Introduction générale
L’individu et le groupe
Les groupes ont une vie qui leur est propre. Cette vie meut le grand corps des sociétés. Par des millions de fibres, souvent ténues, parfois robustes, elle bat à un rythme tantôt lent, tantôt rapide, selon les pulsions qui l'animent. Reconstituer les multiples étapes de cette vie, observer quels signes la révèlent, quels caractères la définissent, quels milieux l'alimentent, sous quelles formes elle se reproduit, quels liens se nouent en elle, oblige cependant à d'innombrables cheminements depuis les rêves surgis des profondeurs des consciences jusqu'aux réalisations des civilisations.
C'est de propos délibéré que l'idée de civilisation se trouve évoquée dès la première mention de la notion de groupe. Cette évocation fait ressortir, en même temps que la densité humaine et relationnelle des groupes, la multiplicité infinie des formes qu'ils revêtent au cours des âges et à travers l'espace. Il est vrai que le terme « civilisation » n'éveille chez plusieurs que l'impression d'une réalité très vague et de faible tonalité. Il recèle pourtant une fermeté et une densité de sens telles qu'il peut, tout au contraire, être retenu comme le concept qui exprime le mieux la totalité et la plénitude des ensembles humains les plus globaux.
Par civilisation on peut entendre un processus d'humanisation de la nature et de l'homme lui-même, engendré et soutenu par une multiplicité de facteurs : écologiques, démographiques, technologiques, économiques, sociaux, culturels et politiques, par lequel une collectivité d'hommes devient apte à vivre dans un certain état de société, cet état de société étant considéré sous ses aspects fondamentaux et généraux mais aussi sous les formes diverses qu'il revêt dans l'espace et le temps, de sorte qu'il englobe généralement des sociétés particulières, comportant chacune des modes d'organisation et des communautés de conscience propres, tout en partageant les unes et les autres les mêmes valeurs humanistes, par suite de leur origine commune et de leur destin solidaire. Une civilisation, c'est un mode particulier de façonner la nature à l'image d'un projet d'homme et de créer l'homme conformément aux possibilités révélées de la nature. C'est une certaine forme de pensée et d'action appliquée simultanément sur la matière et sur l'esprit et inspirée du dessein à la fois premier et ultime d'engendrer des sociétés et de les faire durer. Mais une civilisation, c'est aussi un certain plan d'ordonnance des collectivités partielles au sein de ces sociétés, collectivités grandes, moyennes ou petites, distribuées les unes par rapport aux autres selon les multiples conditions de l'existence sociale des individus. Par la médiation des sociétés particulières, c'est le génie créateur des civilisations qui insuffle son âme à ces collectivités partielles ou groupes depuis leur origine jusqu'à l'accomplissement de leur destin. C'est finalement du devenir des civilisations que dépendent les traits et la vocation des groupes.
Il s'en faut cependant que la vie des groupes résume ou enferme la totalité d'une société. Il existe nombre de phénomènes sociaux qui ont une importance tout aussi considérable et qu'on rejoint mal par la notion de groupe. Néanmoins, le cadre ordinairement choisi pour l'étude de cette dernière est trop étroit. Nous essaierons de le montrer dans le présent ouvrage, la vie des groupes manifeste la vitalité d'une société tout entière : elle en est à la fois l'un des agents et l'un des lieux privilégiés. C'est donc du contexte le plus global possible qu'il faut partir pour suivre cette vie dans toutes ses manifestations comme dans toutes ses ramifications.
En outre, cette référence initiale à l'idée de civilisation est utile puisqu'elle rappelle fort à propos que l'homme est le but ultime de tout projet de société. Et ce qui vaut pour les normes, structures, organisations et institutions s'applique, à plus forte raison, aux théories qui en font l'examen. Or, dans quel autre ordre d'idées semblable avertissement s'impose-t-il davantage que lorsqu'il s'agit de la notion de groupe ? S'il est en effet une réalité qui importe à l'homme, c'est bien les groupes qui enserrent son existence de tous les jours et l'influencent de mille manières. Inversement, que devient un groupe sans les individus qui le composent, sans leurs consciences, leurs interactions et leurs volontés ? Et pourtant, comme il est aisé d'oublier que ces derniers poursuivent des fins propres qui débordent infiniment les raisons d'être de tout groupement ! Combien risque-t-on de perdre de vue que les groupes ne sauraient viser qu'à des buts partiels et qu'ils ne représentent que des instruments au service de l'homme ! Instruments utiles et indispensables mais toujours insuffisants car la réalisation de l'homme ne s'accomplit que dans la totalité de la société et de l'histoire.
Les relations qui se nouent entre l'individu et le groupe sont d'une importance capitale et nous jugeons opportun de les expliciter.
