Jacques DOFNY et Hélène DAVID
SOCIOLOGUES, DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE,
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL
“Les aspirations des travailleurs
de la métallurgie à Montréal”.
Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 6, no 1, janvier-avril 1965, pp. 61-85. Québec : département de sociologie, Université Laval.
I. Introduction
- A. Le Québec et les différents modèles de sociétés
- B. LES RECHERCHES AMÉRICAINES
II. Méthodologie de l'enquête
III. Aspirations à la mobilité
- A. L'amélioration de la situation
- B. La promotion interne
- C. La promotion externe
- D. La promotion par création d'une entreprise
- E. Influence du facteur ethnique
IV. Caractéristiques sociales et aspirations à la mobilité
- A. Les responsables syndicaux
- B. Urbains et ruraux
- C. Les jeunes et les plus âgés
CONCLUSION
- A. LES RECHERCHES AMÉRICAINES
- B. L'enquête de Montréal
- C. Vue d'ensemble des trois voies de promotion
Tableau 1. Question : Amélioration personnelle possible. Si oui, comment ? Si non, pourquoi ?
Tableau 2. Ceux qui croient pouvoir améliorer leur sort personnel, selon l'âge et la scolarité.
Tableau 3. La promotion interne et le niveau scolaire.
Tableau 4. Age, années d'ancienneté qu'on accepte de perdre et croyance en la promotion interne.
Tableau 5. Possibilités de « partir à son compte » et justifications.
Tableau 6. Penser « partir à son compte », selon l'âge et la scolarité.
Tableau 7. Origine sociale et perception du facteur ethnique dans l'entreprise.
Tableau 8. Scolarité, postes syndicaux et perception des chances de promotion interne.
Tableau 9. Âge, croyance à l'amélioration de son sort, perception des moyens.
Tableau 10. Âge, croyance à la promotion interne, perception des moyens.
I. INTRODUCTION
A. Le Québec et les différents modèles de sociétés
En tant que société globale, le Québec s'apparente à la France par sa culture, au Canada et à l'Angleterre par ses institutions politiques, aux États-Unis par son industrie. Ces trois modèles nationaux restent évidemment d'une utilisation très limitée pour le sociologue ; ce sont en réalité plutôt des points de repère que des modèles. En effet, aucun de ces modèles nationaux n'a été transposé comme tel au Canada français, il faut plutôt parler de certains éléments de ces modèles, immédiatement transformés par les conditions originales de la situation où ils étaient transposés. Ainsi Tocqueville dit que l'on ne comprend bien l'esprit de l'administration de Louis XIV qu'en étudiant sa projection au Canada, où défauts et qualités apparaissent alors comme grossis au microscope. Mais cette comparaison de Tocqueville appelle aussitôt les limites étroites que lui assigne Diamond : le Canada français historique se comprend tout autant en tant que projection d'un modèle français qu'en tant que déviance par rapport à ce modèle : l'administration bureaucratique suscite le coureur des bois. « De ses propres mains, écrit Diamond, la France a créé au Canada une base sociale pour la désobéissance, un cadre social dans lequel les déviations devenaient l'unique moyen de survivre, ou de faire quelque profit. » [1] Ainsi en va-t-il des autres modèles : la pratique de la vie parlementaire de type britannique est réinterprétée au Québec ; l'industrialisation, si elle apparaît en gros comme une fraction de l'industrialisation américaine, n'en reste pas moins un mélange où l'affaire familiale québécoise se distingue de la grande industrie canadienne-anglaise ou américaine ; le syndicalisme porte l'empreinte très évidente des institutions américaines tout en faisant des emprunts idéologiques et institutionnels au syndicalisme français en particulier.
D'autre part, ces modèles se sont imposés au cours de séquences historiques nettement distinctes. Il y a donc une sédimentation plus ou moins prolongée des effets de ces modèles ; chacun d'eux enfin s'est appliqué à une réalité sociale représentant chaque fois ses caractères propres. Il n'en reste pas moins que cette réalité sociale contemporaine peut être ramenée, en tenant compte de toutes les réserves méthodologiques précédentes, à des éléments structurels ou culturels dont les traits originels sont exogènes à la société québécoise. En ceci cette société ne diffère pas de beaucoup d'autres, constituées elles aussi à l'aide d'un brassage de modèles multiples, encore que l'influence étrangère soit sans doute plus profonde dans les petites nations-annexes, dont la Suisse et la Belgique seraient de bons exemples. Cette démarche méthodologique, enfin, n'en est qu'une parmi beaucoup d'autres ; elle peut avoir le mérite de s'assurer de la validité ou de la non-validité d'hypothèses fréquemment utilisées ; elle pourrait permettre aussi, par des comparaisons internationales systématiques, de situer la société québécoise parmi les autres sociétés industrielles.
B. LES RECHERCHES AMÉRICAINES
Cette étude porte sur un des thèmes fondamentaux du modèle américain : la mobilité sociale. La recherche dont nous donnons ici les résultats principaux a tenté de comparer les attitudes et comportements d'ouvriers montréalais à ceux de certains ouvriers des États-Unis.
Trois recherches sur la mobilité sociale nous ont servi de points de comparaison, celle de E. Chinoy [2], de R. Guest [3] et de R. Bendix et S. M. Lipset. [4]
Ces trois recherches ont une problématique centrale commune : tous les Américains ont-ils et considèrent-ils qu'ils ont des chances égales de succès, l'American dream est-il toujours vivace, l'Amérique est-elle encore la terre promise des grimpeurs d'échelle sociale ? Deux de ces recherches, celles de Chinoy et de Guest, constituent un sondage limité à deux entreprises d'automobiles de Détroit ; la recherche de Bendix et Lipset portait sur toute la main-d'œuvre d'une ville de Californie.
Chinoy constate que les 62 ouvriers qu'il étudie parlent encore de la tradition du succès pour tous, mais qu'ils n'y croient plus en fait ; leurs espoirs de monter socialement sont reportés sur leurs enfants.
Guest, travaillant sur une population de 202 ouvriers, enregistre des résultats parallèles à ceux de Chinoy : si plus de la moitié des interviewés expriment le souhait de quitter l'usine où ils travaillent, l'occasion s'en présentant, 9.9% seulement considèrent qu'ils ont une chance réelle d'en sortir, alors que 84.2% admettent qu'en fait ils resteront où ils sont. Dès lors, leurs aspirations de mobilité sont en réalité limitées à l'entreprise où ils se trouvent et ces aspirations se situent sur un éventail très restreint : 6.9% souhaitent devenir contremaîtres ; les aspirations des autres se distribuent entre deux éventualités principales : être placé à un poste mieux classé hiérarchiquement sur la chaîne de montage ou être affecté à des travaux d'entretien.
Le thème de la petite entreprise à soi est un thème populaire chez les ouvriers que Guest interroge : la plupart rêvent ou expriment un désir vague de mettre en route une petite affaire, mais quelques-uns seulement indiquent qu'ils font réellement des projets.
