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Pierrette Désy
Chercheure, ethnohistoire et anthropologie.
“Entretien
avec Pierrette Désy.”
In ASDIWAL, revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions, no 16, 2021, pp. 7-17. Genève. Entretien réalisé et transcrit par Sara Petrella.
Pierrette (Paule) Désy a écrit une maîtrise en géographie humaine en 1963 à l'Université Laval à Québec avant de se rendre à Paris, à la Sorbonne, l'EHESS et le Musée de l'Homme, pour y étudier l'anthropologie sociale et culturelle. En 1968, elle a soutenu sa thèse de doctorat sous la direction du professeur André Leroi-Gourhan, reçue avec la mention très bien. Elle a fait de nombreux voyages auprès de communautés autochtones au Canada, aux États-Unis ainsi qu'en Amérique du Sud, et dans des centres d'archives en Angleterre, France, Canada et aux États-Unis. Après avoir enseigné au département d'ethnologie de l'Université de Paris-X, elle a été professeure à l'Université du Québec à Montréal (UQÀM), d'abord au département de géographie puis au département d'histoire. Son champ d'enseignement portait sur les sociétés amérindiennes. Par la suite, elle a été invitée à Paris en tant que directrice d'études à l'ÉPHE (Section des sciences religieuses) et à l'EHESS et elle a été notamment rapporteur à l'UNESCO lors d'une rencontre sur les relations interculturelles et présidente de la Société canadienne d'anthropologie (CASCA). Une sélection des publications de Pierrette Désy est disponible en ligne à
http://classiques.uqac.ca/contemporains/desy_pierrete/desy_pierrette.html.
Dans quel contexte avez-vous grandi et quand avez-vous commencé à vous intéresser aux cultures autochtones ? Où avez-vous mené vos études et quels sont les professeurs, cours et lectures qui vous ont marquée durant votre formation ?
Je suis née à Québec, la capitale, benjamine d'une famille nombreuse, je comptais sept frères et soeurs. De cette famille nombreuse j'ai beaucoup appris comme j'ai retenu les discussions animées entre mes frères et soeurs aînés. Mes parents, que j'ai perdus jeune, me fascinaient parce qu'ils racontaient des histoires d'Indiens à l'époque, on ne disait pas encore « Premières Nations » et moins souvent « Autochtones ». Quoi qu'il en soit, au Canada anglais on utilise l'expression « Indigenous » et aux États-Unis, « Native Americans », bien entendu il est toujours préférable de donner le nom spécifique. Mes parents se sont rencontrés dans l'Ouest canadien, en Alberta, où ils avaient tous deux des métiers qui les amenaient à fréquenter des Autochtones et les Métis, ma mère dans l'enseignement et mon père dans une banque, où il s'occupait de l'argent des traités. Tout cela semble loin maintenant, mais quand j'étais petite, on parlait souvent à table des Amérindiens, de sorte que j'interrogeais beaucoup mes parents à ce sujet. Mon père me racontait des histoires et, plus tard, j'ai vu des photographies de mes parents dans des réserves. Voilà donc une influence qui a marqué mon enfance et est restée en moi de manière quasi héréditaire. Ma mère venait de la Nouvelle-Ecosse, d'une île qui s'appelle le Cap-Breton, dont le premier ancêtre avait embarqué de Bordeaux vers la forteresse de Louisbourg ; quant à mon père, ses ancêtres sont venus de Rouen, engagés volontaires auprès de Cavelier de La Salle. Parmi mes ascendants figure un Jean-Baptiste Désy qui était coureur des bois pour la Compagnie du Nord-Ouest. Ce sont des aventuriers, de grands voyageurs, et d'une certaine manière leurs faits et gestes ne se sont-ils pas transmis à leurs descendants, en tout cas à moi ? Très vite, je me suis intéressée à ces questions qui m'intriguaient déjà quand j'étais jeune, et plus tard à l'université lorsque j'étais [8] étudiante en géographie à l'Université Laval où j'ai obtenu un baccalauréat et une maîtrise. Pour la maîtrise, je suis allée dans le nord, à Schefferville, chez les Innus (qu'on appelait autrefois les Montagnais, nom donné par Jacques Cartier) et les Naskapis. J'ai été accueillie par les Innus de Schefferville qui habitaient à l'époque le lac John, à deux kilomètres de Schefferville, une ville minière où l'on a extrait des quantités phénoménales de minerai de fer au xxe siècle. J'ai été reçue avec une affection extraordinaire par des familles innues, en particulier Nokum (« grand-mère » en innu), Marie Saint-Onge et Philomène Voilant qui sont devenues des mères et des mentors. Elles m'ont accueillie et hébergée lors de mes différents séjours et m'ont beaucoup appris, de concert avec leur famille, sur la nature, la puissance du territoire ou, mieux, des territoires de chasse plurifamiliaux et traditionnels qui s'étendaient de Schefferville jusque très loin dans l’hinterland. Là-bas, je me suis retrouvée en ces lieux d'une grande beauté, sinon exaltants, que sont les paysages nordiques: nous partions souvent en forêt ; installés dans un campement au bord d'un lac, nous vivions sous la tente tapissée de branches de sapin ou le chaputuan (grand abri à plusieurs feux), tout le monde participait aux activités communes comme celle des repas où l'on servait du saumon ou du caribou. En toute modestie, je découvrais un univers que, jusque-là, je