Introduction
Pour saisir le sens des pratiques musicales dans leur contexte d'émergence, l'ethnomusicologue doit impérativement dépasser le champ de la seule réalité sonore, pour atteindre celui des représentations culturelles, là où l'objet musical se transforme en une pratique significative. C'est là l'enjeu majeur de l'ethnomusicologie. Conscient de l'absolue nécessité de cette incursion dans le social, le chercheur se heurte alors à un premier problème : celui du partage, voire, de l'équilibre entre « l'interne » et « l'externe », ou encore entre le musical et le social. Ainsi, cet Autre que l'on tente de comprendre dans sa réalité culturelle à travers l'observation et l'analyse des faits musicaux est-il prétexte à de multiples débats qui vont de la pertinence culturelle de l'analyse externe, à l'authenticité des traditions musicales contemporaines, aux processus de réécriture des événements observés, au sens de la démarche. Car les chercheurs adoptent des points de vue et des approches en fonction de leur propre conception de l'ethnomusicologie. Arom (1985), par exemple, préconise une démarche qui va de l'édification du système musical aux fonctions extra-musicales de ce même système, alors que Blacking (1980) propose, au contraire, d'entrer de plain-pied dans le social, pour appréhender dans un deuxième temps, le sens des structures musicales. L'objectif du présent ouvrage est de tenter d'aller au-delà de ces deux perspectives.
Quelle est donc la place de l'analyse musicale dans le processus d'interprétation culturelle ? La parole et le discours autochtones peuvent-ils (ou doivent-ils) à eux seuls, être la référence ultime d'interprétation ? Sinon, où se trouve la passerelle entre les traits sonores et les traits culturels ? Et comment mettre en lumière leur articulation fonctionnelle ? Si un accompagnement musical est tributaire du déroulement d'une cérémonie à caractère religieux, comment mettre en exergue sa mécanique opérationnelle ? Telles sont les questions qui m'ont accompagné tout au long de cette recherche appliquée à une musique cérémonielle d'origine tamoule à la Martinique, cérémonie aujourd'hui appelée en langue créole, sèvis zendyen (service indien) ou bon dyé kouli (bon dieu coolie). Le corpus offrait ainsi un champ intéressant de réflexions, principalement en raison du caractère sacré de cette musique d'accompagnement, de son profil expressif original, (une musique à tambour composée essentiellement de patterns cycliques où toute forme d'improvisation était absente), et de la dimension symbolique qui marquait chacune des exécutions musicales. Au plan social, la recherche présentait aussi un défi particulier, celui de l'étude d'une tradition ancestrale introduite dans le « nouveau monde » par intermédiaire d'une migration réglementée inscrite dans un temps historique précis et au terme de laquelle les migrants ont cessé d'être alimentés par la mère-patrie. Dans cette foulée, l'enjeu de la recherche s'est moins porté sur la découverte de nouveaux éléments expressifs (musicaux, linguistiques, religieux) encore inconnus, comme c'est souvent le cas dans les études des civilisations anciennes, que sur la compréhension d'une nouvelle dynamique culturelle née de la migration, de l'insertion dans le milieu d'accueil et de rencontres avec les autres cultures locales.
Les premières analyses musicales avaient fait ressortir la présence d'une relation particulière entre les battements de tambour et un référent extra-musical, à savoir, une étape précise du rituel. Mais le discours des acteurs cérémoniels semblait renvoyer à des réalités musicales distinctes des miennes dont les règles m'étaient inconnues. Aussi, après avoir enchâssé les battements de tambour dans une analyse musicale approfondie, fallait-il revenir au point de départ, la cérémonie, afin d'en mieux saisir la structure et le sens. Or, si la signification des battements de tambour semblait évidente pour les acteurs cérémoniels, le processus par lequel ce système symbolique était opérationnel demeurait, quant à lui, obscur. Les codes résidaient-ils dans la musique elle-même ? Si oui, comment les faire ressortir dans l'analyse ?
Dans ce travail, je m'appuie sur le modèle de la sémiologie musicale proposé par Jean Molino (1975) et Jean-Jacques Nattiez (1975, 1987). Les auteurs distinguent trois pôles d'analyse : celui de la production (poïétique), celui de la réception (esthésique) et celui des structures immanentes de l'objet musical étudié (analyse dite de niveau neutre). L'utilisation de ce cadre, en particulier la mise en rapport de la dimension immanente avec le poïétique et l'esthésique, m'a permis de mieux comprendre le fonctionnement de ce système et de cette pratique.