Bendix et Lipset disposaient de mesures plus complexes et travaillaient sur une population où toutes les catégories, professionnelles étaient représentées. Il est néanmoins possible d'isoler dans leurs résultats ceux des travailleurs manuels : 20% des travailleurs manuels déclarent avoir travaillé à leur compte à un moment ou l'autre de leur carrière ; 66.7% déclarent qu'ils y ont pensé ; 41.5%, qu'ils ont essayé. Comparant ces aspirations à celles des autres catégories professionnelles, Lipset et Bendix considèrent que, dans leur échantillon, ces aspirations à l'entreprise individuelle sont plus prononcées dans les classes ouvrières que parmi les membres de la classe moyenne.
Si l'on considère l'ensemble des travailleurs manuels (Bendix et Lipset), on trouve une aspiration forte et des tentatives représentant quelque 20% des cas. Par contre, si l'on se concentre sur la seule population des ouvriers d'usines (Chinoy et Guest), il semblerait que tentatives et aspirations se situent à un niveau beaucoup plus faible, ne dépassant jamais 10%.
II. MÉTHODOLOGIE DE L'ENQUÊTE [5]
Afin de suivre de près la méthodologie de Guest et Chinoy, le choix de la population à interviewer exigeait qu'on contrôlât certaines variables au sein de la population ouvrière d'une industrie connexe à celle de l'automobile (qui n'existe pas encore à Montréal).
Les aspirations des ouvriers se modifiant avec l'âge, cette première variable devait être contrôlée. Afin d'étudier la mobilité intergénérationnelle de la population, l'échantillon a été limité à ceux qui ont entre trente et cinquante ans.
Les aspirations à la mobilité des célibataires ne s'inscrivant pas dans la même perspective que celle de l'homme marié et père de famille, il a donc été décidé de ne retenir que les hommes mariés.
Enfin, initialement, la variable ethnique devait être contrôlée ; mais la tentative de comparer Canadiens français et Canadiens d'origine anglo-saxonne s'est avérée infructueuse, ces derniers étant trop peu nombreux pour former un groupe statistiquement suffisant. En fait, la majorité des ouvriers d'expression anglaise sont des Néo-Canadiens arrivés au pays depuis plus ou moins longue date. Malgré l'essai d'éliminer les Néo-Canadiens du groupe anglais, ce sont eux qui en formaient la majeure partie. L'analyse s'est donc poursuivie sans tenir compte de cette variable.
Une grande industrie proche de l'industrie de l'automobile devait être trouvée. On s'arrêta finalement à trois entreprises métallurgiques situées dans une même banlieue de Montréal.
Les listes syndicales ont été utilisées pour tirer l'échantillon au hasard car la totalité des ouvriers de ces entreprises sont syndiqués. Des responsables syndicaux ont pu faire une première élimination de ceux qui ne satisfaisaient pas aux critères établis ; la seconde ayant lieu lors des entrevues.
Le taux de sondage de la population canadienne-française et canadienne-anglaise (c'est-à-dire sans les Néo-Canadiens) s'établit à 17% ; il est de 14% pour tous les ouvriers de ces usines (190 interviews). Les entrevues ont été faites par cinquante étudiants du département de sociologie. L'entrevue, qui se faisait à domicile, durait de 30 à 40 minutes. Les renseignements demandés étaient immédiatement notés sur le questionnaire qui comprenait 54 questions dont 45 fermées.
III. Aspirations à la mobilité
Une société industrialisée ouvre à ses membres plusieurs voies de mobilité professionnelle. Celles qui s'offrent aux ouvriers d'usine sont de trois types principaux : promotion à l'intérieur de l'entreprise où ils se trouvent, promotion dans une autre entreprise et promotion par la création d'entreprise. C'est le choix entre ces trois voies de mobilité qui faisait l'objet de ce sondage.
Il faut rappeler les limites de notre échantillon : il n'est pas représentatif de la population active, il n'est pas plus représentatif de la classe ouvrière, il est seulement représentatif d'une certaine catégorie d'ouvriers de Montréal.
D'autre part, il s'agit bien d'une étude d'aspiration à la mobilité et non de mobilité réelle, qui supposerait de toutes autres mesures. Ceux qui sont observés se trouvent à un certain point de leur carrière professionnelle : choisis entre 30 et 50 ans, ils représentent la majeure partie du groupe ouvrier de ces entreprises. Dans cette situation, si on leur présente le choix théorique de plusieurs voies de mobilité, laquelle privilégieront-ils ? Des réponses qu'ils donneront, il est clair qu'on ne peut tirer un enseignement précis quant à leur comportement futur en matière de mobilité ; on peut seulement affirmer qu'il existe chez ce groupe d'ouvriers un fonds d'attitudes qui les prédisposent à tel type de comportement ou à tel autre si les conditions dans lesquelles ils se trouvent au moment de l'interview restent inchangées.
A. L'amélioration de la situation
Préalablement à des perspectives de mobilité existe une perspective plus large : l'amélioration de la situation personnelle quelle que soit la cause de cette amélioration. Pour les ouvriers interviewés, il ne fait pas de doute que l'expérience individuelle de l'industrialisation leur apporte quelque chose, le bilan n'est pas négatif. En effet, 58% croient qu'il leur sera possible, personnellement, d'améliorer leur situation. Mais au-delà d'une attitude aussi générale, quels sont les cadres de référence qui sont évoqués dans l'explication de cette amélioration ?
Parmi les thèmes positifs, ce sont les conditions d'emploi qui viennent en tête ; les qualités personnelles viennent en second lieu. Apparaît ensuite l'instruction et en annexe de celle-ci, plus spécifiquement, la connaissance de l'anglais. Ces deux catégories réunies retiennent autant l'attention que la première : les conditions d'emploi. L'hypothèse qui se dégage de ce tableau est que les moyens d'amélioration sont perçus pour moitié comme facteurs tenant de l'expérience de travail, et pour moitié comme facteurs tenant plus directement à l'individu ou à la société globale. Les conditions sociales de l'emploi n'apparaissent pas, à ce niveau, comme tellement importantes.
Afin de préciser la signification de l'amélioration de leur sort, voyons ce que les interviewes considèrent être les caractéristiques d'un bon travail et les ambitions qu'ils veulent réaliser : au sujet de la définition d'un « bon travail », c'est en termes économiques que les interviewes se prononcent (74.2% des cas) ; viennent ensuite les aspects professionnels (11.6%), les conditions matérielles (11.1%) et les relations dans l'organisation (5.8%).
Tableau 1
Question : Amélioration personnelle possible.
Si oui, comment ? Si non, pourquoi ?
RAISONS
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Qualités personnelles (âge, compétence, esprit d'épargne, etc.)
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Conditions d'emploi (ancienneté, sécurité, promotion)
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Conditions sociales (syndicat, politique, relations, discrimination, ...)
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Connaissance de la langue anglaise
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Instruction
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N : 190
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Leurs ambitions se classent dans l'ordre suivant : être propriétaire de sa maison (30.4%) [6], « partir a son compte »(16.5%), pourvoir au bien-être des enfants (15.2%), faire plus d'argent (13.3%), augmenter la consommation (8.2%), améliorer ce qui a trait au travail (7.0%), divers (1.5%). Enfin, ces ambitions, on croit qu'il est généralement possible de les réaliser : oui : 67.3%, non : 14.7%, non-réponse : 14.9%. Quant aux moyens indiqués pour réaliser ces ambitions, l'argent est le facteur cité le plus fréquemment et on en parle plus souvent en ferme d'épargne que de crédit.