n'aurais pu appréhender. En même temps, je découvrais tout autant, hors de la vie en forêt, la difficulté de vivre entre deux mondes puisque, pendant ce temps, la compagnie Iron Ore exploitait le minerai de fer dans les territoires des Innus, créant une pollution extraordinaire dont on voit encore aujourd'hui le résultat. La compagnie, fermée en 1984 et rouverte en 2011, employait un tout petit nombre d'Innus et de Naskapis. Au lac John, il n'y avait à cette époque ni électricité ni eau courante (ce qui sera corrigé des années plus tard avec la construction de maisons au lac John et la création d'une nouvelle réserve appelée Kawawachikamach pour les Naskapis). Le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien avait érigé des maisonnettes peintes dans des couleurs pastel pour les Naskapis, qui étaient arrivés quelques années auparavant de Fort Chimo (Kuujjuaq) et Fort Mckenzie (fermé en 1947), mais les Innus continuaient de loger dans des constructions faites à partir de matériaux de fortune. Certes, elles n'étaient guère belles, sauf que la beauté résidait ailleurs : dans la symbolique spatiale communautaire, car si les habitants ne disposaient pas de richesses matérielles, ils gardaient des liens familiaux et spirituels puissants. La communauté comptait quelques centaines d'habitants. Voilà, l'étudiante que j'étais « découvrait » bien que le terme aujourd'hui prenne une tout autre connotation , donc, je découvrais en quelque sorte la vie dans le Grand Nord loin de l'existence petite-bourgeoise que j'avais connue et critiquée, de sorte que je fus rapidement entraînée dans cette mouvance, une passionnée de l'environnement social et géographique.
Tout cela se passait il y a longtemps, dans les années 1960, bien avant les mouvements qui s'affirment aujourd'hui, ce qui n'empêchait pas les gens de penser, loin de là, et de juger l'action des gouvernements, à preuve ces lettres qu'on me demandait d'écrire à tel ou tel ministre à Ottawa ou Québec, afin de faire état des injustices que les habitants subissaient. Néanmoins, j'ai la nette impression qu'on faisait un distinguo entre l'État et un individu tel que moi alors que, de nos jours, on tend à mettre dans le même panier tous les citoyens de concert avec tous les politiciens. À cette époque, les gens que je côtoyais ne disaient pas encore « vous, les Blancs », mais plutôt « vous, les Canadiens », montrant par là leur affiliation ethnique et leur distinction territoriale. Il n'y avait pas tant cette fracture qui s'avère de plus en plus grande et nécessaire dans les circonstances politiques actuelles. Ces réflexions relèvent de mon expérience personnelle, néanmoins le mot Blanc est devenu une catégorie permanente colonialiste, ce qui n'était pas forcément le cas autrefois. C'est aux États-Unis, au Dakota du Sud, que j'ai entendu les Sioux appeler les Blancs wasichu, mot qui signifie « celui qui prend tout ».
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Ensuite, je suis allée dans la baie d'Hudson, à Great Whale River (Whapmagoostui) dans une communauté formée d'un côté de Cris et de l'autre d'Inuits où résidait également une population plus importante d'anglophones et de quelques francophones. Des radars de la ligne Mid-Canada, établis par le ministère de la Défense nationale en partenariat avec les Américains pendant la guerre froide, étaient installés non loin au cap Jones (pointe Louis-XIV), radars qui seraient démantelés quelques années plus tard. Sans bien réfléchir, j'avais planté ma tente entre les Cris et les Inuits, ce qui me créa bientôt des ennuis, n'étant ni d'un bord ni de l'autre ; un jour en rentrant j'ai trouvé un message assez clair: quelqu'un avait jeté de la boue dans ma demeure. Je n'ai jamais connu l'identité de mon « admirateur », les Cris disant que c'était les Inuits, et inversement. Quoi qu'il en soit de cet incident, car de toute façon jamais je ne me suis sentie menacée, je trouvais que la tension, si ce n'était parfois de l'hostilité épisodique entre toutes les communautés, était assez forte et que les commérages allaient bon train surtout à l'endroit des francophones dont la mission gouvernementale était de s'implanter dans le nord du Québec (appelé alors Nouveau-Québec) afin de contrer l'influence anglophone tant linguistique que économique.
À vrai dire, tout cela paraît fort intéressant, mais je n'étais pas venue pour étudier la question des relations interethniques, plutôt celle de la territorialité, notion que j'avais à peine commencé à comprendre chez les Innus et les Naskapis l'année précédente, et qui était restée vive dans ma mémoire.
En attendant, je suis partie visiter l'archipel des Qikirtait (les îles Belcher), sis dans la baie d'Hudson, grâce au capitaine Théo Fraser, commandant du Mink, un navire de la Compagnie de la baie d'Hudson (CBH) qui approvisionnait les habitants et revenait chargé de stéatite, pierre que les sculpteurs inuits achetaient au magasin de la CBH et qui faisait l'objet d'une plus-value intéressante puisque les sculpteurs, leurs œuvres terminées, les vendaient à ladite Compagnie, laquelle les revendait aux galeries du Sud. Heureusement, il existe depuis des coopératives inuits qui gèrent leurs affaires.