L'individu et le groupe constituent en effet deux pôles de l'analyse scientifique en même temps que le point d'origine de deux orientations idéologiques. La pensée occidentale, depuis les anciens Grecs, a constamment oscillé entre deux positions extrêmes : seul l'individu compte ou, au contraire, tout repose sur le groupe. Là, le groupe est considéré comme destructeur de l'individu, de sa créativité et de son autonomie ; ici, on affirme que l'individu ne se réalise pleinement que dans le groupe, moteur de toute praxis historique
S'il est vrai que le christianisme, tout comme d'ailleurs certains modes de vie reçus des barbares germaniques, insuffla un courant personnaliste dans la pensée européenne, il n'en reste pas moins que, jusqu'au crépuscule du dix-huitième siècle, l'Europe continentale demeura sous l'emprise d'une doctrine éminemment groupiste, celle des ordres ou des États, formulée sous sa forme définitive au douzième siècle et qui légitimait à la fois le féodalisme et le corporatisme. Sous certains aspects significatifs, en effet, cette doctrine conserva ses droits sous l'absolutisme politique, pourtant adversaire des particularismes féodaux et des privilèges des corporations mais qui, faute d'avoir pu se donner une organisation sociale propre, dut consentir à gouverner en utilisant largement ces anciennes institutions. Ce n'est que dans la première moitié du dix-neuvième siècle que de forts courants de pensée individualiste issus de la philosophie allemande et tout particulièrement des jeunes hégéliens, dont certains vont jusqu'à l'anarchie et le nihilisme, commencent à influencer ceux qui, déjà marqués par le libéralisme des philosophes des lumières, des physiocrates et des économistes classiques, s'attaquent au renouvellement depuis longtemps contrarié des structures.
Le triomphe du libéralisme individualiste marque l'avènement d'une nouvelle dynamique de la société, aboutissement majeur de la « grande transformation » produite par le développement de l'économie de marché. Le mot « peuple » cesse d'être une notion abstraite et désigne dorénavant l'ensemble des citoyens d'un pays. En même temps se précise la distinction, amorcée à la Renaissance, entre société et État, la société étant maintenant considérée comme créatrice et porteuse des valeurs et des possibilités de la dynamique libérale tandis que l'État n'en pouvait être que la contrepartie passive car, laissé à son propre mouvement, il deviendrait fatalement l'agent d'une restauration corporatiste et absolutiste. La victoire chèrement acquise du libéralisme individualiste fut de courte durée : les faits en nièrent les prémisses. D'une part, les harmonies sociales promises ne se produisirent pas ; au contraire, de graves conflits surgirent sans qu'on disposât des instruments susceptibles de les résorber. D'autre part, la proclamation tout abstraite de l'égalité des individus dans la liberté légitimait en pratique l'emprise du fort sur le faible, l'exploitation du pauvre par le riche et facilitait la consolidation des nouveaux groupes qu'engendrait le jeu des forces économiques du capitalisme industriel. La bourgeoisie, déjà maîtresse des leviers de commande sociaux, s'empara de l'État à son profit et conféra à ce dernier les pouvoirs requis pour consolider son emprise sur l'économie et briser les efforts d'émancipation du prolétariat.
Cette spectaculaire conquête de l'État par la bourgeoisie consacrait la dépendance du politique à l'égard du social mais en même temps incitait la masse des défavorisés à exprimer leurs revendications en termes politiques. Le Welfare State, s'il ne constitue pas un principe radicalement neuf d'organisation par rapport au libéralisme individualiste, réduit cependant la distance entre le social et le politique, apaise les conflits qui les opposaient et amorce, par l'étendue de son champ d'action et le caractère de ses modes d'opération, la mise en oeuvre d'une nouvelle dynamique de la société axée, cette fois, sur l'interdépendance du social et du politique. Selon la vision propre du Welfare State, le peuple n'est plus seulement une collectivité d'individus qui, en tant que citoyens libres et égaux, sont capables de prendre des décisions parfaitement rationnelles ; il est aussi une société constituée de groupes fondamentalement inégaux parmi lesquels il faut tenter, par des moyens politiques, d'instituer une certaine égalité. Le sort des sociétés libérales dépend pour l'instant de la capacité des instruments du Welfare State de résoudre la contradiction inhérente à cette double conception du peuple comme collection d'individus égaux et comme constellation de groupes inégaux. Il est probable, cependant, que le Welfare State lui-même n'est qu'une étape de transition dans les rapports du social et du politique. Un autre régime socio-politique pointe depuis peu à l'horizon, régime qu'on désigne parfois sous le nom de concertation, au sein duquel le social et le politique paraissent devoir se compénétrer de façon intense dans leur fonctionnement tout en s'engageant dans des voies inédites d'interrelations.
Au moment même de la mise en place des rouages de la société libérale, survient la naissance de la sociologie comme discipline scientifique. Issue des mêmes courants qui avaient produit le libéralisme individualiste, héritière au surplus des luttes idéologiques et politiques qui avaient opposé les libéraux et les partisans de l'Ancien Régime, la sociologie s'édifie dans une large mesure à l'occasion d'un interminable débat entre ceux qui proclament que le groupe constitue l'outil d'analyse de base des sociétés et ceux qui, au contraire, fondent l'étude des sociétés avant tout sur les individus. D'une part, Auguste Comte, et à sa suite le sociologisme français ; d'autre part, Herbert Spencer et l'évolutionnisme anglo-américain. Pour les premiers, les groupes représentent plus que la somme des individus qui les composent puisque leur existence même tout comme leurs caractères spécifiques dépendraient des modes d'intégration des individus ; pour les seconds, les groupes ne sont rien de plus que la somme des individus et ne sauraient, par conséquent, avoir aucune forme d'existence véritable en dehors de ces derniers.
Le développement de la science politique marque un long retard sur la sociologie puisque ce n'est guère qu'au cours des trois dernières décennies qu'elle a pris son essor. Mais les mêmes divergences qui opposent les sociologues à propos des statuts respectifs des groupes et des individus comme réalités et comme concepts divisent aussi les politologues. C'est ainsi que les penseurs de tradition hégélienne ou d'allégeance marxiste mettent l'accent sur les groupes comme moteurs de la vie politique tandis que ceux qui acceptent les prémisses de la démocratie libérale ne voient que l'individu, haussé bien sûr au rang de citoyen, c'est-à-dire de membre égal et libre de la société politique en même temps que créateur, par l'acte en apparence le plus individuel qui soit, le vote, de la légitimité politique.