Si la même question portant sur l'amélioration de son sort est posée au sujet non plus de l'individu, mais de l'ensemble des travailleurs, certains glissements apparaissent dans les tableaux précédents. Ici, 90% croient qu'il est possible pour les ouvriers d'améliorer leur situation. L'optimisme se renforce au niveau de l'expérience collective et les motifs de ce renforcement, on les découvre dans le choix des moyens invoqués. Deux facteurs se détachent cette fois nettement : les conditions sociales (26.3%) et l'instruction (37.4%). L'analyse se place donc au niveau des relations patronales-syndicales telles qu'elles s'expriment dans les conventions collectives d'une part, et au niveau de la politique en matière d'instruction. L'accent est porté cette fois sur les moyens d'une promotion collective.
Ce décollement de perception des situations individuelles et des situations collectives est net : il n'y a pas de lien statistique entre les deux questions x2 = .3 .
D'autre part, il faut enregistrer une forte association entre l'âge, la scolarité, et la perception de l'avenir personnel.
Tableau 2
Ceux qui croient pouvoir améliorer leur sort personnel,
selon l'âge et la scolarité.
ÂGE
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39 ans et moins
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40 ans et plus
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x2 = .001
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Ce sont en effet les plus instruits qui sont les plus optimistes quant à leur avenir, mais parmi eux ce sont les jeunes qui présentent le degré d'optimisme le plus élevé.
Si les niveaux d'instruction et l'âge départagent les interviewés en ce qui concerne l'avenir, qu'en est-il de l'origine rurale ou urbaine ? L'origine est calculée par l'addition du lieu de naissance de l'interviewé et de celui de son père. Autrement dit, celui qui est né à la campagne et dont le père est aussi né à la campagne, est qualifié de rural ; celui qui est né à la ville, alors que son père est né à la campagne, est qualifié d'urbain-rural et, enfin, celui qui est né à la ville, et dont le père est aussi né à la ville, est qualifié d'urbain. [7]
Utilisant ces catégories dans l'analyse des questions précédentes, on constate que les différences ne sont pas significatives : 68.4% des urbains-ruraux, 55% des ruraux et 47% des urbains sont optimistes (x2 = .1).
Enfin, l'optimisme et le pessimisme ne semblent pas reliés à la dimension de la famille, si ce n'est par une faible tendance chez les chefs de familles moins nombreuses à être plus optimistes, ce qui serait plutôt dû à une moyenne d'âge moins élevée.
L'optimisme général, qui signifie que l'on croit à l'amélioration de son sort personnel, se traduit concrètement par diverses aspirations plus précises, c'est-à-dire les différentes voies de mobilité.
De même, ce sont les optimistes qui ont le plus pensé « partir à leur compte » : 64.4% d'optimistes contre 43.2% de pessimistes (x2 = .01).
Ce sont aussi les optimistes qui croient le plus à la possibilité de « partir à leur compte » : 44.5% d'optimistes contre 28.8% de pessimistes (x2 = .02).
Enfin, les responsables syndicaux manifestent plus d'optimisme que les autres (x2 = .05).
Cependant, interrogés sur la montée sociale des ouvriers, les interviewés tracent des limites assez étroites à cette montée : plus de la moitié estiment que 10% seulement des ouvriers ont réussi à monter dans la société ; moins d'un quart, que 11 à 49% ont réussi ; enfin 15% seulement estiment que plus de 50% ont réussi à monter.
Par contre, si on leur demande s'il y a plus de chance qu'un fils d'ouvrier change de classe ou reste dans la même classe que son père, 80% des réponses indiquent un changement de classe possible, dans la plupart des cas par la vole de l'instruction. Il faut tenir compte que l'utilisation du seul terme de classe permettait trois types de réponses : classe entendue au sens de classe agricole ou classe ouvrière, classe au sens des classements hiérarchiques de l'entreprise, ou enfin au sens de classe sociale.
L'aspiration à la mobilité est forte, mais enfermée dans les limites étroites du présent, on projette sur l'avenir les rêves qu'on ne réalisera pas soi-même ; bridé par une technologie de plus en plus déterminante, on s'en échappe par le grand saut de l'instruction ; on cumule parfois les aliénations en répétant le « qui s'instruit, s'enrichit ».
Les moyens énumérés pour monter dans la société témoignent de l'importance accordée à l'instruction. Les interviewés devaient énumérer quatre moyens par ordre d'importance. Dans le premier choix, l'instruction vient en tête ; c'est au travail qu'on accorde ensuite le plus d'importance et l'argent est au troisième rang. Dans le second choix, instruction et travail sont de nouveau les moyens mentionnés le plus souvent alors que le talent vient en troisième lieu.
B. La promotion interne
Si les chances d'améliorer sa situation existent, encore s'agit-il de connaître par quelles voies de promotion on y arrivera. Celle qui s'offre le plus directement est la promotion dans l'usine où l'on travaille. Sur 190 informateurs, 65% disent qu'ils croient avoir des chances d'obtenir une occupation plus élevée dans leur usine. L'instruction est un facteur qui favorise les aspirations à ce type de promotion ; les moins instruits y accordent rarement leur confiance.
Tableau 3
La promotion interne et le niveau scolaire.
Scolarité
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Croient à la promotion interne
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5 ans et moins
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6, 7 et 8 ans
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9 ans et plus
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x2 = .005
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Ceci se trouve confirme d'autre part par le choix des facteurs favorisant cette promotion. Si ceux qui croient à la promotion citent le plus souvent les conditions d'emploi (52.8%), par contre ceux qui n'y croient pas indiquent, dans 56.9% des cas, le manque d'instruction ou l'ignorance de la langue anglaise comme l'obstacle principal à leur promotion.
La confiance en ce type de promotion varie selon l'âge des interviewés ; 72.4% des jeunes y croient alors que 57.7% des plus âgés seulement y croient (x2 = .0,5).
L'optimisme, qui se retrouve surtout chez les jeunes, s'exprime aussi par la confiance dans les autres voies de mobilité.
La réalisation de leurs ambitions semble lié d'assez près à la vie de travail car 70% de ceux qui croient pouvoir réaliser leurs ambitions croient aussi pouvoir monter dans l'usine et 95% de ceux qui croient à la promotion dans l'usine croient pouvoir réaliser leurs ambitions (x2 = .001).
Au total, les espoirs de promotion à l'intérieur de l'entreprise existent c'est même ce type de mobilité qui est le plus souvent envisagé. Mais, comme l'avaient déjà montré les enquêtes de Guest et Chinoy, il s'agit de promotions minimes : c'est par rapport ou a la catégorie ou au niveau de salaire que ces promotions sont estimées ; il ne s'agit, dans tous les cas, que de quelques échelons sur une échelle très courte.
C. La promotion externe
Une autre voie de promotion suppose la mobilité de la main-d'œuvre il s'agit en effet de savoir quelle confiance les ouvriers accordent aux possibilités de promotion par déplacement d'une entreprise à l'autre.