À mon retour des îles, un pilote de brousse m'a parlé d'un endroit dans la baie James, où la population était composée essentiellement de Cris, d'un groupe d'Inuits et de quelques Blancs. Il s'agissait de Fort George, village situé dans une île à l'embouchure de la Chisasibi (rivière La Grande). Si l'endroit s'appelait Fort George, il était accompagné de l'ethnonyme Chisasibi qui renvoie à la Grande Rivière. Sibi signifiant « rivière » et chisa, « grand », termes algonquiens qu'on retrouve également dans Mississippi, missi (« grande ») et sippi (« rivière »).
J'ai décidé de m'y installer grâce au pilote qui justement se rendait à Fort George à bord d'un Cessna. Je suis arrivée là-bas en fin de journée sans trop connaître la suite des choses. Assise sur la berge, je réfléchissais à l'endroit où je pourrais au moins me loger pour la nuit. L'idée de frapper à la porte de la Mission catholique ne me souriait guère. Il faut savoir que les villages nordiques abritent tous des missions catholiques et anglicanes, voire évangéliques. Peu de temps après, une femme s'est approchée en me faisant signe de la suivre. C'est ainsi que j'ai commencé à vivre à Fort George-Chisasibi. Comme au lac John, il n'y avait ni électricité ni eau courante, sauf chez les Blancs, mais le téléphone. Comme la petite maison du garde-chasse était laissée à l'abandon, j'ai demandé l'autorisation d'y habiter en compagnie d'Edith Louttit, une femme crie qui m'a beaucoup appris. Nous y recevions des visiteurs, buvant du thé, jouant aux cartes, échangeant des blagues et discutant de la situation dans le monde local et extérieur. Lun de nos visiteurs fréquents s'appelait Ernest Hérodier, le fils de Gaston Hérodier, un Parisien, qui avait travaillé pour Revillon Frères. Ernest n'avait jamais connu son père, même s'il portait son nom, et le jour où je lui ai apporté la photo de Gaston, que Mme Revillon m'avait offerte, on a vu les larmes couler sur son visage.
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Les territoires de chasse ont toujours été d'une importance cruciale pour les Cris. D'abord la chasse hivernale pendant laquelle les chasseurs amassent des ballots de fourrures pour les vendre au magasin de la Compagnie de la baie d'Hudson, puis la chasse printanière et automnale pendant laquelle on chasse la bernache (Branta bernicla), dite couramment oie sauvage, le canard et, dans les eaux de la baie James, le phoque ou le béluga (qui n'a plus cours de nos jours). Dès l'automne, des familles entières partent pour se rendre sur leurs territoires de chasse, sis parfois à des centaines de kilomètres dans l'hinterland, dont ils reviennent à la mi-hiver avec des ballots de fourrure pour les vendre avant de repartir jusqu'au printemps. Bien que les territoires de chasse continuent d'exister de nos jours, des changements sont néanmoins survenus. En effet, à partir des années 1970, le projet d'un énorme barrage hydroélectrique en amont de la rivière La Grande a été conçu et mené à terme, bouleversant la vie des habitants de Fort George. De crainte que l'île où ils habitaient ne soit submergée, les gouvernements ont obligé les Cris à se reloger dans un nouveau lieu appelé Chisasibi, un village dit moderne avec tous les biens de service nécessaires. Encore de nos jours, d'anciens résidents de l'île regrettent d'être partis, d'autant plus que l'île n'a jamais été inondée. En revanche, le Grand Conseil des Cris de la baie James a poursuivi en justice l'État et Hydro-Québec, maître des travaux, de sorte qu'une entente, dite « Convention de la baie James », a été signée contre des capitaux et la résolution des territoires de la région. Enfin, c'est un peu plus compliqué que ça, mais cela suggère que les Cris savent se défendre devant les tribunaux, comme l'ont fait avant eux d'autres peuples autochtones, tels les Dénés des Territoires du Nord-Ouest, et ainsi de suite.
Vous avez rédigé une thèse de doctorat avec André Leroi-Gourhan à La Sorbonne que vous avez soutenue en 1968. Quel en était le sujet ? Pourquoi n'avez-vous pas de conclusion, et comment votre directeur et jury de thèse ont-ils réagi ?
La décennie 1960 a représenté un moment crucial où, qu'on le veuille ou non, on sentait que quelque chose allait se passer. Quand j'ai écrit ma thèse de doctorat, une monographie sur Fort George-Chisasibi, dont le premier volet était ethnohistorique, à partir des archives de la Compagnie de la baie d'Hudson, Revillon Frères, et le second anthropologique, à partir de l'organisation sociale, je n'ai pas rédigé de conclusion, décision un peu invraisemblable et qui néanmoins se défend à une époque d'engagement critique et politique. Tout d'abord, quand j'étais sur place, on sentait le désarroi des habitants. Par exemple, le prix des peaux de fourrure baissait, de sorte que le rapport qualité-prix se délitait. Un jour, un chasseur me montra une peau de belette pour laquelle il avait reçu 50 cents. Que pouvait-il faire ? Idem pour les peaux de castor, qui se vendaient à bas prix. Si l'une atteignait parfois les quinze dollars, il n'était pas rare qu'on en donne seulement cinq. Les gens critiquaient de plus en plus l'action des gouvernements, les promesses non tenues, les conditions de vie sur place. On aurait dit qu'il n'y avait pas de solutions, qu'elles ne viendraient certes pas des fonctionnaires gouvernementaux qui, lors d'un passage d'un jour ou deux, se comportaient en big men. De ce comportement, personne n'était dupe, il va de soi. Enfin, des événements que l'on pourrait qualifier de mineurs survenaient avec régularité, de sorte qu'on avait l'impression qu'une chape de plomb s'abattait sur le village hors des territoires de chasse où se rendaient les familles. Il fallait que quelque chose se produise, mais quoi ? J'ai donc décidé de ne pas conclure, et moins que tout par un réquisitoire dont je n'avais pas les clés.