La plupart de ceux qui abordent cette question le font en s'interrogeant sur le degré respectif d'excellence ontologique de l'individu et du groupe. Les réponses varient de façon radicale selon qu'elles s'inspirent d'une idéologie libérale, corporatiste ou socialiste. Ainsi, c'est le propre des libéraux d'affirmer la primauté absolue des individus tandis que les communistes mettent l'accent sur le groupe. Il est évident que les conséquences d'une telle option de principe sur les projets d'aménagement concret des sociétés sont considérables. Pour les libéraux, il s'agit d'imaginer un ordre social qui permette la suprématie des fins individuelles sur les objectifs des groupes. Pour les communistes, il s'agit, au contraire, de concevoir des cadres sociaux et politiques propres à assurer la conformité des fins individuelles aux fins collectives jugées supérieures parce que créatrices de praxis historique. Selon qu'on accepte les prémisses libérales ou communistes, on conçoit donc fort différemment les rapports concrets des individus et des groupes. Mais, dans un cas comme dans l'autre, on se fonde sur des postulats téléologiques qui permettent mal de rejoindre les préoccupations analytiques du chercheur.
Avec le remarquable essor de la politologie, consécutif à l'adoption des méthodes sociologiques pour l'étude des phénomènes politiques, la question de la portée respective des groupes et des individus comme concepts d'analyse s'est posée sous un nouveau jour. Deux écoles polarisent les débats. D'un côté, les pluralistes qui affirment la suprématie du groupe et qui estiment qu'une théorie scientifique sera nécessairement une théorie des groupes. Cette école de science politique se réclame d'une respectable tradition philosophique à laquelle le nom de Harold Laski est souvent associé, elle a comme principaux maîtres Arthur F. Bentley et David Truman. De l'autre côté, se rangent ceux qu'on peut appeler les néo-rationalistes qui considèrent l'acte politique comme strictement rationnel selon le modèle de l'acte économique au sein du marché ou qui encore partent d'une application de la théorie des jeux selon laquelle les choix politiques résultent d'un calcul rationnel des avantages et des inconvénients eu égard à l'importance de la mise. James M. Buchanan [1] et Mancur Olson [2] représentent fort bien cette tendance néo-rationaliste qui replace l'individu au centre des préoccupations analytiques.
Si la position des néo-rationalistes concernant le statut de l'individu est précise, celle des pluralistes, par contre, est souvent ambiguë et varie considérablement selon les auteurs. Dans l'ardeur de la lutte qui les oppose aux partisans du libéralisme individualiste, ces derniers ont parfois exprimé des vues qu'en d'autres temps ils jugeaient eux-mêmes excessives. C'est ainsi que certaines affirmations d'Arthur F. Bentley laissent croire qu'il estimait que les individus n'ont pas d'existence véritable en dehors des groupes. Il n'est pas difficile, cependant, de trouver dans son oeuvre comme dans celle de tout autre pluraliste des jugements beaucoup plus nuancés ou qui admettent sans ambages la primauté ontologique de l'individu sur le groupe. Ainsi, Earl Latham : « Poser le groupe comme fondement de la société et, du coup, comme fondement des communautés politiques ou autres, ne conduit pas à perdre l'individu de vue. Bien au contraire : l'individu, c'est le centre de la circonférence que représente le groupe, et sans le centre, la circonférence ne pourrait pas se former [3].
Dans le cours de l'exposé, nous toucherons à plusieurs reprises à cette question du statut de l'individu au sein du groupe mais, notre centre d'intérêt ayant été déplacé, nous ne le ferons plus que de façon tangentielle. Cependant, situer comme nous l'entendons l'étude de la vie des groupes dans son contexte social suppose une conception du caractère et de l'évolution des sociétés libérales contemporaines [4]. Il est bien préférable que cette conception soit explicite.
Sociologues et politologues ne sont pas tous d'accord sur l'avenir des rapports entre individus et groupes au sein de la société « postindustrielle » ou « postmoderne » au seuil de laquelle se tiennent les peuples industriellement les plus avancés. Persuadés que, sous l'impulsion de l'électronique et de l'automatisation, un nouvel âge est en train d'émerger qui sera aussi différent de l'âge industriel que celui-ci l'était de l'âge artisanal, plusieurs se montrent fort pessimistes sur le sort qui sera réservé aux individus et aux groupes restreints dans les organisations colossales que nécessitera selon toute apparence la mise en place d'une énorme « technostructure ». Il importe d'expliciter notre position à cet égard puisqu'elle détermine dans une large mesure le choix de nos outils d'analyse. Pour clarifier nos idées, il est utile de faire mention des arguments de deux écoles de pensée aujourd'hui influentes : les théoriciens de la politique de masses et les philosophes de l' « unidimensionnel ».
Les théoriciens de la politique de masses estiment que l'évolution en cours accentuera immanquablement l'irruption des masses dans les sociétés occidentales. Non seulement celles-ci ont-elles perdu leurs élites d'encadrement qui ont succombé sous les coups des récentes vagues égalisatrices, notamment dans le domaine de l'instruction, mais encore elles ont vu s'évanouir les groupes primaires et s'affaiblir dangereusement les groupes secondaires. L'individu, de plus en plus seul au sein de grandes collectivités surorganisées, cherche en vain la sécurité d'idéologies médiatrices et le refuge de structures de relais et devient vulnérable à l'influence des meneurs de foule [5].