Toutefois, en prenant cette grille comme point de départ, j'ai voulu pousser plus loin le regard analytique, plus précisément au niveau du pôle de la réception ; pôle de l'écoute, ce niveau semblait répondre dans le contexte de cette recherche, à des normes, des valeurs et des règles non évidentes sur la base du point de vue externe. Distinction qui n'a rien d'étonnant quand on sait que la réception musicale, loin d'être un pôle passif, se caractérise par une démarche active au cours de laquelle chacun « construit » son écoute sur la base de processus sélectifs relevant du biologique, du psychologique et du social. Le musical est non seulement du sonore conçu et construit par un individu, une collectivité, mais aussi, du sonore perçu, reçu et interprété par ce même individu, cette même collectivité. Au regard musicologique externe se conjugue donc le regard culturel qui lui donne vie et sens.
CARTE 1.
Carte géographique des Petites Antilles.
C'est au cours de l'hiver 1979 que se dessina le projet de cet essai ethnomusicologique. J'étais alors résidente-responsable de la base locale du Centre de recherches caraïbes de l'Université de Montréal situé dans le nord-est de l'île, quand l'anthropologue Jean Benoist, spécialiste des aires créoles, me signala l'existence d'un groupe martiniquais de descendance tamoule originaire du sud-est de l'Inde. Les premiers tamouls, issus principalement des basses castes et des hors castes, étaient venus à titre d'engagés au milieu du XIXe siècle, suite à l'abolition de l'esclavage en 1848, plus spécifiquement dans le cadre du Régime d'immigration réglementée (1852-1883). Ces immigrants étaient répartis entre les deux îles des Antilles françaises, la Martinique et la Guadeloupe. Plus de 25 000 Indiens ont été ainsi introduits à la Martinique ; leur nombre est de nos jours évalué à près de 5 000. On verra un peu plus loin les raisons pouvant expliquer cette chute drastique dans la composition démographique de l'île.
Si les descendants de ces migrants tamouls ont désormais perdu beaucoup de leurs éléments d'origine, dont la langue [1] et les vêtements traditionnels, subsistent encore aujourd'hui des composantes de leurs pratiques religieuses d'origine, plus particulièrement une cérémonie sacrificielle et la musique tambourinée qui l'accompagne. Ces deux éléments constituent en quelque sorte les derniers bastions de la culture tamoule en terre antillaise. En outre, si la cérémonie, en Martinique et dans l'île voisine, la Guadeloupe, avait été remarquée par quelques chercheurs, aucun relevé systématique de cette musique rituelle n'avait été opéré. Sachant qu'en Inde, la caste d'appartenance et l'origine géographique, voire l'insertion des pratiques dans des milieux paysans ou urbains, façonnent tout particulièrement les pratiques musicales, j'étais curieuse de voir si la continuité avec le milieu d'origine était maintenue, ou au contraire, si l'insertion dans le nouveau milieu avait laissé place à l'émergence de nouveaux traits, de nouveaux rapports avec le rituel et la musique qui l'accompagne. Enfin, intriguée par ce phénomène musical et socio-culturel récemment importé de l'Inde aux Antilles, je décidai d'en faire l'enjeu majeur de ma recherche.
Dès les premières présences aux cérémonies, mon attention s'est portée sur le jeu des battements de tambour qui accompagnait la quasi-totalité du rituel. La singularité organologique du tambour, le profil rythmique et cyclique des battements de tambour, les préparatifs entourant chacune des interventions musicales, le recours, enfin, à la langue tamoule lors de la possession du prêtre, tous ces éléments attestaient d'une tradition musicale originale, nettement distincte des musiques martiniquaises, et dont les règles d'exécution et de transmission étaient scrupuleusement respectées. La préoccupation fondamentale de la recherche fut alors de mettre en lumière les liens qui pouvaient exister entre la musique, le déroulement cérémoniel, les divinités invoquées, les symboles attachés à l'ensemble du rituel, pour ensuite placer ces données dans le cadre plus vaste de l'articulation « musique rituelle et dynamique sociale martiniquaise ».