Le renversement de situation s'est bientôt produit avec, au début des années 1970, l'exploration suivie de la construction d'une centrale hydroélectrique en amont de la rivière La Grande, et la création de la « Société de développement de la baie James ». Ce gigantesque [11] projet hydroélectrique allait donc bouleverser la vie de la population et s'achever devant les tribunaux sur des ententes financières et territoriales.
Pour autant, si les Cris ont obtenu tout ça à travers de longues négociations, cela ne signifie pas qu'il en est allé de même pour toutes les communautés indigènes du Canada. Malgré les promesses du gouvernement fédéral, certaines n'ont toujours pas l'eau courante, sans oublier la réserve de Grassy Narrows où les habitants ont été empoisonnés par le mercure à cause d'une papeterie qui déversait ses eaux toxiques dans un lac où les Ojibwa péchaient, un scandale mortifère.
Il est un point très important et que j'affirme au début de ma thèse, c'est que je ne parle pas au nom des Cris. Dans l'un de mes articles publié dans De l'ethnocide, je termine en disant que la parole appartient aux Autochtones, un point fondamental. Le sujet de ma thèse porte davantage sur l'exploitation économique des territoires de chasse, sur les chasseurs qui, au magasin local de la Compagnie de la baie d'Hudson, offrent leurs ballots de fourrure, qui ne sont pas nécessairement rachetés à leur juste valeur et dont le prix correspond souvent aux exigences de la mode sur les marchés internationaux. Cependant, le vrai problème, qui perdure depuis le xixe siècle, tient à l'endettement auprès de la Compagnie, sujet que j'ai analysé dans ma thèse et d'autres publications. En effet, pour partir sur le territoire de chasse, les familles de chasseurs devaient acheter au magasin de la CBH des produits tels que du thé, du lard, du sucre, de la farine, des balles et des trappes en métal, denrées et produits qu'elles recevaient sous forme d'à-valoir sur les prochaines pelleteries. Les chasseurs partaient donc endettés. Quand ils revenaient avec leurs ballots de fourrure, ils devaient rembourser leurs dettes auprès du magasin, déduites sur les peaux de leur dernière collecte, de sorte que, l'année suivante, le cycle recommençait. Si ce facteur n'avait pas existé, on aurait pu parler de partenariat entre les chasseurs et les marchands, néanmoins l'échange entre biens de consommation et biens de production était inégal. En revanche il est tout à fait possible que l'échange entre biens ait été plus égalitaire en des lieux où le castor était plus abondant et le prix des peaux plus attractif. Toutefois, ce n'était plus le cas là où j'étais, étant donné que la diminution constante de la population de castors avait abouti à ce que des quotas soient établis pour chaque territoire de chasse sans compter que le gouvernement avait même dû se résoudre à déplacer des castors des zones méridionales pour les relâcher dans les zones septentrionales.
Quoi qu'il en soit des biens matériels et de consommation, les gens vivaient dans une île dynamique où la vie sociale et culturelle était marquée par des activités saisonnières communautaires telles que la cueillette, la chasse aux oies, la pêche, les fêtes et les rituels. Des activités qui transcendaient, et de loin, l'impression, sinon les préjugés, que des visiteurs étrangers pouvaient avoir à première vue.
Les conflits territoriaux entre peuples autochtones et les gouvernements ont été au cœur des luttes des années 1970 et vous vous êtes engagée dans des mouvements militants comme l’American Indian Movement (AIM). Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
Je ne dirais pas que je me suis engagée, car je ne suis pas indigène. Ce n'était donc pas un engagement, mais un intérêt marqué à la cause des Premières Nations de la part d'une personne sans pouvoir. Un mélange de naïveté et de foi dans les mouvements de contestation politique, celui-ci étant le Red Power. Après des retours de terrain en particulier chez les Innus et les Cris, j'ai entendu parler en 1973 d'une convention organisée en Oklahoma par l’American Indian Movement, le même qui venait d'occuper Wounded Knee au Dakota, convention marquée par des revendications légitimes sur les droits des Premières Nations, mais aussi ponctuée par les [12] chefs du mouvement de slogans hautement incisifs, je me souviens de ce cri de ralliement repris par la foule de manifestants : « Les Blancs, on va les mettre dans des navires et les renvoyer tous en Europe ! » À la fin du rassemblement, je suis partie avec des Sioux au Dakota du Sud, puis au Montana chez les Crows, avant de revenir à la réserve de Rosebud (Dakota du Sud) assister à la Danse du Soleil, un grand rituel purificateur lakota. Étant la seule non-Indienne sur place, j'étais dans une position à la fois inconfortable et privilégiée ; parfois, on me demandait: « From what tribe are you ? », question à laquelle je répondais: « French Canadian tribe », ce qui ne plaisait pas à tout le monde. L'année suivante, comme je résidais à Paris, où j'enseignais, j'ai organisé avec des amis un concert de donation pour IAIM, où musiciens et chanteurs se sont succédé pour la cause. Je n'ai jamais su ce qui était arrivé avec les recettes envoyées au trésorier du mouvement, d'autant plus que j'ai appris par la suite qu'il ne s'agissait pas d'un militant, mais d'un espion du gouvernement américain. Force est de constater que, dans tout mouvement politique, des conflits apparaissent sans trouver de résolution, tout en étant précurseurs de l'évolution politique de discours où les revendications légitimes finissent par être entendues, comme ici, après qu'elles ont été exposées par les Amérindiens eux-mêmes.