Telle est précisément l'essence d'une société de masses : une société où n'existent plus de groupes médiateurs entre l'individu et le collectif, ni entre les élites et les non-élites. Dès lors, les masses deviennent très vulnérables à l'action des élites (propagande, manipulation, mobilisation) mais, réciproquement, fait majeur passé pourtant souvent sous silence, les élites aussi deviennent très vulnérables à l'action des masses (mouvements anarchiques, rébellions, poujadisme). Le national-socialisme hitlérien constituerait une première version d'une telle société de masses. Le national-socialisme fut un phénomène tout à la fois élitiste et de masses. Son succès serait attribuable au fait que, comme mouvement social, il favorisait les regroupements de plusieurs catégories de la population sous la direction de chefs sortis des rangs, tout en cherchant à s'attacher celle-ci par l'appât d'un projet collectif présenté comme une réponse à des aspirations et des besoins profonds. D'autres versions, plus barbares encore parce qu'appuyées sur une technologie infiniment plus développée, seront sans doute formulées tôt ou tard et l'individu, toujours plus impuissant et plus angoissé, perdu comme il l'est au sein de la masse anonyme, sera sans cesse plus exposé à succomber aux sollicitations pressantes des « terribles simplificateurs » qui lui promettront, en retour d'une soumission inconditionnée à leurs volontés, de lui procurer les « groupes » et les « structures » d'encadrement si lamentablement absents de l'organisation socio-politique libérale parvenue au stade ultime de son développement. William Kornhauser [6] a fait une remarquable analyse de cette vision du monde que d'autres considèrent cependant trop partielle, car elle ignorerait une composante majeure de la dynamique des sociétés contemporaines.
Ces auteurs accordent en effet beaucoup d'importance au phénomène de communication à double palier (two-step flow of communication) que Elihu Katz et Paul Lazarsfeld [7] furent les premiers à discerner. À l'occasion d'études électorales, ils ont en effet découvert l'existence de petits groupes et d'isolats qui assurent le contact entre les individus et les réseaux et mécanismes sociaux globaux. D'autres études récentes, portant notamment sur la fonction et la circulation des opinions, démontrent l'existence, dans les réseaux de communication, de nombreux relais (amis, compagnons de travail, voisins, parents) servant de tamis aux efforts d'influence de ceux qui agissent par le truchement des telemedia de communication procurant ainsi aux individus le réconfort d'une chaleur humaine toute proche. Il faudra revenir sur cette question capitale. Soulignons pour l'instant que la démythification du spectre de la société de masses fait paraître sous un jour nouveau les rapports des groupes et des individus. Loin d'être nécessairement irréductibles comme le veut une longue tradition occidentale, ces deux termes remplissent parfois des fonctions complémentaires et peuvent dès lors être parfaitement compatibles l'un avec l'autre. Il s'impose d'accorder les concepts dont nous nous servons pour en faire l'analyse avec la vie qui les caractérise. Entre l'atomisme intégral et le collectivisme absolu, il doit y avoir place pour une position moyenne - un pluralisme rénové sans doute - qui affirme l'interdépendance nécessaire des individus et des groupes comme agents créateurs de la société.
Ces derniers temps, des philosophes qui souvent détestent voir leurs noms accolés les uns aux autres mais qui ont en commun une orientation néo-marxiste et des sympathies freudiennes plus ou moins marquées - Herbert Marcuse, Edgar Morin, Louis Althusser, Henri Lefebvre et autres - ont formulé sur les sociétés libérales contemporaines un diagnostic tellement sévère que, s'il est sans faille et ne comporte pas de possibilité de rechange, on doit conclure que la civilisation occidentale est atteinte d'un mal incurable. Selon la vision tragique de cette philosophie, les sociétés libérales contemporaines assument spontanément et presque joyeusement les formes d'un totalitarisme intégral au profit du petit nombre de ceux qui monopolisent les ressources de l'argent et du savoir et qui utilisent l'État, l'entreprise, l'université, les media de communication comme instruments de répression. Cette forme de totalitarisme, qu'on peut désigner par un terme devenu populaire emprunté à Marcuse : l'« unidimensionnel », comporterait plusieurs incarnations. Au niveau du travail, l'aliénation par l'appropriation privée des biens de production n'a pas seulement survécu ; elle s'étend maintenant au travailleur intellectuel et, fait aggravant, elle englobe les loisirs et la consommation tout autant que la production. À cette forme élémentaire d'aliénation se greffent toute une série de structures « répressives » : « répression » par les symboles et les concepts, par la technocratie et la politique.
Les groupes eux-mêmes n'échapperaient pas à la contamination de l'unidimensionnel. En effet, les structures de la société libérale contemporaine font émerger des groupes d'une ampleur et d'une puissance jusqu'ici inégalées, dominés par des technocrates au service des bénéficiaires d'un régime capitaliste et impérialiste plus puissant que jamais. L'individu n'a pas les moyens de se faire entendre au sein de ces groupes qui agissent pourtant en son nom. Il faut libérer l'individu non seulement des oligarchies régnantes mais des groupes répressifs eux-mêmes. Cet objectif ne saurait cependant être atteint par de simples réformes de modes de participation fondés sur la représentation et la délégation. Il s'agit plutôt de briser les « grands » groupes et les « grandes » associations de façon à constituer des unités de fonctionnement de dimensions réduites selon des normes inspirées de la démocratie directe. Cette révolte contre les grands groupes et les grandes associations, en allant bien au-delà de l'opposition aux oligarchies et en centrant le débat sur le phénomène même de l'autorité, mène logiquement à la recherche de cadres de vie propres à restituer la chaleur protectrice primitive des petits groupements où tous, égaux et frères, vivent selon des modes communautaires conformément au principe de l'autogestion ou tout au moins de la cogestion.