La confiance en cette voie de mobilité est faible : seulement 17% croient qu'il leur serait possible de trouver ailleurs un emploi plus élevé. Au reste, 9.5% seulement déclarent avoir essayé. Il est vrai que les salaires moyens de la métallurgie se situent au-dessus de la moyenne, venant en 6e ou 7e place, au Québec, après des industries telles que le pétrole, les produits chimiques, les appareils électriques. L'hypothèse qu'on peut émettre dès lors serait que le niveau de chômage à Montréal [8] fait frein à la mobilité et du même coup, la stabilité d'emploi que présentent certaines entreprises tend à y attacher la main-d'œuvre. À l'appui de cette hypothèse, il faut remarquer que les avantages dus aux règlements d'ancienneté sont jugés importants.
Questionnés sur le nombre d'années d'ancienneté qu'ils sacrifieraient pour une augmentation de 30% du salaire, 39% des interviewés ont déclaré qu'ils n'en sacrifieraient aucune, et 34% une partie seulement ; 51% des plus âgés ne seraient prêts à aucun sacrifice d'ancienneté, surtout ceux qui ne croient pas obtenir de promotion interne. Seuls les plus jeunes sont prêts à sacrifier leur ancienneté malgré la confiance qu'ils expriment dans leurs chances de promotion interne. À cela s'ajoute que le système des pensions est lié à l'entreprise et n'est pas transférable.
Peu de facteurs distinguent ceux qui croient à la promotion externe de ceux qui n'y croient pas ; l'origine géographique semble néanmoins exercer une certaine influence.
Ceux qui sont d'origine urbaine croient plus à ces possibilités de promotion (26.4%), alors que ceux d'origine rurale n'y croient pratiquement pas (7.2%) ; les urbains-ruraux se rapprochent plus des urbains sur ce point (19.6%) (x2 = .02).
Si l'on examine cette attitude par rapport aux différentes tranches de salaire, on voit que ce sont les mieux payés, en premier lieu, et ensuite les moins bien payés qui croient le plus à la promotion) externe (x2 = .02).
Tableau 4
Age, années d'ancienneté qu'on accepte de perdre
et croyance en la promotion interne.
Ancienneté
sacrifiée
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Croient à la promotion interne
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Croient à la promotion interne
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Aucune
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Partie
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Toute
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Total
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Bien que les espoirs de promotion dans une autre usine n'indiquent pas de lien avec les espoirs de promotion à l'intérieur de l'usine, ils sont cependant positivement reliés au fait d'envisager de « partir à son compte » (x2= .05) et de croire que c'est possible (x2 = .02).
Ceux qui croient aux diverses possibilités à l'extérieur de l'usine, soit à leur compte ou dans une autre entreprise, semblent donc se distinguer avec précision de ceux qui croient seulement à la promotion interne.
D. La promotion par création d'une entreprise
Le thème que Guest, Chinoy (et David Riseman dans l'introduction au livre de ce dernier) ont peut-être le plus commenté, c'est celui de l'American dream, c'est-à-dire, celui d'une société ouverte à la promotion de tous ; celui où chacun pouvait, s'il le voulait, grimper from rag to riches. Certes, il y a longtemps que ce credo du libéralisme à l'état pur a été rangé au magasin des accessoires d'où on ne l'extrait que dans les grandes circonstances. Néanmoins, l'idée et le fait subsistent dans une certaine mesure.
Ainsi à Montréal, parmi la population active, 8.03% [9] sont établis à leur compte. Pour tout le Québec, le pourcentage s'établit a 12.2%. Ce pourcentage est très élevé dans le secteur primaire, très bas dans le secondaire, sauf le bâtiment (13.1%). Le plus grand nombre de propriétaires se trouvent dans le commerce de détail (21.8%) et les services (12.5%). Parmi les divers commerces, ceux de l'alimentation (27.7%), du vêtement (32.7%), d'essence (27.4%), de réparation d'appareils électriques (53.8%) et de bijoux (67.7%) sont ceux où la proportion de propriétaires est la plus élevée. Dans les services, la couture (70.0%), la réparation de chaussures (65.6%), les salons de barbiers et de coiffeurs (48.4%) et les maisons de pension (58.5%) viennent en tête. [10]
Tableau 5
Possibilités de « partir à son compte » et justifications.
Motifs
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Possible de « partir à son compte »
%
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Impossible de « partir à son compte »
%
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Économiques
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Personnels
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Sociaux
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À la question demandant : « Croyez-vous possible de partir à votre compte personnellement ? », 62.1% répondent non et 38.9%, oui.
Les facteurs invoques pour justifier la réponse précédente sont économiques, personnels ou sociaux.
Les motifs économiques, qui viennent en premier lieu, expriment la possibilité ou l'impossibilité d'obtenir le capital nécessaire pour tenter une telle entreprise ; les réponses demeurent très générales, ne mentionnant que la nécessité d'avoir de l'argent et non pas des projets aussi précis que l'épargne ou l'emprunt ; les motifs personnels regroupent des raisons telles que l'expérience, l'instruction, les capacités nécessaires, l'effort demandé ; tandis que les motifs sociaux sont : la concurrence, les « gros », la nécessité d'être bilingue, d'avoir des relations ou de l'aide des amis et de la famille ; sont aussi inclus dans cette catégorie ceux qui mentionnent (les projets précis de petite entreprise.
« Partir à son compte » semble plus ou moins possible selon le niveau de scolarité : ceux qui ont une scolarité moyenne sont ceux qui y croient le plus et ceux qui ont une scolarité élevée y croient encore en grande partie (x2 = .03). Par contre, les différences d'âge ne sont pas significatives.
Dans leur recherche sur la population d'Oakland, Bendix et Lipset constatent que parmi ceux qui ont un emploi manuel, au moment de l'enquête, 66.7% déclarent qu'ils ont déjà pensé à créer une entreprise (Q. : « Have you ever thought about going into business for yourself ? ») La question posée à Montréal est la même, le résultat obtenu n'est pas très différent : 52.1% déclarent y songer. Bendix et Lipset demandaient ensuite si l'on avait essayé de « partir à son compte ». (« Have you ever tried to own your own business ? ») Parmi les travailleurs manuels le résultat obtenu fut de 41,5%. À Montréal, la même question donne un résultat cette fois nettement différent : seulement 5.8% disent avoir déjà essayé.
La comparaison, malheureusement, est limitée par plusieurs considérations.
- 1. La population interviewée par Bendix et Lipset est représentative de toute la population qui exerce un travail manuel à Oakland et ne se limite pas à la population travaillant en usine.
- 2. La région de San Francisco a connu une très forte croissance économique au cours des vingt dernières années. Néanmoins, quoique moins forte et moins spectaculaire, la croissance de Montréal a été tout à fait exceptionnelle. Ainsi, sa population a augmenté de 84.2% en 20 ans [11] ; alors que Montréal représentait 34.4% de la population du Québec en 1941, elle en représente maintenant 40.1% [12].
Peut-on éclairer la propension à « partir à son compte » des ouvriers interviewés à Montréal par des variables telles que l'âge, le niveau d'instruction, ou l'origine géographique ?
C'est effectivement chez les plus jeunes que l'on trouve un plus grand nombre qui déclarent avoir pensé « partir à leur compte » (x2 = .05). Une relation plus forte encore (x2 = .001) existe entre le niveau de scolarité et l'idée de « partir à son compte » : plus on est instruit, plus on y pense.