Or, il ne faut en rien négliger le degré de sophistication des leaders autochtones, leur connaissance des dossiers et leur rapport à la culture originale. Aujourd'hui comme hier, ces leaders, hommes et femmes, dirigent de main de maître les négociations. Au Québec, par exemple, le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, Ghislain Picard, mène des actions sociales exceptionnelles. Ajoutons que l'action politique se déploie sur différents espaces : au point de vue local, elle témoigne de l'engagement auprès de son peuple. Je pense ici aux Innus, dont Evelyne Saint-Onge, qui initie de jeunes Innus aux techniques forestières, sa fille Michèle Audette, elle-même une grande militante, qui vient d'être nommée sénatrice à Ottawa, ou encore Anne-Marie André, qui enseigne le bel innu à des élèves scolarisés dans des écoles francophones et qui ont en partie oublié les fondements de leur langue originale.
Pour poursuivre sur la question de territoire que vous évoquez, vous avez travaillé autour de l'idée de territoire, certes, mais en faisant surtout appel au concept de « territorialité ». Pourriez-vous l'expliquer, en l'illustrant avec un cas tiré de vos recherches ?
La territorialité est une question très importante qui ne concerne pas seulement l'espace topographique où l'on se trouve. C'est avant tout un concept lié au sens de l'univers, de la nature, rattaché à la cosmogonie, aux rites et aux mythes. La territorialité est donc formée d'un ensemble complexe de pensées, de traditions, d'environnement et de vie plurifamiliale. Quiconque a eu la chance d'aller dans un territoire découvre un horizon exceptionnel et insoupçonné où la compréhension du milieu en sa totalité est fondamentale. Tout cela explique que si des chasseurs, rattachés à un territoire de chasse spécifique, le voient saisi pour des raisons d'exploitation minière ou hydroélectrique, par exemple, le monde dans lequel ils vivaient s'écroule puisque c'est là que s'exerce la force centripète. Quand vous perdez votre territoire, vous perdez le point d'ancrage qui renvoie non seulement à votre famille étendue, mais aux ancêtres qui vous y ont précédé.
Pour illustrer mon propos, je vais raconter l'anecdote suivante: lors d'une semaine à Schefferville avec une quinzaine d'étudiants, l'un d'entre eux, qui était un peu casse-cou, m'a annoncé qu'il comptait partir seul en canot par les cours d'eau et les lacs, et marcher dans la forêt. La veille, tandis que, réfugiés dans une camionnette, nous regardions des ours en train de manger dans le dépotoir de la ville, il avait tenté de sortir en prétextant aller les « flatter » et, pendant que les Innus qui nous accompagnaient étaient morts de rire, je l'avais saisi par [13] le col en lui ordonnant de ne pas bouger. Le lendemain, j'ai prévenu l'intrépide qu'en allant en forêt il risquait de se perdre sur-le-champ. Aux yeux d'un chasseur-cueilleur, le territoire est sa demeure : il connaît les sentiers, il lit les messages laissés par ceux qui sont passés avant lui, les signes des animaux qui y vivent ou qui ont migré, il connaît les barrages de castors quand il va poser ses pièges, et ainsi de suite. Mais les étrangers, eux, se perdent tout de suite, étant rigoureusement incapables de décoder l'immensité des lieux et leurs particularités. En somme, ce sont des analphabètes de l'environnement. J'ai donné l'exemple de cet étudiant parce que certains ont l'illusion qu'étant parmi des Innus, après avoir partagé avec eux le gîte et le couvert - comme c'était le cas pour mes étudiants, qui logeaient dans des familles -, ils peuvent devenir leurs semblables ; quelque part, j'y détecte un désir atavique de rattachement romantique ; en d'autres termes, pour reprendre un titre de Jack London, « l'appel de la forêt ».
Pour en revenir à mes étudiants, avant de reprendre le train qui allait de Schefferville à Sept-Îles, chacun d'eux reçut un cadeau artisanal d Anne-Marie et Jacques André, tandis que, la veille, Mme Voilant avait donné un festin composé de viande de caribou, de perdrix, de petits fruits typiques de la région accompagnés de banique, le pain traditionnel sans sel et sans levain.
Le territoire a-t-il pour pendant la « déterritorialisation » ?
Oui, la déterritorialisation a été un temps au programme des gouvernements, dont l'idée maîtresse était d'enfermer les gens dans des réserves: à l'ouest du Canada afin d'en faire des agriculteurs, ailleurs des apprentis en menuiserie ou je ne sais quoi encore - la pléthore d'idées sans fondement qui a surgi donne le tournis. Je me souviens d'une époque où l'on encourageait les jeunes filles à apprendre le métier de coiffeuse. La question est: de combien de salons a-t-on besoin dans une réserve ? En revanche, l'établissement de coopératives autour d'artistes inuits ou amérindiens, les sociétés de pêche commerciale, la création de centres touristiques destinés à initier les visiteurs, d'instituts culturels comme celui d'Oujé-Bougoumou ou de programmes universitaires où l'on enseigne les cultures amérindiennes, toutes ces initiatives donnent à penser que les bonnes idées, qui ont toujours existé, sont enfin mises en pratique avec de plus en plus de succès et d'indépendance, condition sine qua non de réussite.