Si les anticipations des théoriciens de la politique de masses paraissent trop pessimistes, les impulsions suicidales qui imprègnent les critiques des philosophes de l'unidimensionnel semblent excessives et irréalistes. Nous favorisons un pluralisme pratique axé sur la multiplicité des formes et des organisations sociales aussi bien que sur la diversité des aspirations individuelles et collectives, et d'où pourrait émaner un humanisme conforme aux conditions et aux possibilités du monde contemporain. L'expérience montre que de nombreux groupes, grands et petits, font le pont entre l'individu et le collectif, le social et le politique. Quel est leur statut ontologique, quels sont leurs caractères, quelles fonctions leur sont dévolues et comment ils les exercent - cela constitue finalement des questions pratiques à l'étude desquelles la philosophie et la sociologie peuvent et doivent contribuer, à condition toutefois de ne pas tout laisser dépendre d'une problématique préfabriquée.
La notion de pluralisme elle-même, en tant qu'elle représente une mise en forme philosophique plus ou moins rigoureuse du behaviorisme, est l'objet d'un vif débat dont Robert A. Dahl est le centre. Certains tenants du pluralisme ont tendance à soutenir que les alignements et les luttes de groupes rendent compte de la totalité du processus politique : les mieux organisés et les plus forts l'emportent et les autres, qu'ils soient ou non la majorité, ne parviennent pas à avoir gain de cause. Les groupes se font souvent équilibre et les décisions ne se prennent qu'à la suite de savants maquignonnages. Les alignements de groupes se font et se défont conformément au rythme des enjeux, de sorte que ceux qui aujourd'hui l'emportent risquent d'être vaincus demain. On se trouve ainsi en présence de majorités successives et multiples, c'est-à-dire de polyarchies [8]. On reproche à ces vues d'ériger en doctrine des tendances que les faits contrediraient d'ailleurs souvent, de méconnaître les contraintes qu'imposent aux agents sociaux les structures politiques, d'ignorer la force incommensurable d'un petit nombre d'agents dans les situations clés, de minimiser l'importance des majorités et des minorités officielles, partisanes ou parlementaires, et ainsi de suite [9].
Nous ne croyons pas utile de prendre parti dans ce débat. En optant pour un pluralisme pratique, c'est-à-dire pour une méthode d'analyse qui met en relief la morphologie et l'action des groupes d'intérêt, nous n'estimons pas nécessaire d'adopter une position théorique ou doctrinale à ce propos.
Nous l'avons déjà indiqué : pour nous, le groupe constitue un concept moyen. Pas plus qu'il n'exprime la totalité de la réalité sociale, il n'épuise la substance de l'individualité humaine qui le déborde infiniment dans son être et dans sa finalité. Nous ne perdrons pas de vue cette double transcendance de la société et de l'individu sur le groupe. Il n'en reste pas moins que, au niveau de son existence propre, le groupe rejoint et recoupe une portion considérable de la société et de l'individualité. Ce sont précisément les rapports entre individus et société qui se nouent à ce niveau moyen que le pluralisme pratique permet de reconstituer.
Par ailleurs, le pluralisme pratique permet aussi de s'engager dans l'analyse des groupes d'intérêt sans a priori prendre parti à l'égard des idéologies dominantes comme le font les écoles de pensée que nous venons d'examiner. Il devient possible, par exemple, de situer l'analyse dans le contexte des sociétés libérales sans pour autant faire siennes les prémisses de la doctrine libérale. Au contraire, en optant pour un pluralisme pratique, on surmonte la critique que les philosophes de 1'unidimensionnel adressent fort justement aux concepts « opératoires » : ils sont définis en fonction de la réalité entière à la lumière de critères parfaitement étrangers à toute idéologie ou orientation doctrinale. Ainsi, les diverses formes du libéralisme, du socialisme ou du corporatisme deviennent objets d'analyse au même titre que tous les autres concepts pertinents de la vie des groupes. De la sorte, sans qu'aucune des laborieuses étapes de l'analyse ne soit escamotée, échappe-t-on au danger de partialité ou de dépendance à l'égard du statu quo contre lequel les philosophes de 1'unidimensionnel mettent si justement en garde.
Enfin, au niveau moyen d'analyse propre au pluralisme pratique, il devient possible de dégager les caractères des rapports concrets qui se créent entre individus et groupes. On se rend compte que les premiers et les seconds renvoient à deux plans d'existence et de finalité. Dans la réalité, ces deux plans tantôt sont distincts et tantôt se recouvrent jusqu'à se confondre. Il n'est pas possible non plus, à ce niveau moyen, de décider a priori qui domine, du groupe ou de l'individu. Il arrive que l'individu cède devant le groupe, lorsque, par exemple, on lui demande de sacrifier sa vie pour la patrie, ou, au contraire, que le groupe s'efface devant l'individu, comme lorsqu'il s'agit du droit de ce dernier de ne pas être contraint d'agir contre la dictée de sa conscience morale. Considéré sous cet angle, le statut de l'individu par rapport au groupe devient une question historique à contenu largement idéologique. Il est possible d'en extraire des principes directeurs pour l'analyse sociopolitique. Mais il faut limiter l'examen à des époques et à des régimes donnés, par exemple aux sociétés libérales contemporaines. Dès lors, on peut dégager certaines tendances générales.
