle des attitudes. La satisfaction (plaisir) comme l'insatisfaction peuvent alors résulter de l'un ou l'autre des types de jugements et trouver conséquemment leur source tant du côté du sensible que du côté du cognitif.
Les différentes manières selon lesquelles l'auditeur émet ou exprime ces jugements correspondent enfin à des conduites esthétiques. Celles-ci constituent la dimension « observable »du jugement qui les a engendrées. On y trouve notamment des applaudissements, des verbalisations, des renforcements verbaux ou visuels pendant la performance, des états d'extase, des émotions, etc.
Sommairement, le processus ou le mécanisme en cause dans l'expérience esthétique peut être représenté par le schéma suivant :
Paradigmes des attitudes esthétiques
Qu'en est-il des attitudes, des jugements et des conduites dans le foisonnement des cultures musicales ?
Il demeure toujours périlleux de tenter de classer des phénomènes qui, dans leur essence, sont marqués par un dynamisme et une complexité, Le risque est grand de figer une réalité mobile et flexible. On comprendra dès lors que les paradigmes présentés ci-dessous ne sont pas étanches : ainsi, les exemples qui se retrouvent sous une tête de paradigme, le sont en raison d'une attitude esthétique dominante renvoyant au paradigme de référence.
L'attitude esthétique conditionnée par la genèse
ou l'intentionnalité du produit musical
Ce paradigme correspond, dans l'esthétique classique (XVIIe et milieu XVIIIe siècle), à la conception d'une beauté immuable de l'oeuvre d'art et aux règles qui président à sa conception. Ici, ce sont les attitudes dogmatiques et normatives qui guident l'acte de juger. L'oeuvre exprime alors la genèse, le projet, l'intention de l'artiste. Les tenants d'une esthétique scientifique, dont Lalo (1926) et Souriau (1956), définissent, avec les différences qui les séparent, la valeur de l'oeuvre d'art dans l'intention qui a présidé à sa production. Le philosophe Mikel Dufrenne adopte cette perspective quand il situe au centre de la phénoménologie de l'expérience esthétique l'œuvre musicale conçue comme l'expression du monde du compositeur, c'est-à-dire comme un schéma dynamique qui lui est propre et qui sera l'âme de l'œuvre (1967 : 88), En continuité avec cette approche, René Passeron (1989) accorde une priorité à la poïétique, c'est-à-dire au comment et au pourquoi d'une oeuvre, obligeant ainsi le chercheur à considérer les facteurs de créativité tels que les définissent les sciences sociales et humaines. Le champ de l'observation est vaste puisqu'il porte sur les arts du temps et de l'espace.
Cette conception de la création artistique n'est pas étrangère à l'ethnomusicologie, puisque celle-ci cherche à comprendre les fondements de l'expression artistique à partir de sa situation culturelle, sociale, historique, politique. Chez les Martiniquais d'ascendance tamoule, par exemple, on a recours à des tambours pour accompagner les cérémonies religieuses (Desroches, 1996). Mais loin d'être un simple accompagnement rythmique, les tambours rituels agissent comme de réels médiateurs entre les dieux (destinataires) et les hommes (destinateurs). Chaque battement est exécuté en vue de l'appel précis d'une divinité. Toutefois, cet aspect fonctionnel n'évacue pas pour autant la dimension esthétique. Le jugement esthétique porté tant par les fidèles que par les musiciens, voire même par les dieux, découle de la justesse d'exécution des battements de tambour, sorte de code qui régit à la fois les pôles attentionnel et intentionnel du geste musical. Car il faut noter que, dans ce cas-ci, l'enjeu n'est pas en fait la réalisation d'une « belle » musique, mais plutôt la réalisation du « bon » son, c'est-à-dire la réalisation de battements de tambour qui, aux dires des musiciens locaux, plairont aux oreilles des divinités qui, alors, descendront sur terre et agiront sur les hommes (entrevues de terrain avec des informateurs de Sainte-Marie et de Gradis, 1982). Dans cette communication à la fois religieuse et musicale, nul n'est autorisé à modifier ou à transgresser les éléments de la chaîne. Le « bon » son se trouve ainsi intimement lié à cette fonction extramusicale de médiation entre les dieux et les hommes. Dans cette médiation, tout se passe comme si les dieux appréciaient (ou non) la musique cérémonielle sans toutefois effectuer de jugement évaluatif, alors que les hommes, eux, l'évaluent. Ces derniers jugent en effet de la compétence de tambourinaires sur la base de normes connues des initiés. Les musiciens doivent par exemple jouer ensemble le même rythme, sans décalage, comme si la pièce était interprétée par une seule personne. Ils se doivent également de respecter les consignes de purification préalable, d'éviter le port de vêtements ou d'accessoires de cuir lors des cérémonies, et surtout, de connaître les codes reliant les appels aux divinités et le déroulement cérémoniel aux différents patrons rythmiques. Du côté de l'intention esthétique, les normes de production sont connues et elles sont définies par les fonctions attendues par ces musiques sacrées. Et ce sont ces normes mêmes qui conditionnent les attitudes d'écoute (pôle attentionnel), notamment par la mise en place du double processus que nous avons mentionné, à savoir l'appréciation par les dieux et l'évaluation par les hommes.