Donc, si tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, pour paraphraser Voltaire, les gens continuent de se battre contre l'injustice. Il est donc important de souligner que, malgré les ravages, les organisations autochtones sont de mieux en mieux armées contre tout processus d'exploitation.
Les Cris de la baie James l'ont très bien compris. Aujourd'hui, si une compagnie minière désire exploiter des gisements, elle devra conclure un accord avec eux. Le résultat de l'exploitation sans engagements de la part des compagnies peut être observé aujourd'hui autour de Schefferville : à la suite de l'extraction à ciel ouvert de minerai de fer, des carrières immenses remplies d'eau polluée rougeâtre sont apparues dans le paysage. Malheureusement, la situation perdure dans le nord de l’Alberta, où des consortiums exploitent les sables bitumineux pendant que les Dénés et les Métis assistent à la destruction irrémédiable de leur milieu et témoignent de transformations tératologiques sur la faune aquatique.
Je voudrais aborder un phénomène qui m'a beaucoup frappée lors de mes voyages. Ainsi, en arrivant sur le terrain chez les Guaranis de Misiones, dans le nord de l'Argentine, je connaissais d'avance les questions que l'on allait me poser, à moi l'inconnue : quel âge as-tu ? où est ton mari ? combien d'enfants as-tu ? Et surtout : d'où viens-tu ? En entendant « Canada », les Guaranis commençaient par dire : « C'est loin, très loin », ajoutant qu'ils connaissaient la réputation des [14] « Indiens canadiens ». Je l'ai constaté aussi aux États-Unis, où des Sioux me disaient: « Oh ! Canada, là-bas ils sont implacables ! » Un jour, des Guaranis m'avaient invitée à répondre à leurs questions sur les « Indiens du Canada », ils voulaient connaître leur mode de résistance, leurs revendications, car eux, « ils se battent, ils se battent », disaient-ils. C'est extraordinaire parce que, aujourd'hui, la lutte s'est généralisée d'autant plus que des Autochtones du Canada ont des échanges avec ceux d’Amérique latine et même des Saamis de Scandinavie. La parole politique structurée est entendue, elle a pris de l'ampleur au-delà des frontières. Cela dit, les Premières Nations du Canada ont plus de moyens pour se défendre que les Guaranis de Misiones. Je sais qu'il y a beaucoup de problèmes chez nous, qui pourrait les nier ?, mais en voyageant on découvre des conditions de vie mille fois plus difficiles que celles d'ici. En revanche, n'est-il pas incroyable que des réserves n'aient pas encore l'eau potable en ce moment dans le nord de l'Ontario ? On vit au Canada, il y a un million de lacs au Québec, il y a des lacs partout, des cours d'eau partout dans ce pays. N'est-ce pas absurde quand on y réfléchit ? Ce n'est pas le lieu ici d'aborder l'histoire coloniale du Canada, cependant le scandale des pensionnats autochtones, établis dès le xixe siècle et qui n'ont peu à peu fermé qu'à partir des années 1960, a révélé la souffrance des élèves qui y étaient enfermés. La découverte de cimetières d'enfants a provoqué un séisme au pays, surtout dans les populations autochtones, dont le souvenir reste vif, mais aussi dans la population canadienne en général. Quantité d'articles ont été écrits à ce sujet, tant dans des publications locales et internationales que dans des revues savantes.
Vous avez fait partie de groupes de recherche autour des concepts de mythologie et de polythéisme. Comment se passaient les séances, que vous ont-elles apporté et quelles publications en ont été tirées ?
J'ai fait partie de quelques groupes de recherche, entre autres celui sur les polythéismes qui se réunissait à l'ÉPHE. Je suis une chercheuse plutôt indépendante, les colloques me semblent nécessaires jusqu'à un certain point seulement. Toutefois, les discussions et présentations sur les polythéismes étaient passionnantes, étant donné la qualité des chercheurs répartis de l'Italie au Canada. Les résultats ont été publiés dans la revue History and Anthropology. Mon texte, intitulé « Un secret sentiment [1] », est rédigé à partir des Relations des Jésuites et de Lafitau, lequel, on le sait, se réfère beaucoup dans son ouvrage aux Jésuites. Yves Bonnefoy, ce très grand poète, était l'éditeur des textes publiés dans le Dictionnaire des mythologies paru chez Flammarion [2]. Des rencontres avec les auteurs ont eu lieu au Collège de France, où je suis aussi allée donner une conférence sur la poétique amérindienne dans le séminaire de Bonnefoy.
Quels étaient les sujets consacrés à l'étude des peuples autochtones lorsque vous êtes devenue professeure à l'Université du Québec à Montréal (UQAM) ? Que signifie pour vous l'ethnohistoire et comment la définiriez-vous ?