Il se dégage de ce tableau que les jeunes pensent plus « partir à leur compte » que les plus âgés parce que l'obstacle qu'est, pour ces derniers, un bas niveau de scolarité, n'en est pas un pour les plus jeunes.
Quant à l'origine rurale ou urbaine, 70% d'urbains-ruraux (c'est-à-dire ceux qui sont nés à la ville, mais dont le père est né à la campagne) ont pensé « partir à leur compte » ; les ruraux sont ceux qui ont le moins envisagé cette voie de promotion (47%) ; les urbains se situent très près des ruraux (52%) (x2 = .05).
L'idée de « partir à son compte » est aussi reliée aux caractéristiques choisies pour définir un bon travail : ceux qui ont songé à « partir à leur compte » privilégient tout particulièrement les aspects économiques, tandis que ceux qui n'y songent pas, fout en choisissant fréquemment les aspects économiques, attachent plus d'importance aux conditions matérielles de travail (x2 = .06).
Tableau 6
Penser « partir à son compte », selon l'âge et la scolarité.
Pensent à « partir à leur compte »
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Oui
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Non
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Total
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x2 = .02 Sans réponse : 12
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E. Influence du facteur ethnique
Une question tentait de sonder l'importance qu'attribuent les ouvriers au fait d'appartenir au groupe canadien-anglais à différents paliers de la société. [13]
Dans les résultats donnés ici, les réponses du groupe d'expression anglaise ont été exclues, car la perception, étant liée à l'appartenance à un groupe ethnique, est évidemment radicalement opposée sur ce point.
Lorsqu'on demande aux ouvriers canadiens-français s'ils estiment que « cela joue d'être Canadien français ou Canadien anglais, dans le milieu ouvrier, pour obtenir une promotion dans l'usine ? », 78.2% d'entre eux estiment que oui ; « quand il s'agit de partir à son compte ? », 31.1% disent que oui ; « de façon générale, pour monter dans la société ? », 51.9% estiment que oui (N : 165).
Presque aucune variable n'accuse de lien positif avec ces réponses ; seule l'origine sociale donne lieu a une perception très différente : ce sont ceux de mobilité descendante qui sont le moins sensibles au clivage ethnique dans l'entreprise tandis que les fils de fermiers sont ceux qui en sont le plus fréquemment conscients.
Tableau 7
Origine sociale et perception du facteur ethnique dans l'entreprise.
Perception
du facteur ethnique
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Oui
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Non
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x2 = .02 Sans réponse : 1
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La plus ou moins grande importance attribuée à l'appartenance au groupe ethnique français ou anglais reflète bien la situation des ouvriers dans la société : ils perçoivent l'importance de ce facteur avec le plus d'intensité dans l'usine : ils connaissent concrètement les limites de leur mobilité qui correspondent à une barrière ethnique. Par contre, quand il s'agit d'évaluer l'importance du facteur ethnique lorsque l'on est à son compte, la proportion de ceux qui percevaient un obstacle dans l'usine diminue de moitié : il est facile de comprendre cette diminution si l'on se rappelle que le type d'entreprise envisagé est le plus souvent du genre « restaurant ou épicerie du coin » où la clientèle est celle du quartier et, donc, généralement canadienne-française.
Enfin, la perception du facteur ethnique comme obstacle pour monter dans la société se situe à mi-chemin entre les deux autres : l'obstacle est moins précis et visible que dans l'usine : une certaine élite canadienne-française semble présente et le monde politique offre un visage canadien-français ; d'autre part, un plus grand nombre y voient un obstacle qui n'existe pas lorsqu'il s'agit de « partir à son compte » : en dehors du quartier homogène, se retrouvent les autres qui ne sont pas Canadiens français et qui dirigent les grands commerces, la grande industrie et souvent même sont à la tête des syndicats.
IV. Caractéristiques sociales
et aspirations à la mobilité
Dans la section précédente, les résultats ont été analysés en suivant le schéma des études américaines, c'est-à-dire en envisageant successivement les différentes voies de mobilité et l'importance que leur accordent les interviewes.
Pour y faire suite, cette section-ci analyse les résultats en partant de différents groupes qui se retrouvent à l'inférieur de l'échantillon : les responsables syndicaux, les ouvriers d'origine urbaine ou rurale, les jeunes et les plus âgés. Cette approche permet de préciser les caractéristiques de ceux qui choisissent certaines voies de mobilité plutôt que d'autres.
A. Les responsables syndicaux
Parmi les interviewés, les responsables syndicaux se retrouvent souvent parmi les plus instruits (x2 = .01), mais les différences d'âge ne sont pas significatives : les 52 qui sont des responsables ou qui ont déjà occupé des postes se répartissent dans les deux groupes d'âge.
Il y a beaucoup moins d'ouvriers d'origine primaire (père agriculteur, bûcheron ou pêcheur) qui occupent ou ont occupé un poste syndical (x2= .05).
Quant à leurs opinions, les responsables syndicaux sont beaucoup plus optimistes au sujet de l'amélioration de leur sort personnel (71.2%) que ceux qui n'ont pas les mêmes responsabilités (52.5%) (x2 = .05).
Plus concrètement, les responsables syndicaux justifient cet optimisme en invoquant les conditions d'emploi alors que les moins actifs font plus souvent appel à l'anglais et à l'instruction. Cette même tendance se retrouve dans l'identification des obstacles à l'amélioration de son sort personnel (x2 = .05).
Par rapport à l'ensemble de la population, il y a un plus grand nombre de responsables syndicaux qui croient à la promotion interne (responsables syndicaux, 75% ; autres, 60%). Et parmi ces responsables, c'est chez les moins instruits qu'on trouve le plus souvent la croyance à ce type de promotion. La responsabilité syndicale dans l'entreprise valoriserait-elle plus fortement celui qui est moins instruit ?
Tableau 8
Scolarité, postes syndicaux et perception des chances de promotion interne.
Perception des chances de promotion interne
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Responsables syndicaux
Scolarité
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Croient à la promotion interne
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N'y croient pas
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Total
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x2 = .03 Sans réponse : 1
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D'autre part, le rêve de « partir à son compte » et la croyance à cette possibilité n'est pas réservée à un groupe : le responsable syndical ne rejette pas cette voie de mobilité, il l'envisage autant que les autres.
B. Urbains et ruraux
Par hypothèse, on se serait attendu à plus de contraste entre les attitudes des ouvriers d'origine urbaine et ceux d'origine rurale. Les résultats de cette enquête infirment cette supposition : les seules différences se retrouvent au sujet de l'idée de « partir à son compte » (x2 = .05) et de la croyance à la possibilité d'un emploi plus élevé ailleurs (x2 = .02).
Ce sont les urbains-ruraux qui songent le plus à « partir à leur compte », alors qu'environ la moitié seulement des urbains et des ruraux vivent ce projet.
Par contre, la croyance à la possibilité d'un emploi plus élevé ailleurs décroît lorsqu'on passe des urbains aux urbains-ruraux, et aux ruraux.
C. Les jeunes et les plus âgés
La variable qui fait ressortir le plus fréquemment des différences d'attitudes dans cette recherche est l'âge.