L'attitude esthétique conditionnée
par les éléments matériels et formels
(rythme, timbre, hauteur...) du produit musical
Certaines musiques de tradition orale correspondent à cette attitude esthétique. Nous pensons, entre autres, à la musique classique indienne dont les fondements préconisent une conception esthétique en terme d'attention désintéressée, ou de distanciation (suspension du quotidien) par rapport à l'objet ou à l'œuvre musicale. La musique indienne est avant tout un mode de pensée en sons et en rythmes. Dictée par l'essence même de la philosophie musicale qui en anime la pratique, l'attitude esthétique est orientée vers les composantes spécifiques de l'objet, à savoir la forme, la mélodie, le rythme, donc vers des éléments formels de l'expression musicale, tels les svaras, ragas, alapas, et talas (voir à ce sujet les études de Saxena, 1981 et de Gautam, 1992). À l'écoute musicale, chacun des éléments expressifs que nous venons de mentionner fait l'objet d'une évaluation propre de l'auditeur indien. C'est pourquoi chaque son incarne le beau en soi et possède en raison de cette qualité une autonomie au sein du système musical, autonomie qui conduit à une expérience esthétique singulière, voire à une forme de transcendance. La forme et les règles intrinsèques de cette musique orientent ici les conduites d'attente et amènent les auditeurs à porter un jugement de valeur spécifique.
Cette attitude peut servir d'illustration à ce qui a donné naissance dans le monde des théories esthétiques occidentales à l'école formaliste. Celle-ci rejette le sentimentalisme ou l'impressionnisme et privilégie le construit sur le vécu, et met l'accent sur l'analyse et l'objectivité comme moyens de saisir la signification intrinsèque de l'oeuvre dont l'essence est considérée comme intemporelle. L'esthétique du positiviste Hanslick, pour qui le son se suffit à lui-même, participe de cette école. En se tournant du côté de la production de l'œuvre, il affirme que le travail du compositeur ne consiste pas à exprimer un contenu précis, ni un état d'âme particulier car « [...] il n'y a pas en musique d'intention - il ne doit y avoir que de l'invention » (1986 : 105). L'essentiel dans ce mode de production réside dans l'organisation et la structuration des sons. Quant à l'auditeur, Hanslick le conçoit tourné vers l'oeuvre elle-même et, par conséquent, « [...] Tout attrait matériel doit lui être étranger, et c'en est un que la tendance à provoquer en soi-même des émotions » (ibid., p. 63). L'esthétique de Glenn Gould épouse ces mêmes principes en soutenant notamment que le rôle de l'interprète consiste à analyser et à créer des structures (Guertin, 1987, 1992). Cet idéal est également défendu par l'avant-garde, pour laquelle la logique de la création des éléments internes qui composent l'œuvre ouvre la voie à une beauté abstraite, sans référent extramusical. Dans cette foulée, Schoenberg considère lui aussi que « [...] Les formes sont avant tout des structures organisées en vue d'exprimer des idées de manière intelligible » (1977 : 292).
L'esthétique analytique dont le développement est indissociable du formalisme poursuit un idéal cognitif analogue dans l'attention qu'elle accorde à l'œuvre elle-même et pour elle-même. Elle refuse de s'en remettre soit à la seule dimension de l'intentionnalité, soit à celle de la pure réception de l'oeuvre. Ainsi, Monroe C. Beardsley et William K. Wimsatt (1988 : 224-238) rejettent l'intentionnalité au profit de l'œuvre. En outre, pour Beardsley (1988), la réception d'une oeuvre est reliée à la forme et aux qualités de l'objet ; les affects de cet objet ne seraient donc causés que par ses traits objectifs. À ce titre, Beardsley (op. cit.) se situe à l'opposé de notre premier paradigme, celui qui met à l'avant-scène la genèse ou t'intentionnalité de l'œuvre comme élément déterminant dans l'expérience esthétique. Gérard Genette (1992) pousse de l'avant cette même idée en incluant dans l'expérience esthétique la mise en place d'une relation dynamique entre le pôle de l'intention et celui de l'attention, afin de mieux cerner la nature de l'expérience esthétique.