Comme je l'ai dit, puisque j'enseignais déjà les cultures amérindiennes en France, mon plus grand désir, en revenant au Québec, était de continuer. De retour au pays, je suis entrée à l'UQÀM [15] où il n'y avait pas de département d'anthropologie mais un département de géographie ouvert à l'interdisciplinarité. Quand je suis arrivée au début des années 1980, il n'existait pas encore d'enseignement dans ce champ spécifique. Avec l'appui du directeur du département, j'ai créé un premier cours intitulé « Le domaine amérindien », car à Nanterre j'avais déjà donné un cours du même titre (pour l’Amérique du Nord, à savoir au nord du Rio Grande). Disons pour simplifier que, l'UQÀM fonctionnant de manière dite collectiviste, il fallait tout autant l'autorisation des étudiants pour créer un cours ! J'ai donc fait une réunion durant laquelle j'ai expliqué la structure de mes thèmes. Aujourd'hui, Dieu merci, non seulement on y donne des cours dans plusieurs départements, mais on reçoit quantité d'étudiants issus des Premières Nations, un facteur d'échange dynamique. J'invitais souvent des invités et amis autochtones dans mes classes, une initiative appréciée des étudiants. Ainsi, Cindy Gilday, une Déné de Yellowknife, des Territoires du Nord-Ouest, très engagée dans le champ politique. Elle se rendait souvent à Montréal où se réunissaient des chefs et alliés venus exposer la vie des chasseurs-cueilleurs. Il faut souligner que, durant ces années, Greenpeace, qu'on pourrait difficilement soupçonner d'être liée à la classe dirigeante, faisait campagne contre le marché des fourrures, facteur d'incompréhension chez les peuples indigènes, accoutumés à l'échange commercial avec les marchands. Comment interpréter la disjonction entre des traditions millénaires et la réprobation occidentale à propos de la chasse aux animaux à fourrure ou des animaux destinés à la consommation ? Ce qui avait été encouragé les siècles passés et qui avait enrichi les marchands devenait tout à coup déplorable. Enfin, si Greenpeace a fini par modérer ses critiques grâce aux témoignages de chasseurs expliquant à ses dirigeants l'importance de ne pas laisser croître sans précaution les populations animales, donnant l'exemple d'une harde de caribous où, tôt ou tard, des maladies apparaissent, il n'en reste pas moins que la mode des fourrures était en déclin dans certains coins de la planète, surtout aux États-Unis. Toujours est-il que Cindy venait à ces occasions dans mes cours parler aux étudiants, comme le faisaient des amis innus de passage à Montréal.
À l'époque, l'université disposait de fonds qui me permettaient de réserver un autobus scolaire et de partir en excursion avec mes étudiants : nous allions au centre culturel de Kahnawake chez les Mohawks, à Odanak chez les Abenakis, où je comptais une amie, Esther Wawanolett, qui nous accueillait avec générosité dans sa grande maison. Nous allions aussi dans les musées ou aux Archives nationales à Ottawa. Après la crise d'Oka, j'ai invité à l'université deux Mohawks de Kahnawake, j'avais préparé chez moi un grand plat de riz sauvage (manomin signifie en algonquien la bonne graine), un plat typiquement amérindien dans lequel on mélange des ingrédients eux aussi d'origine nationale comme du maïs, de la viande fumée, des tomates, des haricots. Pendant le cours et les discussions, je réchauffais mon plat sur un réchaud et, à la fin, nous avons partagé le riz sauvage autour du cercle que nous avions formé. Quand les deux Mohawks sont sortis, ils m'ont avoué que jamais ils n'auraient cru une telle rencontre possible, car à l'époque (et souvent de nos jours) il règne une grande incompréhension liée à l'histoire des Iroquois qui habitent près de Montréal. J'aimais beaucoup mon métier, qui me laisse de très beaux souvenirs.
Pour la question de l'ethnohistoire, c'est encore autre chose, une affaire très personnelle. La première partie de ma thèse porte sur des données tirées des archives. Les archives de la Compagnie de la baie d'Hudson sont aujourd'hui à Winnipeg mais, à l'époque où j'étudiais, elles étaient encore à Londres, au siège original. Je suis donc allée là-bas consulter ce que les chefs du poste de Fort George avaient écrit sur leurs séjours. Le travail était d'autant plus compliqué qu'on ne pouvait utiliser qu'un crayon à mine et des feuilles volantes, et qu'avant de sortir il fallait montrer ce que l'on avait écrit pour attester qu'on n'avait pas triché en retenant des points [16] négatifs qui auraient pu porter atteinte à l'honneur de la Compagnie. J'ai aussi visité par la même occasion les archives de la Church Missionary Society, puisque très tôt des missionnaires anglicans ont débarqué dans la baie James, suivis par les missionnaires catholiques, sans parler plus tard des évangéliques, présences parfois conflictuelles. Sinon, j'ai également visité les Archives nationales à Ottawa, celles de la Nouvelle-France et de la Marine à Paris, et plus tard celles de Revillon Frères, qui se trouvait alors rue La Boétie. J'ai toujours éprouvé une véritable passion à me familiariser avec les documents d'archivé, à plonger dedans, les feuilleter avec soin ; je prenais un plaisir croissant, comme l'écrit Ariette Farge, au « goût de l'archive ». Déchiffrer ce que quelqu'un a écrit dans l'instant, un jour, au xixe siècle, est extraordinaire, et ce d'autant plus qu'il m'arrivait de reconnaître dans les descriptions des lieux où j'étais allée et dont j'ai même des photos ; tout cela participait d'une révélation exceptionnelle. J'ai aussi eu l'occasion de les consulter longuement lorsque je faisais mes recherches sur les réserves du Canada à la fin du xixe siècle et au début du xxe pour mes planches parues dans le deuxième volume de l’Atlas historique du Canada [3]. Les sources primaires sont absolument nécessaires pour aborder des concepts comme ceux de territorialité, d'organisation sociale et de culture matérielle, car elles révèlent une permanence fondamentale dans l'espace, le discours et l'usage. C'est là aussi que résident les fondements de la lutte politique contemporaine, qui s'articule autour de la mémoire et des droits ancestraux.