De nombreux indices amènent à postuler que, concrètement, les sociétés libérales n'accordent pas à l'individu l'autonomie ni même l'excellence que revendiquaient les théoriciens du dix-neuvième siècle. De fait, s'il est un principe qui a servi de fondement à l'aménagement de l'organisation sociale et politique contemporaine, c'est bien plutôt celui de la subordination pratique de l'individu au groupe. Bien que soit hautement affirmé le caractère d'instrument qui serait propre au groupe, il n'en reste pas moins qu'un individu ne peut actualiser toutes ses possibilités, dans ces sociétés, en dehors de l'appartenance à des groupes. Même dans les sociétés les plus libérales, on admet sans difficulté que ces derniers constituent des moyens indispensables pour une action individuelle socialement et politiquement efficace. De même conçoit-on sans déplaisir apparent que les valeurs qu'affectionnent les individus ne peuvent être définitivement acquises que par l'intermédiaire des groupes. Ainsi, si on admet que poser des actes libres est du ressort des individus, on ne soutient pas moins que la défense des libertés individuelles n'est possible que par l'action des groupes. Et si on accepte que la rationalité est une caractéristique de l'individu, on estime en même temps que la participation à des groupes accroît l'aptitude à faire des choix rationnels. Plus encore : on affirme que ce sont les groupes qui dans les situations concrètes déterminent dans une large mesure la nature de l'obligation morale individuelle, structurent les points de vue individuels, procurent les moyens d'action aux individus et légitiment l'action elle-même des individus.
La subordination fonctionnelle de l'individu au groupe dans les sociétés libérales contemporaines est mise en évidence par l'analyse du processus de décision. Selon les statuts officiels de la plupart des organismes, ce sont des individus (ministres, chefs d'entreprises, dirigeants syndicalistes) qui prennent les décisions. Mais l'étude des décisions montre que celles-ci, même lorsqu'elles sont intimement liées à une personne, résultent d'un processus complexe qui, à chaque étape, s'insère dans l'action de groupes (commissions d'études et de recherches, conseils consultatifs) et dépend en réalité de conditions socio-économiques et autres dont on peut statistiquement mesurer l'importance au point de prévoir les résultats électoraux. D'autres comportements se prêtent à des mesures similaires. Par exemple, une fois donnés le sexe, l'âge, l'habitat, l'ethnicité, la profession, la religion, le niveau d'instruction et le revenu d'un individu, on a de bonnes chances de connaître son allégeance partisane. Dans de nombreuses conduites individuelles, l'éveil de l'intérêt de même que l'incitation à agir sont dus à l'influence plus ou moins immédiate de groupes [10].
Que les individus conservent par ailleurs une autonomie plus ou moins entière à l'endroit des groupes ressort d'excellente manière du phénomène d'appartenance multiple. Ce phénomène résulte de la grande variété des modes d'être et des rôles des individus. Ceux-ci sont, en effet, en même temps ou successivement des citoyens, des membres d'une confession religieuse, des consommateurs, des employés... Aucun des groupes auxquels ces modes d'être ou rôles correspondent n'englobe la totalité des valeurs et des intérêts d'un individu. Chaque groupe a un certain droit à la loyauté de ses membres ; mais ce droit est limité par des revendications équivalentes de la part d'autres groupes. Les objectifs de ces groupes peuvent être complémentaires et harmonieux ou au contraire incompatibles et conflictuels. Dans ce dernier cas, l'individu se trouve aux prises avec un conflit de loyauté. Ainsi, il peut faire partie d'une confession religieuse qui favorise un parti politique hostile à la catégorie socio-économique à laquelle il appartient. L'individu est alors soumis à des pressions contradictoires susceptibles de paralyser sa volonté d'action et même de modifier son équilibre affectif. Les groupes s'efforcent de mettre en oeuvre des techniques propres à réduire ces tensions, soit en passant sous silence les points de division et en amplifiant les points de convergence, ou encore en diminuant leur contrôle sur les conduites de même que les sanctions en cas de déloyauté. Sans doute ne supprime-t-on pas, par ces moyens, les sources de conflit de loyauté lesquelles, si elles sont nombreuses et graves, peuvent mettre en danger la stabilité d'une société [11]. Pareille condition est ressentie, avec raison, comme pénible par les individus. Mais elle ne proclame pas moins, au-delà de tous les conditionnements, leur liberté essentielle par rapport à tous les groupes pris dans leur ensemble aussi bien qu'à chacun d'eux considéré isolément.
Dans les sociétés hautement industrialisées tout au moins, il semble impossible de ramener à des formules simples et définies une fois pour toutes le caractère des rapports entre groupes et individus. Ces rapports varient de façon appréciable selon les circonstances de temps et de lieu. Il semble, cependant, qu'à titre approximatif et provisoire on soit justifié d'énoncer les jugements suivants : la participation à des groupes fournit un substrat pour l'action sociale et individuelle de même qu'elle constitue une condition indispensable à la pleine réalisation de l'individu comme personne ; de tels groupes font sentir leur influence sur les décisions collectives et constituent par là des véhicules d'influence pour les individus ; même des actes en apparence les plus individuels peuvent être soumis à l'action directe ou indirecte des groupes ; comme le démontre notamment le phénomène du conflit de loyauté, l'appartenance à des groupes laisse intactes l'autonomie personnelle et la liberté essentielle des individus.