L'attitude esthétique conditionnée par la performance,
la réalisation « live » et son impact
sur l'auditeur ou le public
À l'opposé des théoriciens du mouvement d'avant-garde (comme ceux de l'École de Vienne), pour qui le sens de l'oeuvre musicale réside dans sa matière et dans sa forme, les tenants de la musique expressive ou de la signification extrinsèque de l'oeuvre privilégient les effets, l'impression et les émotions que suscite la musique sur l'auditeur ou sur le public. Cette pensée n'est pas nouvelle puisque, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, l'esthétique reconnaissait la capacité de la musique à exprimer un langage difficilement accessible à la pensée rationnelle, un contenu indicible qu'a également postulé toute l'époque romantique.
C'est par le recours, au XXe siècle, à des disciplines autres que musicales, telles la sémiologie, la psychologie, la sociologie et la linguistique, que la nature de la perception auditive et les types d'émotions qui la caractérisent ont pu être compris. La linguistique a notamment permis de préciser avec Langer (1974), disciple de Cassirer, que la musique n'est pas expression des sentiments ou des émotions, pas plus que leur copie. Son rôle consiste plutôt à les exposer, à les extérioriser. Ce monde des émotions qui constitue le renvoi externe de la signification musicale est conçu comme moyen d'expression symbolique. Sa spécificité comme langage sans référentialité repose sur sa fonction expressive, déterminée par la succession tension-détente (Langer, 1974 : 218). Cette conception a favorisé l'éclosion de théories où c'est la psychologie qui se situe au coeur des études sur le langage des émotions dans la musique. Francès (1959), par exemple, s'applique à développer une psychologie de la musique en analysant les verbalisations des auditeurs à partir d'un corpus de fragments musicaux donnés. Ce travail est poursuivi par Imberty (1979) dans sa Sémantique psychologique de la musique et par les cognitivistes, dont Irène Deliège (1994) est une illustre représentante. Le récent ouvrage de Renée Bouveresse, intitulé Esthétique, psychologie et musique (1995), synthétise les apports de ces trois disciplines dans le développement de l'esthétique expérimentale.
Relèvent de ce paradigme les musiques à caractère improvisé (jazz, musique iranienne, indienne, etc.) où la réaction du public est non seulement indicative de l'appréciation de la performance, voire de l'improvisation, mais source même de l'orientation et de la trajectoire créatrice du musicien. L'ethnomusicologue Mangrulkar (1980) signale à cet égard la grande importance accordée à la réaction du public lors des concerts de musique indienne, attitude désignée par le terme interval (entre-temps), moment privilégié et attendu de tous. La participation du public se marque alors dans une sorte de procédé créatif qui se concrétise par la mise en place d'un réel dialogue entre le musicien et l'auditoire ; participation quasi créatrice qui, par surcroît, est recherchée par il auditoire, comme l'a aussi observé Curtis (1988) au sujet des gospels afro-américains. Une attitude esthétique analogue est également rapportée par Jean Düring (1984, 1990) à propos de la musique iranienne. Il signale en effet qu'en Iran la musique se juge à ses effets sur l'auditeur et non à sa forme. Chez les Soufis par exemple, ce n'est pas la musique en soi qui importe, mais la façon dont elle est jouée, et l'extase qu'elle suscite. Aussi, le concert vécu comme une expérience mystique ou spirituelle doit-il faire reposer sa réussite sur trois facteurs. Le premier implique les participants dont l'union (sama) permet, par la force de l'émotion, d'atteindre chacun d'eux et de créer un effet, un climat homogène. Le second - le lieu - se doit d'être propice au flux de la vie intérieure, alors que le troisième - le temps - influence la disponibilité des participants en fonction d'un moment particulier de la journée, voire de l'année. L'effet de la musique se trouve ainsi accru par la disponibilité mentale de l'auditeur face à la réalisation d'une oeuvre. C'est pourquoi les adeptes de cette musique doivent observer un rituel préparatoire en vue de favoriser l'éclosion d'un état spirituel.