L'originalité de votre approche est d'examiner les sources ethnohistoriques et d'y comparer vos expériences de terrain. Parmi les sujets sur lesquels vous avez travaillé, il y a l'homme-femme et les captivités. Voulez-vous nous parler de l'un ou l'autre sujet ?
La figure de l'homme-femme car tel est le sens littéral donné par les langues amérindiennes , ceux que les chroniqueurs appelaient « berdaches », et que l'on désigne de préférence aujourd'hui par « Bispirituels » ou « Two-Spirits », m'intéressait depuis longtemps. J'avais trouvé des références à ce sujet dans le récit de voyage de Cabeza deVaca au xvie siècle, dans ceux des explorateurs français et canadiens, ou les récits de captivité, comme celui de John Tanner. On trouvera les références bibliographiques à la fin de mon article [4]. En poursuivant ma démarche, j'ai consulté à la bibliothèque du Musée de l'Homme à Paris, au début des années 1970, les comptes rendus des ethnologues de la fin du xixe et du début du xxe siècle publiés par le Bureau of Ethnology de la Smithsonian Institution. Les activités de terrain exceptionnelles de ces ethnologues avaient été en grande partie influencées par Franz Boas, un éminent chercheur qui a marqué l'anthropologie du siècle dernier. De cette manière, à partir de sources secondaires anciennes, j'ai été en mesure de construire un long texte sur cette figure dont on ne parlait pas beaucoup. En outre, j'ai présenté le sujet dans mes cours et donné un séminaire. Ajoutons que, lors de séjours dans le Sud-Ouest américain, j'ai eu l'occasion de rencontrer un nadle navajo (Two-Spirits). L’article, plutôt long et documenté, est paru dans Libre, une revue qui n'existe plus aujourd'hui et qui avait été fondée, entre autres, par Pierre Clastres et Marcel Gauchet. Depuis, on trouve une quantité importante de publications sur le sujet, de même qu'il existe des associations (chapters) de Two-Spirits dans toute l’Amérique.
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Donc le sujet n'est pas né par hasard, mais il a été inspiré par un éclairage où l'on recherche la singularité ; j'avais suivi auparavant une démarche similaire en écrivant une monographie originale sur Fort George alors que rien n'existait encore [5]. J'ai été amenée, sans doute grâce à ma formation et à mon éducation familiale, à suivre en quelque sorte mes passions. Je me réclame en toute modestie de cette originalité.
Pour conclure, il se trouve un concept que je voudrais aborder: celui de la solastalgie. Ce concept, relativement récent, évoque les rapports de crise entre l'écosystème et l'impact des catastrophes sur la détresse humaine à laquelle s'ajoutent les crises humanitaires. La solastalgie touche de près les Premières Nations, parce qu'elles voient leurs territoires menacés par le dérèglement climatique et la disparition d'espèces menacées. Quand on assiste, impuissant, à la destruction de l’Amazonie, comment s'étonner de la révolte des peuples ? Le rapport entre l'écosystème, les catastrophes naturelles et les activités humaines est difficile à mettre en doute. Dans mes cours, il m'arrivait d'insister sur les inquiétudes des Premières Nations au sujet de l'environnement. Ainsi, je décrivais les U'wa des hauts plateaux de Colombie montrant comment l'écosystème s'était dégradé au cours des années, sans oublier leurs luttes actuelles contre les grandes compagnies pétrolières. Je parlais aussi des prophéties de la Septième Génération chez les Iroquois, et du Septième Feu chez les Anishinaabe (Algonquiens). Dans le premier cas, les Iroquois disent que, lors de l'apparition de la dernière génération, celle qui est au contact des Blancs, le chaos apparaîtra dans la nature ; dans le second cas, les Anishinaabe affirment que le temps viendra où les eaux seront empoisonnées, où animaux et plantes seront affaiblis tandis que forêts et plaines disparaîtront, de sorte que l'air (oxygène) perdra son pouvoir de vie sur les humains. Ces prophéties sont très anciennes et nullement adaptées a posteriori aux conditions contemporaines auxquelles nous assistons. Ne sommes-nous pas entrés dans une ère où se révèle le pouvoir des grandes mythologies qui décrivaient les inondations et les incendies universels ?
Entretien réalisé et transcrit
par Sara Petrella
[2] Yves Bonnefoy éd., Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, Paris, Flammarion, 1981, 2 vol.
[3] R. Louis Gentilcore, Geoffrey Matthews, Jean-Claude Robert, Marcel Paré, Atlas historique du Canada. 2. La transformation du territoire, 1800-1891, Montréal, Les presses de l'Université de Montréal, 1993, planches 32-34.
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