Ces différences méritent d'autant plus d'être prises en considération, que l'échantillonnage avait éliminé volontairement les plus jeunes ouvriers ; ceux qui ont été interrogés se rangent donc dans deux catégories : ceux de moins de 40 ans (c'est-à-dire entre 28 et 40 ans) et ceux de plus de 40 ans (c'est-à-dire de 40 à 52 ans).
En quoi se distinguent-ils ? Ceux de moins de 40 ans ont surtout une éducation moyenne (7, 8, 9 années) alors que les autres ont une scolarité se distribuant également sur un éventail plus large (de 3 à 12 années). Si les moins âgés ont rarement plus de quatre enfants, un tiers des plus âgés ont cinq enfants ou plus. Le salaire moyen des premiers se situe, en majorité, entre $2.10 et $2.50, alors que chez les seconds on trouve seulement la moitié de l'effectif dans cette zone, le reste se répartissant au-dessus ou au-dessous d'elle. Un cinquième seulement des moins âgés sont propriétaires d'une maison, alors que la moitié des autres le sont.
Au niveau des attitudes, les différences se manifestent de façon constante et pourraient se résumer ainsi : aspirations plus élevées et confiance plus grande dans l'avenir de la part des plus jeunes.
Ces différences peuvent s'expliquer par une transformation des aspirations de l'ouvrier au fur et a mesure que le temps lui impose la conviction qu'il ne peut rien faire contre son sort et que le risque d'un changement d'orientation ne vaut pas la sécurité d'emploi ; cependant les différences d'aspiration peuvent aussi être dues aux différences de situation des deux groupes - l'ouvrier de métier sait que le genre de qualification qui lui assurait une base solide dans la voie de promotion tend à disparaître dans le processus de mécanisation poussée ; les ouvriers plus jeunes ne ressentent pas avec autant d'intensité les effets de ce processus et ne sentent pas leur sort personnel remis en question.
Tableau 9
Âge, croyance à l'amélioration de son sort, perception des moyens.
Moyens d'améliorer son sort
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Qualités personnelles
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Conditions d'emploi
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Conditions sociales
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Anglais
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Instruction
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Total
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Ainsi, lorsque les jeunes et les plus âgés font part de leur perception des moyens qui existent pour améliorer leur sort personnel, les uns et les autres accordent une importance primordiale aux conditions d'emploi (ancienneté, sécurité d'emploi, etc.) et en second lieu, aux qualités personnelles ; cependant, pour les plus âgés, plus pessimistes, il s'agit surtout d'une absence de qualités personnelles. Les jeunes se différencient aussi des plus vieux par l'importance positive qu'ils attribuent à la connaissance de la langue anglaise et à l'instruction.
S'il s'agit plus spécifiquement de promotion à l'intérieur de l'usine, les différences dans les aspirations s'accentuent.
Tableau 10
Âge, croyance à la promotion interne, perception des moyens.
Moyens de promotion interne
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Croient à la possibilité de promotion
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Croient à la
possibilité de promotion
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Qualités personnelles
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Conditions d'emploi
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Conditions sociales
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Anglais
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Instruction
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Total
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De nouveau, cependant, ce sont les conditions d'emploi et les qualités personnelles qui sont les moyens le plus souvent invoqués, tous deux en tant que facteurs positifs de la part des plus jeunes. L'instruction est invoquée moins fréquemment que dans la question précédente, et c'est surtout en tant qu'obstacle. Enfin, ici aussi, ce sont les jeunes qui accordent plus souvent de l'importance à l'anglais.
Quant aux possibilités de « partir à son compte », les différences entre jeunes et moins jeunes ne sont pas significatives.
Le facteur économique est ici nettement prédominant dans l'énumération des moyens et obstacles ; on y fait appel deux fois plus souvent qu'aux facteurs personnels. Ceux-ci sont invoqués plus fréquemment par les plus âgés et surtout à titre d'obstacle.
Il semble se dégager de ces différences que, par comparaison aux jeunes, les attitudes des plus âgés peuvent être interprétées comme fatalisme et dévalorisation de soi, correspondant au diagnostic de Chinoy selon lequel c'est l'ouvrier qui supporte le coût de la persistance de l'idéologie du succès : le succès étant offert à chacun, il ne reste plus, à celui qui est devenu et reste ouvrier, qu'à s'en accuser.
Les ouvriers moins âgés manifestent une conscience plus nette du clivage ethnique propre à Montréal : deux groupes s'y opposent qui ont ceci de particulier : tous les deux appartiennent à des sociétés nationales d'origine de niveau égal, historiquement. Quant au prestige culturel, il n'y a pas de différence, mais pour ce qui est du pouvoir social, économique et politique, les deux groupes se trouvent dans un rapport de classe [14] que les résultats de cette enquête mettent bien en évidence dans leur structure et dans la perception qu'on en a. Dans le prolétariat de Montréal, il y a très peu d'ouvriers de langue anglaise et la majorité des travailleurs canadiens-français savent que pour avoir une chance de devenir contremaître il faut bien connaître l'anglais, puisque plus on monte dans la hiérarchie et plus les postes sont occupés par des personnes de langue anglaise et généralement unilingues.
CONCLUSION
A. LES RECHERCHES AMÉRICAINES
À quelles conclusions en arrivent Guest et Chinoy après avoir cherché quelle était la persistance de l'American dream ?
En premier lieu, si l'on persiste à parler de l'American dream, il faut en modifier le contenu, en réduire chaque dimension.
- 1. Croire à la mobilité, ce n'est plus croire qu'il est possible de devenir un self-made man ; c'est considérer que de bonnes garanties de sécurité d'emploi, soit par une économie stable, soit par des clauses de convention collective, c'est déjà un avancement.
- 2. Croire à la possibilité de « partir à son compte » et y songer plus ou moins sérieusement, ce n'est plus envisager un empire industriel créé de ses mains après des années d'efforts, d'épargne et de risques ; c'est songer à la possibilité d'accumuler un petit capital qui permettrait de s'établir à son compte, non pas pour faire plus d'argent qu'à l'usine mais pour échapper à ses contraintes et à l'insécurité.
- 3. Croire à l'amélioration de sa situation dans l'usine, c'est rarement envisager des promotions au-dessus du premier niveau de surveillance ; c'est être assuré de son travail, être mieux payé avec le temps (à cause des clauses d'ancienneté) tout en étant transféré à un travail moins fatiguant. C'est aussi cesser de croire à la possibilité d'être promu personnellement à partir de 35 ans.
- 4. Croire à l'idéal de l'equality of opportunity, ce n'est plus croire que l'ouvrier peut réussir aussi bien que le fils de financier. C'est plutôt croire que ses rêves seront réalisés par l'entremise de ses enfants : pour avoir des chances un peu plus égales, il faut au moins être aussi instruit que les autres. Il est devenu plus réaliste d'envisager les chances de mobilité par rapport à plusieurs générations.
- 5. Enfin, croire au succès, ce n'est plus le fonder sur le prestige de son travail mais sur ses possibilités de consommation. Le succès au travail compte dans la mesure où il contribue aux possibilités de consommation.
C'est donc dire, tout compte fait que, parallèlement à l'American dream, existe la hantise de l'échec ; on rencontre rarement l'un sans l'autre. La vision de l'avenir des ouvriers est donc placée sous le signe de l'ambiguïté et de l'ambivalence.