Les enquêtes de terrain se sont principalement déroulées entre les années 1979 et 1986. Ultérieurement, des séjours ponctuels (1987, 1992 et 1995) m'ont permis d'approfondir et d'actualiser les données. L'essentiel de la démarche ethnographique a consisté en des enregistrements intégraux de cérémonies, des entrevues auprès de prêtres, de musiciens et de participants aux cérémonies ; elle s'est aussi alimentée de retours sur le terrain (technique de feedback) portant sur des précisions quant à la pratique musicale, ou encore sur des hypothèses spécifiques de recherche qu'il fallait approfondir. Au terme de ces étapes, j'avais assisté à une quinzaine de cérémonies qui avaient nécessité la participation de quatre prêtres (l'un d'entre eux est décédé en 1982), deux interprètes, (dont l'un est mort en 1992) trois chefs tambourineurs et une quinzaine de tambourineurs. Une partie importante du travail sur le terrain a consisté en des entrevues auprès de personnes impliquées dans le rituel. Elles ont porté plus spécifiquement sur les normes régissant les étapes du rituel, les relations entre les musiciens et le prêtre, sur la nature des interventions et des implications de chacun des acteurs au sein de la cérémonie, sur les modalités du déroulement de la cérémonie et le niveau d'organisation que nécessitait la tenue d'un service rituel, sur le mode de transmission des rôles et des connaissances, et surtout, sur le rôle ou la fonction des battements de tambour au sein de la cérémonie. Car, faisant nôtres les propos de Nattiez, « ... la théorie doit commencer par la reconnaissance et l'observation du mode spécifique d'organisation de la pensée sur la musique à travers un discours » (1981 : 48). Plus encore, les contacts sur le terrain doivent-ils donner lieu à de réels dialogues, au sens de Geertz (1973).
La démarche retenue a donc revêtu l'allure d'un processus dynamique entre les points de vue « étique » (celui du chercheur) et « émique » (celui des membres de la communauté et des acteurs cérémoniels). Dans cette foulée, on comprendra que les retours sur le terrain aient joué un rôle fondamental dans la recherche, non seulement parce qu'ils venaient préciser les connaissances sur la culture indo-martiniquaise, mais aussi, et surtout, parce qu'ils permettaient de juger de la valeur et de la pertinence culturelle des hypothèses nées de l'analyse. Ainsi, s'est mis en place un processus dynamique allant d'étapes in situ à des moments d'analyse hors contexte. Au-delà d'une simple collecte de données, le terrain, que je préfère appeler la rencontre de l'Autre, s'est-il fréquemment transformé en une succession d'énigmes et de questions qui m'ont obligée à dépasser mon propre champ conceptuel, pour atteindre celui du culturel. Mais ici, tant les entrevues que l'apprentissage de la pratique musicale ne pouvaient tout révéler. J'aurais souhaité, par exemple, procéder à l'apprentissage de la technique de frappe des battements de tambour et ainsi être plus à même de saisir la complexité et la subtilité du jeu musical. Mais les contraintes socioculturelles ne me permettaient pas de m'y adonner, cette pratique musicale étant exclusivement réservée aux hommes. J'ai tenté de pallier cette difficulté par la conduite d'analyses approfondies de l'exécution musicale, telles la réalisation de documents audiovisuels axés sur la technique de frappe, l'analyse acoustique des battements de tambour et, enfin, des recherches ethnohistoriques sur cette tradition musicale et religieuse. Ces étapes externes ont apporté des éclairages intéressants dans la construction des hypothèses, d'autant plus que cette musique rituelle relève d'une tradition « orale », distincte de celle de la tradition « classique » indienne pour laquelle de nombreux textes, anciens et actuels, sont disponibles. Ici, aucun écrit. En outre, la dimension magique et sacrée de la cérémonie réduisait considérablement les possibilités d'échanges sur les modalités d'interprétation musicale des battements de tambour. Ainsi, sont demeurés des espaces privés et secrets, des tabous et des « non-dits », des silences culturels, bref, tout un domaine conceptuel et pragmatique établi par la tradition, et que je me devais de respecter. Pour ces raisons, et à un niveau plus général, la relation « sujet observant/objet observé » qui caractérise le terrain ethnomusicologique demeure une expérience complexe et limitée ; et c'est pourquoi l'approche culturaliste, celle qui voudrait expliquer exclusivement le musical par le culturel, sans reconnaître l'existence d'un niveau autonome des structures musicales, ne pourra jamais, à elle seule, conduire à la structure profonde des réalités musicales. Dans la quête d'une compréhension « pertinente » de la musique cérémonielle au plan culturel, s'est alors imposée la nécessité d'une démarche externe.
[1] La langue tamoule n'est désormais parlée que par un nombre infime de personnes dont la compétence linguistique est souvent limitée.
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