Bien que la question des rapports entre groupes et individus ne soit plus par la suite au centre de nos exposés, nous serons conduit à mettre ces jugements à l'épreuve et à les rectifier s'il y a lieu. Mais les promesses que laisse entrevoir le pluralisme pratique appliqué à l'étude de la vie des groupes ne sauraient cependant être remplies si on ne dégage pas de cette position les éléments d'un modèle d'analyse le plus englobant et le plus rigoureux possible. Nous expliciterons dans la première partie les éléments d'un modèle d'analyse des interactions du social et du politique en régime libéral. Cet effort dégagera de façon particulièrement claire la part précise des groupes dans ces interactions. De la sorte seront mises en lumière les limites et l'importance des groupes en tant qu'outils d'analyse et seront révélées les multiples formes de la vie des groupes selon qu'ils se présentent comme unités collectives réelles, associations volontaires ou groupes d'intérêt. Enfin, seront identifiés la présence, les rôles et les relations des individus au sein des groupes. Ainsi peut-on espérer échapper à l'écueil très réel de « réification » qui guette l'analyste des groupes.
Dans une deuxième partie, nous examinerons comment les groupes, plus précisément les groupes d'intérêt - cette forme spécifique de groupe que nous allons placer au centre de nos préoccupations - s'articulent au système social et au système politique. Seront examinés les raisons d'être des groupes d'intérêt dans les sociétés libérales, les fondements et les processus de la socialisation politique de même que les caractères des associations volontaires.
Une troisième partie examinera les groupes d'intérêt comme mécanisme d'interactions du système social et du système politique de même que les rapports entre les groupes d'intérêt et d'autres mécanismes d'interactions, tels les partis, les conseils consultatifs et les media de communication.
Enfin, une quatrième partie sera consacrée à l'action des groupes d'intérêt. Seront successivement considérés l'organisation des groupes en vue de l'action politique, les techniques employées, la participation des membres et, finalement, l'effet de cette action sur la survivance et l'évolution des sociétés.
En entreprenant cette étude sur la vie des groupes, il n'est pas possible de taire certaines appréhensions, tant les difficultés de la tâche sont grandes.
Bien que restreinte aux régimes libéraux contemporains, l'analyse conduira au-delà de ces régimes dans le temps et dans l'espace. Il ne suffit pas, en effet, de connaître les faits comme ils sont, il faut aussi apprendre comment ils sont devenus tels. Par ailleurs, les régimes libéraux entretiennent des relations étroites avec d'autres régimes auxquels il peut être utile de se référer pour établir des contrastes ou fonder des jugements. Choisir une problématique dynamique, c'est en effet en même temps s'imposer une préoccupation évolutive et comparatiste.
Notre champ d'investigation s'étend à toutes les sociétés libérales contemporaines. La cueillette des données pertinentes a imposé la lecture d'un grand nombre de monographies de toute nature. En même temps, il fallait choisir les outils théoriques les plus aptes à éclairer la vie des groupes. Après tant d'autres, nous avons constaté combien insignifiantes sont les connaissances des faits et peu au point les théories. Il a fallu en pratique limiter les illustrations à quelques pays favorisés : les États-Unis surtout et, à un degré bien moindre, la Grande-Bretagne, la France, l'Italie, la République fédérale allemande et la Suède. Pour le Canada, nous faisons état de certaines enquêtes que nous avons menées et d'autres travaux pertinents. Leur utilisation pose l'épineux problème des comparaisons que nous avons tenté de résoudre en tenant compte des importants développements récents dans ce domaine. Par ailleurs, aucune « théorie » existante ne répondait parfaitement à nos préoccupations. L'approche systémique paraissait se plier le mieux à nos besoins. Mais il a fallu lui faire subir de sérieuses modifications.
Faute de données assez nombreuses et d'études suffisamment poussées du système international sous l'angle de nos préoccupations, il a fallu renoncer à l'étude de l'action des groupes auprès des Nations-Unies et autres organismes internationaux.
Autre limitation : la présente étude de la vie des groupes se situe à un plan analytique. Mention est faite des valeurs engagées dans l'action des groupes mais ces valeurs ne sont pas envisagées sous l'angle normatif. Nous traitons toutefois des importantes questions d'ordre philosophique découlant de la vie des groupes : questions relatives à la représentation, au consensus, à la légitimité et à la participation.
Enfin, malgré l'ampleur du champ que nous avons l'ambition de couvrir, le but n'est pas de déboucher, par le biais des groupes, sur une sociologie générale ni de proposer une sociologie des groupes. L'abondante littérature sociologique sur les groupes montre combien difficile, sinon impossible, serait pareille entreprise à l'heure actuelle. Ce que nous allons tenter de faire est autre : il s'agit essentiellement de montrer dans quelle mesure et comment les groupes d'intérêt constituent un mécanisme d'interactions du système social et du système politique. Toutes les questions posées à propos des sociétés et des groupes eux-mêmes seront toutes orientées finalement vers l'élucidation de cette interrogation centrale. Nous nous intéressons surtout à la survivance et à l'évolution des sociétés et nous nous demandons comment les groupes contribuent à cette survivance et à cette évolution. C'est d'ailleurs pourquoi nous entendons relater la vie des groupes. Le social et le politique représentent deux pôles d'attraction pour les groupes. Dans nos sociétés, ceux-ci mènent une double vie ; ils sont soumis à un double conditionnement. Cette condition obligée des groupes n'a pas encore reçu une attention sérieuse. Nous espérons, par notre façon de voir, résoudre des points obscurs et clarifier des aspects confus tant à propos des groupes eux-mêmes qu'en ce qui concerne leur action. Enfin, c'est surtout la dimension politique de cette action qui nous préoccupe ici. Nous suivrons la trace des groupes à travers toute la société mais nous examinerons de façon particulièrement attentive comment ils constituent des véhicules qu'empruntent les aspirations et les besoins sociaux pour accéder à l'existence politique.