B. L'enquête de Montréal
Que I'American dream ait déjà pénétré ou non au Québec ne change rien aux résultats de cette recherche ; ils correspondent de près aux résultats des enquêtes américaines et reflètent des structures et des institutions économiques semblables à l'intérieur desquelles le rêve de la grande réussite n'est jamais évoqué.
Les sociologies européenne et américaine s'opposent souvent dans le choix privilégié des facteurs explicatifs du phénomène social. Mais ces options ne résultent pas uniquement d'un choix théorique et logique, elles sont aussi la projection des structures différentes des sociétés.
Les sociologues américains privilégient habituellement les processus et les zones de consensus plutôt que ceux du conflit. La société de production et de consommation de masse qui est la leur depuis beaucoup plus longtemps que partout ailleurs, ne peut fonctionner sans un minimum d'homogénéité sociale. Le renforcement d'une idéologie de classe moyenne est donc fonctionnellement indispensable ; son thème central est l'accès illimité à cette consommation. Il s'agit donc de définir l'Américain, constamment et avant tout, comme un consommateur moyen qui peut s'acheter tout, du moment qu'il le veuille et accomplisse les efforts nécessaires. Celui qui n'arrive pas à consommer beaucoup apparaît comme marqué d'une tare, celle de l'échec, au même titre que son aïeul puritain qui n'accumulait pas beaucoup dans les entreprises, était marqué du signe de la faute ou du péché.
Avec la consommation de masse, va de pair l'information de masse qui diffuse beaucoup plus efficacement ces nouvelles valeurs que ne le faisaient les définisseurs de situation d'autrefois. Cette information a pour thème sous-jacent celui de l'uniformité des conditions et des chances égales à la consommation : presse, radio, télévision, cinéma mettent en évidence ce que les différentes couches sociales ont en commun plutôt que ce qui les divise ou les oppose. Ces moyens d'information et de propagande semblent en effet avoir modifié les schèmes de référence de plusieurs groupes de la société : le campagnard connaît la ville, l'ouvrier, s'il ne voit pas plus souvent son patron dans l'usine, le regarde symbolisé dans les films, ou présent à l'écran de la télévision ; une proximité sociale artificielle est créée, des hommes qui se trouvent aux extrêmes opposés de l'échelle sociale, se voient prendre le même café synthétique, ont une commune admiration pour les vedettes, achètent des voitures de même marque - mais rarement de même année -, participent effectivement à des zones de consommation identiques en ce qui concerne les besoins primaires, sans percevoir clairement les zones de consommation réservées, les phénomènes de double ou triple consommation, celui des réserves financières, des pouvoirs d'achat réels et plus encore des effets de puissance sociale par lesquels les individus, utilisant leurs indices plus ou moins nombreux de statut, se meuvent avec agilité ou avec peine sur l'échelle de mobilité sociale. Mais les uns et les autres adhèrent au credo de l'homme moyen, pour oublier ainsi plus facilement les zones compactes de chômage, de sous-emploi et de misère, d'autant plus volontiers qu'à ces zones correspondent des clivages ethniques prononcés, formant des taches sombres ou colorées qu'il est préférable de laisser dans l'ombre sociale où elles se trouvent.
Qu'en est-il à Montréal ? Les mêmes effets de la consommation de masse et de son idéologie se manifestent-ils ?
Une enquête récente de Marc-Adélard Tremblay et Gérald Fortin a montré la portée de ces transformations : « Il semble que la société canadienne-française forme de plus en plus un milieu homogène soumis à un même système de valeurs et de normes. Les différences culturelles entre milieu rural et urbain ou entre groupes d'occupation sont en voie de disparaître si elles ne sont pas déjà disparues complètement. Seul le revenu qui permet une participation plus ou moins grande à une culture de masse demeure un facteur important de la différenciation sociale. » [15]
Mais soulignons que l'enquête Fortin-Tremblay portait sur les besoins et les aspirations, ce qui met plus en évidence le rôle de consommateur et l'homogénéité de la population.
On se serait attendu, dans la recherche de Montréal, à une coupure nette entre les ouvriers d'origine urbaine et ceux d'origine rurale. Tel n'est pas le cas. Ce sont plutôt les phénomènes de transition qui se montrent révélateurs de différences d'aspiration : ce sont, en effet, ceux qui sont nés à la ville, mais dont les parents sont nés à la campagne, qui manifestent le plus souvent l'esprit d'entreprise alors que les urbains de longue date et ceux qui arrivent de la campagne ont plus d'attitudes communes ; les premiers seraient résignés à rester dans l'entreprise, les seconds croient encore qu'ils vont y réaliser leurs rêves.
Bien que ceux d'origine rurale ne soient pas vraiment des ouvriers agricoles (ayant travaillé à la campagne), et que les quelques questions posées soient loin de couvrir tout le champ des différences possibles entre ouvriers d'origine urbaine ou rurale, certaines interprétations de ce phénomène valent la peine d'être soulignées. Expliquant pourquoi les ouvriers d'origine agricole croient plus à la possibilité d'ascension pour eux et leurs enfants, O. Ragazzi et Alain Touraine écrivent : « C'est bien davantage le fait que leur présence dans l'usine est la preuve pour eux d'une mobilité sinon réussie du moins commencée, d'une première victoire : l'entrée dans l'économie et la vie urbaine. L'affirmation volontaire de leurs chances n'est pas la recherche d'une compensation psychologique, même si c'est peut-être là son rôle principal ; elle exprime un système d'attitudes dominé par un projet personnel plus que par la conscience d'une condition sociale, elle-même considérée comme temporaire. L'origine agricole des ouvriers est donc ici moins directement en cause que leur situation de mobilité. » [16]
L'origine sociale, peut-être parce que peu diversifiée, est encore moins significative. Mais l'homogénéité se rompt par un clivage qui fait apparaître un contraste d'attitudes à plusieurs niveaux : l'âge. Rupture qui serait due peut-être moins à une situation réellement différente, qu'à une moindre expérience des obstacles surgissant très vite et empêchant les aspirations des ouvriers de se réaliser.
Il ne faut cependant pas perdre de vue, en poursuivant les analyses internes, le modèle global d'aspirations qui se dégage de cette recherche ; celle-ci s'adressait en effet à une population ouvrière d'une seule industrie.
C. Vue d'ensemble des trois voies de promotion
Des trois voies de promotion possibles, c'est nettement la promotion interne qui est privilégiée (65% oui), quoique l'aspiration à la création d'entreprise existe (52% oui), ramenée cependant à une infime quantité de tentatives (6% oui) ; la promotion par mobilité d'entreprise à entreprise enfin n'est que très peu envisagée (17%). Les ouvriers qui ont été interrogés constituent donc en grand majorité un groupe dont le destin social est définitivement lié à l'entreprise où il se trouve.