On est ici à l'opposé du deuxième paradigme, où l'attitude esthétique était conditionnée par les composantes formelles. Cette attitude s'oppose également à celle de la musique savante occidentale où l'œuvre s'interpose entre l'artiste et le public. L'activité créatrice, moteur de la musique savante iranienne, se situe bien au-delà de l'interprétation du matériau musical, puisque le public anticipe une forme de dépassement de la part du musicien. C'est pourquoi la qualité d'improvisateur de celui-ci est souvent plus appréciée que le talent du compositeur. Dans ce même esprit d'improvisation créatrice ou, si l'on veut, d'interprétation en temps réel, l'ornementation dans l'opéra classique chinois Kunqu est pensée et réalisée par le chanteur, et c'est cette interprétation même qui guide le processus du jugement de valeur par l'auditeur (Liu Bong Ray, 1983). Plus près de nous, en Sardaigne plus précisément, Lortat-Jacob (1990) signale la présence de la quintina, petite quinte harmonique résultant de la fusion acoustique de quatre voix, la cinquième étant une voix virtuelle. La perception de la quintina est recherchée par les participants et capte alors leur attention sur une base continue. Elle est, précise-t-il, l'attribut acoustique de l'ineffable. Nous acquiesçons à l'idée de l'auteur selon laquelle il ne s'agit pas vraiment là du pouvoir de la musique, mais d'un pouvoir par la musique, dont les fondements sont à la fois musicaux et extramusicaux. C'est donc là encore une attitude esthétique fondée sur une exécution musicale et dont les effets sont vécus et appréciés par les auditeurs.
Ce dernier paradigme nous invite à considérer le pôle de la réception comme un processus dynamique où le sujet construit et singularise, dans l'écoute, un objet. Cette relation singulière peut inclure, comme il en est pour les spectacles rock, des éléments autres que musicaux, tels la scénographie, l'éclairage, les costumes, les discours provocateurs du chanteur, l'ambiance globale de la salle, etc. Les conduites d'appréciation et d'évaluation des auditeurs-spectateurs atteignent alors non seulement la dimension sonore de l'événement, mais aussi celle du visuel, de la gestuelle, du mouvement, voire d'un certain esprit, d'une certaine philosophie musicale.
Conclusion
Le regard croisé de l'esthétique et de l'ethnomusicologie montre de façon évidente la polysémie du signe musical. Sur la base de cette polysémique se greffent des expériences esthétiques aux profils diversifiés. Comme on a pu le constater lors de cette étude des trois paradigmes proposés, les attitudes sous-jacentes aux jugements de valeur sont elles-mêmes conditionnées par les appartenances culturelles, historiques et sociales dans lesquelles elles sont ancrées. C'est pourquoi nous avons retracé des attitudes qui relevaient tantôt de critères normatifs, tantôt de valeurs formelles, ou encore des attitudes qui pouvaient être orientées, voire assujetties, au pôle attentionnel sans a priori normatif ou formel.
La démultiplication des critères d'appréciation et d'évaluation émanant des pratiques musicales (savantes, traditionnelles, sacrées, populaires) et la difficulté pour l'auditeur occidental de s'y retrouver nous laissent croire en la pertinence d'une comparaison entre les attitudes esthétiques à l'égard des musiques savantes occidentales du XXe siècle et les attitudes à l'égard des musiques de tradition orale. L'auteur occidental contemporain semble souvent pris au dépourvu, voire démuni, devant l'écoute de certaines musiques en raison d'une méconnaissance des systèmes musicaux, mais surtout des codes à partir desquels l'écoute doit se faire.
jusqu'à tout récemment, bon nombre d'ethnomusicologues se préoccupaient des stratégies de production et des propriétés spécifiques des musiques en les situant dans leur contexte d'émergence, au détriment du pôle de la réception, là où s'incarnent par ailleurs les interprétations esthétiques. En imposant d'une part, le pôle de la réception dans son champ d'observation, et en inscrivant, d'autre part, le relativisme culturel des renvois dans son analyse, l'esthétique, comme l'ethnomusicologie, oblige à saisir et à comprendre le phénomène musical dans son dynamisme et sa singularité.
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* Cette recherche a été rendue possible grâce à une subvention du CRSH (1993-96) et du Programme de soutien aux chercheurs des collèges du ministère de l'Éducation du Québec (1996-97).
[1] Dans le cadre de cette recherche, le sens des termes « attitude » et « conduite » est emprunté aux domaines de la sociologie et des sciences politiques (voir à ce sujet Bélanger et Lemieux, 1996).