[1] James M. BUCHANAN et Gordon TULLOCK, The Calculus of Consent : Logical Foundations of Constitutional Democracy, Ann Arbour, The University of Michigan Press, 1962.
[2] Mancur OLSON, The Logic of Collective Action. Public Goods and the Theory of Groups, Cambridge, Harvard University Press, 1965.
[3] Earl LATHAM, « The Group Basis of Politics : Notes for a Theory », The American Political Science Review, vol. 46, n° 3, 1952, 376-396. Dans H. R. MAHOOD, Pressure Groups in American Politics, Charles Scribner's Sons, New York, 1967, 21-52. (À moins d'indications contraires, les traductions de citations sont de l'auteur du présent ouvrage.)
[4] Nous verrons par la suite que peu d'individus participent suffisamment aux groupes pour avoir une part réelle aux décisions. À titre d'indication, citons les résultats d'un sondage mené par Robert Presthus auprès de 52 associations représentatives dans les deux villes américaines de Riverview et d'Edgewood : 40 pour cent des membres déclarent avoir pris part d'une façon ou d'une autre à des décisions majeures ; mais 90 pour cent d'entre eux n'ont été actifs qu'à l'occasion d'une seule décision (Robert PRESTHUS, Men at the Top. A Study in Community Power, New York, Oxford University Press, 1964, 409).
[5] Il n'existe pas de données précises concernant les proportions de ceux qui préfèrent agir en groupe ou seuls pour exercer une influence politique. Dans Civic Culture - Political Attitudes and Democracy in Five Nations (Princeton, Princeton University Press, 1963, 191 et 203), Gabriel A.ALMOND et Sidney VERBAmontrent que les pourcentages varient considérablement selon les pays et selon qu'il s'agit du niveau local ou national de gouvernement :
Pays
|
En groupe
Niveau
|
Seuls
Niveau
|
Inactifs
Niveau
|
local
|
national
|
local
|
national
|
local
|
national
|
États-Unis
|
59
|
32
|
18
|
42
|
23
|
21
|
Royaume-Uni
|
36
|
22
|
41
|
40
|
22
|
32
|
Allemagne
|
21
|
19
|
41
|
18
|
38
|
56
|
Italie
|
9
|
10
|
43
|
18
|
49
|
50
|
Mexique
|
28
|
20
|
24
|
18
|
47
|
50
|
[6] William KORNHAUSER, The Politics of Mass Society, the Free Press, Glencoe, Illinois, 1959. Voir aussi Leon BRAMSON, The Political Context of Sociology, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1961 ; Daniel BELL, « The Theory of Mass Society », Commentary, July, 1956 ; Scott GREER et Peter ORLEANS, « The Mass Society and the Political Structure », The American Sociological Review, vol. 27, n° 5, 1962, 634-646 ; Joseph R. GUSFIELD, « Mass Society and Extremist Politics », American Sociological Review, vol. 27, n° 1, 1962, 19-30 ; E. V. WALTER, « Mass Society : the Late Stages of an Idea », Social Research, vol. 31, n° 4, 1964, 391-411 ; Gino GERMANI, « Mass Society, Social Class, and the Emergence of Fascism », Studies in Comparative International Development, vol. 3, n° 10, 1967-1968 ; Maurice PINARD, « A Reformulation of the Mass Society Model », The American Journal of Sociology, vol, 73, 1968, 682-690.
[7] Elihu KATZ, et Paul LAZARSFELD, Personal Influence. The Part played by People in the Flow of Mass Communications, The Free Press, Glencoe, Illinois, 1955.
[8] Robert A. DAHL, A Preface to Democratic Theory, The University of Chicago Press, Chicago, 1956 ; du même auteur : Who Governs ? Yale University Press, 1961, et Pluralist Democracy in the United States. Conflict and Consent, Rand McNally, Chicago, 1966.
[9] William E. CONNOLLY, Political Science and Ideology, Atherton Press, New York, 1967 ; du même auteur : The Crisis of Pluralism, Atherton Press, New York, 1969 ; Henry S. KARIEL, The Decline of American Pluralism, Stanford University Press, Stanford, 1961.
[10] On vient de soulever le délicat problème des propriétés individuelles et des propriétés collectives de l'action sociale. Après avoir longtemps ignoré l'influence des facteurs collectifs dans des actes en apparence strictement individuels, comme le vote, les auteurs récents en ont peut-être exagéré l'importance. Il est probable qu'une distinction entre micro-conduite et macro-conduite s'impose afin d'expliquer certains comportements apparemment contradictoires. C'est ainsi, par exemple, qu'Alain LANCELOT dans son excellent ouvrage, l'Abstentionnisme électoral en France (Armand Colin, Paris, 1968), a montré que, en dépit de la stabilité des chiffres globaux de l'abstentionnisme électoral en France, il existe une grande mobilité de l'abstention au niveau des individus : les abstentionnistes chroniques sont moins nombreux que les abstentionnistes intermittents. On verra par la suite la portée de telles oppositions entre macro-analyses et micro-analyses dans l'utilisation des données comparatives.
[11] Voir, à ce propos, Sidney VERBA, « Organizational Membership and Democratic Consensus », Journal of Politics, vol. 27, 1965, 468 et 471.
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