Dans ces entreprises, les voies de mobilité ne sont pas très larges, elles débouchent rarement au-delà du statut d'ouvrier de production ou d'entretien ; 35% des interviewés n'envisagent même aucune espèce de promotion. Au reste, s'ils envisagent une promotion, ils soulignent rarement les qualités personnelles, mais parlent presque toujours de conditions d'emploi et des conditions sociales ; c'est-à-dire des relations industrielles d'une part, et des possibilités d'instruction, de l'autre ; dans les deux cas, c'est la situation plutôt que les acteurs qui est mentionnée. Enfermés dans le cercle de l'entreprise, ils comptent sur l'intervention syndicale pour faire monter leur niveau de vie et améliorer leur situation, ils se montrent d'ailleurs nettement plus optimistes quand ils parlent de l'amélioration des conditions de vie des ouvriers en général que lorsqu'ils parlent de la leur propre.
Ainsi la comparaison à laquelle visait cette recherche, celle des réponses des ouvriers interrogés aux États-Unis et à Montréal, aboutit à un résultat semblable, celui des aspirations très limitées au plan du travail - ceci correspond fondamentalement aux similarités des structures industrielles, créant des réponses semblables.
L'enquête sur les taux de mobilité sociale au Québec de Guy Rocher et Yves de Jocas [17] émettait l'hypothèse que la mobilité des Canadiens français était beaucoup plus proche de celle des Américains que de celle des Canadiens anglais, ces derniers ayant une mobilité plus forte, de telle sorte qu'entre les deux générations que leur échantillon leur permettait d'étudier, les auteurs ont pu constater que le fossé s'agrandit de génération en génération entre Canadiens français et Canadiens anglais, ces derniers ayant une ascension plus rapide d'une génération à l'autre.
Si certaines barrières de mobilité, telle que l'origine sociale pure, ont pu être franchies, d'autres se sont élevées : la principale tient au processus de mécanisation ; ce sont les qualifications que l'on possède en entrant sur le marché du travail qui déterminent en grande partie jusqu'où l'on peut monter lorsque des critères précis de formation règlent l'entrée aux niveaux successifs.
À ce niveau l'obstacle est le même pour l'ouvrier de Détroit ou de Montréal. Mais à Montréal s'ajoute une autre dimension, celle de l'origine ethnique, et l'obstacle devient double : il ne suffit pas d'être suffisamment instruit, il faut aussi s'exprimer couramment dans la langue de ceux qui dirigent. Mais même sans la présence d'une classe supérieure d'expression anglaise, les exigences techniques demeurent et l'ouvrier réaliste ne pense plus à une spécialisation technique pour lui mais pour ses enfants. La hausse des exigences techniques dans le travail étend le processus de mobilité à deux ou trois générations : ce sont les fils et les petit-fils qui sauront l'anglais et qui seront passés dans des institutions spécialisées.
Nous pouvons conclure en réaffirmant l'hypothèse d'une concordance dans les attitudes en matière de mobilité professionnelle, entre ouvriers canadiens-français de Montréal et ceux de grands centres industriels américains. Mais cette conclusion, soulignons-le à nouveau, ne peut être extrapolée à l'ensemble des ouvriers canadiens-français. Une étude plus étendue s'efforcera de vérifier cette hypothèse.
Le domaine politique ou culturel n'a pas été abordé ici. C'est en les traitant séparément d'abord, simultanément ensuite, que l'on pourra aller plus avant dans la compréhension de la société québécoise. L'autonomie relative de ces trois sphères d'attitudes ou de comportements ou, à l'inverse, leur compénétration de plus en plus grande, permettrait de déterminer à quelle étape du processus de transformation sociale nous nous trouvons : soit que l'industrialisation fasse encore éclater l'unité antérieure de cette société, soit qu'au contraire nous nous trouvions déjà dans une période d'affirmation d'un principe d'unité nouveau.
Jacques DOFNY et Hélène DAVID
Département de sociologie,
Université de Montréal.
[1] Sigmund DIAMOND, « Le Canada français au XVIIe siècle : une société préfabriquée », Anna1es, mars-avril 1961, 353.
[2] Ely CHINOY, Automobile Workers and the American Dream, Garden City, Doubleday & Co., 1955.
[3] Robert H. GUEST, « Work Careers and Aspirations of Automobile Workers, » American Sociologiral Review, XIX, 2, pp. 155-163.
[4] Reinhard BENDIX et S. M. LIPSET, « Social Mobility and Occupational Career Patterns, II, Social Mobility, »American Journal of Sociolgy, LVII, 3, March 1962, pp. 494-504.
[5] Nous remercions ici en premier lieu les ouvriers qui ont accepté de répondre à notre questionnaire et les responsables syndicaux qui nous ont beaucoup facilité la tâche ; Mme Colette Carisse, de ses conseils et suggestions, et ceux des étudiants de sociologie (qui ont réalisé les interviews ; Y.-P. Gagnon, de sa participation à l'élaboration et à la réalisation de l'enquête.
[6] Dans 32% des cas, les interviewés sont propriétaires de leur logement et la moitié d'entre eux louent 1 ou 2 appartements.
[7] Ceux d'origine urbaine sont nés en grande majorité àMontréal ou en banlieue ; les autres centres urbains d'origine sont : Québec, Trois-Rivières, Sherbrooke, Drummondville, Saint-Hyacinthe, Valleyfield, Thetford et Joliette (ce dernier, le plus petit centre urbain, ayant 18,088 habitants en 1961).
[8] Moyenne du taux de chômage à Montréal en 1961 : 4% (Recensement du Canada, 1961, tableau 2, 3, 3-1) ; Québec, 1er trimestre, 1963 : 10.8% ; 1964 : 9.1% ; Québec, 2e trimestre. 1963 : 7.6% ; 1964 : 6.5% (La situation de l'emploi dans la province de Québec, bulletin no 35, octobre 1964, tableau 1).
[9] D'après le tableau 3 (C.T. 4), Recensement du Canada, 1961.
[10] D'après le tableau 9 (3, 2-8), Recensement du Canada, 1961.
[11] Population actuelle de Montréal métropolitain : 2,109,509.
[12] Norbert LACOSTE, Les caractéristiques sociales du grand Montréal, Montréal, Faculté des sciences sociales, 1957, 115.
[13] Question : « Dans le milieu ouvrier, le fait d'être Canadien français ou Canadien anglais, est-ce que cela joue a) pour obtenir une promotion dans l'entreprise, b) quand il s'agit de partir à son compte, c) de façon générale, pour monter dans la société ? »
[14] Cette situation a été analysée dans : Jacques DOFNY et Marcel Roux, « Les classes sociales au Canada français », Revue française de sociologie, III, 3, juillet-septembre 1962.
[15] Marc-Adélard TREMBLAY et Gérald FORTIN, Étude des conditions de vie, des besoins et des aspirations des familles salariées canadiennes-françaises, Centre de recherches sociales, Université Laval, Québec, tome 1, chap. Ill, 20. [Voir, dans Les Classiques des sciences sociales, Marc-Adélard Tremblay et Gérald Fortin, avec la collaboration de Marc Laplante, Les comportements économiques de la famille salariée du Québec. Une étude des conditions de vie, des besoins et des aspirations de la famille canadienne-française d'aujourd'hui. JMT.]
[16] Alain TOURAINE et Orietta RAGAZZI, Ouvriers d'origine agricole, Paris, Éditions du Seuil, 1961, 117.
[17] Yves DE JOCAS et Guy ROCHER, « Inter-Generational Occupational Mobility in the Province of Quebec, » The Canadian Journal of Economics and Political Science, 23, 1, February 1957.
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